Vulnérabilité économique et sociale
CHAPITRE 6 – Vulnérabilité économique et sociale
Notre système juridique se structure largement autour des principes de liberté et d’égalité. Ces principes irriguent notamment le droit des obligations, obligations qui sont le support privilégié des interactions économiques et sociales. Force est néanmoins de constater que la garantie effective de ces principes oblige à prendre en compte la diversité des individus et, souvent, leur vulnérabilité. Ainsi le droit des obligations, le droit du patrimoine et celui des sociétés recèlent de mécanismes qui permettent de rétablir concrètement, dans la relation juridique interpersonnelle, une égalité, jusque-là purement théorique, entre les sujets. Ces outils prennent parfois la forme d’un accompagnement spécifique des personnes vulnérables ou d’actions publiques ambitionnant de résorber les vulnérabilités sociales.
CONTRIBUTIONS :
Vulnérabilité(s) et contrat. Pascal PUIG, Professeur de droit privé, Université de La Réunion.
Vulnérabilité(s) et contrat.
Pascal PUIG, Professeur de droit privé, Université de La Réunion.
Nous abordons les vulnérabilités économique et sociale qui, loin des personnes vulnérables traditionnelles (enfants, incapables, malades) affectent ceux que l’on peut nommer les « nouveaux faibles » : les personnes démunies ou à faibles ressources, les chômeurs, les étudiants, les sans-abris ou les mal-logés, les sans-dents comme les appelait un président, en un mot les exclus ou menacés d’exclusion.
Les impayés, les huissiers, les expulsions et le surendettement les guettent, quand ils n’y sont pas déjà confrontés.
Mais les personnes économiquement et/ou socialement vulnérables débordent probablement ce cercle, pourtant déjà large, des personnes en situation ou en risque d’exclusion.
A bien y regarder, en effet, l’exclusion dont ces personnes sont victimes se traduit au plan juridique, par une extrême fragilité, vulnérabilité, dans la conclusion ou l’exécution de contrats, notamment de travail, de crédit, de bail d’habitation, d’assurance ou de vente, contrats auxquels ces personnes ont difficilement accès ou à des conditions désavantageuses ou dangereuses pour elles.
Leur vulnérabilité économique ou sociale se propage dans les liens contractuels qu’elles ne parviennent pas à tisser ou desquels, une fois liées, elles ne parviennent plus à s’extirper.
Or, en retour, le droit des contrats contient des dispositions destinées à protéger les contractants en situation de faiblesse, de vulnérabilité, dont les destinataires ne se limitent pas aux personnes en situation d’exclusion.
De manière générale, le contractant faible est un contractant vulnérable, exposé au risque d’exclusion que le droit cherche à prévenir, à éviter, par des mesures de protection.
Ce sont ces mesures, liant droit des contrats et vulnérabilités, que je vous invite à découvrir en quelques minutes.
La vulnérabilité du contractant se présente sous un jour différent selon qu’on l’envisage au moment de son consentement au contrat, lors de la phase précontractuelle, ou au moment de son exécution, lors de la phase contractuelle.
Lors de la phase précontractuelle, le droit cherche à prévenir la vulnérabilité et, le cas échéant, à la corriger afin de favoriser un consentement libre et éclairé, exempt de vices. Le droit tend à donner les moyens à celui dont il a des raisons de penser qu’il se trouve en état de vulnérabilité, de consentir de la même façon et aussi bien qu’une personne non vulnérable. Le droit est ici au service du faible, il est la force du faible.
C’est bien pourquoi le droit a ou, du moins, avait moins de mansuétude à l’égard du contractant vulnérable lors de l’exécution du contrat. Pacta sunt servanda ! Le contrat, parce qu’il a été librement négocié et consenti par les parties, constitue leur loi. Peu importe qu’il fût déséquilibré ab initio, qui dit contractuel dit juste ! Chaque partie a pu défendre ses propres intérêts et ne s’est engagé que parce qu’elle pensait que le contrat les préservait. Peu importe qu’il devienne déséquilibré en cours d’exécution, il n’y a pas d’injustice à maintenir obligatoire un contrat dont les parties ont librement pu répartir entre elles les risques à venir. Il eût au contraire été injuste de corriger un déséquilibre que les parties avaient anticipé.
Mais ces principes ont profondément évolué sous l’influence de la jurisprudence et, plus récemment, de la loi. Le contrat, même librement consenti, peut devenir un piège et constituer pour l’une des parties une source de vulnérabilité. Il appartient alors au droit de la corriger en protégeant le contractant vulnérable contre le contrat.
Lors de la phase précontractuelle, la protection de la personne vulnérable est donc en faveur du contrat. Lors de la phase contractuelle, la protection du contractant vulnérable s’opère davantage contre le contrat. Il convient donc de distinguer la vulnérabilité précontractuelle de la vulnérabilité contractuelle.
I – La vulnérabilité précontractuelle
Le droit protège d’abord la personne vulnérable contre elle-même, en tentant de remédier à sa vulnérabilité. Le droit la protège aussi contre les autres, en particulier son futur cocontractant. La vulnérabilité est tantôt endogène (A), tantôt exogène (B).
A – La vulnérabilité endogène
La personne vulnérable est protégée contre son ignorance et son impatience. A ces fins, le droit impose des devoirs d’informations et crée des délais de réflexions et de rétractation.
La vulnérabilité de la personne peut aussi tenir à son état de pauvreté, son indigence. Le droit lui octroie alors des aides dont l’efficacité apparaît parfois douteuse.
1- L’ignorance
a-Obligations d’information
Une obligation générale d’information pesant sur le contractant qui connaît une information déterminante du consentement de l’autre.
Du devoir de s’informer à l’obligation d’information. Imposer une obligation d’information dans les contrats, ou même dans certains d’entre eux, ne relevait pas de l’évidence. Le principe de départ est même tout le contraire : chacun a le devoir de veiller à ses propres intérêts et se renseigner lui-même avant de contracter en faisant « usage de sa propre raison » selon les termes de Portalis. Le principe est donc le devoir de s’informer[1]. Emptor debet esse curiosus : l’acheteur doit se montrer curieux.
Puis, à partir de dispositions légales témoignant ponctuellement d’une obligation d’information (par ex., C. civ., art. 1638, 1645, 1721), celle-ci s’est généralisée. Dans la vente, elle s’appuie sur les dispositions de l’article 1602 du Code civil : « le vendeur est tenu d’expliquer clairement ce à quoi il s’oblige ». Elle se manifeste surtout dans les rapports entre professionnels et non-professionnels et, de manière plus générale, à chaque fois que l’une des parties ignore légitimement des informations qui lui auraient été utiles et que l’autre connaissait ou se devait de connaître. Avec la réforme du 10 février 2016, l’obligation précontractuelle d’information a été introduite dans le droit commun des contrats à l’article 1112-1 du Code civil[2] : « celle des parties qui connaît une information dont l’importance est déterminante pour le consentement de l’autre doit l’en informer dès lors que, légitimement, cette dernière ignore cette information ou fait confiance à son cocontractant », étant précisé que « ont une importance déterminante les informations qui ont un lien direct et nécessaire avec le contenu du contrat ou la qualité des parties ». Ces dispositions peu rigoureuses et sources d’insécurité juridique nourriront probablement un important contentieux au cours des prochaines années. Que faut-il entendre par « lien direct et nécessaire » ? Le contenu du contrat comprend-il le but poursuivi par l’une des parties, comme le suggère l’article 1162 ? L’appréciation du caractère déterminant s’opère-t-elle objectivement ou subjectivement ? Quand une partie fait-elle confiance à son cocontractant et quand ne lui fait-elle pas confiance ?
En attendant de futurs éclairages, il n’est pas inutile de revenir sur l’état du droit jurisprudentiel antérieur à la réforme.
Le vendeur professionnel est naturellement tenu d’une obligation de connaissance que le consommateur n’a pas. Il est présumé connaître parfaitement la chose qu’il vend et communiquer de sa propre initiative ces informations à son cocontractant. À défaut d’avoir cette connaissance, il était même tenu de se renseigner afin de pouvoir informer le consommateur. Cette obligation de s’informer pour informer n’a pas été consacrée dans le droit commun de l’article 1112-1 puisque seul « celui qui connaît une information » doit informer l’autre. Mais rien n’interdit qu’elle soit maintenue dans le droit spécial de la vente. L’évolution a donc consisté à renverser l’ordre des principes : ce n’est plus tant à l’acheteur de se montrer curieux qu’au vendeur d’anticiper sur le besoin de connaissance de l’acheteur en lui fournissant l’information à laquelle il n’a pas accès. Son obligation varie toutefois selon les compétences de l’acheteur. Ainsi l’obligation d’information du fabricant à l’égard de l’acheteur professionnel « n’existe que dans la mesure où la compétence de celui-ci ne lui donne pas les moyens d’apprécier la portée exacte des caractéristiques techniques des biens qui lui sont livrés »[3]. Mais si l’acquéreur n’a pas de compétence particulière, le vendeur professionnel de carrelage ou de volets est tenu d’une « obligation de conseil lui imposant de se renseigner sur les besoins de l’acheteur afin d’être en mesure de l’informer quant à l’adéquation de la chose proposée à l’utilisation qui en est prévue »[4]. Le vendeur doit également « se renseigner sur les conditions environnementales d’implantation du matériel proposé [un système d’arrosage] afin d’être en mesure d’informer, de façon claire et précise, les acquéreurs sur les risques, notamment d’obstruction des arroseurs, tenant à la nature de l’eau utilisée »[5]. On avoue avoir du mal à imaginer comment, en pratique, le vendeur professionnel pourrait se livrer à un exercice d’inquisition aussi avancé sans heurter ses potentiels clients ni comment, à supposer qu’il s’y conforme, il pourrait se réserver la preuve de son accomplissement. La même sévérité s’applique au vendeur de véhicules automobiles tenu « de s’informer des besoins de l’acheteur afin d’être en mesure de lui fournir tous les renseignements indispensables à l’utilisation prévue du véhicule vendu »[6]. Les faits sont éloquents. Voici un vétérinaire et son épouse qui achètent un véhicule neuf auprès d’un concessionnaire lequel leur remet, comme il est d’usage, le carnet d’entretien. Du fait de la profession du mari, le véhicule sert intensivement de sorte qu’en deux ans et demi il a parcouru plus de 200 000 kms. La boîte de vitesses se retrouve alors inutilisable. Une expertise révèle un encrassement de l’huile ayant eu pour effet d’user les éléments de cette pièce mécanique et de générer des particules métalliques qui s’étaient mélangées à l’huile. Elle explique également que le désordre ne serait pas survenu si la boîte de vitesses avait été vidangée tous les 75 000 kilomètres et que l’utilisation intensive du véhicule avait participé à la détérioration de l’huile. Les acquéreurs assignent le concessionnaire pour manquement à son devoir d’information et de conseil. Les juges du fond les déboutent au motif que le vendeur n’avait nullement pour obligation de renseigner l’acquéreur sur l’intégralité des opérations d’entretien à réaliser durant toute la vie du véhicule, et ce d’autant plus que ces opérations étaient susceptibles de varier en fonction de son utilisation. Cassation ! C’est justement parce que l’entretien pouvait varier en fonction de l’utilisation que le vendeur devait commencer par s’informer de celle-ci.
Il existe en outre des obligations spéciales d’information. Sont-elles vraiment efficaces ?
La règle de principe est formulée à l’article L. 111-1 du Code de la consommation qui prévoit, depuis la loi Hamon du 17 mars 2014, que « le professionnel communique au consommateur, de manière lisible et compréhensible, les informations suivantes : 1° Les caractéristiques essentielles du bien ou du service, compte tenu du support de communication utilisé et du bien ou service concerné ; 2° Le prix du bien ou du service, en application des articles L. 112-1 à L. 112-4 ; 3° En l’absence d’exécution immédiate du contrat, la date ou le délai auquel le professionnel s’engage à livrer le bien ou à exécuter le service ; 4° Les informations relatives à son identité, à ses coordonnées postales, téléphoniques et électroniques et à ses activités, pour autant qu’elles ne ressortent pas du contexte ; 5° S’il y a lieu, les informations relatives aux garanties légales, aux fonctionnalités du contenu numérique et, le cas échéant, à son interopérabilité, à l’existence et aux modalités de mise en œuvre des garanties et aux autres conditions contractuelles ; 6° La possibilité de recourir à un médiateur de la consommation dans les conditions prévues au titre Ier du livre VI », étant précisé que « la liste et le contenu précis de ces informations sont fixés par décret en Conseil d’Etat » (C. conso., art. R. 111-1). Cette longue liste, qui transpose plus ou moins fidèlement la directive 2011/83/UE relative aux droits des consommateurs[7], doit encore être complétée par d’autres obligations d’informations plus ponctuelles parmi lesquelles celle d’informer le consommateur de la période pendant laquelle ou de la date jusqu’à laquelle les pièces détachées indispensables à l’utilisation des biens sont disponibles sur le marché (C. consom., art. L. 111-4), sous peine d’une amende administrative (C. conso., art. L. 132-1).
