Repenser la responsabilité des ministres ? – Regard du constitutionnaliste
En dépit du sursaut récent de la responsabilité politique du Gouvernement en France, il est sans doute nécessaire de repenser la manière dont a été organisé et mis en œuvre, sous la Ve République, le cumul entre responsabilité politique et pénale des ministres du fait de leur action politique. Constatant l’incapacité des régimes de responsabilité actuels à accomplir les objectifs qui lui sont assignés tout autant et l’illégitimité du déport du contrôle de l’action ministérielle du politique vers le juge, l’étude conduit à explorer quelques pistes visant à permette un rééquilibrage en la matière, plus conforme au cadre constitutionnel : celles d’une dépénalisation raisonnable de l’action ministérielle et d’une repolitisation substantielle du contrôle effectué en la matière. La question de la responsabilité des ministres est au cœur du problème de l’équilibres entre les pouvoirs politique et judiciaire, et manifeste la tension qui peut exister entre État de droit et démocratie, que la présente étude se propose d’étudier pour mettre en évidence les difficultés inhérentes à la conciliation entre valeurs constitutionnelles qui, sous certains aspects, semblent contradictoires.
Julien Padovani, Maître de conférences à l’Université Paris I – Panthéon-Sorbonne.
« Les ministres doivent en administration, suivre l’opinion publique qui leur est marquée par l’esprit de la chambre des députés. Cet esprit peut très-bien n’être pas le leur : ils pourraient très-bien préférer un système qui serait plus dans leurs goûts, leurs penchants, leurs habitudes ; mais il faut qu’ils changent l’esprit de la majorité, ou qu’ils s’y soumettent. On ne gouverne point hors de la majorité. […] Si l’on dit que les ministres peuvent toujours demeurer en place, malgré la majorité, parce que cette majorité ne peut pas physiquement les prendre par le manteau et les mettre dehors, cela est vrai. Mais si c’est garder sa place que de recevoir tous les jours des humiliations, que de s’entendre dire les choses les plus désagréables, que de n’être jamais sûr qu’une loi passera, tout ce que je sais alors, c’est que le ministre reste et que le gouvernement s’en va1 ».
L’actualité de la responsabilité des gouvernants. La responsabilité des gouvernants connaît une actualité particulièrement riche, tant sur le plan politique que pénal, qui fournit à la question ici traitée un terrain d’observation inédit. S’interrogeant sur la question de savoir s’il convient de repenser la responsabilité des ministres sous la Ve République, l’on peut en effet difficilement s’extraire du contexte dans lequel est plongée la vie politique française en raison notamment des enjeux communs à l’ensemble de la question de la responsabilité des gouvernants2.
Une tension entre État de droit et démocratie à son comble. Aux sources de la responsabilité des gouvernants se situe en effet la tension entre, d’un côté, l’État de droit (et en filigrane le libéralisme politique) et, de l’autre, la démocratie, pour peu que l’on accepte de considérer qu’existe ici une forme d’opposition3. Elle surgit en particulier lorsqu’il est question de réfléchir à la manière dont les gouvernants sont susceptibles de rendre compte de leur activité politico-administrative, qu’il s’agisse notamment des chefs d’État, ministres, élus ou encore cadres de partis politiques. L’État de droit, qui repose sur le principe de la prééminence du droit, y compris dans le gouvernement des hommes, laisse supposer l’idée que la justice doit participer au contrôle des gouvernants ; la démocratie, quant à elle, envisagée de manière formelle, exclut l’idée que le juge puisse endosser une telle fonction, seul le corps politique étant légitime à le faire, notamment par la voie de ses représentants. Présentée ici de manière idéal-typique, une telle tension innerve le droit constitutionnel moderne et pose bien des difficultés à celui qui cherche à les concilier. Elle a d’ailleurs connu une résonnance particulièrement forte dans l’affaire de la condamnation récente de Marine Le Pen à une peine de prison assortie d’une peine d’inéligibilité à exécution provisoire, mais elle sourd également dans les procès récurrents faits aux ministres devant la Cour de justice de la République et ce, depuis l’affaire du sang contaminé. Se posent ici la question de la frontière entre l’intervention du juge dans les affaires de l’État et celle des citoyens ou de leurs représentants et, à travers cette question, le problème de la prévalence de la justice judiciaire sur la justice politique4. Si État de droit et démocratie ne sont pas inconciliables, il reste que leur aménagement (et celui des mécanismes qu’ils sous-tendent), rendu nécessaire par leur consécration au sein de textes de même valeur juridique (ici la Constitution de la Ve République) peut poser un certain nombre de difficultés. C’est ici qu’apparaît la question de la détermination de la manière dont doit être organisée la responsabilité politique des gouvernants et celle de savoir s’il convient de la repenser.
Repenser la responsabilité des ministres plutôt que celle des gouvernants. Interprété de manière bienveillante, le contexte politique évoqué pourrait conduire à apporter une réponse négative à la question posée en raison de l’inutilité d’une telle entreprise. Les faits l’attestent : la responsabilité des gouvernants est effective, ici par le vote d’une motion de censure, là par la condamnation judiciaire de responsables politiques. On s’inscrira pourtant en faux contre une telle option, pour deux raisons au moins : parce que, s’agissant de la responsabilité politique, quand bien même on considérerait – ce qui reste à démontrer – que la période actuelle redore le blason de la responsabilité politique, il ne s’agit que d’un cas qui, à cette heure, n’est pas susceptible de faire l’objet d’une généralisation ; parce que, s’agissant de la responsabilité pénale, l’engagement de la responsabilité pénale dont il est question concerne un ancien candidat à l’élection présidentielle (devenu ensuite chef de l’État) et une responsable de parti politique et non un ministre. Or, sur ce dernier aspect, si les enjeux qui sous-tendent la responsabilité des gouvernants dans leur ensemble sont communs, la question de la responsabilité ministérielle (en particulier celle de la responsabilité pénale) doit être abordée de manière distincte : elle a trait à l’exercice d’un pouvoir singulier, le ministre étant cet « agent double placé à la charnière entre la vie politique et l’action administrative5 », à la fois membre de gouvernement et, le plus souvent, chef d’administration. En d’autres termes en raison de leurs natures distinctes, la réponse à la question de savoir s’il convient de repenser la responsabilité ministérielle n’est pas nécessairement la même que celle menant à étudier la responsabilité des politiques dans son ensemble.
