Les injonctions contradictoires en matière migratoire
« Alors que la solidarité fait partie des « valeurs » hissées au rang du droit primaire (article 2 TUE et 2èmephrase du préambule de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne), et qu’elle est sensée se diffuser au sein de la législation dérivée – notamment celle de la politique commune de l’asile (articles 67§2 et 80 TFUE) – l’Union, confrontée à des arrivées de population sans précédent depuis sa création, s’est emmurée dans une politique qui privilégie la sécurité plutôt que la liberté ; la fermeture plutôt que l’ouverture. Ce faisant, la manière dont elle appréhende la crise migratoire n’est empreinte d’aucune vision à long terme, ce qui se ressent largement sur la manière dont les multiples salves législatives ont été élaborées puis interprétées : l’ensemble est parcouru de multiples injonctions contradictoires. Ce qui est en jeu ici est ni plus ni moins la légitimité du projet européen et, au-delà, son existence même. L’Union sera-t-elle capable d’un sursaut salvateur ? »
Laurence Burgorgue-Larsen, Professeure à l’Ecole de droit de la Sorbonne (IREDIES)*
De dangereux paradoxes sont, plus que jamais, au cœur de la « crise migratoire » [1] que connaît le continent européen. Ils rendent particulièrement complexe le paysage juridique et politique en la matière. Ce « drame migratoire » – comme il conviendrait mieux de le nommer[2] – est en effet au cœur d’injonctions contradictoires qui obstruent la construction réfléchie, à long terme, d’une politique migratoire constructive. Elles sont, en germe, à la base de ce que pourrait être une véritable désintégration européenne, pour ne pas dire une dislocation du projet intégratif lancé il y a plus de 60 ans par des visionnaires réalistes. Or, cette funeste perspective ne doit pas être prise à la légère quand on sait que le Monde est aux prises avec des logiques disruptives depuis la chute de l’Union soviétique en 1991, c’est-à-dire depuis un peu moins de trente ans[3] ; quand on sait que la « déconsolidation » de la démocratie – pour reprendre une expression lancée outre-Atlantique[4] – est à l’œuvre un peu partout sur la planète et notamment en Europe. Si les démocraties établies peuvent se déconsolider, se disloquer, se déliter, il en est a fortiori de même pour l’Union européenne : elle peut se désintégrer et le Brexit en est un des signes les plus flagrants. Le problème est qu’aujourd’hui, de vision, il n’est plus question. Le court-terme a depuis longtemps intégré les cénacles politiques, nationaux et européens. L’approche migratoire le démontre à l’envi : elle n’est faite que de réactions et non d’anticipation ; elle répond plus à l’émotion qu’à la raison[5]. Or, le réalisme ou le pragmatisme sans vision, c’est la destruction. Pis, une Real Politik basée sur la peur, et l’instrumentalisation de cette peur, est le prélude d’une catastrophe, au sens où l’entend l’historien français Pascal Ory[6]. C’est ce à quoi nous assistons aujourd’hui et seul un sursaut inouï permettrait de juguler l’inévitable : la perte de sens (et donc de légitimité) de la construction européenne qui pourrait à plus ou moins long terme participer de sa déflagration.
Les injonctions contradictoires du « drame migratoire » sont en effet très nombreuses et d’inégale intensité et ou portée. La plus évidente d’entre elle, celle qui est le germe fondamental (pour ne pas dire existentiel) de la dislocation, concerne les valeurs proclamées et affichées dans le droit primaire de l’Union d’un côté – autrement dit, c’est l’injonction du droit saisie par les valeurs – et leur négation pour ne pas dire leur reniement dans la pratique de l’autre (une pratique née du droit dérivé) ; autrement dit, ici, c’est l’injonction de la sécurité saisie par la politique (c’est l’injonction de l’ « Europe forteresse » pour reprendre un terme qui était déjà apparue dans la rhétorique européenne dès les années 1990). (I). A cette rupture politique radicale de l’Union avec ses valeurs (au centre desquelles se trouve la solidarité) – Solidarité versus Sécurité – s’ajoutent, se superposent, s’entremêlent, une infinie variété d’autres types de ruptures qui ne participent pas à penser, efficacement, ce qui devrait être une politique commune basée sur un bon sens humaniste allié à une dose de réalisme économique et démographique (II).
Ce kaléidoscope des ruptures laisse à voir l’hétérogénéité et non pas le commun ; le repli sur soi national (pour ne pas dire nationaliste) et non le sentiment d’appartenance à un ensemble commun, seule condition de l’adhésion au projet intégratif. Le danger de la désintégration, pour ne pas dire de la déflagration, ne doit donc pas être pris à la légère.
L’injonction contradictoire existentielle
L’injonction contradictoire existentielle, qui traverse toute la politique migratoire, est celle qui oppose la solidarité à la sécurité. Si la solidarité est clamée depuis les origines de la construction communautaire, si elle parcourt les textes telle une devise hautement symbolique (A), elle est largement niée, pour ne pas dire reniée, dans la pratique (B). La sécurité de l’Union l’emporte, dans les faits, sur la solidarité qu’elle doit pourtant incarner et mettre en œuvre selon le droit primaire.
A. La solidarité clamée
La solidarité[7] irrigue le projet intégratif [8]. On la débusque dans le courant du XXème siècle dans deux discours majeurs prononcés à 21 ans d’intervalles : celui d’Aristide Briand en 1929 et celui de Robert Schuman en 1950.
L’idée européenne apparaît, pendant l’entre-deux guerre, afin de créer un système institutionnel où les peuples européens seraient liés « par une sorte de lien fédéral » ; les peuples devaient pouvoir à tout instant entrer en contact entre eux notamment pour établir «un lien de solidarité qui leur permette de faire face, au moment voulu, à des circonstances graves, si elles venaient à naître »[9]. Cette formule est celle du discours du 5 septembre 1929 d’Aristide Briand prononcé à la tribune de la Société des Nations (SDN). Quant à Robert Schuman, ce sont les « réalisations concrètes créant une solidarité de fait » qui irrigua sa déclaration du 9 mai 1950, devant mener à terme à des « solidarités de production »[10]. Si ces formules démontrent sans nul doute que la solidarité fut au cœur du projet intégratif, elle ne l’a évidemment pas été de la même manière. Robert Schuman, un des nombreux idéalistes pragmatiques d’après-guerre, pensa en termes de fonctionnalité, i.e., de rapprochement des économies. Aristide Briand quant à lui pensa en termes politiques en imaginant ce qui pourrait être les premières fondations d’une fédération. Le lien fédéral induisait le lien politique.
Il s’agit en quelque sorte d’une des premières ruptures dans la longue histoire de l’idée européenne – solidarité politique versus solidarité économique – qui n’a jamais été définitivement réglée.
Si la solidarité de type politique n’a pas brillé dans les textes fondateurs incarnant la logique fonctionnaliste (du Traité CECA, en passant par le Traité CEE et Euratom), elle réapparut à partir de 1992 dans la logique d’approfondissement lancée par le Traité sur l’Union européenne adopté à Maastricht, notamment à travers le lancement de la citoyenneté européenne. Aujourd’hui, elle trône à plusieurs endroits stratégiques du droit primaire, socle constitutionnel de l’Union européenne. De l’article 2, 2ème phrase du TUE (tel qu’adopté à Lisbonne), en passant par son article 3§3, au préambule de la Charte des droits fondamentaux ou encore aux articles 67§2 et 80 du TFUE, elle se veut être le porte étendard, non seulement du droit de l’Union comme tel, mais également de la philosophie politique que l’Union européenne est censée représenter et défendre, plus précisément dans le domaine de l’asile.
La lecture de l’article 2, 2ème phrase TUE démontre que la solidarité y est présentée comme une des valeurs consubstantielles aux sociétés européennes (elles-mêmes constitutives de l’Union)[11]. Quant à la Charte, la solidarité trône dès la deuxième phrase du Préambule – où elle fait figure de socle fondateur[12] – tandis qu’elle constitue également le titre du Chapitre IV consacré aux droits à finalité sociale. Si elle est censée être à la base de ce qui constitue le socle social de l’Union, mais également celui de sa cohésion territoriale[13], elle est également censée être au cœur de la politique commune de l’asile. Ici, ce sont des dispositions phares du Titre V, chapitre 2 du TFUE, plus spécifiquement les articles 67§2 TUE[14] et 80 TFUE[15], lesquels posent en curseur principal de l’action des institutions et des Etats membres, la solidarité dans l’élaboration et la mise en œuvre de cette politique.
Cette solidarité clamée avec emphase est, dans les faits, totalement ignorée, pour ne pas dire niée voire reniée.