Avant d’envisager des informations plus précises encore, que faut-il penser de cette liste d’obligations générales d’information pesant sur les professionnels ? Un regard optimiste conduit à y voir une protection accrue du consommateur grâce à un contenu plus précis et détaillé de l’information à délivrer. Un regard avisé conduit à s’interroger sur l’intérêt de certaines informations avant la conclusion du contrat dès lors qu’elles n’ont manifestement pas d’influence déterminante sur le consentement. Par exemple, est-il vraiment utile d’informer au stade précontractuel le consommateur sur l’identité précise du professionnel ou encore les conditions de la garantie ? Enfin, un regard plus critique conduit à observer que les éléments à fournir portent sur des informations brutes qui excluent tout devoir de conseil ou de mise en garde. On prend donc rapidement conscience que, de ce point de vue au moins, le droit commun s’avère plus protecteur que ne l’est le droit spécial de la consommation[8]. C’est un paradoxe qu’il ne faut pas perdre de vue. Sur bien des points, le droit commun des contrats permet de pallier les insuffisances du droit de la consommation et se montre, en définitive, plus protecteur que le droit spécial.
b- Mentions obligatoires et manuscrites (cautionnement, etc.)
Sont-elles lues ? Sont-elles comprises ?
c- Contrats-type et autres notices d’information
Le bail d’habitation par exemple doit, aux termes de l’article 3 de la loi de 1989, être établi par écrit et, depuis la loi ALUR, respecter un contrat-type défini par décret (D. n° 2015-587 du 29 mai 2015) et préciser un certain nombre de mentions (date de prise d’effet, durée, consistance et destination de la chose louée, montant du loyer, du loyer de référence et du loyer de référence majoré, montant et date de versement du dernier loyer acquitté par le précédent locataire, modalités de paiement, révision, dépôt de garantie… et, depuis la loi du 25 mars 2009, « la surface habitable de la chose louée ») étant entendu que « chaque partie peut exiger, à tout moment, de l’autre partie, l’établissement d’un contrat conforme » sans toutefois que le bailleur puisse se prévaloir de la violation de ce texte. La nullité, même ouverte au seul locataire, paraît devoir être écartée, la jurisprudence ayant admis la validité du bail verbal exécuté[9]. En cas d’absence dans le contrat de location d’une des informations relatives à la surface habitable, aux loyers de référence et au dernier loyer acquitté par le précédent locataire, le locataire peut, dans un délai d’un mois à compter de la prise d’effet du contrat de location, mettre en demeure le bailleur de porter ces informations au bail. À défaut de réponse du bailleur dans le délai d’un mois ou en cas de refus de ce dernier, le locataire peut saisir, dans le délai de trois mois à compter de la mise en demeure, la juridiction compétente afin d’obtenir, le cas échéant, la diminution du loyer. Lorsque la surface habitable de la chose louée est inférieure de plus d’un vingtième à celle exprimée dans le contrat de location, le bailleur supporte, à la demande du locataire, une diminution du loyer proportionnelle à l’écart constaté. À défaut d’accord entre les parties ou à défaut de réponse du bailleur dans un délai de deux mois à compter de la demande en diminution de loyer, le juge peut être saisi, dans le délai de quatre mois à compter de cette même demande, afin de déterminer, le cas échéant, la diminution de loyer à appliquer. La diminution de loyer acceptée par le bailleur ou prononcée par le juge prend effet à la date de signature du bail. Si la demande en diminution du loyer par le locataire intervient plus de six mois à compter de la prise d’effet du bail, la diminution de loyer acceptée par le bailleur ou prononcée par le juge prend effet à la date de la demande (art. 3-1).
Une notice d’information relative aux droits et obligations des locataires et des bailleurs ainsi qu’aux voies de conciliation et de recours qui leur sont ouvertes pour régler leurs litiges doit aussi être annexée au contrat de location. Un arrêté du 29 mai 2015 en fournit le modèle[10].
Un dossier de diagnostic technique doit également être fourni par le bailleur, comprenant un diagnostic de performance énergétique, un constat de risques d’exposition au plomb et à l’amiante, un état de l’installation intérieure d’électricité et de gaz et un état des risques naturels et technologiques dans certaines zones géographiques à risques (art. 3-3). Il est par ailleurs précisé que le locataire ne peut se prévaloir à l’encontre du bailleur des informations contenues dans le diagnostic de performance énergétique qui n’a qu’une valeur informative. Enfin, l’état des lieux établi conformément à l’article 3-2 doit être joint au contrat de bail.
2- L’impatience
S’agissant des délais de réflexion et de rétractation : certains sont utiles, voire indispensables (ventes à distance), d’autres apparaissent largement superflus (crédit immobilier).
3- L’indigence
GUL et VISALE : aucune aide pour les chômeurs de plus de 30 ans !
Garantie étatique. Enfin, qu’en est-il de la fameuse « garantie universelle des loyers » (GUL), mesure phare de la loi ALUR présentée comme la « Sécurité sociale » du logement (L. 1989, art. 24-2) ? Destinée initialement à garantir gratuitement tous les bailleurs contre les risques d’impayés de loyers et de charges, adoptée en contrepoids du renforcement de la protection des locataires, son entrée en vigueur a d’abord été repoussée, son caractère obligatoire – donc universel – oublié, son champ d’application restreint, avant d’être officiellement abandonnée (Rép. min. n° 19948, JOAN Q 15 déc. 2015, p. 260). La GUL avait un coût, estimé dès l’origine par les assureurs, à plus d’un milliard d’euros dont le financement, selon la ministre de l’époque, devait être assuré sans augmentation d’impôt. Personne ne pouvait sérieusement y croire. Ce dispositif est finalement apparu trop coûteux et complexe à mettre en place (il suffit de lire l’interminable article 24-2 de la loi de 1989 pour s’en convaincre).
Un nouveau dispositif, moins ambitieux, a finalement été mis en place : VISALE (Visa pour le logement et l’emploi), géré par Action Logement (ancien 1% Logement) et financée par la participation des employeurs du secteur privé à l’effort de construction (PEEC). Son coût est estimé à 130 M € par an. Cette garantie, gratuite pour les bailleurs et les locataires, n’est toutefois pas universelle. Peuvent en bénéficier les salariés de plus de trente ans en situation professionnelle précaire (période d’essai, CDD, interim, contrat aidé…) embauchés depuis moins de six mois ainsi que les jeunes de moins de 31 ans, qu’ils soient salariés, chômeurs ou étudiants (sauf les non-boursiers rattachés au foyer fiscal de leurs parents). Sont en revanche exclus les chômeurs de plus de 30 ans (pourquoi ? trop coûteux ?). Les loyers et charges mensuels du logement principal ne doivent pas excéder 1500 € à Paris intra-muros, 1300 € sur le reste du territoire. Le montant cumulé du loyer et des charges ne doit pas non plus dépasser la moitié des revenus du locataire (ce que l’on appelle le « taux d’effort »). La garantie est toutefois accordée sans justification de ressources aux étudiants boursiers ou indépendants fiscalement, à condition que le loyer ne dépasse pas 425 € par mois. Le cautionnement VISALE garantit le bailleur contre le risque d’impayés durant les trois premières années du bail mais ne couvre pas les dégradations locatives. Il est exclusif de toute autre garantie de même nature sur la période couverte. En cas d’impayé, le bailleur doit, dans les quinze jours, mettre en demeure par LRAR le locataire de payer sous huitaine et avertir Action Logement. A défaut de paiement, le bailleur est indemnisé par Action Logement qui, subrogée dans ses droits contre le locataire défaillant, dispose d’un recours contre ce dernier.
B – La vulnérabilité exogène
Lorsque la vulnérabilité trouve sa cause dans le comportement d’un tiers, le droit se fait sanctionnateur, qu’il s’agisse des tromperies, des abus ou des discriminations.
1- La tromperie
On songe ici au dol (C. civ., art. 1137), au droit de la consommation (fraudes et falsifications, publicité trompeuse…) ou encore au droit des marques (interdiction des marques déceptives, sanction de la contrefaçon par imitation lorsqu’elle emporte un risque de confusion dans l’esprit du public…).
2- L’abus
On peut évoquer l’abus dans la fixation unilatérale du prix dans les contrats de prestation de service (C. civ., art. 1165) ou dans les contrats-cadre (C. civ., art. 1164) mais également la violence économique ou l’abus de dépendance économique : A ce propos, l’article 1143 du Code civil prévoit qu’« il y a violence lorsqu’une partie, abusant de l’état de dépendance dans lequel se trouve son cocontractant (à son égard), obtient de lui un engagement qu’il n’aurait pas souscrit en l’absence d’une telle contrainte et en tire un avantage manifestement excessif ».
L’une des innovations essentielles du texte consiste à assimiler à la violence – vice de consentement par excellence – l’abus de la dépendance dans laquelle se trouve son cocontractant, ce que la jurisprudence de la Cour de cassation a admis dans des arrêts récents, et que la doctrine et les praticiens qualifient de « violence économique », même si le texte est en réalité plus large et n’est pas circonscrit à la dépendance économique.
En effet, toutes les hypothèses de dépendance sont visées (y compris la violence psychologique ou sentimentale), ce qui permet une protection des personnes vulnérables et non pas seulement des entreprises dans leurs rapports entre elles, en particulier dans le cadre de contrat à titre gratuit (libéralités, donations). Il y a violence lorsqu’une partie, abusant de l’état de dépendance dans lequel se trouve son cocontractant, obtient de lui un engagement qu’il n’aurait pas souscrit en l’absence d’une telle contrainte.
Afin de répondre aux craintes des entreprises et d’objectiver l’appréciation de cet abus, a néanmoins été introduit, pour apprécier ce vice, un critère tenant à l’avantage manifestement excessif qu’en tire le cocontractant, ce qui permet de circonscrire précisément les cas d’application de ce texte.
Sur proposition de son rapporteur en commission des Lois, le Sénat a proposé de clarifier la définition de l’abus de l’état de dépendance en le qualifiant d’économique. Souhaitant éviter que l’état de dépendance soit entendu comme une situation de faiblesse d’une partie par rapport à une autre, le rapporteur du Sénat a en effet préféré faire référence à une notion bien établie par la jurisprudence, la Cour de cassation ayant défini une liste de critères permettant de qualifier plus précisément la notion de violence économique : « seule l’exploitation abusive d’une situation de dépendance économique, faite pour tirer profit de la crainte d’un mal menaçant directement les intérêts légitimes de la personne, peut vicier de violence son consentement » (1).
Le rapporteur du Sénat a en effet considéré que si l’état de dépendance était compris comme la situation de faiblesse d’une partie par rapport à une autre, cela pourrait ouvrir la voie à la contestation des contrats de toutes les personnes en situation de faiblesse, comme les personnes âgées ou malades par exemple. Il a par ailleurs estimé que le droit en vigueur sanctionnait déjà l’abus d’un état qui semble se rapprocher de l’état de dépendance visé à l’article 1143 du code civil.
Ainsi, le Code pénal réprime à son article 223-15-2 l’abus « frauduleux de l’état d’ignorance ou de la situation de faiblesse » d’un mineur ou d’une personne d’une vulnérabilité particulière qui la conduit à un acte ou une abstention qui lui sont gravement préjudiciables.
Est puni de trois ans d’emprisonnement et de 375 000 euros d’amende l’abus frauduleux de l’état d’ignorance ou de la situation de faiblesse soit d’un mineur, soit d’une personne dont la particulière vulnérabilité, due à son âge, à une maladie, à une infirmité, à une déficience physique ou psychique ou à un état de grossesse, est apparente ou connue de son auteur, soit d’une personne en état de sujétion psychologique ou physique résultant de l’exercice de pressions graves ou réitérées ou de techniques propres à altérer son jugement, pour conduire ce mineur ou cette personne à un acte ou à une abstention qui lui sont gravement préjudiciables.
Lorsque l’infraction est commise par le dirigeant de fait ou de droit d’un groupement qui poursuit des activités ayant pour but ou pour effet de créer, de maintenir ou d’exploiter la sujétion psychologique ou physique des personnes qui participent à ces activités, les peines sont portées à cinq ans d’emprisonnement et à 750 000 euros d’amende.
Au cours de la séance publique, le Gouvernement a souhaité revenir à la rédaction initiale de l’article 1143. Il a souligné que les dispositions qui sanctionnent l’abus de faiblesse dans le code pénal ou dans le code de la consommation ne sont pas comparables à celles de l’article 1143, car elles édictent des sanctions pénales sans prévoir l’annulation du contrat conclu et elles diffèrent, dans leur champ d’application et dans leurs conditions de mise en œuvre, de celles du nouvel article.
La Ministre de la Justice a en outre rappelé que toutes les hypothèses de dépendance doivent être visées, afin de permettre une protection des personnes vulnérables, et non pas seulement des entreprises dans leurs rapports entre elles.
La garde des Sceaux a précisé qu’« il pourrait donc s’agir d’une situation de dépendance sociale ou psychologique, ce qui pourrait permettre de sanctionner un abus commis, par exemple, à l’encontre de personnes âgées dépendantes d’un point de vue affectif ou psychologique ».
