Les propositions de révision de la Charte de l’environnement à la lumière de la doctrine du Comité Veil [article]
La solennité de la Charte de l’environnement semble, bientôt dix ans après sa promulgation, s’être estompée à en juger les récentes propositions de révision constitutionnelle dont elle fait l’objet. Se concentrant principalement sur son article 5, elles constituent l’aboutissement de la contestation constante et croissante du principe de précaution : elles visent, soit à le déconstitutionnaliser, soit à l’équilibrer par l’introduction dans la Constitution d’un principe d’innovation, soit à confier la définition des conditions de son application au législateur. Or, une telle révision constitutionnelle n’apparaît pas la bienvenue au regard de la doctrine du Comité Veil élaborée, en 2008, à l’occasion de la réflexion engagée sur la redécouverte du Préambule de la Constitution de 1958, c’est-à-dire à l’idée que ce comité se fait « de la fonction du pouvoir constituant en matière de droits fondamentaux ».
Florian Savonitto est Maître de conférences à l’Université de Bordeaux (CERCCLE)
Dix ans quasiment après sa promulgation, la Charte de l’environnement n’a décidément pas épuisé son lot de surprises 1 Déjà, son adoption le 1er mars 2005 à l’initiative du Président de la République Jacques Chirac en était une 2, quand bien même était ancienne l’idée d’insérer l’environnement dans le corpus constitutionnel français 3. En était une autre, son application immédiate par les juridictions constitutionnelles 4, administratives 5 et pénales 6 comparé au sort contentieux des autres déclarations de droit françaises auxquelles le Préambule de la Constitution de 1958 renvoie, c’est-à-dire la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et le Préambule de la Constitution de 1946. En constitue encore une, la situation selon laquelle la nature de certaines dispositions de la Charte reste indéterminée, plus de 9 ans pourtant après la promulgation d’un texte composé seulement de 10 articles précédés d’un Préambule de 7 alinéas.
Aujourd’hui, la Charte de l’environnement surprend par les propositions de révision dont elle fait l’objet. Et elles surprennent à plus d’un titre : premièrement, des propositions de lois constitutionnelles tendant à réviser la Charte émanent autant de députés que de sénateurs ; deuxièmement, ces propositions ont toutes été déposées récemment, alors que, depuis ses débuts, les parlementaires n’avaient manifesté auparavant aucune velléité de changement à son encontre ; troisièmement, elles visent essentiellement toutes la même disposition de la Charte, à savoir le principe de précaution : certaines veulent le déconstitutionnaliser 7, quand d’autres prévoient d’en préciser la portée en confiant aux parlementaires le soin de définir ses conditions d’application 8 ou de l’équilibrer par l’ajout dans la Charte d’un nouveau principe, le principe d’innovation -dont le terme n’est pourtant pas absent du texte- afin de compenser les excès dont le principe de précaution serait à l’origine 9. Or, il est surprenant que ce principe soit au cœur de toutes les contestations : d’une part, il a concentré toute l’attention des parlementaires lors des débats constituants de la Charte en 2004 ; d’autre part, ce sont les parlementaires eux-mêmes qui ont inscrit ce principe dans le marbre constitutionnel alors que la Commission Coppens à l’origine de la procédure constituante s’y était refusé, justement faute de consensus 10; enfin, ce principe, dont la définition des conditions et des limites n’a pas été renvoyée au législateur contrairement à d’autres droits et libertés énoncés dans la Charte, a bénéficié d’une formulation précise 11.
Pour autant, si la contestation parlementaire du principe de précaution marque l’étonnement à l’aune des débats constituants, ce n’est qu’une demi-surprise au regard des rapports dont il a fait depuis l’objet. Selon le rapport de la commission pour la libération de la croissance française dirigée par Jacques Attali, la constitutionnalisation de ce principe aurait figé la réalité et constituerait un obstacle à la croissance, ce qui préconise -sinon de l’abroger- au moins d’en préciser la portée par une révision 12. De même, le Pacte pour la compétitivité de l’industrie 13 rédigé par Louis Gallois et le livre blanc Pour un Big-Bang économique fiscal et culturel 14 de la « Génération Entreprise-Entrepreneurs associés » mettent en cause les interprétations extensives, voire abusives, -sans dire lesquelles néanmoins- du principe de précaution qui conduiraient à empêcher le progrès technique et à paralyser la recherche. Aussi, le principe de précaution se trouve en creux critiqué lorsque la Commission Innovation 2030 « propose de reconnaître au plus haut niveau, l’existence d’un principe d’innovation » 15 afin de rééquilibrer ses effets ou lorsque l’Académie des sciences morales et politiques suggèrent que les droits et devoirs reconnus aux citoyens à l’égard de la protection de l’environnement et de sa préservation pour les générations futures s’exercent dans les conditions fixées par la loi 16. Enfin, à la suite d’un rapport d’information soulignant les questions entourant l’application du principe de précaution et les inquiétudes qu’il suscite 17, l’Assemblée nationale a adopté le 1er février 2012 une proposition de résolution visant à définir les lignes directrices relatives à la mise en œuvre du principe de précaution dans le but de préciser tant l’intention du législateur que du constituant et d’en retirer le monopole à la jurisprudence 18.
