La Cour de justice de la République entre justice et politique : une anomalie institutionnelle à l’épreuve du temps

Cécile Guérin-Bargues, Professeur de droit public à l’Université Paris-Panthéon-Assas, IMV, Paris, France
Conséquence directe de l’affaire du sang contaminé, la Cour de justice de la République (CJR) a été mise en place par la loi constitutionnelle du 27 juillet 1993 portant création des articles 68-1 à 68-3 de la Constitution. Pourtant, trois décennies de mise en œuvre n’ont pas suffi à convaincre de son bien-fondé. Dès sa création, elle a fait l’objet de nombreuses critiques1 et sa réforme voire sa suppression ont rapidement été envisagées. Las, les projets déposés en ce sens furent loin d’être suivis d’effet2.
Rappelons que la CJR est compétente pour juger la responsabilité pénale individuelle des ministres, anciens ou en exercice, pour des actes commis dans le cadre de leurs fonctions, dans le strict respect du principe de légalité des délits et des peines. Elle se compose de trois organes distincts et se singularise par une forte implication de la Cour de cassation.
Parmi ces organes, la Commission des requêtes constitue sans doute l’un des éléments les plus originaux de l’institution, reflétant fidèlement son esprit3. Elle associe trois magistrats du siège de la Cour de cassation à quatre hauts fonctionnaires familiers de l’action administrative : deux conseillers d’État et deux conseillers maîtres à la Cour des comptes. Son rôle est essentiel : elle apprécie tant en droit qu’en opportunité la suite à donner aux plaintes déposées, assurant ainsi une fonction de filtrage.
La commission d’instruction, quant à elle, est exclusivement composée de magistrats professionnels. Ses trois membres, tous issus du siège de la Cour de cassation et occupant des fonctions hors hiérarchie, sont chargés d’instruire les affaires.
Enfin, la formation de jugement repose sur un modèle échevinal, combinant des élus et des magistrats. Elle comprend douze parlementaires – désignés à parts égales par l’Assemblée nationale et le Sénat – ainsi que trois magistrats du siège à la Cour de cassation, dont l’un préside la formation. Le ministère public est représenté par le Procureur général près la Cour de cassation, assisté de trois avocats généraux4. La nomination de magistrats occupant des positions élevées au sein de la hiérarchie judiciaire est supposée garantir impartialité et sérénité dans le traitement des affaires.5
Par ailleurs, la loi organique du 23 novembre 1993 prévoit, en ses articles 23 et 24, la possibilité de former un pourvoi en cassation devant l’assemblée générale de la Cour de cassation, tant contre les décisions de la commission d’instruction que contre celles rendues par la formation de jugement.
Cette omniprésence de la Cour de cassation à chaque étape de la procédure soulève des interrogations. Ainsi, le Procureur général près la Cour de cassation intervient devant la CJR en qualité de représentant du ministère public. Mais, en cas de pourvoi, ce même magistrat – ou d’autres placés sous son autorité – endosse le rôle de « conseiller de la Cour », formulant librement ses conclusions à l’attention de ses pairs. Même si ces fonctions sont confiées à des magistrats distincts, cette dualité interroge au regard de la théorie des apparences : comment un même organe peut-il être à la fois partie poursuivante devant la juridiction de jugement et intervenir ensuite devant la juridiction de cassation ?
Ces limites structurelles, bien identifiées et abondamment documentées6, conduisent à dresser un bilan largement négatif de la CJR (I). Pourtant, depuis sa création, cette juridiction a régulièrement attiré l’attention des médias et de l’opinion publique à travers des procès de grande ampleur : affaire du sang contaminé en 1999, triple mise en cause de Charles Pasqua en 2010, affaire Lagarde en 20167 ou Balladur en 20218. Le dernier procès en date, celui d’Éric Dupond-Moretti mérite que l’on s’y penche plus avant, tant il permet d’illustrer combien les dysfonctionnements de la CJR, loin d’atténuer les tensions entre pouvoir politique et autorité judiciaire, contribuent au contraire à les exacerber (II).
