De la fissure à la faille. Le motif, vecteur de la protection erratique contre les discriminations
Le 31 mai 2022, la Cour européenne a rendu deux arrêts mobilisant les règles de non-discrimination. Traitant tous deux de la question de la mixité sociale, l’un à propos d’un défaut d’accessibilité à un bâtiment public pour une personne présentant un handicap, l’autre relatif à la ségrégation factuelle subie par les écoliers roms, ils ont pourtant connu un sort opposé. Ce contraste s’explique par une appréciation de la discrimination selon le motif de discrimination. Au-delà d’une simple fissure dans la protection offerte contre les discriminations, la différence d’approche mise en lumière par la comparaison des deux solutions laisse apparaître une véritable faille pouvant provoquer, à terme, une fragilisation du droit de la non-discrimination dans son ensemble.
Delphine Tharaud, Maîtresse de conférences HDR en droit privé, Université de Limoges – OMIJ
Le 31 mai 2022, la Cour européenne (fait assez rare pour être immédiatement signalé) a rendu deux arrêts traitant d’une discrimination. Le premier, Anar Helgi Larusson c. Islande[1], était relatif à la question du handicap et du défaut d’accessibilité aux bâtiments culturels municipaux, tandis que le deuxième, X et autres c. Albanie[2], revenait sur une discrimination ethnique en traitant de la question de l’accueil des enfants Roms dans les écoles municipales.
Il peut paraître surprenant de vouloir combiner l’analyse de la situation des personnes handicapées avec celle d’enfants appartenant à une communauté que l’on sait trop souvent discriminée. Cependant, la proximité des deux affaires ouvre la voie à une utile comparaison entre les dynamiques de protection de la Cour européenne des droits de l’Homme selon le motif de discrimination en jeu. En vérité, ce sont les mécanismes juridiques et, en tout premier lieu, la théorie des obligations positives mobilisée afin de parvenir à une égalité concrète dans un contexte d’inclusion sociale, qui autorise cette lecture croisée des deux causes.
Finalement, l’analyse comparée des deux arrêts conduit à s’interroger sur les actions qui doivent être menées par les États afin de parvenir à cet objectif d’égalité dans les faits. Celles-ci doivent naturellement présenter une adéquation par rapport aux besoins des catégories qui subissent actuellement une discrimination. Pour ce qui concerne le handicap, la Cour a précisé à différentes reprises que les difficultés d’accessibilité, outre qu’elles entrent dans le giron de la protection contre les discriminations, relèvent de questions liées à la qualité de la vie[3], à l’épanouissement personnel[4] et au droit au développement personnel[5]. Quant aux enfants roms, c’est la qualité de leur prise en charge dans un lieu d’enseignement qui est au cœur de la réflexion car, s’ils ont accès à une école, celle-ci n’accueille que des profils d’élèves identiques, roms ou égyptiens. Dans les deux cas, il s’agit bien de s’assurer d’une forme de mixité sociale, ou d’inclusion, au sens où les personnes appartenant à la catégorie discriminée réclament le droit d’accéder à des lieux ouverts à tous et ainsi de pouvoir se mélanger au reste de la population.
Malgré ce fort socle commun, les deux requêtes ont connu un sort européen opposé. En effet, le premier arrêt relatif au handicap constate une absence de violation de l’article 14 combiné avec l’article 8, tandis que le second, qui traite de l’accès aux écoles, admet une violation de l’article 1er du protocole additionnel n°12[6].
Ces conclusions contraires mettent en lumière une différence de mécanique qui affecte l’ampleur de la protection selon le motif de discrimination concerné.