Les propositions récentes de lois constitutionnelles constituent donc l’aboutissement de la contestation constante et croissante du principe de précaution énoncé à l’article 5. La récurrence des critiques qu’il concentre ainsi que les interprétations excessives dont il serait l’objet justifieraient que la Charte soit révisée, à condition que les deux assemblées parlementaires se prononcent en ce sens ainsi que le peuple obligatoirement sollicité eu égard à l’auteur de l’initiative de la loi constitutionnelle 19. Or, cette révision constitutionnelle n’apparaît pas la bienvenue au regard de la doctrine du Comité Veil élaborée, en 2008, à l’occasion de la réflexion engagée sur la redécouverte du Préambule de la Constitution de 1958 20. Cette doctrine invite les parlementaires à mettre un terme à la procédure ouverte de révision de la Charte de l’environnement en raison de l’objet contestable sur lesquelles portent lesdites propositions parlementaires (I) et de leur utilité pour le moins discutable (II).
I. L’objet contestable des propositions de révision de la Charte de l’environnement
Le Comité de réflexion sur le Préambule de la Constitution -généralement dénommé Comité Veil du nom de celle qui le préside- s’est vu confier par le Président de la République de l’époque, Nicolas Sarkozy, la mission d’étudier « si et dans quelle mesure les droits fondamentaux reconnus par la Constitution doivent être complétés par des principes nouveaux » 21. Mais avant de livrer ses réponses, il s’est attaché à élaborer une doctrine relative à l’idée qu’il se fait « de la fonction du pouvoir constituant en matière de droits fondamentaux » 22. Ce préalable méthodologique l’a conduit à fixer quatre principes dont les premiers sont de « respecter l’héritage constitutionnel français » et d’« assurer l’intangibilité de l’œuvre constitutionnelle récente ». Or, la Charte de l’environnement n’a pas encore atteint les dix ans d’âge. De plus, elle est mentionnée dans le Préambule de la Constitution de 1958 aux côtés des autres déclarations de droits françaises. Dès lors, toute proposition tendant à la réviser constitue assurément -du fait de sa jeunesse- une correction de l’œuvre constitutionnelle récente (A) et -eu égard à sa situation dans le texte constitutionnel- une remise en cause de l’héritage constitutionnel français (B).
A. Une correction de l’œuvre constitutionnelle récente
Quand bien même la Constitution n’est plus « cette œuvre inscrite sur le bronze que, comme autrefois à Rome il suffirait d’admirer et de respecter » 23, la stabilité de la lettre demeure fondamentale. En effet, « l’instabilité de la Constitution est dommageable pour le maintien du constitutionnalisme » 24. Or, entre 1992 et 2008, le texte constitutionnel a connu 19 révisions, sachant que l’actuel Président de la République compte également la retoucher avant la fin de son mandat, ce qui amènerait à 25 le nombre total de révisions sous la Ve République. De plus, certaines sont conséquentes. Par exemple, celle du 23 juillet 2008 a modifié ou introduit pas moins de 47 articles 25. Une énième révision conduirait assurément à ajouter de l’instabilité à la Constitution.
Surtout, selon le Comité Veil, lorsqu’il s’agit « d’écarter une des normes ainsi constitutionnalisées, de la nuancer, de la compléter, voire de l’exprimer autrement, la réponse ne pouvait qu’être négative (…) l’expérience est trop récente pour qu’aucune leçon éventuellement corrective puisse en être tirée » 26. Bien que certains parlementaires se défendent d’accomplir une entreprise de correction 27, dès lors qu’il s’agit de déconstitutionnaliser le principe de précaution, de l’équilibrer, voire d’en confier la définition au législateur, lesdites propositions visent assurément à revenir sur l’œuvre confectionné par le constituant en 2004. Des parlementaires le reconnaissent clairement lorsqu’ils avouent, soit que le texte proposé procède à une « réécriture substantielle la Charte » 28 ou ce qu’elle produit « n’est pas parfait » 29, soit que « la suppression de l’effet direct du principe de précaution serait perçue comme une régression » 30. En outre, la constitutionnalisation de ce principe a largement fait débat 31 traduisant ainsi un véritable choix des parlementaires, d’autant plus que la Commission Coppens hésitait sur son introduction dans la Constitution. De plus, l’effet direct de l’article 5 résulte d’une volonté du constituant de 2005. Ce choix est attesté, a contrario, par les articles 3, 4 et 7 de la Charte qui renvoient à la loi, à savoir les devoirs de prévention des atteintes à l’environnement et de contribution à la réparation de ses dommages ainsi que les droits d’information et de participation du public en matière environnementale. Dès lors, corriger le choix délibéré des parlementaires moins de dix ans après sa réalisation aurait pour effet d’accentuer encore davantage l’instabilité dont la Constitution fait l’objet. D’ailleurs, ce n’est pas un cas isolé. Un projet de loi constitutionnelle relatif à la responsabilité juridictionnelle du Président de la République et des membres du Gouvernement 32 a été enregistré le 14 mars 2013 à l’Assemblée nationale, alors que le régime de responsabilité du chef de l’Etat fixé aux articles 67 et 68 de la Constitution –jamais appliqué faute de loi organique sur la procédure de destitution du Président- avait été refondu le 23 février 2007.