Le cumul de responsabilités ministérielles comme point de départ de l’étude. Pour ces deux raisons au moins l’étude se propose de dépasser le prisme déformant du rehaussement récent de la responsabilité des gouvernants pour tenter d’analyser les conditions dans lesquelles il conviendrait de repenser la responsabilité ministérielle, entendue comme la manière dont les membres du gouvernement rendent compte de leur action politique6. C’est une question fondamentale pour un constitutionnaliste, la Constitution de la Ve République prévoyant un cumul des deux types de responsabilité, politique et pénale, qui peut précisément conduire à rendre difficile la conciliation entre État de droit et démocratie. À première vue, pourtant, le traitement du sujet pourrait sembler aisé si l’on s’en tient à une lecture du droit positif. D’une part est en effet exprimée la responsabilité ministérielle sur le plan politique, à travers les articles 8 et 20 sous deux formes d’inégale importance : une responsabilité individuelle implicite – la moins authentique – devant le Premier ministre et, par son truchement, le Président de la République (article 8 alinéa 2) ; une responsabilité collective explicite – la vraie –, celle du Gouvernement devant le Parlement (article 20). L’ensemble emporte la qualification du régime politique français comme un régime parlementaire dualiste (parfois qualifié de moniste inversé, la responsabilité politique du Gouvernement étant, jusqu’à des temps récents, tombée en désuétude). D’autre part est énoncée la responsabilité pénale des membres du Gouvernement s’agissant des crimes ou délits commis dans l’exercice de leurs fonctions (article 68-1) – lesquels ministres ne disposent d’aucun privilège s’agissant des actes commis en dehors de l’exercice des fonctions ministérielles. Face à ces énoncés constitutionnels prévoyant un cumul de responsabilité ministérielle s’agissant des actes commis dans l’exercice de leurs fonctions, que peut bien dire le juriste ? Il ne peut en réalité ignorer les difficultés qu’un tel cumul est susceptible de poser, notamment sur le plan de l’aménagement des deux régimes en question. Ce cumul recèle une potentielle concurrence, laquelle pourrait très bien avoir quelques vertus, mais aussi des défauts lorsqu’elle conduit, par exemple, à la substitution d’un mécanisme par un autre et à l’annihilation de principes et mécanismes constitutionnels (comme ceux relatifs à la responsabilité politique). On pourrait alors déceler ici une incohérence constitutionnelle, ce dont témoigne, en quelques sortes, l’exercice de la responsabilité ministérielle, et ce que la présente étude se propose de vérifier7 : il est un constat que l’on ne peut en effet ignorer, c’est celui du décentrage du contrôle de l’action politique vers le juge pénal, qui pose un certain nombre de questions relatives notamment à la légitimité du contrôle opéré dans le régime politique de la Ve République là où le principe même de la responsabilité politique « est au cœur du constitutionnalisme moderne » et « au centre de l’idée même de démocratie représentative8 ».
Refaçonner la responsabilité ministérielle pour combler ses insuffisances. Il s’agit alors de savoir de quelle manière les ministres doivent rendre compte de leur action dans le cadre des institutions de la Constitution française, dominées par le principe de la démocratie parlementaire9. C’est une question centrale du droit constitutionnel parce qu’elle participe du problème de l’équilibre entre les pouvoirs, dans un pays où le contrôle des actes politiques a, en grande partie, été soustrait, à partir de la Révolution, au juge de droit commun10. Il ne s’agit alors pas de partir du postulat qu’il conviendrait de repenser la responsabilité des ministres pour proposer cette refondation mais bien, en amont, de s’interroger, sur la pertinence d’une telle démarche, ce qui revient à se poser la question de savoir si l’étude de la Constitution de la Ve République et de sa mise en œuvre en la matière permet de considérer le régime juridique de la responsabilité politique et pénale des ministres comme cohérent, effectif et efficace ?
La thèse qui sera défendue est que le régime juridique de la responsabilité ministérielle sous la Ve République n’est pas en adéquation avec les principes proclamés par la Constitution et plus exactement que les dispositions constitutionnelles organisant la responsabilité pénale des ministres participent à rendre incohérent le système de responsabilité des ministres en général (I). Ce faisant, il convient de repenser en profondeur la responsabilité des ministres11 (II).
I – Repenser la responsabilité des ministres : pourquoi ? Étude d’une impasse constitutionnelle
Une impuissance constitutionnelle comme intuition première. Repenser la responsabilité des ministres ne peut faire l’économie d’une réflexion critique préalable sur le système en vigueur. Il s’agit de mettre à l’épreuve de l’analyse juridique la manière dont est organisée et pratiquée la responsabilité en question. Alors que la Constitution prévoit le cumul des deux types de responsabilités, elle se révèle impuissante à permettre son bon fonctionnement (A) et recèle une incohérence systémique entraînant l’illégitimité du cumul (B).
A- Un cumul de responsabilités peu fonctionnel
Une responsabilité politique « évanouie12 ». L’analyse des mécanismes de responsabilité ministérielle semble ne pas pouvoir aboutir à des conclusions très originales : il apparaît assez évident que les régimes de responsabilité politique et pénale des ministres sont, de manière générale, dysfonctionnels. Cela a largement été démontré par ailleurs et il convient simplement d’en rappeler les grandes lignes tout en s’attardant sur les cas limites.
Concernant le versant politique de la responsabilité ministérielle, les choses sont assez nettes et consensuelles : le constat de l’inertie des mécanismes de mise en jeu de la responsabilité politique est implacable, lequel n’est pas même atténué par leur déclenchement ponctuel, si bien qu’à rebours des énoncés constitutionnels, il est difficile de parler d’un gouvernement effectivement responsable devant le Parlement sous la Ve République. Guy Carcassonne, parmi d’autres, l’exprimait ainsi :
« Le problème est bien là, qui fait communier pratiquement tous les publicistes dans une même nostalgie : la responsabilité politique est conceptuellement admirable, démocratiquement adaptée, collectivement et individuellement juste, bref, elle a toutes les qualités. Son seul défaut, c’est qu’elle ne fonctionne plus. C’est, au choix, une Rolls sans carburant, une panacée indisponible, une pile vidée de toute énergie, bref, un objet incapable d’offrir ce pour quoi il est fait. Peu importent alors ses virtualités, seules comptent les carences de la réalité13. »
Les raisons sont nombreuses et bien connues : la mise sous « tutelle14 » gouvernementale du Parlement, imposée lors de la confection de la Constitution de 195815, a conduit à une rationalisation des mécanismes de contrôle politique de l’action de l’Exécutif au nom de la stabilité gouvernementale. Ce constat est flagrant dans la disjonction opérée entre la fonction législative et la responsabilité politique16. Cette rationalisation s’est s’aggravée avec le temps, marginalisant, dans l’analyse, le renversement gouvernemental de 1962 : d’abord par la révision constitutionnelle de la même année, entrainant, dès 1965, avec l’élection présidentielle au suffrage universel direct du Général de Gaulle, une personnalisation accrue de l’exercice du pouvoir et un attrait des compétences étatiques ; ensuite par la réforme constitutionnelle de 2000 visant à accorder la durée des mandats présidentiel et législatif (par l’instauration du quinquennat présidentiel) suivant un calendrier favorable au premier. Le régime parlementaire français, souvent qualifié de parlementarisme à « captation17 » (ou « correctif18 ») présidentielle, se retrouve dominé par le « fait majoritaire » qui aboutit à cette hypotrophie de la responsabilité gouvernementale. Si les mécanismes de contrôle-information semblent atténuer ce constat, tant ils permettent de produire une masse de documentation considérable sur l’exercice du pouvoir par les gouvernements de la Ve République, ils sont en réalité très peu « responsabilisants », trop sont déconnectés d’une véritable mise à l’épreuve du lien de confiance unissant Parlement et Gouvernement. L’exemple récent de l’affaire Dupont-Moretti atteste ce sous-déploiement de la responsabilité politique : parallèlement à la procédure engagée devant la Cour de justice de la République, il n’a fait l’objet, en pratique, d’aucun contrôle politique, hormis deux questions au Gouvernement formulées à l’Assemblée nationale et au Sénat sur le bien-fondé du maintien en fonction du garde des Sceaux19.