B. La solidarité reniée
La politique migratoire a connue plusieurs étapes marquantes[16] – de la phase intergouvernementale avec la Coopération Politique européenne (CPE) à celle se développant en marge des traités (avec les « accords de Schengen ») (1ère phase), en passant par sa « communautarisation » avec le Traité d’Amsterdam créant l’Espace de liberté, sécurité, justice[17] (2ème phase), puis sa transformation en une « politique commune d’immigration » à partir du Conseil européen de Tampere (15-16 octobre 1999) (3ème phase)[18]. A partir de ce Conseil européen et surtout à partir de celui de Séville en 2002, les quatrième et cinquième phases se sont caractérisées, tout d’abord, par une « externalisation graduelle » de la politique migratoire – en activant tous les mécanismes de la politique européenne de voisinage (PEV) afin d’exporter une partie de la gestion des frontières de l’UE avec les pays d’origine et de transit des migrants[19]; et, ensuite, par une militarisation des frontières de l’UE[20]. Ce furent les guerres en Irak et en Syrie et leur lot d’exodes sur les routes de Méditerranée orientale et centrale qui ont amené l’Union à réexaminer la Politique européenne de Voisinage. La Stratégie de sécurité intérieure renouvelée en 2015 pour 5 ans (2015-2020)[21] et la Stratégie globale pour la politique étrangère et de sécurité de l’Union européenne de 2016[22] furent les textes permettant cette injonction militaire. Autrement dit, au-delà de l’injonction sécuritaire (consistant à sécuriser les frontières extérieures de l’Union en externalisant leur contrôle), nous assistons aujourd’hui ni plus ni moins à la confection d’une injonction militaire qui trouve, qui plus est, le renfort dans certaines dispositions du Traité de Lisbonne[23].
L’injonction de la solidarité – fondation de l’Union et curseur affiché de certaines de ses politiques, notamment celle de l’immigration et de l’asile – est mise en péril par l’injonction de la protection sécuritaire de l’Union, devenue le mantra européen, à l’instar de celui de nombreux Etats qui déploient exactement la même politique[24]. Or, l’injonction sécuritaire l’emporte très clairement sur celle de la solidarité. Par ce seul fait, il y a là le ferment de la dislocation de la raison d’être du projet intégratif à partir du moment où ce qui constitue une de ses valeurs premières est sacrifiée sur l’autel d’une Real Politik où le sentiment de peur et de rejet est cardinal.
*
Cette contradiction politique s’ajoute à de nombreuses autres oppositions, tout à la fois internes à l’Union et externes à celle-ci, lesquelles ne sont évidemment pas faites pour simplifier et améliorer la situation. Si elles sont qualifiées de subalternes, c’est avant tout pour signifier qu’elles découlent en réalité de l’injonction existentielle, principielle, qui est à l’œuvre dans la politique européenne de l’asile ; elles font tantôt peser la balance vers l’impératif de solidarité, tantôt vers celui de la sécurité, mais à travers d’autres notions et concepts. Ce qui, là encore, ne participe évidemment pas à construire, de manière réfléchie et positive, une politique qui prenne à bras le corps les défis auxquels le continent européen est confronté et continuera d’être confronté dans les années à venir.
Ces injonctions subalternes (i.e dérivées) ne sont pas toutes négatives. En effet, celles qui sont reliées, plus ou moins directement, à l’impératif de solidarité (à travers l’exigence de protection des droits des migrants par exemple), arrivent parfois à s’imposer. Le problème est que ces quelques victoires ne sont que très parcellaires et ont une portée limitée.
II. Les injonctions contradictoires subalternes
L’Union n’est pas un bloc monolithique, elle est faite d’institutions aux fonctions et légitimités différentes ; de même en leur sein, des acteurs peuvent agir de façon opposée et contradictoire ; surtout, l’Union, ce n’est pas qu’une somme d’institutions, c’est également un agrégat d’Etats qui eux-mêmes ne sont pas monolithiques ; ils sont logiquement traversés par des intérêts divergents et des logiques éparses qui se manifestent à travers l’action de différents protagonistes. Dans ce contexte, le tableau des injonctions contradictoires subalternes (qui dérivent de l’injonction existentielle) ne participe donc pas à penser la cohérence et l’effectivité dans le même temps.
Ces injonctions sont de deux types : elles sont tout d’abord internes à l’Union en ce qu’elles irriguent tout son droit dérivé (A), mais elles sont également externes à celle-ci, en ce qu’elles proviennent également de l’extérieur et plus particulièrement du droit conventionnel européen, tel que bâti par la Cour européenne des droits de l’homme (B).
A. Les injonctions contradictoires internes à l’Union
Le droit de l’asile est forgé tout à la fois par le législateur mais aussi le juge qui vient le préciser, pour ne pas dire le compléter et, au bout du compte, par finir de le « construire ».
C’est donc tout à la fois les injonctions contradictoires au sein de la législation (1) et au sein de la jurisprudence de la CJUE qui seront examinées plus avant (2), dont on verra qu’elles ont engendré (tout du moins pour les premières) une dislocation des responsabilités communes et donc de la confiance commune entre les Etats membres[25].
1. Les contradictions législatives
Si on a égard à la 3ème phase de l’édification de la politique migratoire européenne, celle concernant son harmonisation, les contradictions ont été nombreuses et plus ou moins dévastatrices[26].
La première génération de textes – résultant de la communautarisation de l’asile par le Traité d’Amsterdam – «a posé un ensemble de règles minimales devant s’appliquer aux Etats membres. Cette législation couvrait alors l’ensemble du spectre de la problématique de l’asile comme les conditions d’accueil, la procédure applicable à l’examen des demandes d’asile, ainsi que l’application des critères de qualification des demandes d’asile[27]. » Cette première salve législative a posé les fondations du système européen de l’asile en imposant d’une part des obligations protectrices pour les demandeurs d’asile, tout en donnant aux Etats, d’autre part et dans certains cas, la possibilité de s’en affranchir. Pour ce faire, l’Union a créé littéralement de nouveaux concepts, les uns porteurs de protection accrue, les autres particulièrement dangereux.
La protection subsidiaire et la protection temporaire ont été considérées comme des innovations passablement originales permettant, dans le premier cas, de combler certaines lacunes de la Convention de Genève de 1951[28], et dans le deuxième cas, de pouvoir être en mesure de réagir rapidement et efficacement à un afflux massif de migrants[29]. Toutefois, dans le même temps, les notions de « pays tiers sûrs »[30] et « pays d’origine sûr », porteuses de subjectivité et d’instrumentalisation potentielle, non seulement n’ont pas participé à l’effectivité du système, mais ont en outre mis en place toute une série de règles procédurales diminuant considérablement les garanties des migrants.
Le système initial découlant du traité d’Amsterdam ayant été un échec, il a été décidé de le « refondre » afin de constituer un véritable Régime d’asile européen commun (RAEC)[31]. Quand on pense que l’objectif officiel de la Commission européenne était de mettre en place « un niveau de protection commun plus élevé et une protection plus uniforme dans l’ensemble de l’UE et garantir une plus grande solidarité[32] », on ne peut que constater, une fois encore, que l’échec fut au rendez-vous… Car « l’harmonisation à marche forcée » – se traduisant par la réduction drastique de la marge d’appréciation des Etats membres et la limitation de leur autonomie procédurale – a été négociée « sous la pression de la Commission, en l’absence total de consensus et surtout en décalage avec les pratiques et les spécificités de chacun des Etats membres ». Elle ne pouvait être que vouée à l’échec[33].
Les errements de cette réglementation se manifestèrent de façon paroxystique dans la mise en œuvre erratique du système « Dublin III »[34] où les Etats du Nord de l’Europe n’ont pas joué le jeu de la solidarité (pourtant préconisée par la Commission européenne) en imposant un système où non seulement l’examen des demandes d’asile, mais encore et surtout l’établissement des demandeurs d’asile, furent mis à la charge des mêmes seuls Etats, ceux du Sud – la Grèce, l’Italie mais aussi l’Espagne – en première ligne géographique de l’arrivée des migrants[35]. La solidarité invoquée fut tronquée au profit des pays du Nord. Autrement dit, au sein même de la législation européenne de l’asile, l’injonction de la solidarité a été instrumentalisée et a logiquement fini par ne plus avoir aucune espèce de valeur aux yeux des Etats membres les plus affectés par l’arrivée des migrants. La conséquence ? La mise en place de « stratégies repoussoir[36] », littéralement catastrophiques sous l’angle humanitaire allant de l’érection de murs[37] à la conclusion d’accords de réadmission avec des pays tiers, dont on sait que certains ne sont guère recommandables sous l’angle démocratique[38]…
2. Les contradictions jurisprudentielles
Les contradictions dans la jurisprudence de la Cour de justice sont apparues à deux niveaux, celui de l’interprétation du droit de l’Union (a), mais également celui de l’examen de sa validité (b).
a/ S’agissant du premier point – celui de l’interprétation du « Paquet asile » comme on a coutume de le nommer – la contradiction majeure est la suivante. Si la jurisprudence de la CJUE s’est avérée « plus libérale qu’attendue sur les questions de fond relatives à la protection internationale », elle a toutefois été peu protectrice des demandeurs d’asile concernant les questions de procédure[39].