I- Une institution contestée au carrefour de la justice et de la politique
Depuis sa création, la CJR évolue sur une ligne de crête, cherchant à éviter deux écueils opposés : d’un côté, une politisation excessive qui favoriserait blocages et détournements de pouvoir ; de l’autre, une soumission totale aux juridictions de droit commun qui conduirait à faire du juge judiciaire le censeur de l’action ministérielle loin de toute protection du ministre. Dès lors, la CJR vise à concilier deux impératifs : l’égalité devant la loi et la prise en compte de la particularité des fonctions ministérielles. Elle apparaît ainsi comme une juridiction « proche des juridictions ordinaires mais néanmoins spécifique » (Vedel). Cette singularité institutionnelle se traduit toutefois par un déséquilibre structurel (A), qui contribue à une judiciarisation accrue de la vie publique (B).
A- Une juridiction structurellement déficiente
La singularité de la CJR se manifeste tout d’abord par l’étroitesse de sa compétence. Contrairement à la Haute Cour de justice, en vigueur jusqu’en 1993, la CJR n’a vocation à juger que les ministres et secrétaires d’État pour les infractions pénales commises dans l’exercice de leurs fonctions, qu’ils soient encore en poste ou qu’ils l’aient été par le passé. Cette compétence limitée engendre une dissociation des poursuites : co-auteurs et complices des faits reprochés sont jugés par les juridictions de droit commun, tandis que ministres et secrétaires d’État relèvent de la CJR. En pratique, cette séparation engendre des difficultés notables.
D’une part, par crainte de s’auto-incriminer, les directeurs de cabinet et conseillers ministériels sont souvent réticents à témoigner devant la CJR. Cette exception au principe de l’indivisibilité des poursuites a pu entraver la manifestation de la vérité dans certaines affaires, notamment celles impliquant Christine Lagarde ou Édouard Balladur.9.
D’autre part, la coexistence de procédures devant la CJR et les juridictions ordinaires, portant sur des faits étroitement liés, expose à un risque constant de contradictions de jurisprudences. Un exemple frappant est celui de l’affaire du casino d’Annemasse : en 2010, la CJR a relaxé Charles Pasqua des accusations de corruption passive1, alors que la cour d’appel de Paris, dans un arrêt définitif, avait condamné deux prévenus pour corruption active au bénéfice de ce même ancien ministre de l’Intérieur. 2 Il en résultait une incohérence manifeste : deux corrupteurs avérés, mais aucun corrompu. Cette divergence de solutions, bien que juridiquement recevable en raison de l’indépendance des procédures3, n’en demeure pas moins source d’interrogations. Le rejet du pourvoi en cassation formé par le ministère public n’a fait que confirmer cet état de fait, tandis que la demande de révision introduite par l’un des condamnés pour corruption active auprès de la commission de révision des condamnations pénales s’est heurtée à un refus4.
La composition échevinale de la juridiction de jugement de la CJR pose également des difficultés. Sur le plan conceptuel, l’association de magistrats professionnels et de parlementaires repose sur une idée contestable : celle selon laquelle la responsabilité pénale des ministres s’inscrirait dans le prolongement du contrôle politique exercé par le Parlement sur l’Exécutif10. Il en résulte un système paradoxal : d’un côté, le principe de responsabilité pénale des ministres est affirmé mais, de l’autre, son effectivité est confiée à une juridiction majoritairement composée de parlementaires (12 juges parlementaires sur 15), ce qui confère à la CJR une dimension politique indéniable.
Sur le plan pratique, cette composition suscite des interrogations quant à l’impartialité des juges. La critique est classique à l’encontre des juges parlementaires, dont la désignation reflète les équilibres politiques des assemblées. Dans certaines affaires, comme celle de Charles Pasqua, des soupçons de bienveillance partisane ont pu émerger. L’affaire Éric Dupond-Moretti a quant à elle renouvelé cette critique sous un autre prisme : compte tenu des relations conflictuelles entre le garde des Sceaux et la haute hiérarchie judiciaire, les magistrats professionnels de la CJR ont, à leur tour, pu être soupçonnés de partialité.
La CJR est également traditionnellement critiquée pour ses effets : en favorisant la judiciarisation de la vie publique, elle risque d’entraver a prise de décision gouvernementale et d’encourager une forme d’inaction ministérielle, par crainte d’une mise en cause pénale a posteriori.