Le développement d’une sorte de responsabilité ministérielle vis-à-vis du Président de la République ne conduit pas à atténuer ce constat : il ne s’agit pas d’une véritable responsabilité politique, laquelle ne peut être qu’exogène. Sa banalisation est, au contraire, la marque d’une déperdition de la véritable responsabilité politique.
Quant à la période ouverte par les élections législatives de 2022, nourrie par la dissolution prononcée en juillet 2024 et enrichie par le vote de la motion de censure en décembre 2024, doit-elle être analysée comme conduisant à modifier l’analyse généralement faite de l’affaissement de la responsabilité politique ? On ne le pense pas : d’abord, parce qu’il s’agit, jusque-là, d’une configuration inédite, provisoire, dont il serait difficile de tirer les enseignements généraux ; ensuite, parce que de la même manière qu’on ne mesure pas le niveau de responsabilité politique au seul nombre de motions de censures adoptées depuis 1958, sa mesure ne paraît pas devoir être réévaluée au regard du vote d’une motion de censure. Si elle conduit à une responsabilisation temporaire du Gouvernement, elle ne modifie pas les énoncés constitutionnels ni leur mise en œuvre de manière durable.
La responsabilité politique apparaît donc assez dysfonctionnelle sous la Ve République, ce qui se traduit par un déport vers une tentative de responsabilisation pénale des gouvernants, laquelle ne produit pas un meilleur effet.
Une responsabilité pénale inefficace. Alors que l’affaire du sang contaminé a abouti à la mise en place d’une juridiction spéciale afin « rapprocher autant que possible du droit commun le régime applicable aux ministres20 » dans un profond « besoin de justice21 », il apparaît, plus de trente ans après, que la Cour de justice de la République (CJR) est une « institution contestée22 », notamment parce que les dysfonctionnements qui l’affectent ne lui permettent pas d’accomplir les objectifs qui lui sont assignés. Les raisons sont nombreuses là aussi, mises en évidence par de nombreux auteurs23 : atypicité de son organisation, étroitesse et imprécision de sa compétence, politisation de sa composition24, etc. Il faut ajouter à cela la difficulté qu’il peut y avoir, au regard de la nature des affaires en cause, à établir la matérialité des faits susceptibles de donner lieu à la qualification de crimes ou de délits. Les deux affaires relatives aux crises sanitaires du sang contaminé et du covid 19 en témoignent. S’agissant de cette dernière, elle n’a abouti à aucune mise en cause après quatre ans de procédure et une enquête ouverte notamment pour mise en danger de la vie d’autrui et abstention de combattre un sinistre contre deux ministres et un Premier ministre. Ces défauts structurels ont engendré une activité erratique pour des résultats peu satisfaisants tant sur le plan politique que juridique, y compris lorsque les infractions en cause sont matérialisées25.
Ce dysfonctionnement net des mécanismes de responsabilité ministérielle rend ce cumul de responsabilités inefficace, ce qui justifierait de repenser la responsabilité ministérielle. Celle-ci devra également se faire à l’aune de l’incohérence du cumul de responsabilités sur le plan constitutionnel.
B- Un cumul de responsabilités incohérent
Le cadre incontournable d’une démocratie parlementaire. L’objectif qui préside généralement à la mise en place de régimes de responsabilité pénale des ministres est le suivant : éviter que le prestige dont leurs fonctions sont affectées ne les place à l’abri d’actes pénalement répréhensibles, notamment commis dans l’exercice de leurs fonctions. Sous la Ve République, la Cour de justice de la République, « fille naturelle26 » de l’affaire du sang contaminé, est née de l’inertie de la responsabilité politique, intervenant comme palliatif d’une lacune en matière de responsabilité ministérielle. C’est précisément sur ce point qu’apparaît la difficulté légitimante : comment accepter, sur le plan juridique, que, dans une démocratie parlementaire, une responsabilité juridique (ici pénale) puisse se substituer à une responsabilité politique, aussi inerte soit-elle ?
C’est précisément sur cet aspect, relatif à la nature du régime politique français, que se situe la pierre d’achoppement. La responsabilité politique est la conséquences directe de la concrétisation de deux principes matriciels du régime politique français : celui de la démocratie représentative et celui du régime parlementaire, formant ce que l’on nomme la démocratie parlementaire. Alors que la démocratie représentative a trait à l’exercice vertical du pouvoir et au lien unissant les citoyens et leurs représentants, le régime parlementaire repose sur une organisation particulière de l’exercice horizontal du pouvoir. La nature de ces deux relations conduit à imposer la mise à l’épreuve régulière du lien en question, parce que le pouvoir politique n’est pas « donné définitivement » et que son exercice est « soumis à condition27 ». Dès lors, la responsabilité politique du Gouvernement devant le Parlement est autant un mécanisme garantissant la représentation politique que la séparation des pouvoirs. Elle innerve la Constitution française, imposée par la loi constitutionnelle du 3 juin 1958, consacrée à l’article 20 de la Constitution, située dans l’ensemble formé par l’article 16 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 et l’article 3 de la Constitution. Elle impose un processus de légitimation particulier, celui du contrôle parlementaire de l’action politique de l’institution gouvernementale. L’existence et la solidité du lien de confiance qui unit le Parlement au Gouvernement doivent ainsi pouvoir être testées à tout moment.
La difficulté posée par la Constitution de la Ve République est qu’elle a ajouté à ce contrôle de nature politique, un contrôle juridictionnel, à travers la Cour de justice de la République, s’agissant des actes commis dans l’exercice des fonctions ministérielles. Or, le contrôle de l’action politique des gouvernants peut-il être véritablement partagé, dans une démocratie parlementaire, entre l’instance de représentation nationale (le Parlement) et le juge ? S’agissant de l’exercice normale des fonctions gouvernementales, on peut relever ici une incohérence constitutionnelle et ce, à plusieurs égards.
Une incompatibilité constitutionnelle. D’abord, parce que l’idée même de responsabilité pénale des ministres du fait de l’exercice de leurs fonctions tend à faire fi de la singularité de l’action gouvernementale, faite d’aléa, d’incertitude, de pouvoir discrétionnaire, justiciable pour ces raisons essentiellement d’un contrôle politique visant à évaluer son adéquation avec la volonté majoritaire. Là où le contrôle politique repose sur un test de confiance, non matérialisable par avance, le contrôle juridictionnel poursuit une impossible quête, celle de chercher à objectiver par le droit l’inobjectivable28. Par ailleurs, au-delà de cette difficulté pratique, la responsabilité pénale intervient bien souvent comme palliatif des carences de la responsabilité politique, ce qui conduit le juge à porter une appréciation sur des faits de nature éminemment politique, qui n’est pas sans poser des difficultés sur le plan de sa légitimité. Si la composition de la CJR atténue quelque peu cette critique par la place qu’elle accorde aux membres du Parlement, le fondement des poursuites demeure le Code pénal. Il s’ensuit que, de manière assumée, la décision rendue est une sentence judiciaire rendue sur des faits politiques.
