Lutter contre les fausses informations : le problème préliminaire de la définition
Aucune réflexion juridique ou politique sur la lutte contre les fausses informations ne peut se passer d’une définition suffisamment précise de ce phénomène. Les travaux du parlement français ne sont pour l’instant guère satisfaisants à cet égard, mais ils peuvent servir de base à la recherche d’une meilleure définition*.
Thomas Hochmann, Professeur à l’Université de Reims Champagne-Ardenne, Centre de Recherche Droit et Territoire
Après que le président Macron en a exprimé le souhait lors de ses vœux à la presse[1], plusieurs députés ont déposé une proposition de loi « relative à la lutte contre les fausses informations », ultérieurement rebaptisée en loi « relative à la lutte contre la manipulation de l’information ». Adoptée par l’Assemblée nationale le 3 juillet 2018, la proposition de loi a été repoussée par le Sénat à la fin du même mois, entraînant la convocation d’une commission mixte paritaire.
Le texte contient diverses mesures. Il impose notamment certaines obligations de transparence aux plateformes en ligne, attribue de nouveaux pouvoirs au Conseil Supérieur de l’Audiovisuel, et prévoit de renforcer « l’éducation aux médias et à l’information ». En outre, il crée un nouveau recours, utilisable pendant les trois mois qui précèdent une élection nationale, qui permettrait de demander au juge des référés de faire cesser la diffusion de fausses informations sur Internet. C’est essentiellement sur ce dernier outil que se sont concentrées les critiques lors des débats parlementaires, et c’est sur lui que porte la présente réflexion.
En dehors des questions relatives à son organisation procédurale et aux difficultés d’ordre technique que poserait son application, ce recours peut soulever des interrogations quant à sa conformité à la Constitution ainsi qu’à la Convention européenne des droits de l’homme. Plus largement, son opportunité même mérite sans doute d’être discutée. Toutefois, de telles réflexions ne peuvent être menées utilement que sur le fondement d’une définition suffisamment précise[2]. Les fake news ne sont qu’un type de fausse affirmation, leur encadrement est plus spécifique que le problème général de la vérité dans les campagnes électorales. Toute réflexion juridique ou politique sur la réglementation des fausses informations doit donc commencer par délimiter le phénomène concerné.
À cet égard, les travaux du parlement français ne sont pour l’instant guère satisfaisants. À l’origine, la proposition de loi ne contenait aucune définition. La commission des lois décida ultérieurement de décrire une fausse information comme « toute allégation ou imputation d’un fait dépourvue d’éléments vérifiables de nature à la rendre vraisemblable »[3]. Cette définition fut abandonnée en séance publique et remplacée par la formule suivante : « Toute allégation ou imputation d’un fait inexacte ou trompeuse constitue une fausse information ».
À cette définition générale de la fausse information, la proposition de loi adoptée par l’Assemblée nationale ajoute plusieurs éléments supplémentaires qui devront être établis pour que le juge intervienne : la fausse information doit être « de nature à altérer la sincérité du scrutin », et sa propagation sur internet doit être « délibérée » et intervenir « de manière artificielle ou automatisée et massive »[4].
Cette définition est susceptible d’évoluer au fil des débats parlementaires, mais elle peut servir de point de départ à la recherche d’une meilleure description des fausses informations, laquelle est, répétons-le, une condition préalable nécessaire à toute réflexion juridique ou politique sur l’encadrement de ce phénomène. À l’état actuel, la définition porte sur le contenu des fausses informations (I), les conséquences de leur diffusion (II) et l’intention de leur propagateur (III). En affinant ces critères, on peut parvenir à une définition plus précise des fausses informations (IV).
I. Le contenu
Le contenu des fausses informations présente plusieurs caractéristiques.
A. Une fausse information factuelle
Une fausse information est d’abord une affirmation fausse. Ce critère doit apparaître explicitement dans toute définition des fake news. Il ne s’agit pas simplement d’une affirmation invérifiable ou invraisemblable, comme le prévoyait la première définition du parlement français[5]. Les termes « inexacte ou trompeuse », pour l’instant retenus par la proposition de loi, ne sont pas satisfaisants. La rapporteure de la commission des lois de l’Assemblée nationale, qui s’est inspirée du délit de diffusion de fausses informations en matière boursière[6], semble avoir pris trop au sérieux la métaphore américaine du « libre marché des idées »[7]. Les règles applicables aux marchés financiers ne sont pas forcément adaptées au débat démocratique. Ainsi, la conjonction « ou » indique qu’une affirmation exacte mais trompeuse pourrait constituer une « fausse information ». En outre, il faut sans doute préférer le terme de « faux » à celui d’« inexact », qui semble susceptible d’englober la moindre petite déviation par rapport à la vérité.