B- Un vecteur de judiciarisation
En soumettant des ministres, y compris en exercice, aux règles du droit pénal et de la procédure pénale pour des actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions, la CJR est susceptible d’avoir un impact délétère sur la conduite des affaires publiques. Le risque de poursuites judiciaires peut en effet inciter les ministres, sinon à l’inaction, du moins à une prudence excessive.
Il serait tentant de minimiser ce risque en soulignant la rareté des décisions rendues par la CJR. Comment, en effet, neuf arrêts en trente ans pourraient-ils avoir un tel effet ? Formuler la question ainsi reviendrait toutefois à ignorer une évolution préoccupante, mise en lumière de manière éclatante par la crise sanitaire. Celle-ci s’est traduite par une judiciarisation massive des décisions administratives, facilitée par la prolifération de modèles types de plaintes accessibles en ligne, y compris sur des plateformes spécialement dédiées aux recours contre les ministres devant la CJR. 1 Dès septembre 2020, le pôle de santé publique du parquet de Paris avait reçu plus de 18 400 plaintes, tandis que la CJR faisait face à un afflux inédit de 14 500 requêtes. À terme, ce nombre a frôlé les 20 000, saisissant la justice pénale de griefs contradictoires : absence de vaccin et obligation vaccinale, pénurie de masques et imposition de son port, décisions de confinement comme de déconfinement.
Face à cet afflux, l’autorité judiciaire ne pouvait rester inerte. Plusieurs informations judiciaires ont ainsi été ouvertes à Paris contre X pour « abstention volontaire de combattre un sinistre », « mise en danger de la vie d’autrui » et « homicides et blessures involontaires » afin de « réaliser, dans un cadre procédural adapté, les investigations complexes destinées à mettre au jour les éventuelles infractions pénales susceptibles d’avoir été commises » par les responsables publics.11 La commission des requêtes de la CJR, assumant pleinement son rôle de filtre, a néanmoins massivement classé ces plaintes en série. Dix-huit d’entre elles ont toutefois abouti à la saisine de la commission d’instruction pour des faits liés à la gestion de la crise sanitaire.12
Ce décalage entre le nombre de plaintes déposées et le nombre d’instructions effectivement ouvertes ne saurait pour autant conduire à minimiser leur impact sur l’action gouvernementale. Il n’est pas nécessaire en effet qu’une procédure aboutisse à un jugement pour que la judiciarisation de la vie publique ait un effet dissuasif sur la prise de décision ministérielle.13 Ne peut-on, dès lors, redouter que l’emprise de la justice pénale sur les décisions ministérielles n’incite les ministres à faire preuve d’une prudence, parfois excessive, dans l’exercice de leurs fonctions ? Comment imaginer, par exemple, que la perquisition spectaculaire du bureau et du domicile d’Olivier Véran14, alors ministre de la Santé en exercice, ait pu rester sans incidence sur sa capacité de décision en pleine pandémie ? Cette affaire constitue d’ailleurs une rupture dans l’histoire de la CJR : alors que celle-ci ne s’était jusqu’alors intéressée qu’à des ministres ayant quitté leurs fonctions depuis plusieurs années, elle s’attache désormais à des responsables en exercice, qui voient certaines de leurs décisions politiques être susceptibles de relever d’une qualification pénale. Ce basculement illustre les risques accrus d’interférence que fait peser l’action de la CJR sur la définition et l’exécution des politique publiques.
Par ailleurs, le droit pénal apparait comme un outil fondamentalement inadapté à la mise en cause de l’exercice des fonctions ministérielles.