Ces difficultés sourdent avec force dans différentes affaires au premier rang desquelles celle du sang contaminé. Était-ce bien le rôle d’une Cour de justice que de trancher la question de savoir si des ministres avaient commis des erreurs, ainsi que l’y invitait le Parquet général, demandant à la Cour d’assumer un « rôle civique » en décernant un « blâme public » afin de réhabiliter la responsabilité politique29 ? De la même manière, dans le cadre de la crise sanitaire du covid-19, comment a-t-on pu envisager de poursuivre des ministres pour abstention de combattre un sinistre ou mise en danger de la vie d’autrui là où leurs décisions, aussi contestables soient-elles sur le plan moral ou politique, s’inscrivaient dans le cadre de l’exercice normal des fonctions ministérielles, avec toute la part de risque qu’il recèle. Le discours des plaignants dans l’affaire de la crise sanitaire atteste cette dérive du contrôle politique vers le juge, l’un des avocats se félicitant « que cette justice ait agi aussi vite et qu’elle ait jugé bon d’enquêter sur la gestion politique de la crise du Covid30 ».
Ainsi que le formulaient Georges Vedel et Olivier Duhamel, « les erreurs politiques ne sauraient être assimilées à des fautes pénales. Une faute pénale est presque toujours personnelle, une erreur politique presque toujours collective. Une faute pénale et, sauf exception, intentionnelle, une erreur politique à peu près jamais. Une faute pénale est précisément définie dans un texte, une erreur politique ne l’est généralement pas31 ».
La responsabilité pénale comme écran de la responsabilité politique. Certes, l’on trouve trace de cette assimilation de la responsabilité politique à la responsabilité pénale aux origines du parlementarisme français32, mais il reste qu’elle a évolué par la suite vers une responsabilité politique autonome, de manière logique tant la philosophie qui les sous-tend diverge dans sa nature33. À ce titre, l’affaire plus récente relative au Garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti révèle une inefficacité du procès pénal particulièrement inédite et contre-productive pour la responsabilité politique : à propos d’une éventuelle prise illégale d’intérêts, il a été considéré par la CJR, contre la jurisprudence de la Cour de cassation, que si l’élément matériel de l’infraction était bien présent, l’élément intentionnel manquait34. En dépit de la matérialité des faits, le ministre a donc, non seulement été relaxé sur le plan judiciaire, mais n’a pas subi, en outre, de contrôle politique, si bien que l’on peut légitimement considérer que le procès devant la CJR n’est pas parvenu, une fois de plus, à assumer les fonctions qui lui sont assignées : ni procès pénal à part entière, ni contrôle politique stricto sensu, il agit comme une impasse pour une éventuelle commission d’enquête parlementaire, empêchée d’être initiée dès lors que la justice se saisit des faits en cause35. La procédure devant la CJR joue, ici comme ailleurs, bien souvent le rôle d’un écran à la responsabilité ministérielle : qu’elle aboutisse ou non, elle ne permet pas de faire jouer la véritable responsabilité politique du ministre, le maintien en fonction étant conditionné, lorsque cela est possible (si le ministre est toujours en poste au moment de la sentence) à l’issue du procès, contre la logique de la démocratie parlementaire. Alors que l’affaiblissement de la responsabilité politique a « pour corollaire que la responsabilité pénale des ministres tend parfois à être recherchée au-delà de son champ normal36 », ce mélange des rôles constitue un problème structurel dans l’organisation de la responsabilité ministérielle.
La responsabilité pénale comme danger pour l’exercice du pouvoir. Enfin, l’augmentation du risque pénal pesant sur les activités strictement politiques peut conduire à entraver l’exercice du pouvoir, en raison des conséquences qu’un procès peut avoir sur la vie professionnelle et personnelle du membre du Gouvernement mais aussi parce qu’elle peut entraîner une impossibilité pratique de « bien gouverner », ainsi que l’évoquait le sénateur Charles Jolibois dans son rapport sur la loi constitutionnelle de 1993 : « L’application pure et simple du droit commun pour juger les ministres doit être écartée car on ne peut pas admettre qu’ils soient soumis à un harcèlement procédural. Il s’agit d’un impératif souligné par toutes les personnalités entendues par votre commission, notamment par M. Marceau Long, vice-président du Conseil d’État37 ».
En somme, le cumul des responsabilités politique et pénales pose, en l’état, un certain nombre de problèmes fondamentaux pour notre démocratie parlementaire, ce qui encourage à en repenser l’agencement.
II- Repenser la responsabilité ministérielle : comment ? Pour une repolitisation de la responsabilité des ministres
« Responsable mais pas coupable » comme devise. Repenser la responsabilité ministérielle nécessite de se référer au cadre juridique existant et aux objectifs qui président aux différents mécanismes en vigueur. Il ne s’agit donc pas de faire table rase et de s’engager dans un concours Lépine qui n’aurait pas de sens, mais bien d’essayer de se conformer le plus possible à la logique institutionnelle, afin de rendre le système de responsabilité plus cohérent et plus conforme au droit constitutionnel. Comme point de départ et matrice du raisonnement à venir, on choisira de se référer à la formule désormais célèbre que l’on doit aux mots de Georgina Dufoix, ministre des affaires sociales lors de l’affaire du sang contaminé : « Je me sens tout à fait responsable ; pour autant, je ne me sens pas coupable, parce que vraiment à l’époque, on a pris des décisions dans un certain contexte, qui étaient pour nous des décisions qui nous paraissaient justes38 ». Moquée par l’opposition parlementaire à l’époque et inscrite dans l’imaginaire collectif comme un dicton critique de l’irresponsabilité des ministres, la déclaration apparaît en réalité particulièrement féconde pour réfléchir à l’articulation entre les deux types de responsabilité, postulant la distinction fondamentale entre responsabilité (politique) et culpabilité (pénale) – au contraire de ce qui a pu être trop souvent compris comme une formule ayant proclamé le droit à l’impunité39. La thèse qu’il convient de défendre est que le couple responsabilité/culpabilité n’est pas aussi uni qu’on veut bien le croire, dès lors que l’on appréhende ici la responsabilité dans sa dimension politique, laquelle doit être déliée de la question de la culpabilité.