Suivant l’avis de son rapporteur, le Sénat a toutefois rejeté l’amendement de retour au texte initial présenté par le Gouvernement.
Le législateur a institué le délit « d’abus de faiblesse » qui punit de trois ans d’emprisonnement et d’une amende de 375 000 euros quiconque aura abusé de la faiblesse ou de l’ignorance d’une personne pour lui faire souscrire un engagement à son domicile ou en dehors de celui-ci lorsque la vente a été souscrite suite à un démarchage téléphonique, une sollicitation personnalisée à se rendre sur un lieu de vente ou lors d’une réunion ou excursion organisée par ou pour le vendeur, lorsque la transaction a été faite dans des lieux non destinés à la commercialisation du bien ou dans le cadre de foires ou de salons ou encore lorsque la transaction a été conclue dans une situation d’urgence ayant mis la victime de l’infraction dans l’impossibilité de consulter un ou plusieurs professionnels qualifiés, tiers au contrat (C. consom., art. L. 121-9).
Ce délit est caractérisé « lorsque les circonstances montrent que cette personne n’était pas en mesure d’apprécier la portée des engagements qu’elle prenait ou de déceler les ruses ou artifices déployés pour la convaincre à y souscrire, ou font apparaître qu’elle a été soumise à une contrainte » (C. consom., art. L. 121-8). L’abus de faiblesse suppose la réunion de plusieurs conditions : un démarchage (visites à domicile, par téléphone, réunions ou excursions, foires ou salons…) ; la souscription d’un engagement ; un abus de l’ignorance ou de la faiblesse du consommateur : l’auteur de l’abus doit avoir eu conscience de la faiblesse de son cocontractant (handicap, maladie, âge…)
Cette incrimination ressemble fort à l’abus de vulnérabilité du Code pénal mais les conditions ne sont pas exactement les mêmes. Outre la nullité de l’engagement (art. L. 132-13), l’auteur de l’abus s’expose à des sanctions pénales : en vertu de l’article L. 132-14 du Code de la consommation, le fait d’abuser de la faiblesse ou de l’ignorance d’une personne au sens des articles L. 121-8 à L. 121-10 est puni d’un emprisonnement de trois ans et d’une amende de 375 000 euros. Le montant de l’amende peut être porté, de manière proportionnée aux avantages tirés du délit, à 10 % du chiffre d’affaires moyen annuel, calculé sur les trois derniers chiffres d’affaires annuels connus à la date des faits. Précisions en outre qu’en application de l’article L. 132-15, les personnes physiques coupables du délit puni à l’article L. 132-14 encourent également à titre de peines complémentaires l’interdiction, suivant les modalités prévues à l’article 131-27 du Code pénal, soit d’exercer une fonction publique ou d’exercer l’activité professionnelle ou sociale dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de laquelle l’infraction a été commise, soit d’exercer une profession commerciale ou industrielle, de diriger, d’administrer, de gérer ou de contrôler à un titre quelconque, directement ou indirectement, pour leur propre compte ou pour le compte d’autrui, une entreprise commerciale ou industrielle ou une société commerciale. Ces interdictions d’exercice ne peuvent excéder une durée de cinq ans. Elles peuvent être prononcées cumulativement.
3- La discrimination
La promotion du droit au logement (v. la loi du 5 mars 2007 instituant le droit au logement opposable) a également conduit le législateur à interdire toute discrimination, directe ou indirecte, dans l’attribution d’un logement fondée sur les qualités de la personne : origine, sexe, situation de famille, grossesse, apparence physique, patronyme, lieu de résidence, état de santé, handicap, caractéristiques génétiques, mœurs, orientation ou identité sexuelle, âge, opinions politiques, activités syndicales, appartenance ou non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée (L. 1989, art. 1er, réd. par la Loi ALUR qui renvoie à l’art. 225-1 du Code pénal). La preuve d’une telle discrimination étant difficile à rapporter, la loi prévoit un renversement de sa charge. La personne à qui la location d’un logement est refusée présente au juge des éléments de fait laissant supposer l’existence d’une discrimination directe ou indirecte. Au vu de ces éléments, il appartient au défendeur de prouver que sa décision est justifiée. Malgré les intentions louables qu’il véhicule, il n’est donc pas sûr que ce texte présente plus d’efficacité que ces nombreuses formules proclamatoires, recommandatoires voire incantatoires, sans réelle portée normative, qui habillent de plus en plus souvent l’article premier des lois[11]. Comme l’a dénoncé le Conseil d’État dès 1991, « quand le droit bavarde, le citoyen ne lui prête plus qu’une oreille distraite »[12]. Mais depuis la loi du 31 mars 2006 sur l’égalité des chances, un test de discrimination (« testing ») peut être réalisé, notamment avec le concours d’agents du « Défenseur des droits »[13], et servir d’élément de preuve devant le juge pénal (C. pén., art. L. 225-3-1). Ce « droit de provocation à la discrimination »[14] avait déjà été admis par la Cour de cassation, non sans susciter des réserves[15]. Il est jugé conforme aux droits fondamentaux[16]. Sa consécration légale invitera désormais les candidats locataires et associations de consommateurs à tester d’éventuels bailleurs ou agents immobiliers intermédiaires. Il n’est pas sûr que le « testing » fasse reculer les discriminations mais il incitera sans aucun doute à davantage de prudence.
II – La vulnérabilité contractuelle
Elle peut se manifester en cas d’inexécution, d’imprévision ou d’extinction du contrat.
A – L’inexécution :
1) L’inexécution du contrat procède souvent de la vulnérabilité du débiteur dont les difficultés économiques le placent dans l’impossibilité de tenir ses engagements. Afin de lui laisser une chance de s’exécuter, la loi prévoit la faculté pour le juge de lui octroyer des délais de grâce, en principe de deux ans au maximum (C. civ., art. 1343-5), trois ans dans le bail d’habitation (art. 24-V).
Si une clause résolutoire est stipulée au contrat, elle ne produira en principe ses effets qu’au terme d’une mise en demeure restée sans effet pendant un certain délai (C. civ., art. 1225).
2) Mais l’inexécution du contrat peut aussi placer le créancier en situation de vulnérabilité.
Ce sera le cas de la clause, limitative ou élusive de responsabilité ou de garantie, qui prive de sa substance l’obligation essentielle du débiteur (C. civ., art. 1170). Elle sera réputée non écrite au nom de la protection des intérêts légitimes du créancier.
On peut en dire de même de la police des clauses abusives dans les contrats de consommation et, depuis 2016, dans les contrats d’adhésion.
Les sûretés, garanties de paiement et autres actions directes en paiement poursuivent le même objectif, mais avec des résultats variables.
→ La loi sur la sous-traitance reste largement inappliquée.
→ Le dispositif VISALE est très imparfait et ne couvre les impayés que dans la limite d’un plafond très bas.
Surtout, ces mesures correctrices ne doivent pas faire oublier les innombrables situations dans lesquelles les intérêts du créancier sont sacrifiés sur l’autel d’une excessive protection du débiteur défaillant, présumé vulnérable.
Songeons au locataire qui ne paie pas ses loyers et interdit par contrecoup au bailleur, privé de revenus, de rembourser son prêt. La loi l’oblige à patienter ; mais le banquier, lui, ne patientera pas !
Le contractant vulnérable n’est pas toujours celui que l’on croit.
Songeons au parcours du combattant que doit affronter le bailleur qui entend faire expulser son locataire défaillant…
Songeons à cette jurisprudence délétère, heureusement abandonnée, qui avait interdit au prêteur de solliciter la restitution de son bien tant que le besoin (de logement) de l’emprunteur n’avait pas cessé… Le contractant vulnérable n’est pas celui qui habite mais bien celui prête, donc le propriétaire.
Plus récemment, songeons à cet arrêt qui suggère que la liberté religieuse de l’emprunteur pourrait faire obstacle à la demande de restitution d’une salle gracieusement mise à disposition par son propriétaire.
Il ne fait pas bon d’être propriétaire dans notre état de droit.
Songeons au bail commercial et sa fameuse propriété commerciale. Le bailleur qui entend récupérer son bien doit payer, via l’indemnité d’éviction, l’équivalent de la valeur économique du fonds de commerce du locataire commerçant. Qui est le vrai propriétaire ? Qui est le plus vulnérable, le locataire ou le bailleur ?
Le droit est depuis longtemps devenu l’arme des faibles. Mais la prolifération des droits fondamentaux et des discours bien-pensant qui les accompagnent ont accentué le phénomène au-delà des limites admissibles.
Il est temps de songer à qualifier de vulnérables certains « forts » d’hier et à traiter comme des « forts » certains des vulnérables d’hier qui, grâce au bras armé du droit, ont cessé de l’être.
B – L’imprévision :
L’article 1195 constitue l’une des innovations les plus importantes de l’ordonnance puisqu’il introduit l’imprévision dans le droit des contrats français, notion bien connue en jurisprudence administrative. Il répond expressément au 6° de l’habilitation autorisant le Gouvernement à prévoir « la possibilité pour celles-ci [les parties au contrat] d’adapter leur contrat en cas de changement imprévisible de circonstances ».
La France est l’un des derniers pays d’Europe à ne pas reconnaître la théorie de l’imprévision comme cause modératrice de la force obligatoire du contrat. Cette consécration, inspirée du droit comparé comme des projets d’harmonisation européens, permet de lutter contre les déséquilibres contractuels majeurs qui surviennent en cours d’exécution, conformément à l’objectif de justice contractuelle poursuivi par l’ordonnance.
L’alinéa 1er pose les trois conditions de ce nouveau dispositif :
– l’imprévision est subordonnée à un changement de circonstances « imprévisibles » ;
– ce changement de circonstances imprévisibles doit rendre l’exécution du contrat « excessivement onéreuse » pour une partie (à la différence du cas de force majeure qui en rend l’exécution « impossible ») ;
– la partie qui s’estime lésée ne doit pas avoir accepté de prendre en charge ce risque : le rapport au Président de la République souligne que ce texte revêt donc un caractère supplétif. Les parties pourront convenir à l’avance de l’écarter pour choisir de supporter les conséquences de la survenance de telles circonstances qui viendraient bouleverser l’économie du contrat.
Si l’imprévision n’a pas été écartée contractuellement par les parties, celle qui s’estime lésée peut demander une renégociation du contrat à son cocontractant mais doit continuer d’exécuter ses obligations durant la renégociation. Cette précision vise à éviter que ce mécanisme n’encourage les contestations dilatoires et à préserver la force obligatoire du contrat.
L’alinéa 2 précise ensuite les conséquences d’un refus ou d’un échec des renégociations :
– soit les parties sont d’accord et peuvent convenir de la résolution du contrat ou saisir le juge pour que celui-ci adapte le contrat ;
– soit elles ne sont pas d’accord et, à l’issue d’un délai raisonnable, l’une des parties peut saisir seule le juge pour réviser le contrat ou y mettre fin.
Il faut souligner que le champ d’application de l’article concerne tous les contrats de droit commun et pas seulement les contrats à exécution successive régis par l’article 1111-1 du Code civil. Sont également concernés les pactes de préférence et promesses unilatérales respectivement régis par les articles 1123 et 1124 du Code civil. En revanche, les dispositions spéciales traitant déjà de la révision de certains contrats continueront à s’appliquer (1), en vertu de l’adage Specialia generalibus derogant (Article 900-2 du Code civil qui permet la révision en justice des « conditions et charges » des libéralités ; article L. 131-5 du Code de la propriété intellectuelle qui chiffre précisément le déséquilibre économique entre les parties (7/12e) ; l’article L. 441-8 du Code de commerce qui abaisse considérablement le seuil de révision).
L’article 1195 est sans doute la disposition qui a été la plus commentée tant elle est controversée depuis très longtemps. Les projets Catala et Terré présentés dans l’exposé général du présent rapport étaient eux-mêmes opposés sur le point de savoir si l’une des parties seulement ou les deux parties au contrat pouvaient demander au juge de procéder à l’adaptation du contrat. Le choix retenu par l’ordonnance montre que l’imprévision a principalement vocation à jouer un rôle préventif, le risque d’anéantissement ou de révision du contrat par le juge devant inciter les parties à négocier en amont.
Les modifications adoptées par le Sénat : suppression du pouvoir de révision du contrat par le juge à la demande d’une seule partie
Le rapporteur de la commission des Lois du Sénat considère que l’introduction de l’imprévision dans le droit des contrats est « une innovation majeure voire un bouleversement de l’ordre juridique civil français, dans la mesure où l’article 1195 du Code civil, dans sa rédaction issue de l’ordonnance, revient sur l’un des grands arrêts de la jurisprudence civile dit « Canal de Craponne », rendu par la chambre civile de la Cour de cassation le 6 mars 1876, au visa de l’ancien article 1134 consacrant le principe de la force obligatoire du contrat. Selon cette décision de principe, « il n’appartient aux tribunaux, [dans aucun cas], quelque équitable que puisse leur paraître leur décision, de prendre en considération le temps et les circonstances pour modifier les conventions des parties et substituer des clauses nouvelles à celles qui ont été librement acceptées par les contractants ». Si cette jurisprudence a pu connaître des aménagements au fil des années, comme l’obligation de renégocier des contrats devenus déséquilibrés sur le fondement de l’exigence de la bonne foi (1), ou l’admission des clauses d’adaptation ou de résiliation dites clauses de « hardship » (2), la jurisprudence n’a jamais reconnu d’obligation pour les parties ou pour le juge de réviser le contrat en cas d’imprévision, contrairement au droit administratif ».