D’une part, il convient de noter combien la complexité du processus décisionnel au sommet de l’État se laisse difficilement saisir par un tel droit. Ainsi, à la suite de la pandémie de Covid-19, Agnès Buzyn – ministre de la santé de 2017 à 2020 – a été à l’origine poursuivie pour « abstention volontaire de combattre un sinistre15 ». Le délit est pourtant rarement utilisé car l’infraction, pour être caractérisée, suppose non seulement la connaissance du sinistre et des mesures à prendre, mais aussi la volonté de ne pas agir. Consciente de cette faiblesse, la commission d’instruction de la CJR a préféré procéder à une mise en examen du chef de « mise en danger de la vie d’autrui »16, oubliant sans doute qu’il s’agissait, là encore, d’une infraction particulièrement stricte. La mise en examen a d’ailleurs été annulée par la Cour de cassation17, la CJR n’ayant pas préalablement établi l’existence d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement et dont seule la violation manifestement délibérée permet la caractérisation du délit. Signe de la tension dans laquelle se déroulait cette procédure judiciaire, A. Buzyn, placée sous le statut de témoin assisté mais lasse d’avoir dû se soumettre à une vingtaine d’interrogatoires, a finalement refusé de répondre aux convocations des magistrats18. L’enquête sur la gestion de la pandémie a en définitive été clôturée par la CJR le 28 novembre 2024 sans aucune mise en examen de ministres. Elle rend ainsi probable un triple non-lieu, faute d’indices graves ou concordants permettant de penser que l’ancien premier ministre Edouard Philippe ou les anciens ministres de la santé Agnès Buzyn et Olivier Véran aient pu commettre une infraction dans la gestion de la pandémie19.
On notera d’autre part combien cette judiciarisation de la vie publique aboutit, de manière contestable, à ériger le juge en assesseur ultime du bon ou du mauvais gouvernement. Dès lors en effet qu’il s’agit de juger, sous le prisme pénal, de la légalité des actes de gestion d’un ministère, la frontière entre le pénalement répréhensible et l’opportunité politique s’avère particulièrement ténue. Il en résulte que l’appréciation politique, sous la forme de jugement moral, l’emporte inévitablement sur les considérations juridiques, surtout lorsque sont en jeu des infractions non intentionnelles. Ainsi, la relaxe de Laurent Fabius en 1999 s’est accompagnée d’une forme de reconnaissance du bien-fondé de son action, le jugement soulignant que « compte tenu des connaissances de l’époque, (…) l’action de Laurent Fabius a contribué à accélérer les processus décisionnels »20. A l’inverse, si Christine Lagarde a été dispensée de peine, les termes de la condamnation pour négligence de l’ancienne ministre sont particulièrement sévères21. Confronté à des infractions non intentionnelles commises dans l’exercice des fonctions, le juge qu’il soit professionnel ou parlementaire semble donc préférer la prise de distance inhérente à la condamnation morale, à la prise de risque liée à la sanction pénale.
Mais cette intrusion du juge dans l’évaluation de l’action gouvernementale ne va-t-elle pas déjà trop loin ? Peut-on laisser le juge évaluer la diligence du ministre et s’immiscer de la sorte dans l’action de l’administration tout en respectant le principe de séparation des pouvoirs? Gouverner implique nécessairement d’arbitrer entre des intérêts divergents. Il en résulte que « le dommage est quasiment consubstantiel à la décision politique »22. Or, dans un certain nombre d’affaires traitées par la CJR, et en particulier dans celles relatives à la gestion de la pandémie, l’éventuelle responsabilité pénale du ministre est directement liée à son action politique. Pourtant, dans un régime parlementaire, c’est aux assemblées élues – et non au juge – qu’il appartient d’évaluer la pertinence de l’action gouvernementale… sauf à accepter la substitution du droit et de la procédure pénale aux mécanismes classiques du droit constitutionnel. Il n’est dès lors guère étonnant que la CJR soit devenue le théâtre des tensions récurrentes entre justice et politique.
II- Une juridiction qui cristallise les tensions entre justice et politique : l’exemple emblématique de l’affaire Dupond-Moretti
L’affaire Dupond-Moretti marque une nouvelle étape dans la mise en cause de la responsabilité pénale des gouvernants, tout en s’inscrivant dans une dynamique singulière. Il ne s’agit plus simplement d’initier des mesures d’instruction à l’encontre d’un ministre en exercice, mais bien de juger pénalement… le garde des Sceaux lui-même. Cette singularité tient également au contexte de l’affaire : l’intervention de la CJR découle en grande partie d’une action initiée par des syndicats de magistrats, dans un climat de tensions exacerbées entre le ministre et l’autorité judiciaire (A). Il en résulte un jugement juridiquement contestable mais institutionnellement stratégique, révélatrice de l’inadaptation fondamentale de la CJR pour contrôler l’exercice de la fonction ministérielle (B).