L’on proposera ainsi de repenser la responsabilité ministérielle en explorant la voie de la dépénalisation de l’action des membres du gouvernements (A) tout en invitant à un renforcement drastique de leur responsabilité politique (B)
A- Dépénaliser la responsabilité ministérielle
Rejet du rapatriement vers le droit commun. La première piste généralement explorée en la matière concerne le rapatriement tel quel du contentieux pénal de l’action politique des ministres entre les mains des juridictions de droit commun40. Une telle proposition aurait l’avantage, en supprimant la Cour de justice de la République, de pallier ses carences et notamment celles relatives à sa composition et à la procédure baroque qui la caractérise. Toutefois, elle conduirait, en l’état, à placer l’entière responsabilité des ministres entre les mains des juges de droit commun, ce qui aurait pour conséquence d’aggraver les défauts en légitimité évoqués supra et à renforcer le risque d’un encombrement de la juridiction compétente41. Une telle solution ne s’inscrirait pas en cohérence avec les principes de la démocratie parlementaire inscrits dans le marbre de la Constitution française. Une autre voie, plus disruptive, peut être empruntée.
Circonscrire l’action pénale à ce qui n’est pas rattachable à l’exercice normal des fonctions ministérielles. En faveur d’une clarification conceptuelle permettant un gain de légitimité, il conviendrait de réfléchir une autre voie, dissociant l’exercice des fonctions ministérielles stricto sensu de ce qui n’en est pas. Une telle solution se rapproche de l’état actuel du droit, mais en comprenant l’exercice des fonctions comme un exercice normal. Il s’agit au fond de considérer qu’un ministre ne peut faire l’objet de poursuites du fait des actes qu’il commet que lorsqu’il est possible de délier ces actes de l’exercice normalement attendu de ses fonctions. Qu’il agisse en tant que citoyen ou en tant que ministre, l’objectif de la responsabilité pénale demeure le même : éviter qu’il n’adopte des comportements anormaux, a fortiori lorsqu’ils le sont à l’occasion de fonctions politiques de premier plan. Le juge pénal serait ainsi compétent pour sanctionner les faits qui, d’une manière ou d’une autre, ne sont pas rattachables à l’exercice normal des fonctions ministérielles, quand bien même ils auraient été commis à l’occasion de celles-ci : cela inclurait donc autant les faits commis hors l’exercice des fonctions que ceux commis à leur occasion. À titre d’illustration, lorsqu’un ministre prend une décision politique visant à agir de telle ou telle manière face à une situation donnée, qu’elle le conduit éventuellement à dissimuler des informations parce qu’il juge que tel doit être le cas, il agit dans le cadre normal de ses fonctions, la normalité étant à apprécier au regard du fait que la décision politique est une décision résolument partiale, qui ne peut être véritablement objectivée par un contrôle juridictionnel. À l’inverse, lorsqu’un ministre mobilise ses fonctions pour détourner de l’argent public, il n’agit pas dans un cadre normal. Comment dès lors mettre en œuvre, en pratique, cette distinction dont les frontières apparaissent relativement floues ?
Une diminution du champ de la responsabilité pénale. Poussant la logique des institutions politiques françaises à plein, il est possible d’aborder la question à travers celle de la dépénalisation ou, plus exactement, de la diminution du champ de la responsabilité pénale des ministres, tout en accroissant la compétence des juridictions ordinaires. Il est question d’envisager la « restriction des cas d’engagement de responsabilité42 » dans un sens permettant de faire la part des choses entre le contrôle de l’action politique à proprement parler et celui de ce qui n’est pas considéré comme résultant d’une action politique normale. Différentes solutions peuvent alors être retenues, indépendamment de la question du maintien ou non de la CJR, dès lors qu’il s’agit ici toujours de poursuivre les faits commis dans l’exercice des fonctions ministérielles : restreindre la compétence du juge pénal aux infractions pour lesquelles le ministre a tiré un avantage personnel43 ou encore distinguer les actes intentionnels (susceptibles de faire l’objet de poursuites) des actes non intentionnels (insusceptibles de poursuites44). Une solution plus radicale consisterait à instaurer une inviolabilité ministérielle : celle-ci serait cantonnée aux faits commis dans l’exercice des fonctions ministérielles et limitée à la durée de ces fonctions45.
Ces solutions ont pour mérite de favoriser la logique institutionnelle du régime parlementaire et, associées à une suppression de la CJR, elles conduisent à renforcer la compétence du juge judiciaire tout en la délimitant raisonnablement. Elles ne doivent pas être confondues avec les solutions préconisées actuellement visant à réduire la responsabilité pénale des acteurs politiques, à la suite de l’affaire des assistants parlementaires du Front national et en particulier du cas Marine Le Pen. La tension existant entre État de droit et démocratie est évidemment en cause mais la réflexion que nous proposons ne conduit pas à diminuer les exigences de l’État de droit : elle vise, au contraire, à les rendre plus efficaces et plus cohérentes en considérant que l’action ministérielle ne peut faire l’objet d’un traitement similaire à toute autre action politique dès lors que le pouvoir confié aux responsables politiques en la matière est d’une nature singulière. Il reste que lorsqu’il sort de l’exercice attendu de ses compétences, le ministre peut être considéré comme n’agissant plus en tant que tel, usurpant alors les fonctions en cause, ouvrant la voie à une pénalisation de son action.
Cette reconfiguration de la responsabilité pénale ne peut être prônée de manière isolée, dès lors que les actes soustraits au juge pénal (ceux relevant de l’exercice normal des fonctions) doivent pouvoir faire l’objet d’un véritable contrôle politique, raison pour laquelle, il convient de repenser également la responsabilité politique des ministres.
B- Repolitiser la responsabilité ministérielle
Un renforcement de la responsabilité politique classique incontournable. Poursuivant la logique constitutionnelle évoquée, il convient de tirer les conséquences de cette « dépénalisation » des actes commis lors de l’exercice normal des fonctions ministérielles en renforçant les mécanismes de responsabilité politique : « Réinventer la responsabilité politique figure parmi les réformes les plus urgentes. Nul besoin d’une Haut Cour pour cela, pourvu que le débat et le jugement politique trouvent leur vraie place dans notre démocratie. Il faudrait, en la matière, agir sur toute la palette, et changer ce qui doit l’être dans nos mœurs, nos règlements parlementaires, et nos lois, ordinaires, organiques ou constitutionnelles46 ».
Si la voie a été ouverte par la révision constitutionnelle de 2008 s’agissant du contrôle de type « informatif », et si l’effectivité du contrôle dépend largement de la configuration politique, ce que la situation actuelle atteste, il nous semble possible de favoriser l’exercice d’un tel contrôle pour faire en sorte que la réédition des comptes se trouve au cœur de l’activité parlementaire. Les pistes sont connues, la réflexion ne datant pas d’hier47 et il convient d’en rappeler quelques-unes en guise de réflexion48, tout en ayant à l’idée que ce réajustement de la disposition des choses constitutionnelles doit se faire avec tact, tant il est nécessaire de trouver un équilibre entre responsabilité ministérielle et stabilité gouvernementale.