Le principe de précaution n’a d’ailleurs pas échappé à l’examen du Comité Veil. Il a ainsi explicitement renoncé à en préconiser une modification, tout comme les autres dispositions de la Charte de l’environnement, en raison de l’autorité juridique qu’elle revêt 33. En effet, ayant reconnue, en 2008, la valeur constitutionnelle de toutes les dispositions de la Charte, le Conseil d’Etat et le Conseil constitutionnel ont été jusqu’à préciser qu’elles « s’imposent aux pouvoirs publics et aux autorités administratives dans leur domaine de compétence respectif » 34. Il s’ensuit qu’il serait regrettable pour la lisibilité et la stabilité de l’œuvre constitutionnelle que les parlementaires cèdent à la mode tendant à la démolition de ce qu’ils avaient à peine érigé et que les mêmes maux qui affectent la loi touchent également la Constitution.
B. Une remise en cause de l’héritage constitutionnel français
Selon le Comité Veil, « en matière de droits fondamentaux, l’héritage constitutionnel français repose tout à la fois et indissolublement sur les textes fondateurs et sur la jurisprudence qui en est issue » 35. Par textes fondateurs, il entend la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, le Préambule de la Constitution de 1946 et la Charte de l’environnement entrée en vigueur en 2005. Autrement dit, l’héritage constitutionnel français est constitué de textes d’inspiration différente auxquels le Préambule de la Constitution de 1958 renvoie. En effet, le constituant de 1958 avait « délibérément choisi la voie de la sédimentation » 36 et « le pouvoir constituant, dans la période la plus récente, ne s’est pas départi de cette attitude respectueuse vis-à-vis du legs de 1789 et de 1946. La constitutionnalisation de la Charte de l’environnement en mars 2005 s’est opérée sous la forme de l’ajout pur et simple d’un nouvel étage à l’édifice constitutionnel, sans modification et a fortiori sans retranchement par rapport à l’existant » 37. Or, réviser la Charte de l’environnement ne peut aller sans affecter l’héritage constitutionnel français, d’autant qu’il s’agit ici non de l’enrichir mais de retrancher un de ses articles, ou sinon, d’en limiter les effets. Certes, aucune disposition constitutionnelle n’interdit au constituant de modifier la Charte de l’environnement. Hormis certaines limites temporelles énoncées de manière éparse dans la Constitution, le pouvoir constituant dérivé ne se voit opposer qu’une seule limite matérielle par l’article 89 : l’impossibilité de réviser la forme républicaine du Gouvernement. Modifier la Charte de l’environnement n’aurait assurément pas pour effet d’aller à l’encontre de cet interdit. Néanmoins, procéder à une telle révision irait nécessairement à l’encontre de la tradition historique de stratification des normes constitutionnelles de protection des droits fondamentaux.
Plus fondamentalement, la question est de savoir si les dispositions de la Charte de l’environnement sont des dispositions constitutionnelles comme les autres. Formellement, rien n’invite à les voir autrement dans la mesure où, en vertu du principe du parallélisme des compétences, ce que le pouvoir constituant dérivé peut faire, il peut aussi le défaire. D’autres, en revanche, considèrent que la Charte est « un objet juridique et constitutionnel assez mal identifié » 38 de « même nature que les deux déclarations des droits » 39 . Assurément, sa situation dans le texte constitutionnel aux côtés de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et du Préambule de la Constitution de 1946 rend ces trois déclarations de droits indissociables, quand bien même elle n’a pas l’ancienneté de ses homologues. Le Conseil d’Etat a reconnu ce lien -de manière plus explicite encore que le Conseil constitutionnel dans sa décision relative à la loi sur les organismes génétiquement modifiés 40 – lorsqu’il affirme que les dispositions de l’article 7 de la Charte, « comme l’ensemble des droits et devoirs définis dans la Charte de l’environnement, et à l’instar de toutes celles qui procèdent du Préambule de la Constitution, ont valeur constitutionnelle » 41. Dès lors, envisager la révision de la Charte de l’environnement revient à ouvrir la « boite de Pandore ». Dès lors que la déclaration de droits la plus récente sera modifiée, il n’y aura alors plus aucun obstacle, eu égard au précédent créé, à la modification des deux plus anciennes, celles de 1789 et de 1946, quand bien même cette éventualité demeure, pour l’instant, inimaginable 42. Il s’ensuit que si la procédure de révision va à son terme, saute alors le verrou politique –sinon psychologique- qui empêche toute modification des déclarations de droits auxquelles le Préambule de la Constitution renvoie. Est alors pleinement ouverte une remise en cause de l’héritage constitutionnel français.