La directive « accueil »[40] a donné l’occasion à la Cour de déployer une interprétation plutôt protectrice des demandeurs d’asile. Les obligations d’accueil imposées aux Etats membres ont été importantes, allant de la prise en charge de l’ensemble des demandeurs d’asile, au calcul du montant de l’allocation prévue par la réglementation européenne afin que les Etats soient en mesure d’assumer les frais d’hébergement requis pour pallier l’absence d’attribution d’un logement[41]. Toutefois, c’est sans doute concernant les conditions de reconnaissance du bénéfice de la protection internationale, que la Cour s’est avérée la plus audacieuse. Tout d’abord, elle a rendu pertinente la définition de la protection subsidiaire laquelle, compte tenu de la contradiction qu’elle comportait, était difficilement applicable.
En effet, selon les termes de l’article 15 de la première directive dite « qualification » du 29 avril 2009, la protection subsidiaire s’appliquait lorsqu’il existait « des menaces graves et individuelles contre la vie ou la personne d’un civil en raison d’une violence aveugle en cas de conflit armé interne ou international ». Tout demandeur d’asile devait réussir à apporter la preuve d’un risque réel individuel, alors qu’en réalité la source de la menace n’était pas dirigée spécifiquement contre lui. Afin de neutraliser cette contradiction, la Cour a développé une interprétation pro persona de l’article 15. Autrement dit, « plus la violence aveugle atteint un niveau élevé, moins le demandeur a à démontrer qu’il y est personnellement exposé, et, à l’inverse, moins le niveau de violence est élevé, plus le demandeur doit établir un lien entre un risque personnel et ce contexte de violence[42]. »
Le deuxième axe tout à fait remarquable de la jurisprudence protectrice de la CJUE, concerne la précision des motifs pour lesquels une personne est fondée à se réclamer du statut de réfugié. Elle a estimé que ces motifs pouvaient se rattacher à des persécutions en lien avec les droits protégés par la Charte. Ainsi, dans l’affaire du 5 septembre 2012, elle a considéré que l’existence d’un acte de persécution pouvait résulter d’une atteinte à la manifestation extérieure de la religion, dont l’exercice est garanti par l’article 10 de la Charte. Et d’estimer qu’il appartenait aux autorités responsables de vérifier si l’exercice de cette liberté exposait la personne concernée à un risque réel d’être poursuivie ou d’être soumise à des peines ou à des traitements inhumains et dégradants[43]. Dans la même lignée, elle a aussi étendu l’application de la convention de Genève aux personnes persécutées en raison de leur orientation sexuelle en les rattachant à un groupe social au sens de l’article 1. A de la convention[44].
A ces approches pro persona, la Cour de justice a également dans le même temps, développé des axes jurisprudentiels bien moins libéraux en matière procédurale. Elle a développé une interprétation des plus restrictives du caractère effectif du droit au recours « en procédure accélérée »[45], tandis qu’il en est allé de même du droit d’être entendu dans le cadre des procédures de réexamen[46]. Dans la même lignée, elle a validé des législations nationales qui ne confèrent pas d’effet suspensif à un recours exercé contre des décisions consistant à ne pas poursuivre l’examen d’une demande d’asile[47] ou encore qui permettent de ne pas auditionner un demandeur d’asile lorsque les circonstances factuelles ne laissent aucun doute quant au bien-fondé de cette décision[48].
Le problème est que cette jurisprudence a conforté les Etats dans la mise en œuvre de régimes dérogatoires prévus par leur législation afin de réduire drastiquement les garanties procédurales dans le cadre des procédures nationales d’asile.
b/ Il est temps désormais d’aborder le deuxième élément qui traverse la jurisprudence de la Cour quand elle intervient dans le cadre de recours en annulation et qu’elle est sollicitée afin d’examiner la validité du droit de l’Union. Ici, ce n’est ni plus ni moins la solidarité – dont on a vu qu’elle est censée être au fondement du projet intégratif et au cœur de la politique de l’asile – qui est contestée devant le juge de l’Union par certains de ses propres Etats membres. Cette logique disruptive est particulièrement dévastatrice car l’affront fait à la valeur « solidarité » est délibéré et assumé par des Etats membres qui entendent faire primer une autre logique, celle de leurs stricts intérêts nationaux sécuritaires. Une seule affaire participe à elle seule à démontrer que l’Union est aux prises avec des approches où la désintégration est à l’œuvre : celle rendue le 6 septembre 2017[49]. La Hongrie et la Slovaquie ont attaqué en annulation la décision du 22 septembre 2015 adoptée par le Conseil de l’Union[50] au plus fort de la « crise » migratoire ; cette décision avait pour objectif de réagir en urgence au poids démesuré que les règles européennes de l’asile (découlant du « Système Dublin III »)[51], faisaient peser sur la Grèce et l’Italie[52].
Alors que la Cour de justice rendait sa décision le 6 septembre 2017, soit deux ans après ce qui fut jugé comme le pic de la crise migratoire, elle savait que ce système mis en place en urgence n’avait pas globalement fonctionné[53] ; pis, que cela avait été un cuisant échec dans la mesure où la Hongrie et la Slovaquie – deux des quatre Etats du groupe de Visegrad[54] – avaient délibérément refusé toute relocalisation de personnes demandeurs d’asile et de protection internationale sur leur territoire[55]. De même, alors que la Commission avait enfin pris la mesure (à l’occasion de la crise de l’été 2015) des graves déficiences du « Système Dublin III », elle lança une réforme qui avait pour objet de pérenniser le mécanisme de « relocalisation ». Elle fut cependant enterrée lors du Conseil européen du 15 décembre 2017 les Etats du Groupe de Visegrád la rejetèrent en bloc…
Dans un tel contexte, il est durablement dommageable que dans l’arrêt dense et long du 6 septembre 2017[56] – qui répondit aux 16 moyens soulevés par les Etats demandeurs – la Cour de justice n’ait pas été plus audacieuse en valorisant le principe de solidarité et, par ricochet, la Charte des droits fondamentaux. Sert-il encore à quelque chose de jouer a minima quand certains Etats membres ont fondamentalement décidé de ne plus jouer le jeu ? S’il ne reste plus que les principes, alors autant les défendre haut et fort. L’Avocat général Bot n’aura pas, pour sa part, démérité ; il sut trouver les mots ; il sut rappeler les « fondamentaux » et ce dès les premières lignes de ses conclusions. Tout un symbole[57].
Si l’Avocat général proclama la solidarité comme étant le « socle de la construction communautaire » (pt.19), le préambule de la Charte des droits fondamentaux lui servit grandement pour ce faire[58]. La référence symbolique aux mots puissants de la Charte effectuée, l’Avocat général déclina la présence de la solidarité à d’autres endroits du droit de l’Union[59]. Autrement dit, alors que l’Avocat Général prit au sérieux la solidarité inscrite au sein des traités, ce ne fut pas le cas de la Cour de justice réunie en formation de grande chambre. A la volonté de l’Avocat général d’asseoir la force normative du principe de solidarité, la Cour préféra jouer une petite musique ô combien classique où elle mobilisa la marge d’appréciation du Conseil pour agir en urgence (pts 113-207) ; l’absence d’erreur manifeste dans l’adoption de la décision attaquée (pts 123, 236, 242, 245, 250, 253, 272) et le caractère exceptionnel des mesures adoptées afin de juguler les déficiences des systèmes nationaux d’asile grec et italien (pts 94, 216 et 295)…La solidarité brilla par son absence, tandis que la Charte fit quelques apparitions ad hoc dans le cadre de réponses techniques aux multiples griefs invoqués par les deux Etats agissant en annulation (pts. 305[60], 325[61], 337[62], 343[63]). Bien que la Cour de justice réunie en grande chambre débouta la Slovaquie et la Hongrie en déclarant la validité de la décision attaquée, on connaît la suite de l’histoire : le manquement délibéré des Etats requérants à l’obligation de relocalisation et l’enterrement de la réforme du système de l’asile lors du Conseil européen de décembre 2017.
En plus des injonctions contradictoires internes à l’Union qui traversent tout le droit dérivé, de la législation en passant par la jurisprudence, une série d’injonctions contradictions externes à celle-ci viennent rendre plus complexe et plus délicat le traitement de la question migratoire.
B. Les injonctions contradictoires externes à l’Union
La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme a agi, à de multiples reprises, comme une sonnette d’alarme en mettant l’Union face à ses responsabilités internationales. Construire un système d’intégration en promouvant des concepts et procédures novateurs n’est évidemment pas remis en cause per se par la Cour européenne ; toutefois, elle se fait le gardien des droits élémentaires des personnes dans ce cadre. Autrement dit, devant les dérives de la législation européenne, le droit conventionnel vient, tel un contre-pouvoir, rééquilibrer la situation.