La piste radicale d’un retour aux origines de la Ve République. Pour que le régime parlementaire inscrit dans le texte constitutionnel trouve une traduction dans la pratique, il peut être opportun de proposer un rééquilibrage général des pouvoirs, à travers notamment une revalorisation du Gouvernement et, à travers lui, de l’institution parlementaire. La meilleure manière d’y procéder résiderait sans doute dans un retour au texte de 1958 s’agissant à la fois du mode d’élection du président de la République, par la restauration d’une élection au suffrage universel indirect et/ou un retour au mandat présidentiel désynchronisé du mandat parlementaire49. Les deux propositions ne sont pas équivalentes dans leurs conséquences et il est fort probable que la seconde soit, dans les faits, plus aisée à mettre en œuvre que la première, tant l’élection présidentielle constitue l’un des acquis fondamentaux de la Ve République. D’autres voies semblent plus raisonnables à envisager, du point de vue de leur faisabilité, et en lien plus direct avec les mécanismes de responsabilité politique stricto sensu.
La dé-rationalisation des procédures existantes. D’abord, la revalorisation de la responsabilité politique passe nécessairement par l’assouplissement des procédures existantes, ayant été adoptées, pour la plupart, dans le contexte de la rationalisation du parlementarisme ou dans son prolongement. Pourraient être envisagées : une obligation d’investiture générale du Gouvernement ; une libéralisation des conditions d’engagement de la motion de censure et une diversification des procédures en la matière (que l’on pense à la motion de censure constructive, même si, à certains égards, elle apparaît plus exigeante dans sa mise en œuvre) ; la convocation parlementaire du Gouvernement ; la réhabilitation du Sénat dans les processus de mise en jeu de la responsabilité politique ; une reconfiguration du rôle des commissions d’enquête parlementaire50 ; un élargissement du champ d’action de ces commissions d’enquête aux faits donnant lieu à des poursuites judiciaires51. Il peut s’agir également de retisser le lien qui a été rompu en 1958 entre la fonction législative Parlement et la confiance du Gouvernement, qui n’apparaît désormais qu’à la fin du processus législatif à travers l’engagement de la responsabilité du Gouvernement sur l’adoption d’un texte (via l’article 49 alinéa 3 de la Constitution52). Ici aussi, les moyens sont connus car ils sont ceux sur lesquels se penche la doctrine de la revalorisation parlementaire53 : ils doivent permettre aux parlementaires d’exercer une véritable pression politique sur le Gouvernement dans la confection de la loi. Ils ne peuvent être décorrélés de mesures visant à initier un changement de culture politique dans la pratique du pouvoir54.
Le retour d’une responsabilité ministérielle individuelle devant le Parlement. Ensuite, alors que les ministres ne rendent, à titre individuel, de comptes qu’au Premier d’entre eux et, par son truchement, au Président de la République, il pourrait être intéressant de réhabiliter le principe de la responsabilité ministérielle individuelle devant le Parlement55. En vigueur sous les Républiques précédentes et dans un certain nombre de régimes parlementaires voisins sous différentes formes56, elle a pour avantage, lorsqu’elle est bien encadrée, de responsabiliser les ministres du fait de leur action politique suivant une procédure conforme à la démocratie parlementaire, tout en atténuant la puissance de la motion de censure collective qui constitue bien souvent un moyen trop extrême pour être déclenché. Elle a quelques inconvénients : d’abord, elle remet en cause le principe de la solidarité gouvernementale, à la source du régime parlementaire et peut, de ce point de vue, être considérée comme une dénaturation de la responsabilité politique, renforcée par l’idée que le Premier ministre et son gouvernement dans l’ensemble pourraient être déresponsabilisés57. Ensuite, un mécanisme mal taillé pourrait aboutir aux dérives connues sous la IIIe République avec une instabilité ministérielle perpétuelle, sans pour autant véritablement procéder à une responsabilisation, la République des Jules connaissant un taux de renouvellement du personnel politique particulièrement faible, les ministres déchus retrouvant régulièrement un portefeuille gouvernemental58. Il reste que ces propositions constituent des éléments de réflexion susceptibles de fournir une solution au problème de l’irresponsabilité politique, considérant qu’entre l’hypertrophie de la stabilité gouvernementale sous la Ve République et l’instabilité chronique des IIIe et IVe existent quelques états intermédiaires susceptibles d’être visés.
Le nouveau rôle du citoyen. En dernier lieu, par-delà les solutions institutionnelles, il semble difficile de faire fi de celles plaçant le citoyen au cœur du processus de responsabilisation59, ce dont témoigne d’ailleurs le rôle joué par ce dernier lors de la crise sanitaire – le plus souvent à l’origine des plaintes devant la CJR – dans le déport vers la pénalisation de la responsabilité politique. Le principe de la démocratie représentative demeurant l’un des piliers de la Constitution française, il est question d’envisager des modes de contrôle complémentaires et non concurrentiels vis-à-vis des modes institutionnels60. Ces moyens existent déjà en partie61 : saisine du défenseur des droits ; droit de pétition devant les chambres parlementaires ; plainte devant la CJR susceptible d’aboutir à un contrôle politique par les chambres. Ils sont toutefois peu efficaces au vu des enjeux considérés et d’autres solutions plus radicales peuvent être étudiées : initiative civique en matière de motion de censure ou d’une enquête parlementaire ; referendums (consultatif, abrogatif, révocatoire62) ; place accrue des citoyens au sein des chambres parlementaires. Il ne s’agit pas ici de plaider pour l’un ou l’autre moyen mais bien de soumettre à la réflexion des outils novateurs susceptibles de constituer un élément favorable à une plus grande responsabilité politique.
La repolitisation du contrôle de l’action des ministres permettrait de se doter du véritable pouvoir (notamment à travers ses représentants) de vérifier la solidité du lien de confiance unissant les gouvernants aux gouvernés, conformément à la nature de la démocratie parlementaire. L’on tâchera de ne pas prêcher par naïveté en n’occultant pas le problème de la place centrale occupée par un président de la République irresponsable politiquement, mais s’il y a bien une chose que nous enseigne la situation politique ouverte par les élections législatives de 2022 et renforcée par celles de 2024, c’est que l’attraction des compétences en faveur du chef de l’État qui caractérise la Ve République est, en grande partie, liée à l’affaiblissement du lien de confiance unissant le Gouvernement et le Parlement, les ministres devant leur existence, la plupart du temps, au Président de la République. Par conséquent, le renforcement de ce lien (ici par la reconfiguration politique) tend, on le voit, à rééquilibrer l’exercice du pouvoir en renforçant la légitimité parlementaire du gouvernement.
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En définitive, le déport de la responsabilité ministérielle du fait de l’exercice du pouvoir politique vers le juge pénal est à la fois inefficace, contre-productif et contraire à la logique du régime parlementaire. Sans renoncer à juger pénalement les ministres des actes qui, parce qu’ils le sont matériellement ou parce que la pratique du pouvoir les conduit à s’en éloigner, sortent du champ de l’exercice normal du pouvoir, le rééquilibrage proposé aurait non seulement pour bénéfice une clarification en la matière mais permettrait en outre et surtout de faire juger l’action politique des ministres par ceux qui sont le plus légitimes à s’y exercer. Cette manière, parmi d’autres, de repenser la responsabilité ministérielle est également une contribution à la réflexion sur les remèdes susceptibles de soigner la crise de la démocratie française et celle, sans doute à venir, de l’État de droit, deux idées-forces de la Constitution française qui, sous ce rapport, semblent promises au même tumulte63.