Pour le comprendre, il faut revenir au fonctionnement du droit de la non-discrimination. Celui-ci est formé de plusieurs corps de règles complémentaires. Les premières constituent la colonne vertébrale de ce droit en établissant une protection générale (par exemple la définition d’une discrimination directe ou d’une discrimination indirecte). Les secondes, au contraire, font apparaître des spécificités dans le régime de protection. Ces éléments disparates peuvent s’expliquer soit par des nécessités en termes d’application dans une matière déterminée (par exemple l’aménagement de la charge de la preuve n’a pas cours en droit pénal en raison du principe du respect de la présomption d’innocence), soit par des dynamiques spécifiques à certains motifs. Dans ce dernier cas, l’illustration la plus connue en droit interne reste le statut spécifique de l’origine, de la race et de la religion qui ne doivent souffrir aucune « distinction » selon l’article 1er de la Constitution[7]. Mais encore, les règles de non-discrimination en matière de liberté religieuse doivent se combiner avec les principes de laïcité ou de neutralité du service public, l’égalité entre les sexes doit faire la part entre absence de discrimination et règles sexospécifiques liées à une réalité biologique ou physiologique. Le socle commun de la clause de non-discrimination n’étouffe donc pas des aspects plus spécifiques, ce qui permet de préserver des logiques propres à certains motifs de discrimination. Cependant, si ces caractéristiques particulières deviennent trop présentes, elles risquent de construire une priorité entre les motifs, certains bénéficiant d’une attention plus forte que d’autres.
De ce point de vue, la comparaison des deux affaires laisse clairement apparaître un retard de protection au détriment du handicap qui met en lumière une fissure dans la protection contre les discriminations dont l’intensité varie selon le motif concerné (I). Cette hiérarchisation constitue un véritable risque de faille qui pourrait se concrétiser par un affaissement général de la lutte contre les discriminations (II).
I. La fissure : une variation d’intensité de la protection selon le motif de discrimination
La Cour motive ses arrêts à partir d’une logique générale qu’elle a élaboré au fil des années. Elle analyse les actions de l’Etat selon que les situations comparées pour établir la différence de traitement sont similaires ou différentes[8] et ensuite en vérifiant l’objectif légitime que celui-ci exprime[9]. Les deux arrêts présentent un socle commun fort en permettant d’identifier une différence de situations (les difficultés en termes d’accessibilité pour la question du handicap et la situation spécifique des enfants roms) qui conduit chaque Etat à agir afin de compenser les inégalités constatées en raison de leurs obligations positives[10]. Celles-ci visent dans les deux espèces à parvenir à une société inclusive et une mixité sociale. Pourtant, les deux affaires font l’objet d’une analyse très différente. Dans un premier temps, la Cour apprécie diversement l’intérêt en jeu et le risque de marginalisation sociale des enfants roms peut ainsi être confronté au simple confort d’une vie culturelle pour les personnes présentant un handicap (A). Dans un deuxième temps, c’est une différence de perception de la forme de discrimination qui apparait avec, du côté de la question du droit à l’éducation, une discrimination catégorielle indirecte et, du côté de l’accessibilité à un musée, une discrimination purement individuelle (B).
A. Risque de marginalisation sociale versus confort d’une vie culturelle
Dans les deux affaires, l’enjeu est de garantir un brassage de la société en évitant toute activité excluante (ne pas pouvoir aller au musée à cause de son handicap) ou réservée (suivre une scolarité dans des classes n’accueillant que certains profils sans pouvoir rejoindre les lieux d’apprentissage habituels). C’est la question de la mixité et de l’inclusion qui est au cœur de la réflexion par l’accessibilité et l’absence de système d’enseignement fermé.