A- Un climat de défiance
Rappelons qu’Éric Dupond-Moretti a été jugé par la CJR en novembre 2023 pour avoir ordonné deux enquêtes administratives visant des magistrats avec lesquels il avait entretenu des relations plus ou moins conflictuelles lorsqu’il était avocat.
La première enquête concernait Edouard Levrault, vice-président du tribunal judiciaire de Nice, qu’Éric Dupond-Moretti, encore avocat, avait publiquement critiqué dans la presse. La seconde portait sur trois magistrats du Parquet National Financier (PNF), une institution que l’avocat avait vivement dénoncée après qu’elle eut examiné ses relevés téléphoniques sans le contrôle d’un juge d’instruction. Un mois avant sa nomination comme Garde des Sceaux, il avait d’ailleurs porté plainte contre X pour « violation de l’intimité de la vie privée et du secret des correspondances », plainte qu’il a retirée dès sa nomination. Au-delà de ces faits, un climat de défiance pesait sur la relation entre le ministre et la magistrature. Maitre Dupond-Moretti étant connu pour ses critiques acerbes envers l’institution judiciaire, sa nomination comme Garde des Sceaux fut accueillie comme une véritable « déclaration de guerre » 1, selon la présidente de l’Union Syndicale des Magistrats (USM), un syndicat pourtant traditionnellement modéré.
L’« affaire Dupond-Moretti » s’inscrit ainsi dans un contexte de tensions profondes entre le ministre et la haute magistrature, un élément d’autant plus significatif que, comme on l’a vu, la Cour de cassation joue un rôle clé dans le fonctionnement de la CJR. Cette spécificité institutionnelle n’a toutefois pas empêché Chantal Arens et François Molins, alors respectivement Première présidente et Procureur général près la Cour de cassation, de critiquer publiquement le ministre, avant même le dépôt des plaintes à l’origine du procès. Dans une tribune, 2 ils dénonçaient la décision du Garde des Sceaux de saisir l’Inspection générale de la justice pour enquêter sur les magistrats du PNF, estimant que cette démarche révélait un « conflit d’intérêts » préoccupant. Cette prise de position a probablement encouragé les deux principaux syndicats de magistrats à se joindre à l’association Anticor pour porter plainte, le 16 décembre 2020, devant la commission des requêtes de la CJR.
L’attitude de F. Molins apparait ici particulièrement surprenante. En effet, le conflit d’intérêts qu’il dénonce résulte d’une enquête administrative dont il a lui-même recommandé le lancement à la directrice de cabinet du ministre.23 De plus, il est pour le moins choquant de voir cette figure tutélaire de la magistrature française s’exprimer de la sorte alors que, Procureur général près la Cour de cassation, il lui reviendrait, dans l’hypothèse d’une saisine de la CJR d’endosser un éventuel réquisitoire renvoyant le ministre devant la formation de jugement. C’est d’ailleurs François Molins qui le 21 décembre 2020 transmet à la commission des requêtes de la CJR, avec avis favorable à la saisine de la commission d’instruction, la plainte commune de l’USM et du Syndicat de la magistrature24. C’est également lui qui fait procéder, le 9 mai 2022, au dépôt du sévère réquisitoire définitif du Parquet Général, dont il semble regretter, dans ses mémoires, qu’il ait été en définitive sans effet sur « la reconduction d’Eric Dupond-Moretti comme garde des sceaux en juillet 2022 »25 Il parait difficile, dans ces conditions, de se faire le héraut du principe d’impartialité. Cela n’empêchera pas François Molins, bien au contraire, d’être ovationné au congrès de l’USM à quinze jours du procès.