Le critère de la fausseté implique qu’une fausse information est forcément une affirmation factuelle. Les différentes conceptions du bien, les opinions, les jugements de valeur peuvent être absurdes ou détestables, mais ils ne peuvent être faux[8]. Dire que « la Creuse est un département tranquille où il fait bon vivre et passer ses vacances » n’est pas une affirmation factuelle[9].
Il en va de même des faits invérifiables. Ainsi, dans le monde réel, Lee Harvey Oswald a agi seul ou non, un autre individu a ou non tiré sur le président Kennedy. Mais il s’agit là, expliquait une juridiction américaine en 1995, d’« évènements qui ont résisté à une vérification objective depuis plus de trente ans ». Une affirmation défendant l’une ou l’autre thèse n’implique donc pas de de fait prouvable[10]. Les pronostics, les paris sur l’avenir relèvent de la même catégorie. Ainsi, « dire que le Brexit coûterait ceci ou cela », pour reprendre un exemple de Marine Le Pen[11], ne peut constituer une fausse information.
Dans le même ordre d’idée, les affirmations factuelles n’incluent pas les propos qui mêlent des aspects factuels et des appréciations subjectives de telle manière que les deux éléments ne peuvent être séparés sans fausser le sens de l’expression[12]. Cette précaution ne doit cependant pas être étendue à un point tel qu’elle supprimerait la notion même d’affirmation factuelle[13]. Une expression formulée sous la forme d’une opinion peut très bien contenir l’imputation d’un fait : « Si un locuteur dit « selon mon opinion John Jones est un menteur », il implique une connaissance de faits qui mènent à la conclusion que Jones a dit une contre-vérité. […] Se contenter de formuler de telles affirmations en des termes d’opinion ne fait pas disparaître ces implications »[14].
Pour déterminer le caractère factuel de l’affirmation, il convient donc de l’interpréter en tenant compte de son contexte. Les métaphores, les hyperboles et d’autres outils rhétoriques ne constituent pas des affirmations factuelles. Comme l’a exprimé une juridiction américaine, « la protection, par le premier amendement, du langage figuratif reflète la réalité selon laquelle l’exagération et le commentaire non-littéral sont devenus une partie intégrale de la communication sociale. Pour le meilleur ou pour le pire, notre société a depuis longtemps franchi l’étape durant laquelle l’emploi du mot « bâtard » aurait occasionné une enquête généalogique, ou le cri « espèce de porc ! » un examen du pedigree porcin »[15]. La Cour suprême américaine a souligné la nécessité de tenir compte de ce qu’elle appelle des « hyperboles rhétoriques ». Dans l’arrêt Greenbelt, elle examinait la condamnation en diffamation d’un journal local pour un article qui qualifiait les méthodes de négociation d’un promoteur immobilier de « chantage ». Selon la Cour, cette expression ne saurait être considérée comme une affirmation factuelle, car personne n’était susceptible de comprendre dans ces propos que l’individu était accusé d’avoir commis cette infraction. « Même le lecteur le plus inattentif doit avoir perçu que le mot n’était rien de plus qu’une hyperbole rhétorique, un qualificatif vigoureux utilisé par ceux qui considèrent que la position de négociation [du promoteur immobilier] est extrêmement irraisonnable »[16].
Plusieurs exemples sollicités lors du débat parlementaire pour dénoncer les dangers d’une loi contre les fausses informations ne constituent pas des affirmations factuelles, mais des opinions exprimées de manière imagée. Ainsi, l’affirmation de François Bayrou lors de la campagne du référendum sur le Traité établissant une Constitution européenne, selon laquelle, « si le non l’emporte, il pleuvra pendant plus de quarante jours »[17], ne peut être raisonnablement perçue comme une affirmation factuelle[18]. Lorsqu’une députée remarqua que « l’enfer est pavé de bonnes intentions », Jean-Luc Mélenchon qualifia ses propos de fake news[19]. Mais une telle expression ne constitue pas davantage une déclaration factuelle que l’affirmation selon laquelle tous les chemins mènent à Rome.