Le jeu des injonctions contradictoires s’est manifesté de deux manières. A l’injonction de l’application du principe de confiance mutuelle au sein de l’Union, s’est opposée celle de l’impératif d’assurer des conditions de vie digne de détention pour les migrants dans les pays de l’Union (1) ; à l’injonction sécuritaire de l’Union d’orchestrer des refoulements massifs de migrants, s’est opposée l’injonction du respect des garanties procédurales minimales (notamment s’agissant du droit au recours) (2).
Pour l’instant, s’agissant de ces deux injonctions contradictoires, les plus progressistes l’ont emporté grâce à l’aiguillon joué par la Cour européenne des droits de l’homme. Pour combien de temps encore ? C’est toute la question quand on sait que la propre Cour européenne est elle-même sujette à de multiples tensions internes comme à moult pressions externes.
1. Confiance mutuelle vs. conditions dignes de détention
La philosophie du « système Dublin » est basée sur le principe de confiance mutuelle. Partant du principe que tous les Etats membres de l’Union accordent aux migrants se trouvant sur leur territoire une protection des droits équivalente, le premier pays sur le territoire duquel arrive un demandeur d’asile se transforme en « l’Etat membre responsable » de l’examen de ladite demande. Or, de par la situation géographique de la Grèce ou encore de l’Italie, ces pays se sont retrouvés en première ligne pour accueillir et héberger les migrants et se retrouvèrent très vite dépassés, incapables d’assurer des conditions dignes d’accueil aux demandeurs d’asile. Les auteurs du règlement Dublin avaient toutefois prévu une dérogation mentionnée à l’article 3§2 en vertu de laquelle «chaque Etat membre peut examiner une demande d’asile qui lui est présentée par un ressortissant d’un pays tiers, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement.» Ainsi, quand des Etats du Nord de l’Europe ont refusé de faire jouer cette exception en renvoyant vers des Etats du Sud des migrants alors qu’ils savaient que leurs conditions de détention n’étaient pas conformes aux règles élémentaires de dignité, la Cour européenne a sanctionné, sans état d’âme, de telles manœuvres.
La pression exercée sur l’Union européenne par la jurisprudence conventionnelle a, ce faisant, été une injonction subalterne supplémentaire qui eut, somme toute, quelques effets positifs. Le dialogue des juges entre les deux Cours européennes fut à son comble en la matière[64]. Il suffit d’égrener les arrêts M.S.S c. Belgique et Grèce[65] de la Cour européenne auquel la Cour de justice répondit par l’arrêt N.S[66], suivi d’un autre arrêt de la Cour européenne –Tarrakhel[67] – pour comprendre que la jurisprudence de la Cour de Strasbourg fut un aiguillon non négligeable s’agissant de la nécessité de faire primer la protection des migrants et leurs conditions dignes de détention sur le principe de confiance mutuelle, fondement de la réglementation du « système Dublin ». Ainsi, alors que l’application dudit principe devenait attentatoire aux droits des personnes dans des pays comme la Grèce, la Cour européenne valorisa l’importance de la sauvegarde des droits élémentaires des personnes. La Cour européenne a fait comprendre au juge de l’Union, l’interprète authentique de la législation européenne, que la confiance mutuelle ne devait pas être aveugle…
A ce stade, une interrogation se fait jour. Cette injonction conventionnelle a-t-elle réellement participé à rendre meilleure, de façon drastique, la situation des migrants ? Si elle a pu améliorer les choses, ce n’est toutefois évidemment qu’à la marge. D’autant plus quand la propre politique de la Cour européenne est traversée par des contradictions notoires : celles inhérentes à une Cour internationale qui, face aux défiances répétées des Etats, oscille entre interprétation progressiste et self-restraint judiciaire tout stratégique[68]. Cette incise est fondamentale à l’heure d’analyser le second aiguillon joué par la jurisprudence de la Cour européenne, quand il s’agit de respecter les garanties procédurales des migrants quand les Etats membres de l’Union ne désirent pas les accueillir sur leur territoire. La jurisprudence de la Cour se déroule dans un contexte très sensible : si elle ne peut sacrifier les droits des migrants, elle ne peut non plus ignorer les souveraines nations, toujours majestueuses, à l’heure de « sélectionner » les personnes habilitées à séjourner sur leur territoire. Or, et c’est toute la difficulté de la situation, l’Union européenne est confrontée à l’arrivée de « flux mixtes » de migrants, demandeurs d’asile d’un côté, migrants économiques de l’autre…Les développements qui suivent démontrent à l’envi la complexité du réel.
2. Expulsions collectives vs. respect des garanties procédurales
La Cour européenne des droits de l’homme est confrontée à la complexité du réel migratoire[69], i.e. la diversité sociologique des flux de migrants. Car, aux côtés des réfugiés, il y a également les migrants économiques – le plus souvent en situation irrégulière – qui pensent et voient encore l’Europe comme l’Eldorado qui leur assurera une vie meilleure[70]. Or, la migration irrégulière et les trafics multiples qui l’entourent arrivent également devant le prétoire de la Cour de Strasbourg. L’affaire Khlaifia et autres c. Italie – qui concernait l’afflux massif en 2011 de migrants tunisiens placés dans un centre d’accueil sur l’île de Lampedusa, après leur sauvetage en mer par les garde-côtes italiens – le démontre[71]. Certains (à l’instar du seul juge dissident, le juge chypriote G. Serghides) y verront un très net recul de la jurisprudence de la Cour à l’endroit de l’article 4 du protocole n°4 (qui interdit l’expulsion collective des étrangers) et des exigences inhérentes au principe de non refoulement élevé au rang de droit coutumier. D’autres, à l’instar du Président de la Cour, G. Raimondi (qui explicite son changement de point de vue entre l’arrêt de chambre et celui de Grande chambre), considéreront qu’il y a somme toute une solution raisonnable trouvée par la Cour à l’endroit d’un pays, l’Italie, qui est en première ligne face à l’arrivée massive, comme en l’espèce, de migrants irréguliers. L’accord bilatéral conclu entre l’Italie et la Tunisie en 2011 fut considéré comme suffisamment pertinent par la Grande chambre pour justifier non seulement l’adoption de décrets de refoulement (exonérés de l’obligation de la tenue d’ « entretiens individuels »), mais également pour considérer que les recours interjetés à leur encontre n’étaient pas suspensifs au prix d’une réinterprétation toute stratégique de l’arrêt De Souza Ribeiro (Khlaifia et autres, §274, 275, 276). Il est évident qu’ici la sécurité de l’Etat italien (ou à tout le moins sa stabilité interne) face à des circonstances tout à fait exceptionnelles, ont eu raison de l’audace de la Cour qui lui préféra le réalisme.
Autre arrêt, autre politique jurisprudentielle. L’arrêt du 3 octobre 2017, N.D. et N.T.[72] s’inscrit dans le double scénario où de nombreux migrants sub-sahariens soit décident de quitter des zones de conflits, soit décident d’avoir l’espoir d’une vie meilleure. Passer par le Maroc pour accéder aux enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla – vestiges d’un empire déchu – est une option de plus en plus suivie par les migrants qui savent que la route libyenne est un enfer au sens littéral du terme puisque l’esclavage y est au rendez-vous, comme si l’histoire était un éternel recommencement[73]. Alors, quand un Malien et un Ivoirien décident de saisir la Cour en alléguant une violation par l’Espagne de plusieurs dispositions de la Convention et plus particulièrement de l’article 4 du Protocole n°4 prohibant les expulsions collectives d’étrangers[74], on retient sa plume…Que va décider la Cour ? Va-t-elle s’arrimer à une approche réaliste caractérisée par l’affaire Khlaifia – où elle avait validé l’accord passé entre les autorités italiennes et tunisiennes pour mieux refouler les arrivées massives de migrants économiques [75]– ou va-t-elle renouer avec les fondamentaux du droit international public et, dans certaines circonstances, du droit de l’Union qui imposent l’individualisation des entretiens avant toute expulsion ? C’est la deuxième option qui a été choisie par la 3ème section de la Cour. Le tour d’horizon du « droit pertinent » est impressionnant et, avant même la transcription in extenso des règles d’interprétation telles que posées par les articles 31 et 32 de la Convention de Vienne (pt.35-36), comme des indications de la Commission du droit international sur les règles gouvernant les expulsions (pt.37), c’est le droit de l’Union qui y trône de façon majestueuse[76]. Bizarrement, si cette toile de fond est très présente dans la partie « en fait », elle ne réapparaît pas dans le cadre de la motivation de la Cour. L’on pressent toutefois qu’il était impossible pour elle d’en faire fi ; partant, elle mobilisa sa jurisprudence – en accord avec les règles de droit international et de l’Union qui interdit les expulsions collectives (en imposant de vérifier si les décisions d’éloignement sont prises en considération de la situation particulière des individus) et qui impose l’existence de voie de recours pour les contester[77]. La condamnation à l’unanimité de l’Espagne pour une violation de l’article 4 du Protocole n°4 seul et combiné également avec l’article 13 (droit au recours effectif) sera-t-elle confirmée ? Le gouvernement espagnol a demandé le renvoi en Grande chambre. Il reste à espérer que la composition de celle-ci ne sera pas encline à revoir à la baisse le standard conservé dans la présente espèce et soutenu par toutes les règles du droit de l’Union et qu’elle ne s’alignera pas sur la dissidence du juge russe, qui reprocha à la Cour de maintenir « ses normes élevées » dans un contexte migratoire sensible.