Le rapporteur de la commission des Lois du Sénat considère que la demande de résolution amiable du contrat a toujours existé et figure désormais à l’article 1193 du Code civil. En revanche, il a fait siennes les nombreuses critiques entendues lors de ses auditions et listé les motifs justifiant la suppression du pouvoir de révision du contrat par le juge à la demande d’une seule partie :
– cette disposition serait disproportionnée au regard de l’atteinte portée au principe de liberté contractuelle qui a été reconnu par le Conseil constitutionnel comme découlant de l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ; à l’inverse, l’admission de la théorie de l’imprévision en droit public serait justifiée par un motif d’intérêt général qu’est la continuité du service public ;
– le Gouvernement aurait excédé le champ du 6° de l’habilitation législative dans la mesure où il désigne bien la possibilité « pour les parties » d’adapter le contrat en cas de changement imprévisible de circonstances mais ne mentionne aucunement la possibilité de révision judiciaire en cas de désaccord des parties et sur demande d’une seule d’entre elles ;
– l’office du juge au titre de l’article 1195 pourrait ainsi entrer en contradiction avec l’article 5 du code civil qui dispose qu’« il est défendu aux juges de prononcer par voie de disposition générale et réglementaire sur les causes qui leur sont soumises ». La responsabilité de l’État pourrait même être engagée dans les conditions de droit commun sur le fondement de l’article L. 141-3 du code de l’organisation judiciaire.
Il en déduit que le pouvoir de révision judiciaire à la demande d’une seule des parties apparaît à la fois contraire à la sécurité juridique et source d’un nouveau contentieux, les conditions de cette révision étant relativement souples et les débiteurs de mauvaise foi risquant d’utiliser largement cette possibilité.
En séance publique, le Gouvernement a fait valoir que l’article 1195 est justifié par un motif d’intérêt général en permettant le rétablissement de l’économie générale du contrat voulue par les parties, en cas de bouleversement de celle-ci en cours d’exécution du contrat, par des circonstances exceptionnelles. De nombreux pays européens, comme l’Allemagne, l’ont d’ailleurs compris en intégrant l’imprévision dans leur droit positif.
Le Gouvernement a également souligné qu’il fallait relativiser l’atteinte portée à la force obligatoire du contrat et à la liberté contractuelle pour au moins trois raisons :
– l’article 1195 est supplétif de volonté, les parties pouvant librement prévoir d’en écarter l’application totale ou partielle ;
– les pouvoirs du juge sont strictement encadrés par les principes de procédure civile : il ne peut procéder d’office à la révision du contrat et sera tenu, au surplus, par les demandes de(s) partie(s) quant à l’objet de la demande et aux modalités de révision du contrat ;
– le risque de révision du contrat par le juge constitue un puissant levier pour inciter les parties à renégocier le contrat entre elles.
Le Gouvernement a considéré que conditionner la révision judiciaire à l’accord des deux parties pourrait aboutir à bloquer toute tentative de renégociation, la partie « gagnante » n’ayant que très peu d’intérêt en la matière. Suivant l’avis de son rapporteur, le Sénat a néanmoins supprimé le pouvoir de révision judiciaire du contrat à l’initiative de l’une des parties, tout en conservant la capacité pour celle-ci de demander au juge d’y mettre fin.
Faisant siennes les observations du Gouvernement, la Commission a, sur proposition de votre rapporteur, de M. Raphaël Gauvain et de l’ensemble des membres du groupe La République en marche et de M. Jean-Luc Warsmann, rétabli le pouvoir de révision du juge à la demande d’une seule partie.
C – L’extinction du contrat :
Lors de l’extinction du contrat, des mesures protectrices sont destinées à protéger le contractant présumé vulnérable : le salarié qui perd son emploi, l’agent commercial qui perd la clientèle qui n’est pas la sienne, le locataire âgé et démuni à qui le bailleur ne peut délivrer de congé sans lui proposer une offre de relogement, etc.
Ces mesures reposent toutes sur de bons sentiments dont on sait que l’enfer est pavé. Aussi s’accompagnent-elles inévitablement d’un cortège d’effets pervers.
On peut évoquer par exemple l’hypothèse du locataire âgé et démuni. Quel que soit le motif invoqué, le bailleur ne peut en principe s’opposer au renouvellement du contrat si le locataire est âgé de plus de soixante-cinq ans et s’il justifie de faibles ressources (inférieures à un plafond en vigueur pour l’attribution des logements locatifs conventionnés fixé par arrêté du ministre chargé du logement correspondant approximativement à 20.000 € par an pour une personne seule et 30.000 € pour un couple avec un enfant, les plafonds étant plus élevés à Paris ; art. 15-III). Depuis la loi Macron du 6 août 2015, la règle est également applicable lorsque le locataire a à sa charge une personne vivant habituellement dans le logement, remplissant ces conditions d’âge et de ressources, à condition que le montant cumulé des ressources annuelles de l’ensemble des personnes vivant au foyer soit inférieur au plafond. À supposer ces conditions cumulatives remplies, le congé délivré par le bailleur est nul sauf dans trois hypothèses : soit il lui propose, lors de la délivrance du congé ou durant la période de préavis (Civ. 3e, 2 juin 2010, D. 2011. 1189, obs. N. Damas), un autre logement à proximité correspondant à ses besoins et à ses possibilités (situé soit dans le même arrondissement ou un arrondissement limitrophe, soit dans la même commune ou une commune limitrophe sans pouvoir être éloigné de plus de cinq kilomètres ; v. L. 48-1360 du 1er sept. 1948, art. 13 bis), soit il est lui-même âgé de plus de soixante-cinq ans, soit il justifie des mêmes faibles ressources (art. 15-III). Les conditions d’âge et de ressources, cumulatives pour le locataire, sont donc alternatives pour le bailleur. L’âge du locataire et celui du bailleur sont appréciés à la date d’échéance du contrat ; le montant de leurs ressources est apprécié à la date de notification du congé. En cas de pluralité de bailleurs, il suffit que l’un d’eux soit âgé de plus de soixante-cinq ans pour que soit valable le congé délivré sans offre de relogement (Civ. 3e, 29 avr. 2009, D. 2009. AJ 1417, obs. Y. Rouquet, pour des époux bailleurs ; Civ. 3e, 16 sept. 2009, D. 2009. AJ 2281, obs. Y. Rouquet, pour des bailleurs indivisaires).
Les ressources du locataire à prendre en compte pour l’application de ces dispositions protectrices sont les ressources régulières ou récurrentes, mais non exceptionnelles (Civ. 3e, 16 sept. 2009, D. 2009. AJ 2282, obs. Y. Rouquet ; D. 2010. Pan. 1179, obs. N. Damas). Lorsque le locataire est marié, la Cour de cassation décide que les ressources de chacun des époux colocataires doivent s’apprécier séparément (Civ. 3e, 19 juill. 2000, JCP 2001. II. 10617, note V. Brémond). Il suffit donc qu’un seul remplisse les conditions requises pour que le couple locataire soit protégé. Cette solution mérite d’être critiquée car elle ne tient pas compte des effets du mariage et, notamment, du fait que les revenus tombent en communauté. La solution conduit par exemple à protéger les locataires même si l’un d’entre eux a une retraite très confortable, dès l’instant que l’autre a de faibles ressources, alors qu’un couple modeste mais dont chacun gagne à peine plus que 1,5 SMIC n’est pas protégé. Aussi certains juges du fond retiennent-ils parfois un partage par moitié des ressources globales du couple. Confirmant le caractère personnel des droits du locataire protégé, la Cour de cassation décide que le décès du locataire marié qui remplissait les conditions de l’art. 15-III empêche son conjoint survivant, pourtant cotitulaire du bail, de bénéficier de ladite protection dès lors qu’il n’en remplit pas lui-même les conditions (Civ. 3e, 3 mai 2012, n° 11-17.010, D. 2012. 1331, obs. Y. Rouquet ;D. 2012. 2542, obs. A. Pic ; D. 2013. 870, obs. N. Damas).
A l’inverse, il est certains contractants que législateur et juges s’obstinent à refuser de rattacher aux personnes vulnérables parce qu’elles ont la qualité de commerçant indépendant et sont présumées aguerries au monde des affaires : par exemple, franchisé ou concessionnaire ne bénéficient, en fin de contrat, d’aucun droit au renouvellement, d’aucune obligation de motivation ni droit à indemnisation.
Ils sont irréfragablement présumés non vulnérables, comme les employeurs, les chefs d’entreprise, les propriétaires, les conducteurs de véhicules, les professionnels, les médecins, les avocats, les doyens…
Vulnérabilité et propriété.
Céline KUHN, Maître de conférences HDR en droit privé et sciences criminelles, Université de La Réunion.
La vulnérabilité est-elle une notion juridique ?
Le premier réflexe du civiliste est de se précipiter sur le Code civil pour vérifier si le terme « vulnérabilité » ou si l’adjectif « vulnérable » ne sont pas utilisés et si tel est le cas, quels pans du droit civil sont concernés. La recherche sur le site Internet Légifrance sera rapide : « aucun article trouvé ». La vulnérabilité est absente formellement du Code civil : aucune disposition que ce soit en droit des personnes, en droit de la famille, en droit des contrats ou en droit des biens, ne comporte le terme « vulnérabilité » ni l’adjectif « vulnérable »[17]. « Fragilité », « fragile », « faiblesse » connaissent le même sort, tandis que « faible » permet de qualifier une somme d’argent[18] ou un apport en industrie[19] mais certainement pas un acteur juridique. Aussi, pour mieux cerner la notion, faut-il faire référence à d’autres lectures et aller au-delà du droit civil voire du Droit[20]. La vulnérabilité est le plus souvent présentée comme un élément de la nature humaine : la mythologie grecque et notamment l’histoire d’Achille en fait la marque de la condition humaine. La vulnérabilité serait intrinsèque à l’Homme, elle le définit.
L’absence de toute référence à la vulnérabilité dans le Code civil étonne. En effet, l’être humain, la personne physique, constitue l’archétype de la personne juridique dans le Code civil ; par conséquent, le terme « vulnérabilité » et l’expression « personne vulnérable » devraient se retrouver dans ses dispositions. Ce silence des textes interroge et demande peut-être à ce que l’on inverse notre façon de penser : au lieu de s’attacher à l’absence formelle qui demeure un constat stérile, ne faut-il pas, au contraire, s’intéresser à la diffusion dans les règles de Droit de l’objectif de protection de la personne vulnérable ? Sous cet angle, la recherche s’avère beaucoup plus fructueuse.
La vulnérabilité constitue une donnée générale : tout être humain est vulnérable, aussi, toute personne physique est vulnérable. Cette réalité est retranscrite en droit patrimonial qui réagit, en particulier, aux situations de vulnérabilité hors norme. Cette ultra vulnérabilité de certains acteurs dépasse le caractère vulnérable propre à tout être humain et oblige le système juridique à organiser leur protection. Les règles ainsi mises en place constituent des exceptions au Droit commun (I). A côté de ces vulnérabilités spéciales, la vulnérabilité peut être envisagée en tant que notion fondamentale : la vulnérabilité commune ou de Droit commun a sa place au sein de l’ordonnancement juridique et certaines règles du droit patrimonial s’en font l’écho (II).
I – Vulnérabilités spéciales
L’ultra vulnérabilité des acteurs juridiques fonde l’existence de règles encadrant l’exercice (A) mais également l’acquisition de la propriété (B).
RDLF 2019 chron. n°16
A – L’exercice des prérogatives du propriétaire
– Le constat de la vulnérabilité
Tous les êtres humains sont vulnérables, ils ont cette aptitude à être blessé, à subir un préjudice, à être faillible ; c’est inhérent à la condition humaine. Mais la vulnérabilité semble connaître des graduations : de la vulnérabilité normale à la vulnérabilité hors norme ou a-normale au sens premier du terme, à savoir non conforme au modèle courant. Cette dernière crée des soubresauts à l’intérieur du système juridique qui est appelé à réagir. Face à des personnes très vulnérables, le Droit se doit d’apporter une solution car la très grande vulnérabilité installe le débat sur le terrain de l’égalité et de la lutte contre les discriminations. Les plus fragiles doivent être protégés car le plus souvent ils sont facilement repérables. La très grande vulnérabilité peut se voir, tel est le message de l’article 221-4 3° du Code pénal qui dispose que « Le meurtre est puni de la réclusion criminelle à perpétuité lorsqu’il est commis : (…) 3°. Sur une personne dont la particulière vulnérabilité, due à son âge, à une maladie, à une infirmité, à une déficience physique ou psychique ou à un état de grossesse, est apparente ou connue de son auteur ; (…) ».