Le critère de la fausseté implique en outre que l’affirmation doit être sérieuse. Elle doit prétendre décrire des faits réels. Pour en juger, il convient toujours de se livrer à une interprétation raisonnable des propos litigieux dans leur contexte d’énonciation. Un site d’information parodique tel que le Gorafi ne publie pas de fausses informations, dès lors que ses publications ne sont pas susceptibles d’être raisonnablement interprétées comme des affirmations sérieuses relatives à des faits réels.
Enfin le critère de la fausseté implique bien sûr que l’affirmation doit sembler être prise à son compte par le locuteur. Un article qui cite une affirmation fausse pour la contredire ne peut évidemment être interprété comme endossant cette affirmation. De même, le fait « d’imaginer » ou de « supposer »[20] certains faits ne revient pas à les présenter comme vrais.
B. L’importance de la fausseté
Cet aspect de la fausse information est difficile à définir de manière précise, mais il n’en est pas moins essentiel. La fausseté ne doit pas porter sur un point mineur, mais sur une question suffisamment importante. Cet élément figurait par exemple dans une proposition de loi rejetée par le Congrès américain après le scandale du Watergate[21], et apparaît aux Etats-Unis en droit électoral[22], mais également en droit de la diffamation ou de la consommation[23].
Ainsi, l’affirmation que l’épouse d’un candidat a reçu une somme d’argent très importante pour écrire deux petits articles dans une revue dirigée par un riche ami de son mari porte sur un fait suffisamment important. Le fait qu’elle ait rédigé trois notes et non deux n’est en revanche pas pertinent.
Ce critère joue un double rôle. Il porte d’abord sur le degré d’écart par rapport à la réalité, mais il concerne aussi plus largement le thème auquel s’attache la fausseté. Dire d’un candidat né à Marseille qu’il a vu le jour à Lille ne semble pas suffisamment important. Mais, comme toujours, tout dépendra du contexte : si le candidat fonde sa campagne sur l’affirmation qu’il est, au contraire de ses adversaires, un « vrai marseillais », si ce thème semble jouer un rôle dans le choix des électeurs, alors cette fausseté peut s’avérer suffisamment importante.
La vérification de ce critère, il faut le souligner, doit être déconnectée de toute évaluation morale. Elle soulève en ce sens un problème bien connu en matière de diffamation. Un juge doit-il considérer qu’il est contraire à l’honneur et à la considération d’être qualifié d’homosexuel ou de juif ? Certains auteurs considèrent qu’une telle décision revient à « confirmer » les préjugés haineux, tandis que d’autres y voient une reconnaissance de l’existence d’opinions et d’actes discriminatoires dans la société[24]. En matière de discours électoral, c’est sans aucun doute la seconde opinion qui l’emporte. On peut souhaiter que la religion d’un candidat, au hasard l’islam, soit sans effet sur le choix des électeurs, mais on peut aussi en douter.
Le critère d’inexactitude qui figure pour l’instant dans la définition législative des fausses informations semble faire fi de cette exigence, en visant le moindre écart par rapport à la vérité, quel que soit le thème concerné. Mais le correctif intervient avec un autre élément de la définition : seules sont visées les affirmations « de nature à altérer la sincérité du scrutin », ce qui exclut les faits dénués de pertinence pour l’élection.
C. L’apparence d’une véritable information
Il est en revanche un point crucial qui n’apparaît pas dans la définition du parlement français. Toute fausse affirmation factuelle, y compris quand elle porte sur un fait pertinent pour l’élection, ne constitue pas une « fausse information ». L’expression doit en outre revêtir l’apparence d’une véritable information[25]. Elle doit être présentée comme un article de presse, comme le fruit d’un travail d’investigation. « [C]ette propagande », disait Emmanuel Macron aux journalistes, « adopte votre ton, parfois vos formats. Elle emploie votre vocabulaire »[26].