1 F.-R. Chateaubriand, De la Monarchie selon la Charte, Imprimerie de le Normant, 1816, p. 95, consultable sur Gallica.bnf.fr, cité en partie par P. Lauvaux et A. le Divellec, Les grandes démocraties contemporaines, PUF, coll. droit fondamental – classiques, 4e éd., 2015, p. 241.
2 Il est fait référence ici autant à la configuration parlementaire issue des élections législatives de 2022, renforcée par la dissolution et les nouvelles élections législatives de 2024, ayant abouti, fin 2024, à l’adoption de la première motion de censure (contre le Gouvernement Barnier) depuis 1962, qu’aux procès récents ayant entrainé la condamnation de l’ancien président de la République, Nicolas Sarkozy, dans l’affaire des comptes de campagne ainsi que des cadres du front national au premier rang desquels Marine le Pen, condamnation assortie d’une peine d’inéligibilité de 5 ans à effet immédiat.
3 Sur la distinction, voir notamment L. Heuschling, État de droit, Rechtsstaat, Rule of Law, Dalloz, coll. NBT, vol. 16, 2002, p. 382-383.
4 La justice politique est ici envisagée comme celle qui contrôle les gouvernants au regard de leur action politique. Voir sur cette tension, B. Mathieu, Justice et politique : la déchirure ?, LGDJ, coll. Forum, 2015.
5 B. Chenot, « Le ministre, chef d’une administration », Pouvoirs, n° 36, 1986, p. 79.
6 Le traitement scientifique de ces questions est rendu particulièrement difficile par le contexte car toute analyse critique pourrait risquer d’être située dans la dynamique actuelle de polarisation de la pensée, susceptible d’être rattachée à l’un des deux camps (celui du libéralisme politique et celui de l’illibéralisme politique) auquel il conviendrait d’appartenir. Si la tâche n’est donc pas aisée, il n’est pas question d’y renoncer et il apparaît nécessaire de rappeler que la mission de la recherche scientifique est de produire de la connaissance à partir d’une analyse objective des données en présence, laquelle ne dispense pas le chercheur d’une approche critique, qui ne peut être menée, dans une perspective gnoséologique, qu’en écartant de l’analyse les considérations tenant à ses propres convictions morales et politiques.
7 Voir, en ce sens, O. Beaud, Le Sang contaminé. Essai critique sur la criminalisation de la responsabilité des gouvernants, Paris, PUF, coll. Béhémoth, 1999.
8 C. Guérin-Bargues, Juger les politiques, La Cour de justice de la République, Dalloz, coll. Droit politique, 2017, p. 8.
9 V. infra. À ce titre, l’étude propose de traiter des deux types de responsabilités (politique et pénale) ensemble dès lors qu’elle appréhende les actes des membres du Gouvernement à travers le seul prisme des actes commis à l’occasion de l’exercice des fonctions ministérielles. C’est ici un point important car il n’est pas question de s’intéresser aux actes commis hors l’exercice des fonctions ministérielles (même si l’on y sera conduit d’une manière ou d’une autre), c’est-à-dire aux actes de la personne du ministre et non du ministre lui-même, lesquels relèvent d’une logique moins singulière (même si cela n’a pas toujours été considéré ainsi dans l’histoire).
10 Voir J. Krynen, L’État de justice. France. XIIIe-XXe siècle, L’idéologie de la magistrature ancienne, Gallimard, 2009.
11 Cette analyse s’inscrit à la suite de celles, plus situées, menées dans le cadre de sujets d’actualité : voir notamment J. Padovani, « L’affaire Dupond-Moretti et l’irresponsabilité politique sous la Ve République », Recueil Dalloz, 28 déc. 2023, p. 2247.
12 Terme emprunté à G. Carcassonne, « Rationaliser la responsabilité politique », in L’esprit des institutions, l’équilibre des pouvoirs, Mélanges Pierre Pactet, Dalloz, 2003, p. 543.
13 Ibid.
14 Expression utilisée notamment par P. Avril, Le régime politique de la Ve République, LGDJ, Bibliothèque constitutionnelle et de science politique, 1964, p. 160.
15 Voir notamment J. Gicquel, Essai sur la pratique de la Ve République. Bilan d’un septennat, LGDJ, Bibliothèque constitutionnelle et de science politique, 1968.
16 Voir P. Avril, Le régime politique de la Ve République, op. cit., p. 65.
17 A. Le Divellec, « La chauve-souris. Quelques aspects du parlementarisme sous la Ve République », Mélanges Pierre Avril, Montchrestien, 2001, p. 349-362.
18 J.-C. Colliard, Les régimes parlementaires contemporains, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 1978, p. 18-19 cité par J. Boudon, Manuel de droit constitutionnel, PUF, coll. droit fondamental – Manuels, 5e éd., 2024, p. 301.
19 Voir J. Padovani, « L’affaire Éric Dupond-Moretti et les tribulations de la pénalisation de la vie politique sous la Ve République », Blog droit administratif, 5 déc. 2023, https://blogdroitadministratif.net/2023/12/05/laffaire-eric-dupond-moretti-et-les-tribulations-de-la-penalisation-de-la-vie-politique-sous-la-ve-republique/.
20 « Exposé des motifs du projet de loi constitutionnelle portant révision de la Constitution du 4 oct. 1958 », site internet du Sénat. L’audition de Marceau Long est à ce titre parfaitement claire, tout comme celle du Procureur général Pierre Truche, lequel est très critique sur l’institution d’une responsabilité reposant sur le droit commun.
21 Ibid.
22 Pour reprendre termes de l’intitulé d’un article publié sur le site internet Vie-publique.fr : https://www.vie-publique.fr/eclairage/19542-la-cour-de-justice-de-la-republique-une-institution-contestee.
23 V., pour une étude exhaustive, C. Guérin-Bargues, Juger les politiques, op. cit., en part. p. 12 et s.
24 Voir également les travaux menés par L. Jospin [prés.], Pour un renouveau démocratique, Rapport de la commission de rénovation et de déontologie de la vie publique, 9 nov. 2012, HATPV.fr.
25 Parmi d’autres, songeons aux affaires Pasqua, Lagarde et Dupond-Moretti.
26 O. Beaud, Le Sang contaminé. Essai critique sur la criminalisation de la responsabilité des gouvernants, Paris, PUF, coll. Béhémoth, p. 53.
27 D. Baranger, Droit constitutionnel, PUF, Que Sais-Je, 7e éd., 2002, p. 88.
28 L’on insiste ici sur l’idée que l’on ne traite que des actes accomplis au cours d’un exercice normal des fonctions ministérielles. S’agissant de l’exercice « anormal », il n’est pas concerné par la présente réflexion, dès lors qu’il devient alors assimilé à un acte commise hors l’exercice des fonctions, c’est-à-dire en tant que citoyen ordinaire, justiciable des juridictions de droit commun.
29 CJR, 9 mars 1999, n° 99-001.
30 Propos de F. Di Vizio rapportés par T. Shlegel, « Covid-19 : les ministres répondront-ils un jour devant la justice ? », France Culture, 9 sept. 2020 (https://www.franceculture.fr/emissions/le-reportage-de-la-redaction/covid-19-la-cour-de-justice-de-la-republique-entend-les-premiers-temoins). Nous soulignons.