Enfin, ce contexte détestable laisse transparaitre la puissance du corporatisme judiciaire. Prenons l’exemple du PNF : depuis 2015, cette institution traverse une crise majeure marquée par des accusations de pressions, de harcèlement, de conflits et même de prises illégales d’intérêts, parfois signalées via l’article 40 du Code de procédure pénale. 1 Pourtant, les syndicats de magistrats ont multiplié les démarches pour obtenir, tant de Nicole Belloubet que de son successeur Éric Dupond-Moretti, l’arrêt de l’enquête sur le PNF confiée dès le 1er juillet 2020 à l’Inspection générale de la justice (IGJ). Nicole Belloubet ayant résisté aux pressions et le Conseil d’État ayant refusé de suspendre l’enquête2, la nomination d’Eric Dupond-Moretti offrait l’occasion aux syndicats de réitérer leur demande. Le motif est tout trouvé : il réside dans la nécessité, pour le nouveau garde des Sceaux, d’éviter tout risque de conflits d’intérêts3. Or, loin de céder, le nouveau ministre a poursuivi l’enquête et, face aux graves dysfonctionnements révélés par le rapport de l’IGJ, a ordonné une enquête administrative ciblant trois parquetiers du PNF aux rapports manifestement conflictuels. On notera que parmi eux ne figure nullement la magistrate qui était à l’origine de l’exploitation « barbouzarde »4 des fadettes. Dans ces conditions, l’opposition farouche des syndicats à ces investigations semble surtout relever du reflexe corporatiste et du refus de rendre des comptes.
En maintenant sa position, le Garde des Sceaux s’est ainsi exposé à des poursuites pour prise illégale d’intérêts, un délit prévu par l’article 432-12 du Code pénal.
B- Une interprétation contestable du droit positif
La prise illégale d’intérêts, passible de cinq ans d’emprisonnement et de 500 000 euros d’amende, se définit comme « le fait, par une personne dépositaire de l’autorité publique (…), de prendre, recevoir ou conserver, directement ou indirectement, un intérêt de nature à compromettre son impartialité, son indépendance ou son objectivité dans une entreprise ou dans une opération dont elle a, au moment de l’acte, en tout ou partie, la charge d’assurer la surveillance, l’administration, la liquidation ou le paiement ». Cette infraction, souvent qualifiée d’« objective » ou de « formelle », est interprétée de manière souple par la jurisprudence, rendant ainsi possibles des poursuites sur la seule base de l’acte matériel, indépendamment de l’intention de l’auteur26. Elle n’exigerait, pour que le délit soit formé, que la commission d’un acte dans une opération dans laquelle le dépositaire de l’autorité a un intérêt direct ou indirect27. Si on suit cette analyse, le garde des Sceaux se serait rendu coupable du délit par la seule décision d’ouvrir des enquêtes administratives à l’encontre de magistrats avec lesquels il avait eu naguère des rapports conflictuels.
Toutefois, l’arrêt de la CJR nuance cette approche. Si la Cour reconnaît que l’élément matériel de l’infraction est constitué par l’ouverture de l’enquête administrative1, elle estime en revanche que l’élément intentionnel n’est pas caractérisé. La CJR souligne en effet que la jurisprudence exige que l’acte soit accompli « sciemment », introduisant ainsi une exigence d’intention distincte de la simple réalisation matérielle du délit2. Cette interprétation s’écarte des analyses habituelles. Pour la doctrine pénaliste en effet, l’adverbe « sciemment » relève de l’ajout, l’appréciation de l’élément moral de la prise illégale d’intérêt n’exigeant rien d’autre que la volonté d’accomplir l’élément matériel du délit3. De plus, les arguments avancés par la CJR pour défendre la thèse de l’absence d’élément intentionnel sont contestables. La Cour affirme, par exemple, qu’Éric Dupond-Moretti n’a jamais été alerté sur l’existence d’un conflit d’intérêts par ses services ou par la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique (HATVP) 4. Pourtant, elle admet en parallèle que ces autorités en avaient bien connaissance. Pourquoi, dès lors, n’auraient-elles pas informé le ministre ? De plus, les syndicats de magistrats s’étaient empressés de dénoncer l’existence de ce conflit d’intérêts dès la nomination d’Éric Dupond-Moretti et lui-même avait, dès la mi-juillet, fait procéder au recensement des dossiers qui pouvaient poser problème, une fois l’avocat devenu garde des sceaux. Difficile, dans ces conditions, de soutenir, comme le fait la CJR, que les faits « n’établissent pas la conscience suffisante qu’il pouvait avoir de s’exposer à la commission d’une prise illégale d’intérêts en ordonnant les enquêtes administratives litigieuses»5 et de conclure au « défaut de caractérisation de l’élément intentionnel des délits de prise illégale d’intérêts »6 .