Cette idée apparaît doublement dans l’expression anglaise « fake news », et il ne faut donc pas être trompé par la prolifération de ces termes, qui sont désormais utilisés à tout va pour brocarder n’importe quelle affirmation prétendument fausse[27]. Une fausse information doit avoir l’apparence d’une « information », elle doit sembler relever de la catégorie des « nouvelles », des « news ». Elle doit être « fake », relever du faux, de la simulation, sans quoi elle ne participe pas à la « manipulation de l’information », pour reprendre l’intitulé de la proposition de loi française. Ainsi, la simple déclaration selon laquelle « Le nombre d’étrangers résidant en France a été multiplié par dix au cours des cinq dernières années »[28] est une affirmation fausse, et non une fausse information. Pour recevoir cette qualification, elle doit en outre prendre l’apparence d’un article de presse. Il est bien entendu délicat de définir précisément cet élément[29], mais cela n’implique pas forcément qu’il soit difficile de juger de sa satisfaction. Il en va des informations comme des éléphants ou des images pornographiques : I can’t define it, but I know it when I see it.
L’oubli de ce critère modifie complètement l’objet de la loi, qui se transforme en réglementation générale de la vérité dans le débat électoral. Les affirmations d’un candidat, par exemple, ne devraient pas relever d’une loi sur les fausses informations, pas plus que la diffusion d’un tract mensonger, même si ces propos sont ultérieurement répandus de manière « artificielle et massive » sur Internet. L’absence de ce critère essentiel fausse la réflexion sur le phénomène particulier des fake news.
D. L’évidence de la fausseté
La définition législative souffre d’une seconde lacune importante. Seules les affirmations manifestement erronées peuvent constituer des fausses affirmations. Ce critère est d’ailleurs nécessaire pour permettre une intervention du juge en quarante-huit heures. Les partisans de la proposition de loi semblent considérer que ce critère découle de l’intervention du juge des référés[30]. Mais la formule « le juge des référés est le juge de l’évidence », répétée à l’envi par les députés, n’est pas une norme juridique. Il revient aux textes qui prévoient son intervention d’en préciser les modalités. Le critère de l’évidence de la fausseté devrait apparaître expressément dans la loi[31].
Cet élément soulève une question qui sort du problème de la définition des fausses informations, mais qui mérite d’être rapidement évoqué. Un juge saisi d’une affirmation dont la fausseté n’est pas manifeste devra refuser d’intervenir. Bien sûr, une affirmation qui n’est pas évidemment fausse n’est pas vraie pour autant. Mais il n’en demeure pas moins que cette décision pourra faire naître une telle impression. Comme le remarque une sénatrice, « ce jugement ne constituera pas en droit un brevet de vérité sur la fausse information, mais ne manquera pas d’être utilisé tel quel par ses promoteurs »[32].
Qui plus est, la preuve du caractère évidemment faux de certaines affirmations peut être difficile à apporter, en particulier lorsqu’il s’agit d’établir qu’un candidat n’a pas commis le comportement qui lui est imputé[33]. Comment démontrer qu’on ne dispose pas d’un compte en Suisse, ou que l’on n’a pas eu de relation sexuelle avec une certaine personne ?
Les candidats devraient donc réfléchir à deux fois avant d’intenter un recours contre une fausse information. Dans sa version actuelle, néanmoins, la proposition de loi française ouvre le recours à « toute personne ayant intérêt à agir », ce qui pourrait être largement interprété comme tout électeur[34], et donner lieu à des procédures contre-productives, qu’elles soient ou non intenté de bonne foi.
Enfin, le caractère manifeste de la fausseté fait naître une difficulté : n’y a-t-il pas une contradiction entre l’évidence de la fausseté et son aptitude à fausser le scrutin ? Si la première condition est remplie, comment la seconde pourrait-elle l’être ? On peut apporter deux réponses à cette objection. La première, qui est sans doute la moins satisfaisante, repose sur un raisonnement paternaliste : ce qui apparaît manifestement faux à l’individu raisonnable et donc au juge pourrait tromper les lecteurs les moins éclairés[35]. La seconde, plus prometteuse, repose sur l’idée que l’on ne ressort pas indemne de sa confrontation aux fausses informations, même si l’on a parfaitement conscience de leur fausseté. Tout comme les œuvres fictionnelles, elles laissent des traces et influencent les croyances et les opinions de leurs lecteurs[36].
Le problème important des effets de la diffusion de fausses informations n’a pas besoin d’être davantage approfondi ici : il porte en effet sur l’opportunité et sur la constitutionnalité de leur réglementation. Dans le cadre de la présente étude, les conséquences des fausses informations ne sont pertinentes qu’en ce qu’elles relèvent de la définition du phénomène.