Or, la Cour choisit une traduction contrastée de cette mixité dans les deux espèces. Concernant la question raciale au sein des écoles, le vocabulaire en appelle fortement au thème de la ségrégation. En valorisant la notion de « déségrégation », la Cour explique que la question de la séparation raciale n’est pas qu’un régime politique, comme ont pu le connaître l’Afrique de Sud ou les Etats-Unis, mais qu’elle peut aussi relever simplement d’éléments factuels, ce qui est le cas dans l’affaire albanaise. En effet, il n’est pas reproché à l’Etat d’avoir construit volontairement un modèle de séparation des enfants selon leur ethnie, mais bien d’avoir laissé se développer une pratique qui aboutit à une séparation dans les faits attestée par des chiffres éloquents rappelés par la Cour : les enfants roms et égyptiens représentant 90% des effectifs des écoles concernées en 2019/2020 [11]. Cette situation, selon les requérants, est contraire à la nécessité d’une « éducation inclusive[12] », ce qui est relayé par la Cour lorsqu’elle dégage la responsabilité de l’Etat. En complément de ces emprunts faits à la question du handicap auquel ce vocabulaire est habituellement dédié, la Cour procède à une innovation rédactionnelle en invoquant la question du « cercle de marginalisation[13] » dont sont victimes les Roms. Cette expression sous-tend l’idée de sphères sociales qui enferment les citoyens dans des lieux, places, rôles prédéterminés et cela de façon hermétique. Cette catégorisation sociale obéit à des dynamiques de hiérarchisation sociale qui vont à l’encontre de l’égalité entre les citoyens[14]. L’expression « cercle de marginalisation » rejoint ainsi l’idée de « citoyens de seconde zone[15] », expression souvent utilisée en France pour qualifier la situation des personnes appartenant à des catégories discriminées et stigmatisées.
La profondeur de ce champ lexical contraste fortement avec l’arrêt relatif au handicap dans lequel les notions habituellement mobilisées en la matière sont absentes. En effet, la Cour ne prend même pas la peine de relayer la notion d’inclusion identifiée dans la requête. Le seul élément exploité provient du jeu particulier de l’article 8 et de la réaffirmation de son volet social qui vise à garantir aux personnes de pouvoir développer et nouer des contacts avec leurs semblables, ce qui permet d’accueillir l’idée d’identité sociale[16]. Cette retenue rédactionnelle fait écho à la protection substantielle assez terne du handicap. Certes, il faut concéder une forme d’amélioration puisque de manière « exceptionnelle »[17], selon le terme même de la Cour, la requête franchit le cap délicat de la recevabilité[18], mais sans atteindre le but de la violation. Bien que le centre municipal auquel le requérant ne peut avoir accès en raison de son handicap soit reconnu comme essentiel pour la vie culturelle et sociale locale, que la qualité de vie et l’épanouissement personnel du requérant sont susceptibles d’être affectés[19], l’enjeu n’apparaît pas assez conséquent aux yeux de la Cour pour la conduire à un constat de violation.
Ainsi, si la question de l’inclusion est bien commune aux deux espèces, le vocabulaire utilisé par la Cour dénote une différence notable dans l’approche de la protection de la mixité et de l’absence de ségrégation. Partant, la question de l’inclusion peut paraître, selon les cas, soit comme un moteur essentiel de la société, soit comme un confort de vie. Cette différence de mise en perspective des besoins des requérants va de pair avec une différence d’approche concernant la forme de la discrimination.
B. Discrimination catégorielle indirecte versus lecture strictement individuelle de la discrimination
La discrimination subie par les enfants roms concernant leur intégration dans le système scolaire a déjà impulsé une innovation majeure de la jurisprudence de la CEDH. Dans l’arrêt de grande chambre D.H. c. République tchèque de 2007[20], la Cour avait mis en lumière la possibilité de reconnaître les discriminations lorsqu’elles présentent une forme indirecte. En effet, celle-ci permet de débusquer la discrimination lorsque les effets d’un critère, d’une décision ou d’une pratique a priori neutre provoque, dans les faits, un « net désavantage »[21] pour une catégorie de personnes. En l’espèce, l’Etat avait mis en place des établissements spécifiques pour les enfants demandant une attention particulière. Or, les chiffres démontraient une sur-représentation des enfants roms dans des écoles spéciales initialement destinées à aménager les enseignements en raison des capacités intellectuelles des enfants. Les statistiques ont ainsi démontré les effets pervers d’une politique de différenciation initialement