Mais, plus encore que la relaxe finale, c’est l’existence même de ce procès et le contenu des débats qui restent contestables. Le procès Dupond-Moretti semble en effet pécher par son iniquité. L’affaire est en effet née de l’activisme de syndicats dont les motivations corporatistes et le rejet du ministre apparaissent clairement. Jusqu’au procès, l’accusation est portée par le procureur général près la Cour de cassation dont l’attitude est marquée du sceau de l’ambiguïté. Comment peut-on espérer que la justice soit rendue de manière impartiale et sereine dans un tel contexte ? Face à cette situation délétère, les juges parlementaires, très majoritaires au sein de la formation de jugement de la CJR, ont préféré sacrifier la rigueur juridique à la nécessité de clore, par une relaxe, un psychodrame consternant.
De plus, la relative technicité de la décision traduit mal le contenu des débats devant la CJR. Les audiences auxquelles nous avons pu assister montraient bien combien la mise en œuvre de ce délit de prise illégale d’intérêts, aussi extensif que mal défini par l’article 432-12 du code pénal, aboutissait à questionner l’attitude du ministre dans son ensemble, de la pertinence de ses décisions à la gestion de son conflit d’intérêts. Il s’agissait bien pour la Cour d’apprécier si le ministre s’était bien ou mal comporté. Celle-ci se faisait juge non seulement de l’opportunité de la décision ministérielle – fallait-il ou non faire procéder aux enquêtes litigieuses ? – mais aussi de la diligence avec laquelle le ministre avait fait cesser le conflit d’intérêts via l’adoption des décrets de déport. C’est donc le comportement du ministre dans son ensemble qui était saisi. Or, dans une perspective de séparation des pouvoirs, on peut se demander au nom de quoi des juges – fussent-ils majoritairement parlementaires – seraient en droit de se prononcer ainsi sur la rectitude de l’action ministérielle.
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Après trois décennies d’existence, la Cour de justice de la République peine donc toujours à convaincre. Son fonctionnement hybride, mêlant magistrats et parlementaires, entretient un malaise persistant quant à son impartialité et son efficacité. Dernière affaire en date, celle d’Eric Dupond-Moretti illustre à quel point cette juridiction, loin d’apaiser les tensions entre justice et politique, tend au contraire à les exacerber. Face aux critiques récurrentes et aux risques de dérives, la question de sa suppression reste d’actualité. Toutefois, en l’absence d’un consensus politique suffisant pour procéder à une révision de la Constitution, la CJR demeure une anomalie institutionnelle dont la remise en cause semble aussi inévitable que perpétuellement ajournée.
1 Voir par exemple O. Duhamel, G. Vedel, « Le pénal et le politique », Le Monde, 3 mars 1999, tribune dans laquelle les auteurs soulignent qu’« une juridiction politique, même mâtinée de magistrats, ne produira jamais des jugements parfaitement acceptés. Le soupçon de partialité pèsera toujours sur elle »
2 Voir par exemple AN, doc. parl. n°816, enregistré à la présidence de l’Assemblée nationale le 14 mars 2013.
3 Jean Foyer, Cour de justice de la République : Rép. pén. Dalloz, 1999, n° 24
4 L. O. sur la C. J. R. du 23 novembre 1993, art. 8.
5 P.-O. Caille, Cour de Justice de la République, Jurisclasseur administratif, Fasc 40, 31 mars 2011, n°22.
6 Qu’il nous soit permis de renvoyer notamment à notre ouvrage, Juger les politiques : la Cour de justice de la République, Dalloz, coll. Droit politique, 2017
7 Sur cette affaire, voir notamment les divers billets publiés sur le blog de Jus politicum : le nôtre, « Christine Lagarde devant la Cour de Justice de la République : les leçons de la dernière audience » du 19 décembre 2016, mais aussi le double billet d’O. Beaud « Le procès Lagarde au miroir du procès du sang contaminé », 20 et 21 décembre 2016.