II Les effets
La proposition de loi ne permet l’intervention du juge des référés que si la fausse information est « de nature à altérer la sincérité du scrutin ». Cet élément a été vivement dénoncé par plusieurs parlementaires : comment le juge pourrait-il savoir, avant l’élection, qu’une expression a pour effet de la fausser[37] ?
Cette critique repose néanmoins sur une mécompréhension. Il ne s’agira pas, comme dans le cadre de l’article L97 du Code électoral, d’établir que les propos ont effectivement « détourné des suffrages ». Le juge ne devra pas démontrer que la fausse information développe effectivement une telle conséquence, mais apprécier si elle est susceptible de la produire. Une telle estimation raisonnable des effets des propos est un processus extrêmement courant dans l’encadrement juridique de la liberté d’expression. En droit français, cette condition n’est guère exigeante, comme l’illustre le délit de provocation à la haine, à la violence ou à la discrimination contre certains groupes de population. Selon la Cour de cassation, il suffit que « les juges constatent que tant par son sens que par sa portée, le propos incriminé tend à inciter le public à la discrimination, à la haine ou à la violence »[38]. Au contraire de ce qui prévaut aux Etats-Unis, il n’est nullement exigé du juge qu’il établisse de manière empirique et concrète la vraisemblance de la conséquence redoutée[39]. Cette condition sera donc sans doute considérée comme remplie par toute fausse information relative à un candidat ou à un thème pertinent au sein de la campagne électorale. Comme évoqué précédemment, le réel apport de ce critère consiste à préciser le thème de la fausse information.
III L’intention
Après avoir un temps exigé la « mauvaise foi », la proposition de loi vise désormais la propagation « délibérée » de fausses informations susceptibles d’altérer la sincérité du scrutin. Dans l’esprit de la ministre Françoise Nyssen, responsable de cette modification, « il ne doit pas s’agir pour le juge d’analyser l’intention éventuellement déloyale de la personne ayant assuré la diffusion artificielle et massive de cette fausse information », mais uniquement de s’assurer que la diffusion « n’est pas accidentelle »[40].
On peut néanmoins avoir une interprétation plus large de cet élément moral et lui conférer un double aspect supplémentaire : le propagateur de la fausse information doit avoir conscience de sa fausseté – ou, dans la définition actuelle, de son caractère inexact ou trompeur –, et de son aptitude à altérer la sincérité du scrutin. Même appréciée de la sorte, cette condition n’est guère susceptible de limiter le champ des comportements concernés. L’élément intentionnel est en effet examiné à l’appui du standard de l’homme raisonnable. Si l’affirmation est manifestement fausse, il sera souvent aisé de considérer que celui qui la propage devait raisonnablement en être conscient. Et si le juge estime que la fausse information est raisonnablement susceptible d’altérer la sincérité du scrutin, cette appréciation raisonnable peut également être imputée à celui qui la diffuse[41]. Même si son but premier n’est pas d’ordre politique, mais par exemple financier[42], on peut estimer qu’il a dû être conscient des conséquences raisonnables de son expression. Celui qui « retweete » une fausse information uniquement parce qu’il la trouve amusante diffuse bien une fausse information, même s’il n’a aucune intention d’influencer les électeurs. Il convient néanmoins de souligner que ce type de comportement bénin n’est pas touché par la proposition de loi française, qui ne vise que la diffusion massive et artificielle.
Quoiqu’il en soit, l’élément intentionnel n’est pertinent qu’à l’égard de l’encadrement juridique de la fausse information : il peut être laissé en dehors de la définition du phénomène.
IV Conclusion : vers une définition plus précise des fausses informations
En partant de la proposition de loi française, il est possible de resserrer quelque peu la description des fausses informations pour parvenir à la définition suivante :
Une affirmation factuelle manifestement fausse qui revêt l’apparence d’une véritable information et qui est susceptible d’altérer la sincérité du scrutin.
Cette définition peut sans doute être améliorée. Par ailleurs, elle ne dit rien de la constitutionnalité, de l’efficacité ou de l’opportunité d’un système juridique de lutte contre les fausses informations. La réflexion sur ces questions ne peut cependant se passer d’une définition qui isole le phénomène concerné et ne transforme pas en « fake news » la moindre inexactitude matérielle proférée pendant une campagne électorale. Seule une délimitation suffisamment précise peut permettre de désarmer les références à Orwell[43], de remédier aux craintes pour la libre confrontation des opinions politiques, d’écarter les « chiffons rouges »[44] et les « épouvantails à moineaux »[45], afin de se concentrer sur les problèmes spécifiques soulevés par la lutte juridique contre les fausses informations.