Quid en droit patrimonial ?
– Une propriété insensible
Le terme « vulnérabilité » ou l’adjectif « vulnérable » n’apparaissent pas dans les dispositions du Code civil consacrées à la propriété. La qualité de propriétaire ne demande pas d’autre condition que celle d’être une personne juridique. La personne à tout âge, de toute condition physique, mentale, sociale peut être propriétaire : c’est la vocation de tout acteur juridique. La propriété ne connaît pas de demi-mesure, soit on est propriétaire soit on ne l’est pas, soit il y a atteinte au droit de propriété soit il n’y en a pas. Le quasi n’a pas sa place dans notre modèle juridique d’appropriation.
La propriété ne s’adapte pas, elle est toujours la même, conférant les mêmes prérogatives à son titulaire et cela peu importe sa situation physique, mentale ou sociale. Ainsi, la propriété de la personne valide est la même structurellement que celle de la personne vulnérable voire très vulnérable : il n’y a aucune différence. Elle n’est ni modifiée, ni adaptée, ni amputée, le lien juridique d’exclusivité ne perd pas en substance. La propriété demeure imperturbable voire insensible. Le droit civil déplace la problématique de la vulnérabilité sur le terrain de l’exercice des prérogatives inhérentes à la qualité de propriétaire comme le démontre l’existence du régime des incapacités, et l’on ne peut que s’en féliciter, une approche contraire serait condamnable et discriminatoire.
– Les incapacités d’exercice
Le système juridique met en place un dispositif qui vise à défendre le patrimoine du mineur non émancipé ou du majeur protégé : un droit spécial eu égard au principe de la capacité d’exercice présenté à l’article 414 du Code civil, « La majorité est fixée à dix-huit ans accomplis ; à cet âge, chacun est capable d’exercer les droits dont il a la jouissance ».
La capacité est le principe et l’incapacité, l’exception. En raison d’une vulnérabilité médicalement attestée (majeurs protégés) ou socialement consacrée (mineurs non émancipés), le Droit encadre l’exercice des pouvoirs du propriétaire au nom de la protection de ses intérêts patrimoniaux[21], notamment en confiant à un tiers la mission d’assurer la gestion de ses biens. Les textes présentant ce dispositif sont dans le Livre Premier du Code civil consacré aux personnes, les incapacités d’exercice ne relevant pas du droit des biens.
Dans la même veine, s’inscrivent le mandat à effet posthume, le mandat de protection future, le mandat de protection future pour autrui, l’habilitation judiciaire voire les mesures de crise du régime primaire des articles 217 et 219 qui s’intéressent à la protection du patrimoine de l’époux « hors d’état de manifester sa volonté »[22]. Le droit civil réagit à une vulnérabilité qui dépasse la normale et qui l’oblige à prendre parti en faveur de la personne très vulnérable en créant à son profit un système de protection dérogatoire au Droit commun : par exemple, le mandat à effet posthume est une dérogation au principe de la saisine successorale des héritiers ab intestat.
L’ultra vulnérabilité impacte les règles relatives à l’exercice de la propriété mais également celles en matière d’acquisition (B).
B – L’acquisition de la propriété
– Les incapacités de jouissance
Si l’incapacité d’exercice encadre, comme son nom l’indique, l’exercice des prérogatives inhérentes à la qualité de propriétaire, l’incapacité de jouissance interdit à la personne de devenir propriétaire. Il n’existe pas d’incapacité générale de jouissance en droit français car une telle règle aboutirait à la négation de la personnalité juridique, empêchant le sujet d’être acteur. L’article 8 du Code civil prévoit que « Tout Français jouira des droits civils ». Il faut comprendre que par principe, toute personne juridique a la capacité de jouissance et peut devenir propriétaire. Cependant, de manière exceptionnelle, le droit patrimonial pose des interdits et a recours à l’incapacité de jouissance pour assurer la protection de la personne très vulnérable.
L’article 909 du Code civil[23] dispose que « Les membres des professions médicales et de la pharmacie, ainsi que les auxiliaires médicaux qui ont prodigué des soins à une personne pendant la maladie dont elle meurt ne peuvent profiter des dispositions entre vifs ou testamentaires qu’elle aurait faites en leur faveur pendant le cours de celle-ci.
Les mandataires judiciaires à la protection des majeurs et les personnes morales au nom desquelles ils exercent leurs fonctions ne peuvent pareillement profiter des dispositions entre vifs ou testamentaires que les personnes dont ils assurent la protection auraient faites en leur faveur quelle que soit la date de la libéralité.
Sont exceptées : 1° Les dispositions rémunératoires faites à titre particulier, eu égard aux facultés du disposant et aux services rendus ; 2° Les dispositions universelles, dans le cas de parenté jusqu’au quatrième degré inclusivement, pourvu toutefois que le décédé n’ait pas d’héritiers en ligne directe ; à moins que celui au profit de qui la disposition a été faite ne soit lui-même du nombre de ces héritiers.
Les mêmes règles seront observées à l’égard du ministre du culte ».
La même interdiction d’acquérir[24] est posée à l’encontre des « personnes physiques[25] propriétaires, gestionnaires, administrateurs ou employés », des bénévoles et des volontaires des établissements accueillant et prenant en charge des personnes, tels que les maisons de retraite.
– Les interdits légaux
Les interdictions d’acquérir sont rares en droit français, l’existence de ces dispositions montre la volonté du Législateur d’assurer une protection du patrimoine de personnes dont la très grande vulnérabilité est présumée : un patient qui décèdera de la maladie pour laquelle il était soigné ou une personne hébergée dans un établissement.
Le contexte que vivent les disposants, a pu les placer dans une situation de très grande vulnérabilité, les exposant ainsi à un danger patrimonial qu’ils ne sauraient détecter. L’interdiction de recevoir la libéralité consentie par de tels disposants, est fondée sur une présomption de captation[26] du bénéficiaire et sa violation est sanctionnée par la nullité de l’opération translative[27].
Le dispositif met en place une protection spéciale – l’incapacité de jouissance – qui montre le caractère exceptionnel de la réponse apportée par le système juridique. Cette réponse suit une sorte de parallélisme : à vulnérabilité hors norme, réponse hors norme. L’incapacité spéciale de jouissance – l’interdiction de recevoir – s’adresse au bénéficiaire et constitue la sanction d’une présomption de captation. Pour le disposant, au nom d’une présomption légale de très grande vulnérabilité (personne malade, personne hébergée dans une maison de santé, dans un foyer, etc.), une incapacité spéciale d’exercice, indépendamment de tout placement judiciaire sous un régime de protection juridique, lui interdit les opérations à titre gratuit consenties au profit d’une personne frappée de l’incapacité spéciale de recevoir des articles 909 et suivants du Code civil notamment.
Le recours à l’incapacité spéciale de jouissance correspond à une réponse hors-norme du système juridique car cette notion attaque directement la personnalité juridique en neutralisant la vocation du sujet à acquérir. En outre, poser une limite à l’exercice de sa qualité de propriétaire sur la base d’une présomption légale irréfragable de très grande vulnérabilité est-ce juridiquement (et intellectuellement) satisfaisant ?
– Quelle efficacité ? Quel modèle de représentation ?
Le droit patrimonial essaie de défendre le patrimoine de la personne très vulnérable et tend également à protéger la personne humaine qui se trouve derrière le masque du propriétaire. Toutefois, raisonner en extra-ordinaire, en exception et dérogation, risque plus d’exclure et de créer de la violence juridique car la réponse apportée ne permet pas une gestion sereine des questions posées par la très grande vulnérabilité.
Ne faut-il pas arrêter de raisonner en très grande vulnérabilité ? Ne faut-il pas considérer qu’il ne s’agit que de vulnérabilité commune car tout être humain peut traverser une situation de vulnérabilité physique, psychologique, sociale ou économique ?
Ce n’est pas en mettant en place du droit spécial que le système juridique arrivera à promouvoir l’inclusion : l’exception exclut. Le salut ne se trouverait-il pas dans le Droit commun ? Ainsi, conviendrait-il de rester fidèle aux principes et au lieu de parler de majeurs protégés, ne devrait-on pas faire référence à une capacité accompagnée par exemple ?
En présence d’une vulnérabilité considérée comme hors-norme, le plus souvent parce qu’elle se voit (physique, mentale ou économique), le système juridique semble obligé de réagir car le terrain est propice à la discrimination et à la rupture d’égalité entre les personnes physiques. La réponse n’est peut-être pas à la hauteur des attentes et rend difficile toute tentative d’inclusion dans la société des personnes très vulnérables. La référence à la vulnérabilité commune permettrait de développer un discours d’autonomie et d’égalité puisque, par nature, tout être humain est vulnérable. La vulnérabilité commune a déjà Droit de cité en droit patrimonial (II).
II – La vulnérabilité commune
– La réalité humaine
La vulnérabilité fait partie de la condition humaine. A ce titre, le Droit est tenu de prendre en compte cette réalité puisque même s’il utilise parfois des fictions, il ne saurait transformer en super héros, les acteurs juridiques. Les personnes physiques sont des personnes humaines, elles ont une réalité corporelle, affective, émotionnelle, elles ne sont pas qu’une volonté agissante. Une telle réflexion juridique sur la vulnérabilité s’inscrit dans la découverte par le Droit de la notion de personne humaine[28]. A côté d’une approche fonctionnelle et binaire de l’acteur juridique (en termes de capacité ou d’incapacité), se construit une approche incarnée et complexe. Cette dernière approche est plus difficile à cerner car elle est marquée par une alternance à intervalles propres à chacun, de périodes de stabilité affective, économique …etc. et de périodes d’instabilité ou de désordre. Désordre, le mot est lâché, ce tabou du Droit n’a pas sa place dans la vie telle que le système juridique la conçoit : il fait tout pour l’éviter, le contenir, l’anéantir. Or la vie humaine rime avec désordre et instabilité. Dans une certaine mesure, le droit patrimonial en a conscience et prend en compte la vulnérabilité des acteurs juridiques (A) et cela au détriment du Droit lui-même (B).
A – La vulnérabilité des acteurs juridiques
– Error communis facit jus
Il ne serait pas juste de dire que le Droit, et notamment le droit patrimonial, ignore le caractère vulnérable des acteurs juridiques. Outil à leur service, il a intégré leur fragilité interne comme en témoignent certaines règles qui semblent être fondées sur la vulnérabilité commune des êtres humains.
En cas d’acquisition dérivée a non domino, l’acquéreur n’a pas pu devenir propriétaire par l’effet translatif du contrat puisque son vendeur n’avait pas cette qualité, Nemo dat quod non habet… Les règles de la prescription acquisitive vont venir à son secours dès lors qu’il est en possession de la chose et que sa possession est utile, sans vices[29]. La prescription acquisitive demande l’écoulement d’un délai déterminé afin de pouvoir produire ses effets. Si, de façon originale, en matière mobilière, l’article 2276 du Code civil retient l’immédiateté de l’acquisition originaire réalisée par l’acquéreur de bonne foi en possession utile du bien[30], ce n’est pas le cas en matière immobilière. La prescription acquisitive immobilière de droit commun est de trente ans que l’acquéreur soit de bonne ou de mauvaise foi. Le délai est de dix ans lorsque l’acquéreur de bonne foi a un juste titre : il détient un acte juridique constatant une opération translative de propriété qui n’a pas pu valablement lui permettre d’acquérir la qualité de propriétaire puisque son vendeur ne l’était pas. L’acquéreur a non domino d’un bien immobilier ayant une possession utile doit attendre des délais importants : trente ans ou dix ans en fonction de sa situation. Afin de remédier à cette attente qui peut paraître interminable, la Jurisprudence a développé la théorie de la propriété apparente[31]. Motivés par l’équité, les juges fondent dans l’erreur commise par l’acquéreur, sa qualité de propriétaire[32] : l’erreur devient créatrice de droit, error communis facit jus[33].
– Erreur commune et vulnérabilité commune
L’acquéreur pensait avoir traité avec le véritable propriétaire du bien : le vendeur en avait l’apparence. Cette théorie jurisprudentielle valide sur le terrain juridique, les conséquences d’une erreur commune, invincible, commise par un acquéreur de bonne foi.
L’erreur est :
– commune ; toute personne placée dans la même situation se serait également trompée, croyant en la qualité de propriétaire du vendeur. Il s’agit d’une erreur que tous auraient commise et pour laquelle les juges ont une appréciation in abstracto.
– invincible ; l’acquéreur doit avoir fait toutes les démarches et rempli toutes les formalités qui auraient pu lui fournir l’information selon laquelle son vendeur n’était pas le propriétaire. Face à l’absence de négligence de l’acquéreur, l’erreur commise se révèle être une erreur invincible et légitime.
– commise par un acquéreur de bonne foi, une personne dont les intentions sont louables, sans malveillance.