II. L’utilité discutable des propositions de révision de la Charte de l’environnement
Quand bien même les parlementaires n’auraient aucune réticence à modifier l’un des textes constituant désormais l’héritage constitutionnel français, l’utilité des propositions avancées devraient les inviter à ne pas poursuivre plus loin la procédure de révision engagée. Encore une fois, la doctrine du Comité Veil est éclairante sur ce point. Il s’est fixé comme troisième principe de « ne suggérer d’enrichissement que s’il présente sans conteste un effet utile » 43. En premier lieu, les propositions ne constituent nullement un enrichissement. Même l’ajout du principe d’innovation ne peut être qualifié comme tel, sachant que son introduction vise à équilibrer le principe de précaution, c’est-à-dire ni plus ni moins à en limiter les effets. En second lieu, l’utilité d’une telle révision est fort discutable. Les parlementaires la justifient au regard des interprétations juridictionnelles excessives du principe de précaution. Or, la jurisprudence actuelle n’est pas aussi contraignante que les parlementaires et les rapports soigneusement choisis le certifient (A). De plus, les modifications annoncées sont, soit purement symboliques, soit susceptibles d’entrainer des effets collatéraux inattendus, peut-être même pervers 44, qui reviendraient à engendrer une situation pire que celle que les parlementaires entendent corriger (B).
A. Une utilité discutable au regard de la jurisprudence actuelle
Les parlementaires ne contestent pas tant l’existence du principe de précaution que l’application qui en est faite. En effet, supprimer l’article 5 de la Charte de l’environnement n’aurait pas pour effet d’éradiquer le principe de précaution du système juridique français dans la mesure où il serait toujours reconnu dans le code de l’environnement à l’article L.110-1 ainsi qu’en droit externe, plus particulièrement, à l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme relatif au droit au respect de la vie privée et familiale 45 et à l’article 191 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne 46. Les parlementaires concentrent donc leurs critiques sur les interprétations de l’article 5, estimant qu’elles sont excessives, voire abusives. Ainsi, les procédés envisagés, à savoir déconstitutionnaliser le principe ou attribuer à la loi la compétence d’en définir les conditions d’exercice, consistent à permettre au législateur de déterminer les conditions et les limites de l’application du principe de précaution. En conséquence, il s’agit pour le législateur de reprendre la main afin d’assouplir ses conditions d’exercice et d’ôter aux juges leur monopole d’interprétation de l’article 5, contre lequel, en l’état actuel du droit, les parlementaires sont démunis.
Toutefois, la démarche des parlementaires revêt une utilité à la condition que la jurisprudence constitutionnelle soit véritablement restrictive. A défaut, l’utilité d’une telle révision est discutable. Certes, de nombreux rapports contestent son application. Mais certains se contentent de le mettre en question sans pour autant y être hostile et démontrer l’inutilité de sa constitutionnalisation 47. D’autres en revanche, admettent « une application mesurée, circonscrite et raisonnable » 48 de l’article 5. Déjà, l’absence de consensus -qui était pourtant l’une des conditions posées par le Président Nicolas Sarkozy au Comité Veil dans la lettre de mission adressée le 9 avril 2008 à sa présidente 49 – devrait inciter à mettre un terme à la procédure de révision.
Surtout, l’analyse de la jurisprudence ne démontre pas l’existence d’interprétations excessives. Si du fait de sa constitutionnalisation le juge administratif a étendu son champ d’application à des domaines autres que le droit de l’environnement, l’intensité de son contrôle se restreint à l’erreur manifeste d’appréciation. Ainsi, le Conseil d’Etat admet qu’il lui appartient « de vérifier que l’application du principe de précaution est justifiée, puis de s’assurer de la réalité des procédures d’évaluation du risque mises en œuvre et de l’absence d’erreur manifeste d’appréciation dans le choix des mesures de précaution » 50. Pourtant, l’opportunité lui a été offerte d’en retenir une interprétation rigoureuse. Or, le juge administratif a préféré écarter toute application du principe de précaution dès lors que sont absents des éléments scientifiques sérieux de nature à montrer l’existence d’un risque potentiel 51. Cette jurisprudence mesurée est corroborée par le peu d’annulation prononcée par le juge administratif 52.