**
L’Europe développe depuis plusieurs années une politique migratoire basée sur la peur, d’où son approche sécuritaire et militaire de ses frontières ; d’où l’oubli, pour ne pas dire le reniement de la valeur « solidarité » pourtant au cœur de son A.D.N. politique[78]. Or, la peur, c’est la catastrophe. Le président Roosevelt n’affirmait-il pas, en mars 1933, que la seule chose dont nous devons avoir peur, c’est la peur elle-même[79] ?
Alors, à quand un sursaut de conscience, de rationalité empathique, afin de construire une politique européenne constructive et imaginative qui propulserait l’Union européenne dans une dynamique d’acceptation et de valorisation de l’arrivée et de l’intégration des migrants[80] ?
A quand des injonctions constructives qui prendraient acte du fait qu’en 2035, le nombre de jeunes africains en âge de travailler excédera le reste des autres jeunes dans la même situation à travers le monde[81] ?
A quand la prise de conscience du fait qu’en 2050, un être humain sur quatre, sera africain[82] ?
Les ponts entre l’Union africaine et l’Union européenne devraient être établis et pérennisés sur la base de profonds changements de paradigme, basés sur de réels partenariats égalitaires où la coopération loyale serait à l’œuvre[83]. Il est nécessaire que l’Union africaine prenne également sa part de responsabilité ; qu’elle s’engage résolument dans un développement éducationnel et économique de premier ordre, en arrêtant de détourner une bonne part de la manne financière de l’aide au développement. Les défis, ici, sont majeurs.
Ce qu’il convient de réaliser (et une fois de plus d’accepter), c’est qu’il est tout simplement impossible de stopper ce qui est à l’œuvre, i.e. les déplacements massifs de populations en provenance d’Afrique, mais également du Moyen-Orient. L’Europe doit se faire à l’idée qu’elle n’est plus une terre de départ[84] et qu’elle doit fondamentalement se penser et se construire comme un continent d’immigration. La révolution, si elle doit être politique et juridique – si elle doit penser l’accueil, l’absorption et l’intégration de nouveaux venus qui ne feront qu’enrichir, à terme, son environnement – doit être avant tout et surtout culturelle et mentale.
* Cet article est le résultat d’une intervention au Collège de France les 18 et 19 juin 2018 dans le cadre du colloque organisé par Alain SUPIOT, Revisiter les solidarités en Europe.
[1] Parler rapidement, pour des commodités langagières, de « crise migratoire », c’est user d’un euphémisme prompt à estomper l’insupportable. L’insupportable, c’est le cimetière qu’est devenu la Méditerranée depuis 25 ans : près de 25.000 êtres humains y ont en effet perdu la vie (M-L. BASILIEN-GAINCHE, « L’Union et les réfugiés. Une Europe sans qualités ? », Revue de l’Union européenne, 2017, p. 598) ; l’insupportable, ce sont les camps de rétention, les fameux « hot spots » situés en des endroits stratégiques de l’Union et qui retiennent dans des conditions de vie inhumaines les plus vulnérables, ces migrants ayant fui tantôt les conflits, tantôt la misère, et qui représentent ce que l’on appelle dans un langage aseptisé, des « flux mixtes » (C. WIHTOL DE WENDEN, « Les incommunications de l’Europe sur la crise de l’accueil des migrants et des réfugiés », Hermès, La Revue, 2017/1, n°77, pp. 191-197, spec. p. 192). Il s’agit de flux de personnes qui réunissent tantôt des demandeurs d’asile, susceptibles d’obtenir le statut de réfugié, tantôt les migrants économiques. On sait que ces derniers, devant les restrictions posées à l’immigration légale, décident en désespoir de cause, d’opter pour la voie de l’illégalité pour entrer sur le territoire européen, risquant leur intégrité physique sur les routes de l’exil, notamment s’ils passent par la Libye, véritable enfer sur terre où l’esclavage a repris ses droits. Il s’agit en effet d’un recommencement dans la mesure où les tribus arabo-musulmanes ont maintenu en esclavage, pendant près de 12 siècles, les noirs sub-sahariens. Pour une présentation magistrale de cette histoire trop méconnue, on se reportera avec intérêt à l’ouvrage de l’anthropologue Tidiane N’DIAYE, Le génocide voilé. Enquête historique sur la traite négrière arabo-musulmane, Paris, Folio, 2008 (1ère édition de poche en 2017).
[2] Car ce dont il s’agit avant tout, c’est de la mort ou de la détention (dans des conditions indignes) de personnes qui désirent vivre Ailleurs que dans leur pays. Vouloir l’éradiquer ou la « contenir » est, in se, irréaliste puisque la migration, comme telle, est un phénomène naturel pour ne pas consubstantiel à l’activité humaine.
[3] « Le Monde au risque de la désintégration », Entretien avec N. GNESOTTO et P. LAMY, propos recueillis par A-L. BUJON et R. BAILLE, Esprit, 2017/6 Juin, pp. 86-97.
[4] R. STEFAN FOA, Y. MOUNK, « The Signs of Deconsolidation », Journal of Democracy, Vol. 28, n°1, January 2017, pp. 5-15.
[5] C’est en outre une question qui dure. Voir les travaux publiés en la matière, dès 2010, ad.ex. A.-S. MILLET-DEVALLE (dir), L’Union européenne et la protection des migrants et réfugiés, Paris, Pedone, 2010, 290 p. Pour une thèse de référence sur ces questions, Y. PASCOUAU, La politique migratoire de l’Union européenne. De Schengen à Lisbonne, Paris, 2011, 752 p. (Col. Institut Universitaire de Varenne).
[6] P. ORY, De la révolution populaire à la radicalité populiste, Paris, Gallimard, 2017, 252 p.
[7] La solidarité – qui fut longtemps l’apanage des politiques et des sociologues (de Léon Bourgeois à Emile Durkheim) a fait une irruption dans le droit – notamment français – grâce à des auteurs comme Léon Duguit ou encore le doyen Hauriou au début du siècle dernier. Plus près de nous, des auteurs comme Michel Borgetto et Robert Lafore ont revisité la doctrine dite « solidariste », R. LAFORE, « Solidarité et doctrine publiciste. Le solidarisme juridique hier et aujourd’hui», Solidarité(s), Perspectives juridiques ?, PUSS Toulouse, 2009, p.47.
[8] D. ESPAGNO-ABADIE, « La solidarité, une valeur de l’Union européenne », Revue de l’Union européenne 2017, p. 607.
[9] « Je pense qu’entre des peuples qui sont géographiquement groupés comme les peuples d’Europe, il doit exister une sorte de lien fédéral ; ces peuples doivent avoir à tout instant la possibilité d’entrer en contact, de discuter leurs intérêts, de prendre des résolutions communes, d’établir entre eux un lien de solidarité qui leur permette de faire face, au moment voulu, à des circonstances graves, si elles venaient à naître. »
[10] « L’Europe ne se fera pas d’un coup, ni dans une construction d’ensemble : elle se fera par des réalisations concrètes créant d’abord une solidarité de fait ». Elle devait déboucher sur la mise en œuvre d’une «solidarité de production » entre la France et l’Allemagne : « La solidarité de production qui sera ainsi nouée manifestera que toute guerre entre la France et l’Allemagne devient non seulement impensable, mais matériellement impossible. »
[11] Article 2 TUE : « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes.»
[12] 2ème phrase du Préambule de la Charte : « Consciente de son patrimoine spirituel et moral, l’Union se fonde sur les valeurs indivisibles et universelles de dignité humaine, de liberté, d’égalité et de solidarité».
[13] La troisième phrase de l’article 3§3 TUE se lit ainsi : « [L’Union] promeut la cohésion économique, sociale et territoriale, et la solidarité entre les États membres. »
[14] Il se lit ainsi : l’Union « développe une politique commune en matière d’asile, d’immigration et de contrôle des frontières extérieures qui est fondée sur la solidarité entre États membres et qui est équitable à l’égard des ressortissants des pays tiers ».
[15] Il se lit ainsi : « les politiques de l’Union visées [à ce] chapitre et leur mise en œuvre sont régies par le principe de solidarité et de partage équitable de responsabilités entre les États membres, y compris sur le plan financier. Chaque fois que cela est nécessaire, les actes de l’Union adoptés en vertu [dudit chapitre] contiennent des mesures appropriées pour l’application de ce principe »
[16] Elles sont dûment rappelées par A. BERRAMDANE, « La militarisation des frontières de l’Union européenne », Revue de l’Union européenne, 2018, p. 222.
[17] Cette communautarisation a pris l’allure de la création de l’Espace de liberté sécurité et justice (ELSJ), réparti entre le pilier 1 et le pilier 3 et incorporant l’acquis Schengen.