conçue pour aider les élèves en difficulté, ce qui n’est pas plus le cas des enfants roms que des autres enfants. Dès lors, en s’adossant à des données chiffrées, il était démontré le caractère inapproprié du système conduisant, de manière indirecte, à une discrimination des enfants roms. L’arrêt de 2022 sur la ségrégation scolaire reprend exactement cette dynamique. Il s’appuie sur les éléments statistiques montrant l’omniprésence des enfants roms dans certaines écoles tout en insistant sur le fait que la discrimination peut être reconnue en l’absence de caractère intentionnel[22]. Peu importe alors que la sur-représentation s’explique par un programme d’aide alimentaire relié à l’inscription à l’école et le caractère non intentionnel de la ségrégation constatée. Le prisme indirect de la discrimination provoque la mise en place de techniques de preuves spécifiques qui fait émerger la place essentielle des outils statistiques[23]. Surtout, elle déplace le curseur de l’analyse. Même si la discrimination est reconnue à titre personnel pour les requérants, c’est bien une situation collectivement vécue, à l’appui de données chiffrées, qui permet cette lecture individuelle. Ce niveau catégoriel des discriminations entraine plusieurs conséquences dont la reconnaissance facilitée à identifier des mesures d’ordre général devant être engagées par l’Etat[24]. La discrimination étant d’ordre structurel, il faut modifier l’ensemble de l’action étatique afin de rétablir une égalité dans les faits. En l’espèce, la discrimination ne disparaîtra pas quand les requérants seront dans une autre école, mais bien quand l’inclusion générale des enfants roms sera réalisée.
Alors même que la demande d’inclusion est similaire à la requête fondée sur la discrimination ethnique, le contentieux relatif au handicap doit se contenter d’une considération purement individuelle de la discrimination entièrement contenue dans la situation personnelle du requérant. La Cour ne s’écarte jamais de ce sillon individuel en se cantonnant à l’étude de la difficulté éprouvée par le requérant dans le contexte particulier de l’accès à un bâtiment culturel. Pour autant, toute dimension collective n’en pas exclue de l’arrêt. En effet, sur l’état d’avancement de l’accessibilité, la Cour passe par un constat de l’évolution globale connue en Islande et dans la commune. Elle mesure ainsi les « efforts déployés » en vue d’améliorer l’accessibilité. Cela la conduit à conclure que les mesures d’accessibilité demandées constitueraient une « charge disproportionnée ou indue ». Ici, la situation générale, par les quelques avancées constatées, contribue à bloquer le constat de discrimination sur le plan individuel. Moteur de la reconnaissance d’une discrimination, l’apport factuel et chiffré devient un frein dans le contentieux lié au handicap. Comme l’explique Jean-Pierre Marguénaud à propos de cet arrêt, la Cour ne parvient « toujours pas à se sortir de l’ornière où elle est tombée depuis son arrêt Botta c/ Italie du 24 février 1998[25] ». Elle y avait refusé de reconnaître l’applicabilité de l’article 8 dans le cas d’un défaut d’accessibilité à un établissement de bains privé. Elle expliquait alors que « les relations interpersonnelles » présentaient « un contenu si ample et indéterminé » qu’elle ne pouvait reconnaître un quelconque effet horizontal à la Convention et que, dès lors, l’article 8 ne trouvait pas à s’appliquer[26]. Depuis, quasiment aucune situation ne trouve grâce aux yeux de la Cour lorsqu’est en jeu la question de l’accessibilité. Les requêtes sont ainsi très majoritairement stoppées au stade la recevabilité, tantôt parce que la demande d’accès concerne un lieu dénué d’importance, est trop vaste et donc imprécise ou au contraire trop spécifique lorsque le requérant demande à accéder à une école en particulier[27]. Dans l’arrêt de 2022, la reconnaissance de l’applicabilité de l’article 8 constitue une avancée toute relative car l’argumentation suivie par la Cour ne convainc toujours pas de la bonne compréhension de la dynamique des discriminations en matière de handicap.
Au contraire, concernant les enfants roms, les efforts faits par l’Etat de manière générale et dans le cas précis soumis à la Cour sont bien identifiés sans toutefois bloquer le constat de violation[28]. En effet, le défaut de changement rapide, voire immédiat[29], et l’absence de concrétisation de projet inclusif déjà mis en place ailleurs emportent le constat de violation concernant la discrimination ethnique[30]. Accusé de retard d’un côté, entendu sur ces efforts et avancées de l’autre, l’Etat est donc diversement apprécié dans son inaction relative face à la réalisation d’une égalité dans les faits.