La caractérisation des conditions d’application de la théorie de la propriété apparente est une question de fait qui relève de l’appréciation souveraine des juges du fond. S’ils estiment les conditions remplies, ils reconnaîtront la qualité de propriétaire de l’acquéreur. Sa qualité n’est pas fondée par l’acte translatif mais bien par l’erreur commune commise. Les conséquences sont radicales : la victime de l’erreur est consacrée propriétaire et le verus dominus perd sa qualité, il est exproprié[34]. Il ne peut agir qu’en revendication à l’encontre du propriétaire apparent lequel n’ayant plus la chose entre les mains, ne pourra lui en restituer que l’équivalent pécuniaire.
Comment justifier la théorie de la propriété apparente ?
Nombreuses sont les tentatives d’explication : volonté de la Jurisprudence de créer des droits subjectifs (favoriser l’accès à la propriété), de sécuriser les opérations translatives (garantir le commerce juridique) voire de protéger un individu de bonne foi qui a moralement bien agi. La notion de vulnérabilité commune peut également être mise en avant. En effet, si pour certains, l’erreur commune constituerait une sorte de « bonne foi collective [35]», l’erreur commune, celle qui est commise par toute personne placée dans la même situation ne fait que révéler la vulnérabilité commune des êtres humains. Cette théorie jurisprudentielle constitue une réponse juridique (judiciaire) à la faillibilité des personnes physiques et crée un trait d’union entre la réalité humaine et le construit immatériel qu’est le système juridique.
La vulnérabilité qui se manifeste dans l’erreur commune n’est pas une très grande vulnérabilité, elle est celle qui se retrouve communément et l’on serait tentés de décliner l’adage Error communis facit jus en Vulnerabilitas communis facit jus[36]…
– La présomption de bonne foi
Dans le même ordre d’idée, la présomption de bonne foi de l’article 2274 du Code civil en matière de prescription acquisitive pourrait constituer une manifestation de l’intégration juridique du caractère vulnérable des acteurs juridiques. La vulnérabilité visée serait là encore la vulnérabilité commune, une vulnérabilité de Droit commun. Par principe, afin de protéger la personne, le système regarde avec bienveillance ses intentions, ses croyances, considérant que « la bonne foi est toujours présumée, et c’est à celui qui allègue la mauvaise foi à la prouver ». La bonne foi fait référence à l’honnêteté de la personne qui a agi, pensant respecter le Droit ainsi que les droits des tiers.
En droit patrimonial, cette bienveillance va faciliter le mécanisme de la prescription acquisitive. L’alinéa 2 de l’article 2272 du Code civil précise que « celui qui acquiert de bonne foi et par juste titre un immeuble en prescrit la propriété par dix ans ». Le bénéfice de l’usucapion abrégée ne peut être invoqué que si l’acquéreur a été de bonne foi au moment de l’acquisition. De même, la Jurisprudence s’agissant de l’application de l’alinéa 1er de l’article 2276 du Code civil, « En fait de meubles, la possession vaut titre », exige un possesseur de bonne foi.
A l’instar de la propriété apparente, la présomption de bonne foi montre que le système juridique souhaite protéger l’acteur de sa propre vulnérabilité (physique voire morale), en lui pardonnant et en passant outre sa mauvaise appréciation de la situation.
Comme la dignité humaine qui constituait une notion de référence en Droit, bien avant son introduction formelle dans le Code civil par la loi n°94-653 du 29 juillet 1994, la vulnérabilité semble déjà faire partie de notre paysage juridique. La notion ne serait-elle pas en attente de sa consécration textuelle ? Elle a légitimement sa place dans le Livre Premier du Code civil et plus précisément à l’article 16. En effet, dignité et vulnérabilité caractérisent l’être humain et les deux notions mériteraient d’être associées dans le même texte.
Cependant le Droit n’a peut-être pas envie de penser à la vulnérabilité commune des acteurs juridiques car cela l’obligerait à penser à sa propre vulnérabilité (B).
B – La vulnérabilité du Droit (de propriété)
– La supériorité du fait sur le Droit
Les règles de la prescription acquisitive montrent la fragilité du droit de propriété, sa vulnérabilité. Le propriétaire dépossédé risque, s’il ne réagit pas et n’intente pas d’action en revendication, de mettre le possesseur présentant une possession utile dans les conditions lui permettant de bénéficier de la prescription acquisitive. Certes, le principe énoncé en droit français est celui de l’imprescriptibilité de la propriété : on ne saurait perdre sa qualité de propriétaire par un non-usage prolongé. Toutefois, si officiellement, la prescription extinctive ne s’applique pas à la qualité de propriétaire, la confrontation lors d’une action en revendication entre le verus dominus et le possesseur présentant les conditions à l’application de la prescription acquisitive, tournera à la faveur de ce dernier que les juges considèreront comme le maître du bien par effet de la Loi. L’articulation est alors difficile à trouver : comment expliquer la non-disparition de la qualité de propriétaire du verus dominus et l’inefficacité de son titre…la prescription acquisitive le rendrait-elle inopposable ?
De la même manière, la théorie de la propriété apparente a un impact direct sur le véritable propriétaire. Comme cela a été relevé, il perd son droit et ne pourra obtenir qu’une restitution par équivalent de sa chose auprès du propriétaire apparent. Des questions prioritaires de constitutionnalité pointant du doigt l’atteinte que la propriété apparente et la prescription acquisitive font courir au droit de propriété[37], ont été formulées sans succès. En effet, la Cour de cassation a décidé de ne pas les renvoyer devant le Conseil constitutionnel : la prescription acquisitive comme la propriété apparente sont sauves.
Les exemples dans lesquels le droit patrimonial fait référence à une vulnérabilité commune des personnes humaines, révèlent au Droit sa propre vulnérabilité. Le fait prend le pas, domine et l’œuvre du Droit apparaît sacrifiée. Toutefois, l’analyse de la propriété apparente et de la présomption de bonne foi en matière de prescription acquisitive rappelle que le Droit n’est qu’un outil au service de l’être humain et que c’est à lui de s’adapter aux réalités humaines et non le contraire. Façonné par et pour des êtres vulnérables, il n’est pas étonnant qu’il en présente certains traits.
Les majeurs protégés en France et à La Réunion : quels éclairages sur les vulnérabilités ?
Julien VERNET, Conseiller technique CREAI-OI.
Notre propos vise à présenter les caractéristiques[38] de la population des majeurs protégés en France et à La Réunion de manière à mettre en lumière les différentes vulnérabilités de ces personnes mises sous protection juridique du fait de l’impossibilité de pourvoir seules à leurs intérêts en raison d’une altération médicalement constatée de leurs facultés mentales, ou corporelles de nature à empêcher l’expression de leur volonté.
L’identification de profils type de ces 800 000 personnes (dont 7700 à La Réunion) ainsi que les évolutions perçues par les mandataires judiciaires au quotidien permettent de mieux anticiper l’évolution de cette population et de ses vulnérabilités.
I- Les majeurs protégés en France et à La Réunion.
Confrontée à une méconnaissance de cette population et de manière à appréhender au mieux ce phénomène, la Direction Générale de la Cohésion Sociale (DGCS) cherchant à mieux connaître les majeurs protégés, au-delà des seules données de cadrage remontées régulièrement par les Directions de la Jeunesse, des Sports et de la Cohésion Sociale (DJSCS) ou les tribunaux a commanditée une étude nationale, réalisée en 2016 par l’Association Nationale des Centres Régionaux d’Etudes, d’Actions et d’Informations (ANCREAI), à laquelle les mandataires de La Réunion et le Centre Régional d’Etudes, d’Actions et d’Informations de l’Océan Indien (CREAI-OI) ont participé comme 19 autres départements.
Il ressort de cette étude et du schéma régional des Mandataires Judicaires à la Protection des Majeurs et des Délégués aux Prestations Familiales de La Réunion 2016-2021 que :
- Les personnes de moins de 60 ans représentent un peu plus de la moitié (52%) des majeurs protégés. A La Réunion, les personnes âgées sont surreprésentées par rapport à la population générale,
- En moyenne, 10.5 personnes pour 1000 habitants de 18 ans et plus sont en protection, ce taux augmente significativement avec l’âge (plus de 20 ‰ à partir de 75 ans). Ce taux est relativement semblable à La Réunion, voire inférieur,
- Les femmes représentent 51% des majeurs protégés mais la proportion d’hommes est plus élevée à chaque âge, sauf parmi les 75 ans et plus,
- Environ 60 % des personnes protégées vivent dans un domicile ordinaire, 40 % vivant en établissement. Cette proportion de personnes en établissement est bien moins importante à La Réunion (23%),
- La majorité des majeurs protégés vivent seuls (63% de ceux qui sont à domicile),
- Près de la moitié d’entre eux ont des ressources se situant en dessous du seuil de pauvreté (10 080 euros/an). Cette proportion est identique à La Réunion alors que la population générale est bien plus pauvre,
- 15 % ont une activité professionnelle, le plus souvent en ESAT[39] (10%), les autres étant inactifs (38%) ou retraités (43%),
- Les majeurs protégés de moins de 60 ans ont, dans leur très grande majorité une reconnaissance de leur handicap par la MDPH[40] (86%). Tous âges confondus, 54% reçoivent une prestation liée au handicap,
- 30 % des personnes protégées de 75 ans et plus reçoivent l’APA[41],
- Les deux tiers des personnes à domicile bénéficient d’un accompagnement complémentaire, le plus souvent un suivi psychologique ou psychiatrique (43%).
II Les facteurs de vulnérabilités et les profils des majeurs protégés
A partir des variables descriptives des majeurs protégés, quatre facteurs de vulnérabilité ont été identifiés : le handicap, les troubles psychiques/psychiatriques, la dépendance liée à l’âge et la vulnérabilité sociale. Comme les facteurs peuvent se combiner pour une même personne. 7 profils sont finalement proposés :
III Quelles évolutions ?
L’enquête auprès des mandataires judiciaires indique par ailleurs les évolutions suivantes :
- Une précarité croissante,
- Un accès difficile à un habitat digne,
- Une montée en puissance des situations de handicap psychique et des problématiques de ruptures de soins,
- Des personnes âgées de plus en plus dépendantes et restant plus longtemps à domicile,
- De plus en plus de jeunes adultes issus du champ de la protection de l’enfance ou du champ du handicap enfant,
- Un isolement social grandissant.
Iv Quelle conséquence en terme de progression quantitative prévisible ?
L’application du taux de 10.5 personnes pour 10 000 habitants aux projections de population de plus de 18 ans sur le plan national conduit à une augmentation de 20 % du nombre de personnes sous protection en France en 2040. Or, entre 2010 et 2015, 15 % de personnes de plus ont été mises sous protection, ce qui induit, par reconduction de cette évolution, qu’il y aurait, en 2040, un doublement de cette population. A La Réunion, le schéma régional a tablé sur une augmentation de l’ordre de 230 mesures de plus par an conduisant également à un doublement du nombre de mesures en 2040.
Il nous semble que l’identification des profils types de l’étude nationale de 2016 permettra à l’occasion du prochain schéma régional d’affiner ces projections.
En effet, nous pourrions dès lors tenir compte de :
- L’évolution du nombre d’allocataires de l’AAH[42] sachant que 48 % des majeurs protégés en sont allocataires, et qu’à La Réunion le nombre de bénéficiaires a progressé de 30 % entre 2012 et 2016,
- Du nombre de personnes ayant une reconnaissance au titre du handicap psychique (33 % des 47 000 personnes en situation de handicap dont 14 % à titre principal),
- De l’augmentation constatée au niveau de la MDPH de La Réunion de personnes âgées handicapées, « progression la plus importante depuis 2006 et qui concerne le groupe des « plus de 60 ans » (+187%)»
- Des conséquences de cette montée en âge qui, « (…) sous l’effet du progrès technique et thérapeutique, s’accompagne d’une prévalence plus importante des maladies chroniques et d’une évolution des handicaps : baisse de la trisomie 21, compensation de la déficience auditive, augmentation des troubles envahissants du développement (TED), augmentation des troubles psychiques »[43].
Pour conclure : Certes toujours incertaines, ces tendances et projections indiquent toutefois une inquiétante augmentation de la part de personnes en situation de vulnérabilité : ce phénomène interpelle les pouvoirs publics car dans le même temps la part des mesures de protection confiées aux familles ne cesse de diminuer (de 48 % des mesures à 46,5 % entre 2009 et 2013 sur le plan national et 47 % à La Réunion). Finalement, si l’assistance du conjoint ou de la famille est de plus en plus difficile à mettre en œuvre, c’est plus globalement donc la vulnérabilité des familles qui est également à interroger.
Bibliographie :
Etude relative à la population des majeurs protégés : profils parcours et évolutions. DGCS – ANCREAI – Mai 2017.
Schéma régional des mandataires judiciaires à la protection des majeurs et des délégués aux prestations familiales de La Réunion 2016-2021. DJSCS de La Réunion – CREAI-OI – Novembre 2016.
Rapport d’activité MDPH Réunion 2016.
Elaboration du Projet de Santé Réunion – Mayotte Schéma Régional de Santé Juin 2017 Le parcours des personnes en situation de handicap. ARS-OI. https://www.ocean-indien.ars.sante.fr
ECHANGES :
L’habitat indigne à La Réunion.
Par Sabine RIVIERE, Chargée d’études et pilote de l’Observatoire Réunionnais de l’Habitat Indigne (ORHI) de l’AGORAH.