* Ce texte a été rédigé en préparation du colloque Misinformation in referenda, organisé par Sandrine Baume, Véronique Boillet et Vincent Martenet à l’Université de Lausanne en août 2018.
[1] Discours du Président de la République Emmanuel Macron à l’occasion des vœux à la presse, 4 janvier 2018, http://www.elysee.fr/declarations/article/discours-du-president-de-la-republique-emmanuel-macron-a-l-occasion-des-v-ux-a-la-presse/.
[2] Cf. en ce sens Mark Verstraete, Derek Bambauer et Jane Bambauer, « Indentifying and Countering Fake News », Arizona Legal Studies, Discussion Paper n° 17-15, 2017, p. 1 : « The lack of clarity around what exactly fake news is makes understanding the social harms that it creates and crafting solutions to these harms difficult ».
[3] La commission reprenait ainsi à peu près les termes du Conseil d’État dans son avis n°394641-394642 rendu sur la proposition de loi le 19 avril 2018, p. 10 : « cette notion ne vise toutefois que les informations dépourvues de tout élément de fait contrôlable de nature à les rendre vraisemblables ».
[4] Ce tout dernier critère joue sans doute un rôle essentiel, même si l’on peine à imaginer précisément comment il sera mis en œuvre. Il exclut notamment du champ d’application de la loi la diffusion isolée d’une fausse information par un internaute (cf. l’avis du Conseil d’État, cité, p. 18). Quoiqu’il en soit, les modalités de la diffusion ne ressortent pas de la définition de la fausse information, et seront donc laissées de côté ici.
[5] Cf. l’intervention d’Alexis Corbière lors du débat à l’Assemblée nationale, 3e séance du 7 juin 2018 : « Moi, j’ai longtemps jugé totalement invraisemblable qu’un ministre du budget puisse posséder un compte en banque en Suisse ».
[6] Intervention de Naïma Moutchou devant l’Assemblée nationale, 3e séance du 7 juin 2018 : « Vous prétendez que les adjectifs « inexact » et « trompeur » ne sont pas clairs : je vous renvoie à la décision du Conseil constitutionnel no 2016-572, en réponse à une question prioritaire de constitutionnalité. Vous la trouverez facilement ». La décision n° 2016-572 QPC du 30 septembre 2016 est relative à la diffusion de fausses informations en matière boursière. On peut remarquer qu’elle porte sur le cumul de sanctions, sans aborder la question de la prévisibilité de la loi.
[7] Cf. Alvin I. Goldman et James C. Cox, « Speech, Truth and the Free Market for Ideas », Legal Theory, 1996, p. 1-32
[8] Naïma Moutchou, 3e séance du 7 juin 2018 : « Quant aux opinions ou aux jugements de valeur, ils sont exclus : je vous rappelle que la fausse information est un fait ».
[9] Exemple donné par la députée Danièle Obono à l’Assemblée nationale, 2ème séance du 7 juin 2018.
[10] Lane v. Random House Inc., 985 F.Supp. 141 (1995), p. 151.
[11] Assemblée nationale, 3e séance du 7 juin 2018.
[12] Cf. en ce sens la jurisprudence de la Cour constitutionnelle allemande, par exemple BVerfGE 85, 1 (9 octobre 1991). Un autre exemple donné par la députée Obono semble relever de cette catégorie : « Si un observateur s’exclame que GM&S ferme parce que l’entreprise n’est pas rentable, alors que d’autres observateurs et observatrices rejoignent les syndicats qui pointent le désengagement de l’État pour en faire une cause de fermeture, qui a raison ? ».
[13] Cf., courant ce risque, l’intervention de Danièle Obono à l’Assemblée nationale, 2ème séance du 7 juin 2018 : « À chaque étape, la subjectivité intervient. Ce n’est pas une information objective qui est transmise aux autres, mais bien une opinion sur un fait qui est survenu, lequel est nécessairement déformé par l’œil et la langue de l’observateur ou l’observatrice ».
[14] Cour suprême des Etats-Unis, Milkovich v. Lorain Journal, 497 U.S. 1 (1990), p. 18 s.