Ce contraste dans l’attention portée à la discrimination selon le motif, au-delà d’une seule problématique de hiérarchisation entre ces derniers[31], fait peser sur le droit de la non-discrimination la menace d’une faille bien plus grande : celle d’admettre un affaiblissement général de la lutte contre les discriminations.
II. La faille : vers des discriminations moins combattues ?
C’est par la manipulation des éléments d’ordres économiques et sociaux que se dévoilent les risques de fragilisation du droit de la non-discrimination, y compris dans sa couche commune à l’ensemble des motifs. En premier lieu, la sous-utilisation des conséquences économiques et sociales dans le cas du handicap fait envisager un risque de recul de la considération de la force de la discrimination dans le temps (A). En second lieu, l’intégration des efforts budgétaires consentis par l’Etat dans l’analyse de la Cour fait craindre un déclassement du droit de la non-discrimination (B).
A. Les conséquences sociales des discriminations potentiellement moins considérées
Que le motif offre explicitement une dimension économique et sociale – à instar de la fortune par exemple – ou non – comme ici le handicap et l’ethnie -, toutes les discriminations doivent naturellement obéir à une lecture économique et sociale lorsqu’il s’agit de prendre en considération leurs effets.
Ainsi, la discrimination à l’embauche produit une vulnérabilité économique liée aux difficultés à obtenir des revenus substantiels, tandis que le temps partiel enferme les personnes – le plus souvent des femmes – dans une situation de dépendance économique qui peut avoir un impact important sur des choix personnels, familiaux et conjugaux[32]. S’agrègent donc aux comportements discriminatoires initiaux des difficultés économiques et d’isolement social qui doivent faire partie intégrante de la réflexion autour de la répression des discriminations. Cet ensemble de conséquences trouve sa traduction dans la notion de vulnérabilité sociale que la Cour relaie sans difficulté. Notamment à propos du handicap et de l’ethnie, elle explique dans plusieurs arrêts que ces groupes sont particulièrement vulnérables et soumis à une histoire forte de discrimination[33]. La CJUE a également tracé ce lien dans l’arrêt TGSS[34] en mettant en lumière la question de la « détresse sociale » à propos des prestations sociales des employés de maison et de la discrimination indirecte faite aux femmes dans le mode de calcul des indemnités chômage de ce type d’emploi.
Les juridictions européennes, dans leurs analyses récentes, dépassent donc la simple immédiateté du désavantage constitutif pour tenir de l’ensemble des conséquences à moyen et long terme de la discrimination, ce qui permet de considérer une situation d’ensemble de fragilité. Cependant, cette dimension n’est pas mobilisée dans le cadre de l’affaire relative au défaut d’accessibilité dans un bâtiment culturel municipal. Autrement dit, seule l’entrave architecturale est identifiée par la Cour, sans tenir compte des effets délétères de l’exclusion sociale ainsi provoquée. Cette vision étriquée, associée à une lecture uniquement individuelle du défaut d’accessibilité rencontré par le requérant, semble aujourd’hui dépassée dans le contexte du droit de la non-discrimination contemporain. Pourtant, ce lien aurait pu facilement être établi dans le cas de l’accessibilité avec le secours de la vie sociale garantie par l’article 8. Cependant, la Cour reste enfermée dans une lecture très superficielle de la question de la mixité sociale. Elle se contente de constater la bonne volonté affichée de la commune[35] et met alors au second plan, dans l’appréciation du cas d’espèce, les conséquences concrètes du défaut d’accessibilité. Le moteur social inscrit dans les questions de recevabilité est ainsi quasiment gommé dans l’analyse sur le fond.
Cette réserve de la part de la Cour fait craindre le risque d’un recul des élément sociaux qui, bien au-delà de la question du handicap, pourrait conduire à amoindrir l’appréciation de la force d’une discrimination dont les effets se lisent bien au-delà du moment où s’exprime l’exclusion ou le rejet.