31 G. Vedel et O. Duhamel, « Le pénal et le politique », Le Monde, 3 mars 1999.
32 V. A. Laquièze, Les origines du régime parlementaire (1814-1848), PUF, coll. Leviathan, 2002, p. 75.
33 V. O. Beaud, Le sang contaminé. Essai critique sur la criminalisation des gouvernants, PUF, coll. Béhémoth, p. 105 et s.
34 CJR, Arrêt du 29 nov. 2023.
35 Interdiction posée par l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires.
36 L. Jospin [prés.], Pour un renouveau démocratique, op. cit., p. 76.
37 C. Jolibois, Rapport fait au nom de la commission des lois constitutionnelles sur le projet de loi constitutionnelle portant révision de la Constitution du 4 oct. 1958 et modifiant ses titres VII, VIII, IX et X, n° 316, 19 mai 1996, p. 135.
38 Interview d’Anne Sinclair, TF1, 3 nov. 1991.
39 Comprise en ce sens, la formule ne veut en effet rien dire, dès lors que responsabilité pénale et culpabilité pénale sont synonymes.
40 V. pour une proposition complète, la proposition de suppression de la CJR par L. Jospin [prés.], Pour un renouveau démocratique, Rapport de la commission de rénovation et de déontologie de la vie publique, 9 nov. 2012, HATPV.fr, p. 76 et s.
41 « Le risque serait grand, alors, de voir de nombreuses plaintes déposées par des citoyens qui entendent ainsi contester l’action politique d’un membre du Gouvernement et non se plaindre directement d’une potentielle infraction », J.-P. Derosier, C. Geynet-Dussauze, « Propositions sur la responsabilité pénale des membres du Gouvernement », in J.-P. Derosier [dir.], 65 ans de la Ve République : une analyse prospective de la Constitution, LexisNexis, coll. Perspective(s), 2024, p. 283.
42 J.-P. Derosier, C. Geynet-Dussauze, ibid.
43 Ibid.
44 En ce sens, voir C. Guérin-Bargues, « Supprimer la Cour de justice de la République et revivifier les mécanismes de responsabilité politique », in M. Caron et J .-F. Kerléo [dir.], La déontologie gouvernementale, IFJD, coll. Colloques & Essais, p. 225.
45 Proposition formulée notamment par M. Chichportich et J. Jeanneney, « La Cour de justice de la République n’étant pas adaptée à sa fonction, il reste à en tirer les conséquences », Le Monde, 14 déc. 2023. Les auteurs ajoutent à la mesure un facteur d’assouplissement résidant dans la possibilité de contourner cette inviolabilité pour les faits les plus graves, charge au Conseil constitutionnel d’effectuer le tri en la matière.
46 G. Vedel et O. Duhamel, « Le pénal et le politique », art. cité.
47 Voir, par exemple, B. François, Misère de la Ve République. Pourquoi il faut changer les institutions, Éditions Denoël, 2007, 2e éd.
48 On se permet de renvoyer à notre contribution, « L’affaire Eric Dupond-Moretti et les tribulations de la pénalisation de la vie politique sous la Ve République », art. cité.
49 Voir B. François, ibid., p. 200. Voir plus récemment, T. Ducharme, C. Geynet-Dussauze et X. Magnon, « Primo-ministérialiser la Ve République », in J.-P. Derosier [dir.], 65 ans de la Ve République…, op. cit., p. 205.
50 Voir la proposition initiée par G. Carcassonne, « Rationaliser la responsabilité politique », art. cité et défendue par C. Guérin-Bargues, Juger les politiques, op. cit., p. 53 et s.
51 V. en ce sens O. Beaud et C. Guérin-Bargues, « Procès d’Eric Dupond-Moretti : Penser la question de la responsabilité des gouvernants suppose de partir du droit constitutionnel », Le Monde, 15 nov. 2023.
52 Sur l’attenuation de ce lien, voir P. Avril, Le régime politique de la Ve République, op. cit.i,, p. 66-67.
53 Pour une liste de solutions, voir J.-P. Derosier [dir.], 65 ans de la Ve République…, op. cit., p. 219 et s.
54 J.-M. Laralde, « La réforme de 2008, une réelle revalorisation du rôle du Parlement ? », Cahiers de la recherche sur les droits fondamentaux, 10 | 2012, 107-117.https://journals.openedition.org/crdf/5306?lang=en#tocto2n4
55 Voir, en ce sens, C. Roynier, « Responsabilité politique : doit-on s’inspirer de la pratique constitutionnelle britannique ? », JP Blog, 22 mai 2018, https://blog.juspoliticum.com/2018/05/22/responsabilite-politique-doit-on-sinspirer-de-la-pratique-constitutionnelle-britannique-par-celine-roynier/#_ftnref9 ; et M. Chichportich et J. Jeanneney, « La Cour de justice de la République n’étant pas adaptée à sa fonction, il reste à en tirer les conséquences », art. cité. Voir égaleemnt, la propositoin. N° 74 GReci.
56 Que l’on songe au Royaume-Uni, à l’Italie, à la Suède ou encore à la Pologne.
57 Voir, en ce sens, B. Daugeron, Droit constitutionnel, PUF, coll. Themis droit, 2023, p. 392.
58 Démonstration en a été faite par J. Ollé-Laprune, La stabilité des ministres sous la troisième république (1879‑1940), 1962, LGDJ.
59 C’est d’ailleurs une tendance générale s’agissant du contrôle de l’action publique. Voir J. Bailly, Les citoyens-contrôleurs de l’action publique, Septentrion, 2010.
60 Voir la critique formulée, à propos du referendum consultatif, par B. François et A. Levade, « Le référendum consultatif serait un bien mauvais service à rendre à la démocratie », Le Monde, 23 juin 2020.
61 Voir M. Fatin-Rouge Stéfanini, « Quelle place pour les citoyens dans le contrôle des mesures prises durant la crise sanitaire ? », E. Brosset, T. S. Renoux, E. Truilhé, A. Vidal-Naquet [dir.], Justice, responsabilité et contrôle de la décision publique : leçons de la crise sanitaire, op. cit., 2022, p. 81-107.
62 Voir notamment A. Bachert-Peretti, « Le Recall aux États-Unis : le rappel du peuple ? », in C-E. Sénac [dir.], La révocation populaire des élus, Mare & Martin, 2021
63 A ce titre, on se permettra de rappeler qu’en 2013, en conclusion d’un rapport sur les rapports entre responsabilité politique et pénale, la commission de Venise considérait « que la capacité d’un régime constitutionnel à séparer et distinguer la responsabilité politique et la responsabilité pénale des ministres (précédents ou actuels) témoigne du bon fonctionnement et de la maturité de la démocratie mais aussi du respect de l’État de droit », Rapport du 11 mars 2013, https://www.venice.coe.int/webforms/documents/default.aspx?pdffile=CDL-AD%282013%29001-f, p. 21.