[18] Il s’est fixé un objectif ambitieux de doter l’Union de « politiques communes dans les domaines de l’asile et de l’immigration, tout en tenant compte des nécessités d’exercer aux frontières extérieures un contrôle cohérent afin de stopper l’immigration clandestine ».
[19] I. ATAK, F. CREPEAU, « Managing migrations at the external borders of the EU : Meeting the human rights challenges », Journal européen des droits de l’homme/European Journal of Human Rights, n°5, Décembre 2014, pp. 591-622.
[20] Comme le souligne A. BERRAMDANE, « déjà, en effet, la PEV codifiée par le traité de Lisbonne (art. 8 du Traité sur l’Union européenne – TUE), a une dimension sécuritaire. Elle fait des voisins de l’Union des gardes-frontières, des auxiliaires politiques chargés de réguler et d’atténuer la pression migratoire sur l’Union, un glacis protecteur de l’Union, le premier cercle de défense des frontières. »
[21] Conseil de l’Union, Stratégie de sécurité intérieure renouvelée pour l’Union européenne 2015-2020, 9798/15, JAI 442, COSI 67, 10 juin 2015.
[22] Union européenne, Vision partagée, action commune : une Europe plus forte. Stratégie globale pour la politique étrangère et de sécurité de l’Union européenne, 2016.
[23] A. BERRAMDANE, op.cit., p. 222 et ss.
[24] Il suffit ici de donner l’exemple de la politique sécuritaire (et, qui plus est, clairement xénophobe) de l’administration TRUMP à l’endroit des migrants en provenance d’Amérique centrale.
[25] Au sein de l’Union, il y a également des organismes qui, s’ils ne participent pas à « construire » le droit migratoire en tant que tel, ont pour fonction d’ « alerter » en mettant en avant les errements étatiques au sein de l’Union. A cet égard, le travail de l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne (FRA) est fondamental. Voir, parmi de nombreux travaux de terrain, les rapports périodiques sur la situation des migrants au sien des Etats, ad. ex. Periodic data collection on the migration issue in the EU, July Highlights, 1 May-30 June 2018, 29 p.
[26] C. POULY, « L’Européanisation du droit d’asile : 2003-2016 », Migrations sociétés, 2016/3, n°165, pp. 107-124.
[27] C. POULY, op.cit., p. 108.
[28] R. ERRERA, « La directive européenne du 29 avril 2004 sur le statut de réfugié, la protection internationale et les garanties contenues dans la Convention européenne des droits de l’homme », Revue Trimestrielle des droits de l’homme, n°74, avril 2008, pp. 347-381. Cette directive est connue sous le nom de « Directive qualification ». Elle a fait l’objet d’une refonte le 13 décembre 2011 (voir note 30). Le bénéfice de la protection subsidiaire est accordé à toute personne dont la situation ne répond pas à la définition du statut de réfugié (selon la Convention de Genève), mais pour laquelle il existe des motifs sérieux et avérés de croire qu’elle courrait dans son pays un risque réel de subir l’une des atteintes graves suivantes : la peine de mort ou une exécution; la torture ou des peines ou traitements inhumains ou dégradants; pour des civils, une menace grave et individuelle contre leur vie ou leur personne en raison d’une violence aveugle résultant d’une situation de conflit armé interne ou international.
[29] Les personnes concernées sont des ressortissants non européens qui fuient massivement leur pays ou leur région d’origine et qui ne peuvent pas y retourner : en raison notamment d’un conflit armé ou de violences, ou parce qu’ils sont victimes de violations graves et répétées des droits de l’homme (art. 2 a. de la directive). Ce dispositif exceptionnel et temporaire est autorisé par une décision du Conseil de l’Union européenne (UE), qui définit les bénéficiaires et sa date d’entrée en vigueur. Il est décidé pour une période d’un an et peut être prolongé de 2 ans maximum. Le Conseil de l’UE peut à tout moment y mettre fin si la situation dans le pays d’origine permet un retour sûr et durable des personnes déplacées.
[30] De façon synthétique, ce concept permet de renvoyer les demandeurs d’asile vers un pays tiers non membre de l’Union européenne, par lequel ils ont transité, à condition qu’il existe dans ce pays des garanties nécessaires en matière d’asile et de respect des droits de l’homme. Les Etats membres peuvent en théorie appliquer le concept de « pays tiers sûr » « si les autorités compétentes ont acquis la certitude » que les demandeurs n’ont aucune crainte d’être persécutés sur la base d’un des motifs énoncés dans la Convention de Genève de 1951 relative au statut de réfugié ; que le principe de non-refoulement est respecté conformément à la Convention de Genève ; que l’interdiction de prendre des mesures d’éloignement en cas de risque de torture, de traitements cruels, inhumains ou dégradants est respectée ; et enfin que le demandeur peut solliciter une demande de reconnaissance du statut de réfugié et en bénéficier conformément à la Convention de Genève. La réalité est beaucoup plus complexe comme la doctrine l’a très tôt démontré : X. CREACH, « La notion de pays tiers sûr ou l’instrumentalisation des itinéraires par les Etats d’accueil », Recherche et asile, 1997, n°2. C. TEITGEN-COLLY, « Le concept de pays tiers sûr », Mélanges en l’honneur de F. Julien-Laferrière, Paris, 2011. La Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) a régulièrement formulé des avis sur la politique migratoire de l’UE et sa traduction en droit français. Elle émit logiquement dans ce contexte un Avis sur le concept de ‘pays tiers sûr’ (19 décembre 2017), pointant les dangers de la notion de pays tiers sûr. Un de ces dangers concerne sa « relativité ». La CNCDH mentionne à juste titre la Déclaration UE-Turquie du 18 mars 2016 laquelle, même si elle ne mentionne pas expressis verbis la notion, en reprend la philosophie et est appliquée à un pays (la Turquie) qui viole le principe de non refoulement tel que consacré par la Convention de Genève. Le Conseil d’Etat grec a validé la Déclaration en refusant de poser une question préjudicielle à la CJUE. On lira avec le plus grand intérêt l’analyse percutante et sainement très critique du professeur Constantin YANNAKOPOULOS, « Un tiers pays nommé sûreté !, CE grec, 22 sept. 2017 », RTD eur. 2018, n° 1, p. 191.
[31] Aujourd’hui, le régime d’asile commun est constitué de trois directives et de deux règlements. La directive « procédure » [Directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale (refonte)] ; la directive « accueil » [Directive 2013/33.UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale (refonte)] ;la directive « qualification » [Directive 2011/95/UE du Parlement européen et du Conseil du 13 décembre 2011 concernant les normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale, à un statut uniforme pour les réfugiés et les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, et au contenu de cette protection (refonte)] ; Le règlement (UE) n°604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride (refonte) ; le règlement (UE) n°603/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relatif à la création d’Eurodac pour la comparaison des empreintes digitales aux fins de l’application efficace du règlement (UE) n°604/2013].
[32] COMMISSION EUROPÉENNE, Livre vert sur le futur régime d’asile européen commun, COM (2007) 301 final, 6 juin 2007.
[33] C. POULY, op.cit., p. 111. ; dans le même sens, V. CHETAIL, « Looking Beyond the Rhetoric of the Refugee Crisis : The Failed Reform of the Common European Asylum System », JEDH/EJHR, 2016/5, pp. 584-602.
[34] Règlement (UE) n°604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 par lequel s’établissent des critères et des mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable d’une demande de protection internationale présentée dans un des Etats membres par un national d’un pays tiers ou par un apatride, 29 juin 2013, JO L 180, pp. 31-59 (Règlement dit « Dublin III », refonte).
[35] Partant du principe que tous les Etats membres de l’Union accordent aux étrangers se trouvant sur leur territoire une protection des droits équivalente, le premier pays sur le territoire duquel arrive un demandeur d’asile se transforme en « l’Etat membre responsable » de l’examen de ladite demande. Or, géographiquement, ce sont les Etats du Sud qui se retrouvent, systématiquement, les Etats membres « responsables ».
[36] C. POULY, op.cit., p. 111.
[37] En Espagne, la stratégie de « l’encagement » s’est manifestée au sein des enclaves espagnoles de Ceuta y Melilla au Maroc (il s’est agi de l’érection d’une série de triple murs afin d’empêcher les migrants de pénétrer le territoire espagnol). La même stratégie d’édification de murs barbelés s’est manifestée en Hongrie afin d’éviter que les migrants puissent, après la Grèce, passer sur ce territoire.
[38] Les accords de réadmission permettent de réacheminer vers leurs points de départ les migrants. On recense tout à la fois des accords bilatéraux (conclus entre un Etat membre et un Etat tiers), mais également des accords conclus par l’Union européenne comme telle avec des Etats tiers. 17 accords de ce type ont été conclu avec l’Albanie, l’ancienne République yougoslave de Macédoine, l’Arménie, l’Azerbaïdjan, la Bosnie-Herzégovine, le Cap-Vert, la Fédération de Russie, la Géorgie, Hong-Kong, Macao, la Moldavie, le Monténégro, le Pakistan, la Serbie, le Sri Lanka, la Turquie et l’Ukraine. On trouvera l’intégralité de ces accords sur le site EuropeanMigrationLaw.eu.