La jurisprudence du Conseil constitutionnel n’apparaît pas non plus excessive, bien au contraire. D’une part, le principe de précaution est à l’origine d’un contentieux fort réduit 53 et rares sont les décisions où il a été opposé à une disposition législative. D’autre part, aucune déclaration d’inconstitutionnalité n’a été actuellement prononcée sur ce fondement. En outre, un doute demeure encore -à la suite de la décision du 11 octobre 2013 54 – sur son invocabilité dans le cadre de la question prioritaire de constitutionnalité. Malgré les opportunités offertes, le juge constitutionnel ne s’empresse pas -voire retarde- d’affirmer qu’il appartient à la catégorie des droits et libertés que la Constitution garantit et de faire « jouer » ses effets dans le cadre du contrôle a posteriori. Ce constat incline davantage à conclure que le principe de précaution fait l’objet d’une jurisprudence timorée. Surtout, s’il s’agit pour les parlementaires de lever les obstacles posés par la Charte de l’environnement, l’article 7 aurait plus lieu d’être visé que l’article 5 dans la mesure où il constitue actuellement le fondement de l’essentiel des déclarations d’inconstitutionnalité 55.
En définitive, l’utilité des propositions de révision est fortement discutable au regard de la jurisprudence relative à l’article 5 de la Charte de l’environnement. De plus, aucune preuve n’est rapportée que l’interprétation de ce principe est « à l’origine d’un blocage réel des activités des entreprises, une cause de délocalisation, à l’origine de l’arrêt de nombreux programmes de recherche ou qu’il mettrait en péril la compétitivité des entreprises » 56. Une autre justification, plus plausible, a été avancée. L’interprétation excessive du principe de précaution ne serait pas issue des juges mais de l’opinion publique 57. Si cette justification s’avère celle qui motive réellement les velléités de changement des parlementaires, alors la révision de la Constitution n’en est pas la solution.
B. Une utilité discutable au regard des modifications annoncées
Les modifications annoncées dans les propositions de loi constitutionnelle visent à rendre moins contraignante l’application du principe de précaution qui, selon les parlementaires, aurait pour effet de restreindre ou d’entraver certaines recherches scientifiques et d’être un frein à la croissance. Leur démarche peut se résumer au slogan suivant : « Oui donc au principe de précaution, mais non à sa consécration constitutionnelle, car empêcher ne doit pas être plus facile que progresser » 58.
Or, tout d’abord, les procédés prévus ne vont pas nécessairement rendre moins contraignante l’application du principe de précaution. Premièrement, supprimer ce principe de la Charte de l’environnement ne fera pas disparaître le principe de précaution de l’ordre juridique français. Deuxièmement, confier à la loi la définition de ses conditions d’exercice ne signifie pas pour autant que la jurisprudence constitutionnelle ne constituera plus un obstacle pour le législateur. La jurisprudence exigeante de l’article 7 de la Charte de l’environnement le confirme alors qu’il renvoie à la loi la définition des conditions et limites des droits d’information et de participation du public en matière environnementale. L’obstacle du juge constitutionnel n’est donc pas levé malgré l’absence d’effet direct du droit ou du principe en question. Troisièmement, modifier la Charte de l’environnement pour exprimer plus clairement que le principe de précaution est aussi un principe d’innovation n’aurait qu’ « un impact juridique très limité » 59, voire nul, dans la mesure où, tel qu’il est aujourd’hui interprété, il n’entrave ni la recherche scientifique ni l’innovation technologique. Le rôle de l’innovation et la recherche est d’ailleurs pris en compte par la Charte de l’environnement en son article 9, de telle sorte que l’inclusion d’une telle précision paraîtrait redondante.
Ensuite, les modifications annoncées seront source de difficultés futures. Premièrement, la référence au principe d’innovation dans la Charte de l’environnement pourrait en constituer une d’après les mises en garde du Comité Veil. En effet, si elle revêt une portée juridique limitée, cette référence présenterait, en revanche, « d’importantes vertus pédagogiques et symboliques afin de mieux faire comprendre la portée réelle » 60 du principe de précaution. Or, le Comité Veil s’est refusé d’inscrire des dispositions de portée purement symbolique. En ce domaine, la prudence doit être de mise car, comme en témoigne la Ve République, « aucune affirmation nouvelle, dans le texte du Préambule, n’est susceptible de posséder ou de conserver une valeur symbolique. L’écriture constitutionnelle est forcément normative, à un moment ou un autre, d’une manière ou d’une autre, et il n’est pas possible qu’il en aille autrement » 61. En d’autres termes, prétendre qu’une disposition est seulement symbolique, c’est déjà, au regard de la doctrine du Comité Veil, faire une erreur d’appréciation sur les effets potentiels qu’elle est susceptible d’engendrer. De plus, s’il faut conserver à l’intervention du pouvoir constituant sa valeur d’ultime recours 62, cette exigence n’est pas atteinte en érigeant des dispositions de cette nature au rang constitutionnel.