Ce risque est d’autant plus fort qu’à l’inverse la Cour donne crédit à l’argument financier avancé par l’Etat.
B. Un filtre d’analyse financière déclassant le droit de la non-discrimination
La question des aspects économiques et sociaux se retrouve dans l’analyse directe du droit et de l’intérêt en jeu. Ainsi, la différence d’approche pourrait s’expliquer par la concrétisation d’une dichotomie habituellement faite entre les différentes catégories de droits de l’Homme : la première qui contient les droits économiques, sociaux et culturels et la deuxième qui s’intéresse aux droits civils et politiques. Il faut préciser que ces premiers sont classiquement considérés comme moins bien protégés. En effet, les droits économiques et sociaux sont soumis à une garantie de moindre qualité en raison de contingences spécifiques, notamment budgétaires, gommées lorsqu’il s’agit de droits civils et politiques[36], et connaissent en conséquence des variations dans les garanties offertes souvent associées à une large marge d’appréciation[37]. Notamment, leur protection est moins soumise à un effet cliquet, ce qui permet des reculs dont l’Etat peut trouver la justification dans un contexte économique peu favorable[38]. Au contraire, les droits civils et politiques obéissent plus aisément à une trajectoire de protection ascendante car dépourvue de contextualisation économique.
Or, la comparaison deux arrêts de 2022 laisse apparaître une logique de protection inversée où le droit civil et politique se trouve soumis à des contraintes inconnues du droit social. En effet, le droit à l’éducation, même si ses frontières sont sans doute plus floues que d’autres droits, est classiquement identifié comme appartenant à la catégorie des droits culturels, sociaux et économiques[39]. Malgré l’opportunité d’inclure dans l’analyse le poids financier de l’action égalitaire, alors l’éclairage social est renforcé par l’action de l’Etat expliquée par un système d’aide alimentaire, l’élément budgétaire est absent du contentieux des écoles accueillant les enfants Roms. En revanche, ces éléments sont bien présents dans le contentieux lié au handicap, pourtant rattaché à l’article 8 et donc à un droit civil et politique. Le contexte budgétaire constitue même le filtre principal dans l’analyse de l’action de l’Etat. La Cour met en avant « les limites du budget » de la commune pour qualifier son action d’adéquate[40]. Cette grille d’analyse doit de plus être associée en l’espèce au fait que les bâtiments en question sont classés et sont considérés comme faisant partie du patrimoine culturel.
Il est alors possible de se demander si la Cour n’aurait pas été plus inspirée de stopper la requête comme elle le fait habituellement au stade de la recevabilité. En effet, en admettant que le problème d’accès aux bâtiments culturels relève de l’article 8 et de la vie privée, la Cour parvient à insérer la question financière dans un droit civil et politique. Or, elle n’a pas toujours fait cette lecture financière de l’article 8 lorsqu’il s’est agi de concrétiser sa protection au regard de questions économiques et sociales. Ainsi, dans l’arrêt Beeler c. Suisse relatif à l’égalité entre les sexes, la question du montant de la pension de veuvage n’a jamais ouvert la voie à l’argument budgétaire[41]. Ainsi, la question de l’accessibilité ne bénéficie pas de la lecture des effets sociaux des discriminations, tout en étant analysé comme un droit social lorsqu’il s’agit d’étudier les justifications de l’Etat.
Ce traitement laisse planer dans la jurisprudence de la Cour l’ombre d’un déclassement des requérants handicapés lié à l’idée de confort que cet arrêt reprend assez bien en creux, mais qui était plus nettement visible dans un autre arrêt récent rendu sur la question du handicap, cette fois concernant l’octroi d’une aide personnelle, l’arrêt Jivan c. Roumanie du 8 février 2022[42]. La Cour y marque une cassure nette entre les demandes qui relèvent du respect de la dignité (qui provient soit des soins ou de l’aide nécessaire, soit de la lourdeur du handicap) ou qui procèdent à ses yeux d’une simple amélioration[43]. De manière générale, la question de l’accessibilité renvoie à cette deuxième catégorie qui, pour la Cour, sauf cas très particulier, semble plus relever de la situation de confort.