[15] Levinsky’s v. Wal-Mart Stores, 127 F.3d 122 (1997), p. 128. Cf. Richard H. W. Maloy, « The Odyssey of a Supreme Court Decision about the Sanctity of Opinions under the First Amendment », Touro Law Review, 2002, p. 129. Cf. aussi Frederick Schauer, « Language, Truth and the First Amendment: An Essay in Memory of Harry Canter », Virginia Law Review, 1978, p. 263-302.
[16] Greenbelt Cooperative Publishing Association, Inc. v. Bresler, 398 U.S. 6 (1970), p. 14.
[17] Cf. l’intervention d’Alexis Corbière lors du débat à l’Assemblée nationale, 3e séance du 7 juin 2018.
[18] Le jeu de l’interprétation décontextualisée non coopérative peut d’ailleurs être poursuivi. Comme le remarqua le député Balanant, « depuis 2005, il a bien plu plus de quarante jours ! ».
[19] Assemblée nationale, 2e séance du 7 juin 2018.
[20] Avis de M. Christophe-André Frassa fait au nom de la Commission des lois du Sénat, 17 juillet 2018, p. 36 : « Faut-il interdire, en raison des intentions malveillantes de certains, le droit d’imaginer, d’alléguer ou de supposer en période électorale ? ».
[21] Cette proposition de loi incriminait notamment le fait de tenir des propos faux sur un fait important relatif à un candidat : « utter a false oral or written statement concerning any material fact about a candidate ». Cité par Catherine J. Ross, « Ministry of Truth », First Amendment Law Review, 2018, p. 383.
[22] Cf. par exemple la loi de l’Oregon, cité dans ibid., p. 385, qui vise les fausses affirmations d’un « material fact relating to any candidate, political committee or measure ».
[23] Cf. Clay Calvert et Austin Winning, « Filtering Fake News Through a Lens of Supreme Court Observations and Adages », First Amendment Law Review, 2018, p. 158, note 26.
[24] Sur ces questions, cf. Thomas Hochmann, Le négationnisme face aux limites de la liberté d’expression, Étude de droit comparé, Pedone, 2013, p. 410 s.
[25] Cf. Clay Calvert et Austin Winning, art. cit., p. 158 s. : « articles that suggest, by both their appearance and content, the conveyance of real news ». Cf. aussi la définition de l’association PEN America : « demonstrably false information that is being presented as a factual news report with the intention to deceive the public » (cité par Catherine J. Ross, art. cit., p. 408) ; et la définition retenue par Jessica Stone-Erdman, « Just the (alternative) facts, Ma’am: The Status of Fake News Under the First Amendment », First Amendment Law Review, 2018, p. 418 : « fake news refers to unequivocal falsehoods that are intentionally and deliberately passed off as accurate, legitimate news ».
[26] Discours du Président de la République Emmanuel Macron à l’occasion des vœux à la presse, 4 janvier 2018, cité.
[27] Sur l’utilisation de ces termes par Donald Trump, cf. Angie Holan, « The Media’s Definition of Fake News v. Donald Trump’s », First Amendment Law Review, 2017, p. 121 s. Cf. aussi l’intervention de la député Danièle Obono, in Avis fait au nom de la Commission des lois par Mme Naïma Moutchou, p. 48 : « lors des débats sur le projet de loi renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes, des membres de votre majorité au sein de notre Parlement ont estimé que les critiques apportées à ce texte étaient des fake news ».
[28] Cet exemple est donné par la ministre Françoise Nyssen lors de son intervention devant les commissions compétentes de l’Assemblée. Cf. Rapport fait au nom de la Commission des affaires culturelles et de l’éducation par M. Bruno Studer, 30 mai 2018, p. 50.
[29] Cf. Clay Calvert et Austin Winning, art. cit., p. 158, note 25.
[30] Cf. par exemple l’intervention du député Vuilletet, 3e séance du 7 juin 2018 : le juge des référés « est le juge de l’évidence. Il s’agit donc simplement de lui demander, lorsqu’une information est évidemment fausse, de la faire cesser […]. Et parce que le juge des référés est le juge de l’évidence, il ira évidemment avec une grande prudence et ce sont les nouvelles les plus manifestement erronées qui seront traitées ».