Deuxièmement, lors des débats parlementaires, certains sénateurs ont été jusqu’à soutenir l’idée -à laquelle la Secrétaire d’Etat n’était pas opposée- d’insérer dans la Constitution un article 34-2 dont l’objet serait de renvoyer à une loi organique la détermination des conditions d’application du principe de précaution 63. Or, cette proposition est néfaste à plus d’un titre 64 : d’une part, l’article 5 de la Charte serait rendu inapplicable le temps de la discussion de ce texte d’application. Cet aspect n’est pas à négliger au regard tant de la promulgation tardive –le 6 décembre 2013- de la loi organique relative à l’application de l’article 11 révisé pourtant en 2008, que de la discussion toujours en cours de la loi organique fixant les conditions d’application de l’article 68 modifié en 2007 ; d’autre part, elle créerait une dichotomie entre les dispositions environnementales qui renvoient à une loi ordinaire et l’article 5 qui exigerait une loi organique. Une telle distinction aurait pour effet d’insinuer la prévalence du principe de précaution sur les autres droits, devoirs et principes de la Charte. En outre, par ce biais, l’intelligibilité du texte constitutionnel s’en trouvera affectée en raison de la disjonction entre la Constitution et la Charte de l’environnement. Il s’ensuit qu’un tel procédé est non seulement inutile, mais également néfaste.
Enfin, des parlementaires ont proposé d’ajouter que les mesures provisoires et proportionnées adoptées afin de parer à la réalisation du dommage soient désormais prises « à un cout économiquement acceptables » 65. Une telle modification aurait l’avantage de faire converger, en partie, les formulations du principe de précaution retenues à l’article 5 de la Charte et à l’article L.110-1 du code de l’environnement. L’inconvénient est qu’il s’agit de conformer la Constitution au code de l’environnement et non l’inverse, ce qui va radicalement à l’encontre de la logique du constitutionnalisme, d’autant que cette disposition législative est restée inchangée malgré l’entrée en vigueur de la Charte.
En définitive, les propositions de révision du principe de précaution énoncé à l’article 5 de la Charte de l’environnement vérifient le constat dressé par le Comité Veil selon lequel « le vice principal de l’arsenal constitutionnel des droits fondamentaux n’est pas d’être insuffisant, mais d’être méconnu » 66. Il s’ensuit que devant ce principe « mal compris par l’opinion publique » 67, la solution ne demeure pas la modification de la Constitution, d’autant moins lorsqu’il s’agit de réviser un texte constitutif de l’héritage constitutionnel français résolument tourné vers les générations futures.
Notes:
- HEDARY D., « Les surprises de la Charte de l’environnement », Droit de l’environnement, 2009, n°175, p. 3 ; COHENDET M.-A, « La Charte et le Conseil constitutionnel : point de vue », RJE, 2005, n° spécial, p. 107 ↩
- PRIEUR M., « Promesses et réalisations de la Charte de l’environnement », NCCC, 2012, n°43, p. 5 ↩
- PRIEUR M., « La constitutionnalisation du droit de l’environnement », in Cinquantième anniversaire de la Constitution française, MATHIEU B. (dir.), Dalloz, 2008, p. 489 ↩
- CC n° 2005-31 REF, 24 mars 2005, Rec. p. 56 ; CC n°2005-516 DC, 7 juill. 2005, Rec. p. 102 ↩
- TA Chalons-en-Champagne, ordo. 29 avril 2005 ; CE, 6 avril 2006, Ligue pour la protection des oiseaux, n°283103 ; CE, 13 juin 2006, Association FNE, n°293764 ; CE, 19 juin 2006, Association eaux et rivières de Bretagne, n°282456 ↩
- Tribunal correctionnel d’Orléans, 9 déc. 2005, note J.-Ph. Feldman, Rec. Dalloz, 2006, p. 814 ↩
- Proposition de loi constitutionnelle visant à ôter au principe de précaution sa portée constitutionnelle, Assemblée nationale, n°1242, 10 juillet 2013 ; Proposition de loi constitutionnelle visant à retirer le principe de précaution du bloc de constitutionnalité, Assemblée nationale, n°2033, 13 juin 2014 ↩
- Proposition de loi constitutionnelle visant à modifier la Charte de l’environnement pour préciser la portée du principe de précaution, Sénat, n°125, 27 mai 2014 ↩