Au-delà du sort critiquable réservé aux requérants présentant un handicap, c’est bien l’avenir de la prohibition générale des discriminations qui est en jeu. La Cour, en présentant une forme d’incohérence de son approche par une logique de garantie d’un droit social appliquée à un droit civil et politique, fragilise le droit de la non-discrimination dans son ensemble qui ne semble plus qu’être guidé uniquement par la question du motif de discrimination. Le choc du résultat de la comparaison entre les deux arrêts du 31 mai 2022 au détriment systématique de la protection liée au handicap laisse la place à un séisme dans la protection de la non-discrimination. Pour que la vitalité de la protection contre les discriminations puisse perdurer, la faille qui émerge ici ne doit pas être ignorée. Plus que jamais la cohérence du droit de la non-discrimination apparaît comme un enjeu essentiel des prochaines années.
[1] CEDH, 31 mai 2022, Anar Helgi Larusson c. Islande, n° 23077/19.
[2] CEDH, 31 mai 2022, X et autres c. Albanie, n° 73548/17 et 45521/19.
[3] CEDH déc., 8 juillet 2003, Sentges c. Pays-Bas, n°27677/02 ; déc., 5 février 2013, Bayrakci c. Turquie, n° 2643/09.
[4] CEDH, 22 mars 2016, Guberina c. Croatie, n° 23682/13.
[5] CEDH, déc., 25 juin 2019, Glaisen c. Suisse, n° 40477/13.
[6] Le fait que les deux clauses de prohibition des discriminations soient mobilisées ne doit pas être considéré comme un élément de différenciation car l’interprétation du protocole 12 repose sur la jurisprudence déployée au bénéfice de l’article 14. Sur ce point : CEDH GC, 22 décembre 2009, Sejdic et Finci c. Bosnie-Herzégovine, n°27996/06 et 34836//06.
[7] A l’opposé, le motif du sexe est ciblé par le même article 1er afin de permettre l’établissement de discriminations positives dans le cadre de mandats électoraux, de fonctions électives et de responsabilités sociales et professionnelles.
[8] Sur le fonctionnement général de cet article : F. Sudre et alii, Les grands arrêts de la Cour européenne des Droits de l’Homme, PUF, cool. Thémis, 10e éd., 2022, p. 103.
[9] Ibid.
[10] Le traitement différent de situations différentes, autre modèle d’égalité avec le traitement identique de situations comparables, a été envisagé par l’arrêt Thlimmenos c. Grèce (CEDH, 6 avril 2000, n° 34369/97).
[11] CEDH, X et a. c. Albanie, préc., § 85.
[12] Soit dans la version originale de l’arrêt qui n’existe qu’en anglais « inclusive education ».
[13] CEDH, X et a. c. Albanie, préc., § 84.
[14] CEDH, X et a. c. Albanie, préc., § 84.
[15] H. Moutouh, « Le bon grain de l’ivraie », D. 1999, p. 419.
[16] CEDH, Anar Helgi Larusson c. Islande, préc., § 42.
[17] Ibid.
[18] Cap quasi insurmontable si une analyse globale des arrêts est faite (v. sur ce point D. Tharaud, « Plaidoyer pour un meilleur accueil par la Cour européenne des droits de l’homme des requêtes fondées sur le défaut d’accessibilité », Europe des droits et libertés, septembre 2021), ce que la Cour met d’ailleurs elle-même en lumière lorsqu’elle explique que contrairement à d’autres espèces antérieures, celle-ci permet l’applicabilité de l’article 8 (CEDH, Anar Helgi Larusson c. Islande, préc., § 44).
[19] CEDH, Anar Helgi Larusson c. Islande, préc., § 46.
[20] CEDH GC, 13 novembre 2007, D.H. c. République tchèque, n°57325/00.