[39] C. POULY, op.cit., p. 114.
[40] Directive n° 2003/9/CE, 27 janvier 2003, relative à des normes minimales pour l’accueil des demandeurs d’asile dans les États membres (Directive « Accueil »).
[41] CJUE, 27 février 2014, Federaal agentschap voor de opvang van asielzoekers contre Selver Saciri, ECLI:EU:C:2014:103
[42] CJUE, 17 février 2009, Elgafaji, aff. C-465/07, ECLI:EU:C:2009:94
[43] CJUE, 5 septembre 2012, RFA c. Y. et Z., aff. C-71/11 et C-99/11, ECLI:EU:C:2012:518
[44] CJUE, 7 novembre 2013, X, Y et Z, C-199/12 et C-200/12, ECLI:EU:C:2013:720
[45] CJUE, 23 juillet 2013, Diouf, C-69/10, ECLI:EU:C:2011:524
[46] CJUE, 22 novembre 2012, M.M., C-277/11, ECLI:EU:C:2012:744
[47] CJUE, 17 décembre 2015, Amadou Tall, C-239/14, ECLI:EU:C:2015:824
[48] CJUE, 26 juillet 2017, Moussa Sacko, C-348/16, ECLI:EU:C:2017:591
[49] CJUE, Gde Ch., 6 septembre 2017, Hongrie et Slovaquie c/ Conseil, aff. C- C‑643/15 et C‑647/15, EU:C:2017:631. Pour une analyse circonstanciée et critique de cette décision, v. J. ABRISKETA URIARTE, « La reubicación de los refugiados : un déficit de solidaridad y una brecha en la Unión europea. Comentario a la sentencia del Tribunal de justicia de 6 de septiembre de 2017, Asunto C-643/15 y C-647/15 Hungaria y Eslovaquia contra Consejo », Revista General de Derecho Europeo, 44, 2018, pp.122-154.
[50] Décision (UE) du Conseil du 22 septembre 2015 par laquelle sont établies des mesures provisoires dans le domaine de la protection internationale au bénéfice de l’Italie et de la Grèce (JO L 248 du 24 septembre 2015).
[51] Règlement (UE) n°604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 par lequel s’établissent des critères et des mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable d’une demande de protection internationale présentée dans un des Etats membres par un national d’un pays tiers ou par un apatride, 29 juin 2013, JO L 180, pp. 31-59 (Règlement dit « Dublin III »).
[52] Lors des huit premiers mois de l’année 2015, ce sont 116.000 demandeurs d’asile et de protection internationale qui se présentèrent en Italie, tandis que la Grèce enregistrait quant à elle 211.000 demandes du même type ; c’est dans ce contexte que le Conseil décida d’adopter en urgence, de façon provisoire, une décision de relocalisation qui avait une double finalité : adopter des mesures concrètes de solidarité vis à vis des Etats membres qui sont en première ligne des afflux massifs de réfugiés et sauvegarder les droits des personnes qui nécessitent une protection internationale[52]. Il est important ici, pour ne pas dire fondamental, de préciser que cet acte juridique de l’Union fut adopté contre les voix de la Slovaquie et de la Hongrie (qui décidèrent in fine de l’attaquer devant la Cour), mais également de la Pologne et de la République tchèque, autant d’Etats qui se distinguèrent pendant les négociations d’adhésion en 2004 comme faisant partie du « Groupe de Visegrád », autrement dit un groupe d’Etats qui entendaient, ensemble, aborder l’insertion dans le concert européen, comme pour mieux faire valoir leur spécificité, pour ne pas dire leur identité.
[53] Le délai posé par la décision du Conseil de 2015 pour « relocaliser » les migrants et alléger le fardeau de l’Italie et de la Grèce avait été fixé au 27 septembre 2017. Or, le 6 septembre 2017, date de l’arrêt de la Cour, la Commission européenne publiait un rapport sur le sujet qui établissait qu’à la date du 4 septembre 2017, uniquement 23% des demandeurs d’asile avait été « relocalisés » (soit 27.000 personnes, 19.244 depuis la Grèce et 8.451 depuis l’Italie). Commission européenne, Rapport de la Commission et du Parlement européen au Conseil européen et au Conseil, 15ème rapport sur la relocalisation et installation, COM (2017) 456 final, 6 septembre 2017.
[54] L’histoire de la constitution du groupe de Visegrád (V4) et de la coopération en son sein entre ses quatre Etats constitutifs ne fut pas un long fleuve tranquille. Ce qui est sûr, c’est que ce sont deux thèmes précis qui ont participé, une fois membres de l’Union, à les souder : les questions budgétaires et la crise migratoire, v. M. NATANEK, « Le groupe de Visegrád, entre unité des intérêts et mythe de la coopération », Hermès, La Revue, 2017, pp. 132-140.
[55] Les statistiques concernant les Etats du « groupe des Quatre » » (i.e. du Groupe de Visegrád) sont édifiantes : la Pologne (avec 38 millions d’habitants) devait accueillir 6.182 personnes ; la Hongrie (avec 10 millions d’habitants) devait accueillir 1.294 personnes ; la République tchèque (avec 10 millions d’habitants) devait accueillir 2.691 personnes et la Slovaquie (avec une population de 5 millions d’habitants) devait quant à elle en recevoir 802. Au final, la Hongrie et la Pologne n’ont reçu aucun demandeur d’asile, alors que la Slovaquie en accueillait 16 et la République tchèque 12.
[56] Il est en effet constitué de 347 paragraphes.
[57] Lisons plutôt un passage significatif de celles-ci présentées le 26 juillet 2017 (ECLI:EU:C:2017:618) où il met très clairement en évidence l’enjeu de l’affaire : « Les présents recours nous donnent l’occasion de rappeler que la solidarité figure parmi les valeurs cardinales de l’Union et se trouve même être aux fondements de celle-ci. Comment serait-il possible d’approfondir la solidarité entre les peuples d’Europe et de concevoir une union sans cesse plus étroite entre ces peuples, comme le préconise le préambule du traité UE, sans une solidarité entre les États membres lorsque l’un d’entre eux fait face à une situation d’urgence ? Nous touchons là à la quintessence de ce qui constitue à la fois la raison d’être et l’objectif du projet européen. Il convient donc d’emblée de mettre l’accent sur l’importance de la solidarité en tant que valeur fondatrice et existentielle de l’Union.» (pts 17-18).
[58] On rappellera que son libellé permet en effet de découvrir que la solidarité fait partie des « valeurs indivisibles et universelles » sur lesquelles l’Union est fondée.
[59] De l’article 3§3 TUE relatif à la cohésion économique et sociale (où la solidarité entre générations et entre Etats membres est mentionnée) à ce qui caractérise la politique de l’Union en matière d’asile et d’immigration (Titre V, chapitre 2 TFUE, art. 67§2 TUE et 80 TFUE), ces références entendent démontrer qu’elle est également un principe directeur aux effets normatifs certains.
[60] Il se lit ainsi : « Il convient d’ajouter que des considérations liées à l’origine ethnique des demandeurs de protection internationale ne peuvent pas être prises en compte en ce qu’elles seraient, de toute évidence, contraires au droit de l’Union et notamment à l’article 21 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. »
[61] Il se lit ainsi : « En outre, un droit de recours effectif doit être assuré sur le plan national, conformément à l’article 47 de la Charte, contre toute décision devant être prise par une autorité nationale dans le cadre de la procédure de relocalisation, telle que prévue à l’article 5 de la décision attaquée. »
[62] Il se lit ainsi : « Enfin, si une certaine marge d’appréciation est réservée aux autorités des États membres bénéficiaires lorsque ceux-ci sont appelés, en vertu de l’article 5, paragraphe 3, de la décision attaquée, à identifier les demandeurs individuels pouvant être relocalisés vers un État membre de relocalisation déterminé, une telle marge est justifiée au regard de l’objectif de cette décision qui est de soulager les régimes d’asile grec et italien d’un nombre important de demandeurs en les relocalisant, dans de brefs délais et de manière effective, vers d’autres États membres dans le respect du droit de l’Union et, en particulier, des droits fondamentaux garantis par la Charte. »
[63] Le point 342 permet de comprendre le point 343. Le point 342 se lit ainsi : « Or, le transfert dans le cadre d’une opération de relocalisation d’un demandeur de protection internationale d’un État membre vers un autre aux fins d’assurer un examen de sa demande dans des délais raisonnables ne saurait être considéré comme étant constitutif d’un refoulement vers un État tiers. » Le point 343 se lit ainsi : « Il s’agit au contraire d’une mesure de gestion de crise, prise au niveau de l’Union, visant à assurer l’exercice effectif, dans le respect de la convention de Genève, du droit fondamental d’asile, tel que consacré à l’article 18 de la Charte. »
[64] Sur les détails techniques de ce dialogue des juges, on se permet de renvoyer à notre chronique annuelle publiée à la Revue du droit public, « Chronique de jurisprudence européenne comparée 2011 », 2012-n°4, pp.1730 et s.