8 Voir nos billets des 17 et 19 avril 2021 sur le blog de Jus politicum, « Retour sur la décision de la CJR Balladur/Léotard du 4 mars 2021 ».
9 Voir notamment notre article « Quand le principe d’indivisibilité des procédures cède le pas à un privilège de juridiction : à propos de l’arrêt Balladur/ Léotard rendu par la CJR le 4 mars 2021 », JCP G, 29 mars 2021.
10 Pour une critique historique et conceptuelle d’une telle perspective, voir not. O. Beaud, Le sang contaminé, PUF. Coll. Béhémoth, 1999, p. 105-119 et, du même auteur, « Le traitement constitutionnel de l’affaire du sang contaminé. Réflexions critiques sur la criminalisation de la responsabilité des ministres et sur la criminalisation du droit constitutionnel », RDP, juill. Aout 1997, en particulier p. 1012.
11 Selon les termes du procureur de Paris Rémy Heitz, s’exprimant devant l’Agence France-Presse le 9 juin 2020.
12 Mission d’information sénatoriale précitée p. 61
13 Voir en ce sens, idem, p. 76.
14 « Gestion du Covid-19 : perquisitions aux domiciles d’Edouard Philippe, Olivier Véran, Agnès Buzyn et Jérôme Salomon », Le Monde, 15 octobre 2020.
15 Délit prévu et réprimé à l’article 223-7 du code pénal.
16 Délit prévu et réprimé par les articles 223-1 et suivants du code pénal.
17 Cass. Ass., 20 janvier 2023 n° 22-82.535.
18 « Covid-19 : le bras de fer inédit entre Agnès Buzyn et les juges de la Cour de justice de la République », Le Monde, 9 mai 2023.
19 Sur ce dénouement, qu’il nous soit permis de renvoyer à notre tribune : «La crise du Covid-19 aura été l’occasion d’une massification préoccupante des plaintes à l’encontre des décideurs publics », Le Monde, 8 janvier 2025.
20 C. J. R., 9 mars 1999, Fabius, Dufoix, Hervé.
21 Pour une analyse des termes de l’arrêt, cf. C. Guérin-Bargues, op. cit., p. 38.
22 G. Gudicelli-Delage, « La Justice du politique », Justices, n°3, 1996, p.120.
23 CJR, Dupond-Moretti, 29 nov. 2023. La décision, au § 62 fait état des dénégations de François Molins qui à l’audience affirma « avoir été uniquement consulté sur la possibilité, en l’état de l’enquête de fonctionnement, de saisir le CSM ». Cette vision a minima de son intervention est en partie contredite par ses mémoires dans lesquelles il précise avoir appelé le 16 septembre 2020 Véronique Malbec « pour lui dire qu’au vu du contenu du rapport de contrôle de fonctionnement (…), le CSM ne peut valablement être saisi en l’état, et que s’ils veulent engager des poursuites disciplinaires, ils devront nécessairement passer par une enquête administrative. » Cf. Fr. Molins, Au nom du peuple français, Flammarion, 2024, p. 293-294. Pour plus de détail sur l’attitude ambiguë de l’intéressé, nous prenons la liberté de renvoyer à notre article « Rompre avec le pénal et revenir au politique : vers la mise en place d’une responsabilité individuelle des ministres ? », Questions constitutionnelles, (revue en ligne), juin 2024 et à notre analyse de la décision de la CJR sur le blog de Jus Politicum: « Le procès d’Eric Dupont-Moretti devant la CJR : beaucoup de bruit pour rien », 8 décembre 2023.
24 Fr. Molins, Au nom du peuple français, Flammarion, 2024, p. 304.
25 Idem, p. 311.
26 D. Rebut, « Les conflits d’intérêts et le droit pénal », Pouvoirs 2013, n°147, p. 128.
27 M. Seconds, « Le déni d’une intention par l’arrêt du 29 novembre 2023 de la CJR ou l’art de noyer l’intention », JCP G., 12 fév. 2024, n°6, p. 267.