[21] CEDH GC, 13 novembre 2007, D.H. c. République tchèque, n°57325/00, § 185.
[22] CEDH, X et a. c. Albanie, préc., § 83.
[23] S. Roussel et C. Nicolas, « Discrimination : la preuve par la statistique », AJDA 2017, p. 2193.
[24] Ce point est notamment présent dans l’arrêt Sampanis où les modalités d’inscription provoquaient une discrimination au détriment des enfants roms, ce qui suppose de modifier ces éléments administratifs afin de mettre fin à la discrimination (CEDH, 5 juin 2008, Sampanis c. Grèce, n° 32526/05). Dès lors, l’absence de changement de situation provoque un nouveau constat de violation (CEDH, 11 décembre 2012, Sampani et autres c. Grèce, n° 59608/09).
[25] J.-P. Marguénaud, « La révolte contre le formalisme numérique », Chronique CEDH, Dalloz actu, 11 juillet 2022.
[26] CEDH, 24 février 1998, Botta c. Italie, n° 21439/93.
[27] La Cour l’explique elle-même dans l’arrêt Anar Helgi Larusson c. Islande dans le § 43.
[28] Il existe un programme d’action générale sur la question, une décision de l’autorité albanaise sur les discriminations et un projet de fusion entre écoles afin de favoriser l’inclusion.
[29] CEDH, X et a. c. Albanie, préc., § 85.
[30] CEDH, X et a. c. Albanie, préc., § 85 et 86.
[31] Laquelle commence à être bien documentée : A. Lyon-Caen, « Egalité et non-discrimination dans la jurisprudence communautaire. Etude critique à la lumière d’une approche comparative », Rev. Trav. 2007, p. 207 ; C.Langlais, « La fragmentation du principe de non-discrimination devant la Cour européenne des droits de l’homme : une source d’imprévisibilité », La Revue des droits de l’homme [En ligne], 2019. ; N. Moizard, « La non-discrimination en raison de l’âge doit constituer une liberté fondamentale », Dr. Soc., 2018, p. 537.
[32] L’emprise économique du conjoint est l’un des phénomènes conduisant à la perpétuation des violences conjugales : L. Capelle, Violences conjugales et intrafamiliales : état du droit belge, Mémoire de master, Université de Louvain, 2021.
[33] CEDH, 30 janvier 2018, Enver Sahin c. Turquie, n°23065/12 (pour les personnes présentant un handicap) : CEDH, 15 mai 2020, Hirtu et autres c. France, n°24720/13 (pour les Roms).
[34] CJUE, 24 février 2022, TGSS, C-389/20.
[35] CEDH, Anar Helgi Larusson c. Islande, préc., § 63 : « Further accessibility improvements which have since been made, although not decisive for the assessment of the present case (see paragraph 31 above), nevertheless demonstrate a general commitment to work towards the gradual realisation of universal access in line with the relevant international materials (see paragraphs 22 and 27 above) ».
[36] Voir notamment les travaux de Diane Roman et particulièrement le rapport de recherche sur cette question : D. Roman (dir.), Droit des pauvres, pauvres droits ? Justiciabilité des droits sociaux, https://revdh.files.wordpress.com/2012/06/droits-des-pauvres-pauvres-droits.pdf.
[37] CEDH (déc.), 18 septembre 2018, Beeckman c. Belgique, n° 34952/07.
[38] CEDH (déc.), 8 octobre 2013, Da Conceiçao Mateus c. Portugal et Santos Januario c. Portugal, n° 62235/12 et 57725/12.
[39] Il est d’ailleurs consacré dans le système onusien par le texte dédié à ce type de droits, le Pacte des droits économiques, sociaux et culturels de 1966, en son article 13.
[40] CEDH, Anar Helgi Larusson c. Islande, préc., § 64.
[41] CEDH GC, 11 octobre 2022, Beeler c Suisse, n° 78630/12.
[42] CEDH, 8 février 2022, Jivan c. Roumanie, n°62250/19.
[43] Sur ce point, l’ensemble du §50 de l’arrêt est particulièrement éclairant.