[65] CEDH, Gde Ch., 21 janvier 2011, M.S.S. c/ Belgique et Grèce. La Grande chambre de la Cour européenne statua sur la requête d’un ressortissant afghan entré sur le territoire de l’Union par la Grèce avant de parvenir en Belgique, pays qui avait refusé d’activer la dérogation de l’article 3§2 afin de renvoyer le demandeur en Grèce. Les constats de violation dressés par la Cour dans cette affaire à l’encontre de deux Etats membres de l’Union furent un camouflet sans précédent à l’encontre de ces deux pays membres de l’Union dans la mesure où les articles 3 et 13 combinés avec les articles 2 et 3 de la Convention furent déclarés enfreints. Si l’Union européenne échappa à une condamnation en bonne et due forme – la Cour européenne écartant la jurisprudence Bosphorus au nom du « pouvoir d’appréciation » détenus par les Etats en vertu de l’article 3§2 du règlement Dublin – ce fut tout de même, en arrière-plan, le système commun européen de l’asile et le principe de la reconnaissance mutuelle qui fut mis en cause.
[66] CJUE, Gde Ch., 21 décembre 2011, N.S et M.E et autres (C-411/10 et 493/10). Le dialogue horizontal entre les deux Cours européennes fut à son zénith, puisque la Cour de justice prit en compte sans sourciller les enseignements de l’arrêt M.S.S. La CJUE imposa aux Etats d’activer la dérogation de l’article 3§2 du Règlement Dublin III et d’examiner « eux-mêmes» la demande d’asile quand il existe des risques sérieux et avérés de faire subir à des demandeurs d’asile des traitements inhumains et dégradants en les renvoyant vers l’Etat responsable au principal, du fait de la présence de « défaillances systémiques » en son sein (voir points 106, 107, 108).
[67] Cour EDH, gde Ch., 3 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse. Pour une présentation détaillée des enjeux et des conséquences de cette affaire, v. L. BURGORGUE-LARSEN, « Chronique de jurisprudence européenne comparée 2014 », 2015-n°4, pp.1143 et s.
[68] La littérature sur la défiance ou, plus radicalement, les contre-réactions négatives (« backlash ») des Etats est de plus en plus imposante. Pour une analyse en français, on renvoie à S. TOUZĖ, «La remise en cause de l’autorité des Cours supranationales », La protection des droits de l’homme par les Cours supranationales, J. Andriantsimbazovina, L. Burgorgue-Larsen, S. Touzé (dir.), Paris, Pedone, 2016. En anglais, voir, parmi moult références, S. FLOGAITIS, T. ZWART, J. FRASER(Eds.), The European Court of Human Rights and its discontents : turning criticism into strength, Edward Elgar, Cheltenham, 2013, 217 p.
[69] Elle est même allée jusqu’à développer une sorte de politique procédurale de radiation du rôle en la matière, qui n’a pas été sans de fortes dissidences, voir CEDH, Gde Ch., 17 novembre 2016, V.M. et autres c. Belgique; CEDH, Gde Ch., 21 septembre 2016, Khan c. Allemagne, L. BURGORGUE-LARSEN, « Chronique-Actualité de la Cour européenne des droits de l’homme », AJDA, 30 janvier 2017, 3/2017, pp. 157 et s.
[70] On signalera, en passant, que la jurisprudence interaméricaine en la matière est beaucoup plus protectrice que celle de la Cour européenne. Alors qu’elle est également confrontée à la complexité du réel, elle n’entend pas céder sur la nécessaire protection élémentaire des droits des migrants, et ce, quel que soit leur statut, H-M OLEA RODRIGUEZ, « Migración en la jurisprudencia de la Corte interamericana de derechos humanos », Enomía. Revista en Cultura de la Legalidad, n°9, Octubre 2015-Mayo 2016, pp. 249-272.
[71] CEDH, Gde Ch., 15 décembre 2016, Khlaifia et autres c. Italie, req. n°16483/12.
[72] CEDH, 3 octobre 2017, N.D. et N.T. c. Espagne.
[73] Voir la note n°1 et la référence à l’ouvrage de T. N’DIAYE.
[74] Il faut lire les passages relatifs à la description des faits pour comprendre que ces deux requérants faisaient partie d’un groupe de soixante-quinze à quatre-vingts migrants sub-sahariens qui ont plusieurs fois tenté d’escalader la succession de trois clôtures en fer qui entourent la ville de Melilla et qui ont été renvoyés de manière expéditive par la Guardia civil espagnole.
[75] Les autorités de ces deux pays avaient mis en place des « décrets de refoulement » les exonérant de l’obligation de la tenue d’« entretiens individuels » avant tout renvoi organisant également le caractère non-suspensif des recours interjetés à leur encontre.
[76] La nomenclature présentée commence logiquement par la présentation du droit primaire (pts 20-27) – des articles 2 (valeurs) et 6 (droits fondamentaux) TUE, en passant par les articles 18 (asile), 19 (éloignement, expulsion et extradition) et 47 (droit au juge) de la Charte des droits fondamentaux, pour arriver aux dispositions clés relatives à l’espace, de sécurité et de justice de l’Union (art. 67, 72) et aux politiques de l’asile et de l’immigration (art. 78) – et se poursuit par l’énumération des règles élémentaires du droit dérivé. La « directive retour » (pt.20) et son interprétation par la Cour de justice (pt.29) ; la « directive refonte » (pt.30) et le règlement instituant le « code frontières Schengen » (pt.32).
[77] La violation de l’article 4 du Protocole n° 4 a découlé de l’absence d’une procédure d’identification des requérants lors de leur expulsion tandis que la violation de l’article 13, combiné avec l’article 4 du Protocole n° 4, a résulté quant à elle de l’impossibilité, pour les requérants, de bénéficier d’une voie de recours contre leur expulsion.
[78] La solidarité n’est pas respectée à l’endroit des migrants vu comme des menaces et à l’égard desquels la logique sécuritaire et militaire a pour effet de les « criminaliser » ; la solidarité n’est pas respectée entre les Etats membres de l’Union puisque seuls quelque uns se retrouvent en première ligne d’une responsabilité qui devrait être collective ; la solidarité n’est pas élevée au rang de principe opérationnel par la Cour de justice de peur d’être taxée d’activiste ou tout simplement de peur de prendre ses responsabilités face à l’incurie du législateur de l’Union…
[79] « The only thing we have to fear…it is fear itself », cité par B. RIEMEN, To Fight Against This Age. On Fascism and Humanism, London and New York, Norton and Company, 2018, p.21.
[80] Or, ce qu’il faudrait, c’est une politique rationnelle qui prenne en compte le temps long, voir l’interview de F. CREPEAU, Rapporteur spécial des Nations Unies sur les droits de l’homme des migrants, « Nous avons besoins d’une stratégie à long terme sur la migration ». Cet article a été publié en juin 2017 sur le site Refugees Deeply. Il est accessible en anglais à l’adresse suivante : https://www.newsdeeply.com/refugees/community/2017/06/08/u-n-rapporteur-we-need-a-long-term-strategy-for-human-migration. Il fut ensuite traduit de l’anglais par Yves PASCOUAU et publié sur le site EuropeanMigrationLaw.eu.
[81] S. BOOKER, A. RICKMAN, « The future is African, and the United States are not prepared », The Washington Post, June 7, 2018, p. A17. Les premières lignes de cet article qui met en évidence l’impréparation américaine à “miser” sur le continent africain, sont les suivantes : « Beginning in 2035, the number of young people reaching working age in Africa will exceed that of the rest of the world combined, and will continue every year for the rest of the century.”
[82] La lecture du rapport de l’Institut Montaigne est nécessaire afin de mettre en perspective les chiffres relatifs à ce que l’on appelle la « pression migratoire », Le défi migratoire : mythes et réalités, Note, Juillet 2018, 81 p. (voir plus particulièrement le fait que « la population de l’Afrique (2,52 milliards d’habitants) en 2050 sera plus de trois fois supérieure à celle de l’Europe », p.50).
[83] L’ouvrage de S. SMITH est, sur ces questions, exemplaire, La ruée vers l’Europe. La jeune Afrique en route vers le vieux continent, Paris, Grasset, 2018, 272 p.
[84] C. WIHTOL DE WENDEN, op.cit., p. 192 : : « L’Europe, ancienne terre de départ, ne s’est jamais pensée comme continent d’immigration et celle-ci apparaît illégitime à beaucoup de ceux qui refusent cette réalité. L’Europe a en effet longtemps été une terre de départ vers les grandes découvertes, la colonisation, le commerce international, les missions étrangères, le peuplement de pays vides. »