- Proposition de loi constitutionnelle visant à équilibrer le principe de précaution avec le principe d’innovation, Assemblée nationale, n°1580, 26 novembre 2013 ; Proposition de loi constitutionnelle visant à modifier la Charte de l’environnement pour exprimer clairement que le principe de précaution est aussi un principe d’innovation, Sénat, n°183, 3 décembre 2013 ↩
- Voir les deux variantes proposées, l’une évoquant le « principe de précaution » et l’autre ne faisant référence qu’à la « précaution » in Yves Coppens, Rapport de la Commission de préparation de la Charte de l’environnement, Ministère de l’écologie et du développement durable, 2005, p. 38 et s. ↩
- PRIEUR M., « Promesses et réalisations de la Charte de l’environnement », art. cit., p. 13 ↩
- Jacques Attali, Rapport de la Commission pour la libération de la croissance française : 300 décisions pour changer la France, La documentation française, 2008, p. 91-92 ↩
- Louis Gallois, Pacte pour la compétitivité de l’industrie française, La documentation française, 2012, p. 39 ↩
- GEEA, Pour un Big-Bang économique, fiscal et culturel, 2013, http://www.generation-entreprise.fr/spip.php?article46 ↩
- Anne Lauvergeon, Un principe et sept ambitions pour l’innovation, La documentation française, 2013, p. 14 ↩
- Avis de l’Académie sur le projet de loi constitutionnelle concernant la Charte de l’Environnement, http://www.asmp.fr/travaux/avis_charte.htm ↩
- Alain Gest et Philippe Tourtelier, Evaluation de la mise en œuvre de l’article 5 de la Charte de l’environnement relatif à l’application du principe de précaution, Rapport d’information, Assemblée nationale, n°2719, 8 juillet 2010 ↩
- Alain Gest et Philippe Tourtelier, Proposition de résolution sur la mise en œuvre du principe de précaution, Assemblée nationale, n°4008, 25 novembre 2001 ↩
- En vertu de l’article 89 de la Constitution, seuls les projets de révision constitutionnelle peuvent donner lieu, si le Président de la République le décide après leur adoption en termes identiques par les deux assemblées, à une approbation par le Congrès. Quant aux propositions de révision constitutionnelle, elles sont soumises obligatoirement, non au Congrès, mais à l’approbation définitive par référendum ↩
- Simone Veil, Redécouvrir le Préambule de la Constitution, La documentation française, 2008, p. 18 et s. ↩
- Article 1er du Décret n°2008-328 du 9 avril 2008 portant création d’un comité de réflexion sur le Préambule de la Constitution ↩
- Simone Veil, Redécouvrir le Préambule de la Constitution, op. cit., p. 21 ↩
- LAVROFF D. G., « De l’abus des réformes : réflexions sur le révisionnisme constitutionnel », RFDC, 2008, n°5, p. 57 ↩
- Ibid., p. 58 ↩
- MONTALIVET P., « La dégradation de la qualité de la norme constitutionnelle sous la Ve République », RDP, 2012, n°4, p. 925 ↩
- Simone Veil, Redécouvrir le Préambule de la Constitution, op. cit., p. 26 ↩
- « L’amendement n°3 de M. Détraigne (…) n’a pas pour objectif de restreindre la portée du principe de précaution, mais de préciser à des fins pédagogiques qu’il ne fait pas obstacle à la recherche scientifique », Patrice Gélard, Compte rendu des débats de la commission des lois, 27 mai 2014, Sénat ↩
- Michel Teston, Séance du 27 mai 2014 (compte rendu intégral des débats), Sénat ↩
- Yves Détraigne, Comptes rendus de la commission des lois, 21 mai 2014, Sénat ↩
- Patrice Gélard, Compte rendu des débats de la commission des lois, 27 mai 2014, Sénat ↩
- Jean Bizet, Avis visant à modifier la Charte de l’environnement pour exprimer plus clairement que le principe de précaution est aussi un principe d’innovation, Sénat, n°532, 14 mai 2014, p. 13 ↩
- Projet de loi constitutionnelle relatif à la responsabilité juridictionnelle du Président de la République et des membres du Gouvernement, Assemblée nationale, n°816, 14 mars 2013 ↩
- Simone Veil, Redécouvrir le Préambule de la Constitution, op. cit., p. 27 et 28 ↩