[31] La ministre de la Culture a évoqué à deux reprises un tel ajout, mais aucun amendement n’a jamais été proposé en ce sens. Cf. Rapport fait au nom de la Commission des affaires culturelles et de l’éducation par M. Bruno Studer, 30 mai 2018, p. 50 : « Le juge des référés est le juge de l’évidence. Il ne fera usage de son pouvoir pour obtenir le retrait d’une information que s’il a la certitude qu’elle est manifestement fausse et qu’il n’existe aucun doute raisonnable et sérieux sur ce point. Cela peut contribuer à lever toute ambiguïté et à apaiser les craintes. Le texte pourrait être modifié pour ne viser que les ‘nouvelles manifestement fausses’ ». Cf. aussi le débat à l’Assemblée nationale, 3e séance du 7 juin 2018 : « cette rédaction aurait pu être encore améliorée en limitant la portée de la définition au seul référé, par l’ajout de l’adverbe ‘manifestement’ ».
[32] Rapport de Mme Catherine Morin-Desailly fait au nom de la Commission de la culture, de l’éducation et de la communication, 18 juillet 2018, p. 37. Cf. aussi l’intervention d’Alexis Corbière devant la Commission des lois, in Avis fait au nom de la Commission des lois par Mme Naïma Moutchou, 23 mai 2018, p. 77.
[33] Cf. l’avis de M. Christophe-André Frassa fait au nom de la Commission des lois du Sénat, 17 juillet 2018, p. 45 : « il n’est que très difficilement possible de rapporter la preuve contraire de certaines affirmations ou allégations, même infamantes : comment établir des faits négatifs ? Comment prouver, par exemple, que l’on n’a pas commis une fraude fiscale ou que l’on ne dispose pas d’un compte offshore ? ».
[34] Cf. en ce sens ibid., p. 36, note 1.
[35] Sur ce « third-person effect », qui consiste à considérer qu’une expression est davantage susceptible de tromper autrui que nous-même, et qui risque de conduire à surestimer les effets de l’expression, cf. Cl. Calvert et A. Winning, art. cit., p. 162 s.
[36] Neil Levy, « The Bad News About Fake News », Social Epistemology Review and Reply Collective, 2017, p. 20-36.
[37] Cf. par exemple les intervention de Hervé Saulignac à l’Assemblée nationale lors de la troisième séance du 7 juin 2018 : « Qui peut croire sérieusement que l’on peut évaluer l’atteinte portée à la sincérité d’un scrutin quand celui-ci n’a pas eu lieu ? » ; Alexis Corbière, ibid. : « Comment est-il possible de juger qu’une information est de nature à remettre en cause la sincérité du scrutin avant que le scrutin ait eu lieu ? Comment sait-on par avance ce qui le modifiera ? » ; Emmanuelle Ménard, première séance du 3 juillet 2018 : « Comment prouver qu’une information, fût-elle erronée, puisse être la cause d’un transfert de voix quantifiable ? C’est tout simplement impossible » ; avis de M. Christophe-André Frassa fait au nom de la Commission des lois du Sénat, 17 juillet 2018, p. 32 : « comment le juge des référés pourrait-il, en 48 heures, établir a priori l’altération d’un scrutin qui n’a pas eu lieu ? ».
[38] Cf. par exemple Cass. crim., 29 janvier 2008, Légipresse, 2008, n° 253, III, p. 134, note E. Dreyer.
[39] Sur cette question, cf. Th. Hochmann, Le négationnisme face aux limites de la liberté d’expression, op. cit., p. 421 s.
[40] Amendement n° 227. Comme le remarque la ministre, dès lors que la diffusion doit être massive et automatisée, l’apport d’une telle exigence est relativement faible voire inexistant. Cf. le débat à l’Assemblée nationale, première séance du 3 juillet 2018.
[41] Sur ces questions, cf. Th. Hochmann, Le négationnisme face aux limites de la liberté d’expression, op. cit., p. 596 s.
[42] Cf. Richard L. Hasen, « Cheap Speech and What It Has Done (To American Democracy) », First Amendment Law Review, 2017, p. 207.
[43] Michel Larive, 2e séance du 7 juin 2018 ; Jean-Luc Mélenchon, 2e séance du 7 juin 2018 ; Emmanuelle Ménard, 3e séance du 7 juin 2018.
[44] Intervention du député Erwan Balanant, troisième séance du 7 juin 2018.
[45] Intervention du député Guillaume Vuilletet, ibid.