On va dans un premier temps aborder les activités de l’agence puis parler de la genèse de l’observatoire, ce qu’il observe. Dans un second temps, nous reviendrons sur la question des vulnérabilités économique et sociale à partir des enquêtes sociales.
L’Observatoire de l’habitat indigne de l’AGORAH.
L’AGORAH est une agence d’urbanisme qui fait partie de la fédération nationale des agences d’urbanisme (FNAU). On en compte environ 50 en métropole et 3 en Outre-Mer, à celle de La Réunion s’ajoute celle de Martinique et de Guyane. L’AGORAH a un statut d’association, elle a fêté ses 25 ans en 2017. L’agence travaille sur l’ensemble des champs thématiques de l’aménagement du territoire. Elle s’organise en trois pôles : le pôle ressources et valorisation, le pôle aménagement et environnement et enfin le pôle développement et territoire. Globalement, l’AGORAH va accompagner les acteurs publics dans la définition de leur politique d’aménagement mais surtout, l’agence va produire des connaissances et des expertises sur tous ces champs thématiques. Il y a 10 observatoires à l’AGORAH dont l’observatoire habitat indigne, celui sur les risques naturels…
L’agence, historiquement, a une expérience en matière de recensement de l’habitat indigne étant donné qu’elle a été mandatée par les services de la DEAL en 1999 et en 2008 pour faire un repérage des zones d’habitats précaires et insalubres sur l’ensemble de l’île. Depuis, les données produites ont été envoyées aux communes, aux intercommunalités afin qu’elles mènent des actions de résorption.
Aujourd’hui, il existe des plans communaux et intercommunaux de lutte contre l’habitat indigne afin de suivre l’évolution du phénomène et de mener des actions de résorption. Cela s’inscrit aussi dans un contexte législatif avec la loi Letchimy n°2011-725 du 23 juin 2011 ainsi que la circulaire de 2014 qui préconisent d’améliorer la connaissance mais aussi propose de de nouveaux outils d’intervention car cette problématique dans les départements d’Outre-Mer est particulière.
L’habitat indigne est une notion assez globale qui va au-delà de la notion d’insalubrité. Ce sont donc des locaux ou installations utilisés à des fins d’habitation impropres par nature à cet usage mais aussi des logements dont l’état ou celui du bâtiment où ils sont situés, expose les occupants à des risques manifestes pouvant porter atteinte à leur intégrité physique ou à leur santé. L’objectif de l’observatoire est d’apporter de la connaissance et d’être un outil d’aide à la décision pour les partenaires publics. Il s’agit en autres de permettre d’évaluer leur politique. L’observatoire va donc produire des statistiques et aussi animer des réunions d’acteurs sur ces thématiques.
Eléments d’information sur l’habitat indigne à La Réunion.
On peut avancer quelques chiffres sur la situation actuelle en se focalisant sur trois intercommunalités : le TCO, la CIREST et la CIVIS. Ces trois intercommunalités ont des données actualisées. Globalement, la situation s’aggrave avec presque 13 000 logements indignes recensés. Quelles que soient ces intercommunalités, 6,5% du parc de logements est considéré comme indigne avec une progression plus forte sur le territoire Sud. La situation s’est cependant améliorée sur trois communes. Entre deux périodes de recensements, il y a à la fois une amélioration (logement indigne détruit par exemple) mais aussi entre 31% et 46% de nouveaux logements indignes qui apparaissent. Il faut préciser qu’à ce stade, on ne prend en compte que l’aspect extérieur du logement.
On constate une insalubrité majoritairement diffuse sur l’île. Les grandes poches d’insalubrité présentent au Port par exemple ont été résorbées grâce à des opérations de RHI (Résorption de l’habitat insalubre) notamment. Enfin, précisons que nombre de logements indignes sont exposés à des risques naturels (exemple : logement proche d’une ravine) notamment dans la zone de l’Est de l’île.
On constate une plus grande vulnérabilité des familles qui occupent le parc indigne. Ce sont des personnes très dépendantes des prestations sociales dont des personnes qui n’ont pas d’activités professionnelles et perçoivent un revenu mensuel inférieur à 750 euros. On va voir des situations de forte fragilité sociale (exemple : sur-occupation). Une partie de ce parc de logements indignes est occupée par des personnes seules et âgées. Les enquêtes sociales montrent également que souvent il y a un lien social fort : les personnes n’ont pas envie de quitter leur quartier. Dans ces cas-là va se poser la question du type d’intervention à mener, de la régularisation du statut foncier si nécessaire, de la solvabilité des ménages ainsi que l’attache sociale. Enfin, dans le cadre des plans de lutte contre l’habitat indigne, l’État finance à hauteur de 80% une équipe opérationnelle qui est pluridisciplinaire avec des techniciens qui vont évaluer les travaux à réaliser pour améliorer les conditions d’habitat mais aussi des assistantes sociales qui vont accompagner les familles pour intégrer les difficultés sociales au projet logement.
On a donc une photographie en demi-teinte entre d’une part des appréciations pessimistes avec l’aggravation du logement indigne et d’autre part, une vision plus positive, certains logements sortant de l’indignité. Ainsi, l’indignité du logement se soigne et elle se soigne plus facilement que la vulnérabilité psychique ou l’âge avancé par exemple. Néanmoins tout cela a un prix.
Les politiques publiques de prévention et de lutte contre les exclusions à La Réunion.
Par Serge TARDY, Responsable du pôle de prévention et lutte contre les exclusions, DJSCS de La Réunion.
Ce colloque est très intéressant car on croise le regard des juristes qui ont des analyses très pointues avec des interprétations un peu plus larges des différents intervenants.
Dans le pôle de prévention et de lutte contre les exclusions, au sein de la DJSCS, on croise beaucoup de vulnérabilités que l’on peut rencontrer dans la société. Il s’agit d’une administration d’État. Ce pôle, assez transversal, prend en charge différents dispositifs.
Dans un premier temps on va définir les différents dispositifs et surtout les méthodes d’approche de ces dispositifs. Puis, dans un deuxième temps, des exemples plus concrets seront avancés (exemples de politiques publiques en devenir).
Dispositifs de prévention et de lutte contre les exclusions.
Tout d’abord, on s’aperçoit que ces dispositifs sont transversaux : le pôle peut être à la fois pilote, copilote, animateur, participant.
Ces dispositifs associent beaucoup de partenaires différents avec en premier lieu les collectivités, l’État ainsi que les associations (exemple : le secours catholique), des opérateurs qui sont bien souvent des opérateurs de la région ou du département (exemple : Fondation Père Favron). On a donc une multitude d’acteurs qui interviennent pour des dispositifs différents.
Par exemple, le pôle s’occupe des dispositifs d’accès à l’aide alimentaire, l’urgence sociale, l’hébergement (notamment en matière de violences faites aux femmes … c’est une priorité portée par la DJSCS afin qu’aucune femme ne reste dans la rue suite à des violences intrafamiliales. Environ 22 000 personnes ont fait état auprès du 115, géré par le SIAO d’un besoin d’hébergement. Cependant, il ne parvient à satisfaire qu’environ la moitié des besoins sur l’urgence (environ 48%), mais répond mieux aux besoins sur la phase d’insertion.
Le pôle prend en charge également un dispositif assez important – l’accès au logement social – qui permet aux publics particulièrement vulnérables d’accéder au logement en lien avec les intercommunalités. Beaucoup de dispositifs se complètent avec la loi ALUR notamment et permettent de faciliter l’accès au logement. On peut aussi évoquer l’une des dernières lois en la matière – la loi n°2017-86 du 27 janvier 2017 « égalité et citoyenneté » – qui a permis de positionner une obligation de 25% des attributions (donc une obligation de résultat de 25%) en faveur des publics les plus vulnérables.
On retrouve sur un autre champ d’intervention, la question de la personne vulnérable qui provoque des débats entre la situation de la personne vulnérable et celle du propriétaire qui peut lui aussi être vulnérable. On fait ici référence à la politique de la gestion des expulsions locatives (plus de 5 000 signalements d’impayés de la CAF à La Réunion). L’assignation devant un tribunal concerne environ 1 300 personnes. La prévention de l’expulsion locative a pour objet de limiter le nombre d’expulsions et d’essayer d’accompagner les personnes afin de permettre d’évaluer le degré de bonne foi de la personne dans le but in fine de respecter le droit constitutionnel qu’est le droit de la propriété. Malheureusement, environ 150 expulsions locatives sont toujours réalisées par an. Il existe également un dispositif autour de l’habitat indigne en matière de relogement de ces personnes.
On a également une action forte également auprès des majeurs protégés par le biais de dispositifs d’accompagnement. Il existe aussi une action pour l’intégration des étrangers, vulnérables de par leur situation, afin que ces personnes puissent être accompagnées et s’intégrer progressivement.
Les politiques publiques en devenir.
L’action publique a pour objectif d’agir sur les vulnérabilités pour tous ces types de publics et assurer leur inclusion sociale. Il s’agit donc de partir d’une vision du territoire afin de répondre au mieux aux besoins. Cela passe par des analyses statistiques qui permettent de bien visualiser la politique publique et de bien en comprendre les enjeux. Le dispositif est vu comme une capacité à faire et ces possibilités sont ensuite adaptées selon les besoins du territoire. Ainsi on va mettre en place des outils de politique publique que l’on va fournir aux différents acteurs sociaux du territoire. C’est donc bien à partir du besoin de la personne que l’on va démarrer l’action publique et l’adapter au territoire.
Cette tendance dans le droit français est assez récente, mais bien présente aujourd’hui.
On peut évoquer, à titre d’exemple, la loi du 2 janvier 2002 sur les établissements et services médico-sociaux. Cette loi restait orientée sur l’organisation des établissements et des services, en la modernisant et l’élargissant aux problématiques des publics accueillis autour des droits des usagers et d’une transparence renvoyant à l’exercice de la concurrence et en tant que consommateur. Par suite, la loi de février 2005 sur l’intégration des personnes en situation de handicap dans la ville va beaucoup plus loin, qui porte en elle l’usager au cœur des dispositifs et précise la notion d’accompagnement. Ce texte va induire un vrai changement de paradigme. Auparavant, notamment avec la loi de 1975, prolongée par celle de 2002, on avait une vision autour de l’organisation des services et établissements alors que la loi sur le handicap inverse la perspective en plaçant la personne handicapée au centre, en l’intégrant dans la ville, à charge pour les pouvoirs publics et les opérateurs à qui il incombe alors de préciser les modalités d’accompagnement de ces personnes pour les intégrer normalement dans la ville.
On le remarque par exemple au niveau de la DJSCS, qui a organisé d’importantes manifestations autour des projets d’un plan pour la jeunesse, en associant très largement les jeunes à la construction de cette politique où ils ont pu apporter leur point de vue, leur réflexion ainsi que leur solution à apporter, et en assurant leur participation active à la mise en œuvre de son suivi et de la mise en œuvre des actions.
Autre exemple, le lien entre la définition normative d’une politique par le centre (le ministère, etc…) et son application évolue également. Elle n’est aujourd’hui pas que simplement descendante, La construction des dispositifs se fait, dans mon champ d’activité, entre le plan national et local par itérations successives. Le national ne produit plus (plus uniquement) de grandes normes. Les dispositifs que proposent l’État donnent de grandes orientations et c’est au local de les adapter. De plus, ces orientations proviennent souvent de la réalité locale et d’expériences qui ont pu y être menées. Le local et le national s’alimentent ainsi par itérations successives et les dispositifs évoluent par ces itérations en étant mieux adaptées aux besoins réels.
On peut évoquer également la stratégie « le logement d’abord » qui consiste à limiter ou supprimer les difficultés d’hébergement. Cette stratégie mise en place en 2010 puis un peu étouffée par le précédent quinquennat, a été de fait poursuivie à La Réunion. Finalement, cette stratégie revient sur le devant de la scène à la faveur du Plan quinquennal pour le Logement d’abord et la lutte contre le sans-abrisme (2018-2022) et on profite des moyens financiers apportés pour redonner un second souffle à cette politique au niveau local.
On peut citer par exemple le PDALHPD (Plan départemental d’action pour le logement et l’hébergement des personnes défavorisées) où l’on a défini des critères qui se traduisent par des points qui, à partir d’un certain niveau, objective et labellise la situation d’un ménage en grande difficulté, afin qu’ensuite, on positionne des actions en sa faveur de façon priorisée. L’approche par points ne s’extraie pour autant pas complètement de la simple addition de points, mais des éléments de sa situation pourront également compléter l’analyse.
Ainsi, les différents dispositifs cités ci-dessus, progressivement, se sont intégrés à cette vision de s’adapter en permanence aux besoins du territoire. La place des usagers, y compris les publics étant en situation de vulnérabilité, devient donc essentielle en matière de politiques publiques. L’élaboration de la politique publique se fait avec l’accompagnant qui peut être un professionnel de travail social, un bénévole d’une association… Cette co-construction aujourd’hui va encore plus loin. Ce n’est plus uniquement la mise en place d’allocations ou d’outils qui est concernée mais véritablement l’élaboration de la politique publique (des politiques publiques de demain).