- CE, Ass., 3 octobre 2008, Commune d’Annecy, n°297931 ; CC n°2008-564 DC, 19 juin 2008, Rec. p. 313 ↩
- Simone Veil, Redécouvrir le Préambule de la Constitution, op. cit., p. 21 ↩
- Ibid., p. 11 ↩
- Ibid., p. 26 ↩
- Jean-Jacques Hyest, Séance du 27 mai 2014 (compte rendu intégral des débats), Sénat ↩
- Alain Richard, Comptes rendus de la commission des lois, 21 mai 2014, Sénat ↩
- CC n°2008-564 DC, 19 juin 2008, Rec. p. 313 ↩
- CE, Ass., 3 octobre 2008, Commune d’Annecy, n°297931 ↩
- « D’un point de vue sociologique ou historique, la déclaration de 1789 constitue un acquis irréversible dans l’esprit du peuple français (…) Pour les Français, la déclaration de 1789 est un trésor intangible. Cela interdit de lui retrancher quoi que ce soit », VEDEL G., La déclaration des droits et la jurisprudence, PUF, 1989, p. 72 ↩
- Simone Veil, Redécouvrir le Préambule de la Constitution, op. cit., p. 27 ↩
- Ibid., p. 29 ↩
- Cour EDH, Tatar c/ Roumanie, 27 janvier 2009, n°67021/01 ; Cour EDH, Bacilia c/ Roumanie, 30 mars 2010, n°19234/04 ↩
- « La politique de l’Union dans le domaine de l’environnement (…) est fondée sur les principes de précaution et d’action préventive, sur le principe de la correction, par priorité à la source, des atteintes à l’environnement et sur le principe du pollueur-payeur » ↩
- Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, Rapport sur « Le principe de précaution : bilan de son application quatre ans après sa constitutionnalisation, Sénat, 8 octobre 2009, n°25, Assemblée nationale, 9 octobre 2009, n°1964 ; pour plus de détails, voir PRIEUR M., « Promesses et réalisations de la Charte de l’environnement », art . cit. p. 13 ↩
- Patrice Gélard, Rapport visant à modifier la Charte de l’environnement pour exprimer plus clairement que le principe est aussi un principe d’innovation, Sénat, n°547, 21 mai 2014, p. 19 ↩
- Reproduit in Simone Veil, Redécouvrir le Préambule de la Constitution, op. cit., p. 106 ↩
- CE, 12 avril 2013, Association Coordination interrégionale Stop THT, n°342409 ↩
- CE, 30 janvier 2012, Société Orange, n°344992 ↩
- Par exemple, CE, 1er août 2013, Association générale des producteurs de maïs et autres, n°358103, 358615, 359078 ↩
- CC 2001-446 DC, 27 juin 2001, Rec. p. 74 ; CC 2008-564 DC, 19 juin 2008, Rec. p. 313 ; CC 2013-346 QPC, 11 octobre 2013, J.O. p. 16905 ; CC 2014-694 DC, 28 mai 2014, J.O. p. 9208 ↩
- CC 2013-346 QPC, 11 octobre 2013, J.O. p. 16905 ↩
- CC 2011-183/184 QPC, 14 octobre 2011, Rec. p. 508 ; CC 2012-262 QPC, 13 juillet 2012, Rec. p. 326 ; CC 2012-269 QPC, 27 juillet 2012, Rec. p. 445 ; CC 2012-270 QPC, 27 juillet 2012, Rec. p. 449 ; CC 2012-283 QPC, 23 novembre 2012, Rec. p. 605 ; CC 2012-282 QPC, 23 novembre 2012, Rec. p. 596 ↩
- PRIEUR M., « Promesses et réalisations de la Charte de l’environnement », art . cit., p. 14 ↩
- Patrice Gélard, Rapport visant à modifier la Charte de l’environnement pour exprimer plus clairement que le principe est aussi un principe d’innovation, op. cit., p. 19 ↩
- Proposition de loi constitutionnelle visant à ôter au principe de précaution sa portée constitutionnelle, op. cit ↩
- Patrice Gélard, Rapport visant à modifier la Charte de l’environnement pour exprimer plus clairement que le principe est aussi un principe d’innovation, op. cit., p. 23 ↩
- Ibid., p. 23 ↩
- Simone Veil, Redécouvrir le Préambule de la Constitution, op. cit., p. 28 ↩
- Ibid., p. 34 ↩
- Amendement n°1 présenté par Jean-Pierre Sueur et les membres du groupe socialiste et apparentés, Séance du 27 mai 2014 (compte rendu intégral des débats), Sénat ↩
- Sur ce point : Patrice Gélard, Séance du 27 mai 2014 (compte rendu intégral des débats), Sénat ↩
- Proposition de loi constitutionnelle visant à modifier la Charte de l’environnement pour préciser la portée du principe de précaution, op. cit. ↩
- Simone Veil, Redécouvrir le Préambule de la Constitution, op. cit., p. 98 ↩
- Patrice Gélard, Rapport visant à modifier la Charte de l’environnement pour exprimer plus clairement que le principe est aussi un principe d’innovation, op. cit., p. 5 ↩