De cette façon, on contribue à lutter contre les vulnérabilités que connaissent ces publics, par la prise de responsabilité dans les processus, de la conception à la déclinaison, avec une adaptation plus fine à leur besoin. On en sort de ce fait des logiques d’assistanat qui, à l’inverse, les maintenaient dans leurs vulnérabilités,
Pour autant, les vulnérabilités ne sont pas statiques, elles évoluent au fil de l’évolution des rapports sociaux.
En étant à l’écoute des remontées des acteurs de terrain sur les publics vulnérables dont les situations sont gérées par les dispositifs de mon service, on s’aperçoit que de nouvelles lignes de fractures apparaissent. J’ai pu développer plusieurs dispositifs d’accompagnement de femmes victimes de violence et ce phénomène reste persistant à La Réunion. Les femmes sont aujourd’hui mieux accompagnées pour sortir de ce cycle de violence et mieux informées, leur permettant une réelle prise de conscience les aidant à sortir de leur isolement. Ces violences touchent encore plus massivement les femmes que les hommes, dans un rapport de 90/10 %, les violences sur les hommes étant nettement moins fréquentes, mais également moins repérées, souvent plus d’ordre psychologique, mais tout autant dévastatrices.
Il faudra en parallèle, traiter non seulement les effets de cette violence sur les femmes, mais également mieux en identifier les causes pour mieux les circonscrire. La place des hommes réunionnais est ainsi aujourd’hui interrogée dans cette évolution sociétale vers l’égalité. Les jeunes garçons réussissent nettement moins que les filles et sont plus désarmés dans l’accès à l’emploi tertiarisé, ils sont les plus nombreux à être décrocheurs ; les plus âgées, quant à eux, subissent plus fortement la perte d’emploi et l’exclusion familiale souvent consécutive. C’est une vraie question que celle de la place de l’homme réunionnais dans la société d’aujourd’hui, et il faudra veiller à tendre à une égalité réelle entre les femmes et les hommes. Pour cela, comme pour les autres vulnérabilités, l’approche de la politique publique doit être globale, sur les champs éducatifs, d’accompagnement social, professionnel, du soin et du traitement des addictions.
L’enjeu ainsi pour les politiques publiques d’inclusion sociale en direction des publics vulnérables est d’arriver à les construire à partir d’un haut niveau d’observation sociale, de les co-construire avec les publics concernés, mais en les intégrant dans des logiques globales sortant des tuyaux d’orgues et de les ajuster en permanence, face à des évolutions rapides qui peuvent détruire rapidement.
Vulnérabilité et droit des sociétés.
Par Anne-Françoise ZATTARA-GROS, Maître de conférences HDR en droit privé et sciences criminelles, Université de La Réunion.
L’idée ici est de partir d’une conception de la vulnérabilité qui serait celle d’une personne exposée à un risque et en l’occurrence, un risque économique, financier et, in fine, un risque juridique engendré par la liberté d’entreprendre, plus précisément celle d’exercer une activité économique. Il s’agit de s’intéresser à l’articulation qui existe entre le droit des personnes vulnérables et le droit des sociétés.
Aujourd’hui, comme hier, cette articulation reste problématique en droit français dans la mesure où le droit des personnes vulnérables qui protège la personne vulnérable et son patrimoine, poursuit un objectif différent de celui des sociétés, lequel établit des règles de gestion dynamique du patrimoine pour répondre à plusieurs impératifs dont la rapidité ou le profit.
Des avancées sont intervenues avec la loi du 5 mai 2007 relative à la protection des majeurs et son décret d’application du 22 décembre 2008. Plus récemment, l’ordonnance du 15 octobre 2015 a dressé le nouvel état qui existe entre le droit des personnes protégées et le droit des sociétés en modifiant les règles de l’administration légale applicables au mineur. Cette ordonnance n’ignore pas le mineur associé. Elle s’inscrit dans un double cadre : le premier est celui d’une pré-capacité au niveau européen qui se traduit en droit français par l’avènement de modèles sociétaires ouverts aux mineurs de plus de 16 ans (exemple : Entrepreneur Individuel à responsabilité Limitée) et le second est la place centrale que l’on accorde aux mineurs en matière sociétaire (il existe de plus en plus de montages en matière de transmission de patrimoine qui vont l’intégrer à des fins d’optimisation fiscale.
Cette ordonnance de 2015 ne va cependant pas régler toutes les difficultés qui sont liées au décret du 22 décembre 2008. En effet ce décret présente des lacunes quant aux actes qui sont susceptibles d’être accomplis par une personne vulnérable (mineur ou majeur protégé). De plus, il propose quatre classifications qui sont poreuses entre elles. On a donc aujourd’hui des hésitations, provoquant des insécurités juridiques, sur la nature juridique de certains actes qui pourraient être accomplis par les personnes protégées notamment en matière sociétaire. Dans l’attente de remédier à cette situation, il faut apprécier la classification des actes proposée par le décret de 2008, à l’aune de l’ordonnance de 2015. De cette étude croisée, il y a trois constats qui s’imposent. Premièrement on a des emprunts de l’ordonnance au décret dont certains sont réussis et d’autres plus mitigés. Deuxièmement on observe des ajouts de l’ordonnance à la classification du décret que ce soit du point de vue des actes interdits ou des actes facilités. Enfin, on a des vides juridiques avec des petits et grands oubliés.
En ce qui concerne les emprunts, ils portent essentiellement sur les actes d’acquisition de droits sociaux et notamment en matière d’apports (en numéraire, nature ou industrie) pour créer une société. Si l’on regarde le régime juridique applicable à ces apports, on constate que l’ordonnance renseigne sur l’encadrement de certaines opérations et reste lacunaire pour d’autres. Par exemple, en matière d’apport d’immeubles et de fonds de commerce, l’ordonnance réglemente parfaitement l’opération. Ainsi, un mineur qui souhaiterait apporter un bien immobilier ou un fonds de commerce doit avoir l’autorisation de ses parents ou d’un seul de ses parents selon que l’autorité parentale est exercée conjointement ou non ainsi qu’une autorisation du juge aux affaires familiales. A l’inverse, l’ordonnance ne souffle mot sur d’autres apports. Si un mineur souhaite faire un apport en numéraire, il n’existe pas de disposition permettant d’appréhender cet acte juridique. Il va donc falloir faire une gymnastique juridique c’est-à-dire rechercher dans l’ordonnance les articles applicables à l’opération, qui eux-mêmes renvoient aux dispositions du code civil régissant la tutelle, lesquelles renvoient elles-mêmes au décret de 2008.
En ce qui concerne les ajouts, différents actes intéressent la matière sociétaire. On en évoquera deux nouvellement interdits. Le premier concerne l’aliénation à titre gratuit des parts sociales ou actions d’un mineur (donation). Deuxième acte, c’est l’exercice d’une activité commerciale ou libérale. Même si ses administrateurs légaux avaient donné leur autorisation, même si le juge aux affaires familiales (pour les mineurs) ou le juge des tutelles (pour les majeurs) avaient donné leur accord, ces personnes protégées ne pourraient exercer ce type d’activité. Elles ne pourront donc pas constituer une société commerciale de type « société en nom collectif » où la qualité de commerçant est requise. Cependant, le législateur n’a pas précisé la sanction applicable en cas d’accomplissement de ses actes.
Enfin, en ce qui concerne les vides juridiques, ils sont nombreux et portent essentiellement sur tous les actes que pourrait accomplir une personne vulnérable dans les sociétés de parts sociales qui concernent surtout les sociétés à responsabilité illimitée du type « société civile » ou encore les sociétés commerciales du type « SNC ou société en commandite ». Dans ce cas-là, il y a un vrai désert juridique en ce qui concerne l’acquisition et la cession des parts sociales, le droit de retrait ou encore le droit de nantir ses parts sociales pour se procurer du crédit et ainsi développer l’activité.
Le bilan de la réforme de 2015 reste dès lors plutôt mitigé. Pour une meilleure articulation, il faudrait soit a minima revoir le décret de 2008 soit a maxima proposer une réforme de plus grande ampleur propre à construire un droit civil des sociétés en réfléchissant à la refonte d’un titre unique des personnes protégées au sein du Code civil.
Débat sur la question de la maltraitance des personnes âgées et des personnes en situation de handicap.
Il existe deux types de tuteurs : les tuteurs familiaux et les tuteurs professionnels qui sont les mandataires judiciaires en charge de la protection des majeurs (MJPM). Ce sont eux qui vont signaler ces événements et déclencher les procédures « normales et prévues » pour ces situations. C’est le cœur même de leur métier que de veiller à ces situations soient immédiatement traitées. Le mandataire a pour obligation de signaler la situation au juge des tutelles et il y a également, dans le cadre de la politique liée à la prévention de la maltraitance, une obligation de signalement de celui qui emploie le MJPM (associations ou préposé à la tutelle). Il existe une procédure prévue à cet effet et la DGSCS qui est le destinataire du signalement fait ensuite le lien avec les autres administrations concernées.
[1] JOURDAIN P. , D. 1983. Chron. 139
[2] MEKKI M., « Fiche pratique sur le clair-obscur de l’obligation précontractuelle d’information », Gaz. Pal. 12 avr. 2016, n° 14 ; FABRE-MAGNAN M., « Le devoir d’information dans les contrats : essai de tableau général après la réforme », Libres propos in JCP G 2016, 706.
[3] Com 24 mars 2009, CCC 2009, no 158, note LEVENEUR L. ; Com. 13 mars 2012, JCP 2012, 561, obs. SERINET Y.-M., qui admet le caractère excusable de l’erreur commise par un acheteur professionnel.
[4] Civ. 1re, 28 oct. 2010, n° 09-16.913, CCC 2011, no 1, note LEVENEUR L., à propos de carrelages en terre cuite qui se sont désagrégés à proximité d’une piscine au sel ; Civ. 1re, 28 juin 2012, n° 11-17.860, CCC 2012, n° 251, note LEVENEUR L., à propos de volets en bois de sapin exposés au embruns sur l’île de Noirmoutier qui s’étaient rapidement dégradés, l’arrêt ajoutant que le vendeur « ne saurait s’exonérer de son obligation en imposant à l’acheteur de s’entourer des conseils d’autres professionnels ».
[5] Civ. 1re, 20 déc. 2012, n° 11-27.129, CCC 2013, n° 49, note LEVENEUR L., où l’eau en provenance d’un puits était ferrugineuse ; Bourvil aurait apprécié !
[6] Civ. 1re, 3 déc. 2014, n° 13-27.202, CCC 2015, n° 56, note LEVENEUR L.
[7] V. AUBERT DE VINCELLES C., « La mise en conformité du Code de la consommation au droit européen par la loi Hamon », RDC 2014, 456.
[8] V. JULIEN J., Droit de la consommation, LGDJ, coll. Domat – Droit privé, 2015, n° 79.
[9] Civ. 3e, 7 févr. 1990, Defrénois 1991, art. 35030, note AUBERT J.-L. ; RTD civ. 1990. 679, obs. REMY Ph.
[10] JORF du 31 mai 2015, p. 9041 ; RDC 2015, obs. SEUBE J.-B.
[11] ROUHETTE G., « L’article premier des lois », in Les mots de la loi, Economica, coll. « Études juridiques », 1999, p. 37 s.
[12] Rapport public 1991, Doc. fr., Études et commentaires, no 43, p. 15 s., qui évoque l’image d’un « droit à l’état gazeux ».
[13] sur lequel, V. VERPEAUX M., « Il est né le Défenseur des droits », JCP 2011. 502 ; D. 2011. 1027, Chron. ZARKA J.-C.
[14] DAMAS N., in D. 2007. Pan. 904
[15] Crim. 11 juin 2002, RTD civ. 2002. 498, obs. MESTRE J. et FAGES B.
[16] Crim. 4 févr. 2015, n° 14-90048, qui refuse de transmettre une QPC contestant la constitutionnalité du testing.
[17] A la différence, par exemple, du Code pénal dont 29 articles comprennent le terme « vulnérabilité ».
[18] Art. 1469 Cciv.
[19] Art. 1857 Cciv.
[20] La notion de vulnérabilité a fait l’objet de nombreuses études en sciences humaines et sociales. Sa place dans le système juridique et notamment dans le contexte de la protection des majeurs incapables et de la loi du 5 mars 2007 a été mise en exergue, « la vulnérabilité saisie par le Droit », EYRAUD B. et VIDAL-NAQUET P., Revue Justice Actualités, 2013, pp. 3-10.
[21] Notre analyse se limite aux aspects patrimoniaux : la « gestion » des intérêts personnels du mineur non émancipé ou du majeur protégé n’est pas envisagée.
[22] A noter l’abandon de l’incapacité d’exercice de la femme mariée sous régime de communauté légale fondé sur une présomption sexiste de très grande vulnérabilité de l’épouse. La loi n°85-1372 du 23 décembre 1985 intitulée « Egalité des époux dans les régimes matrimoniaux et des parents dans la gestion des biens des enfants mineurs » a réécrit les articles concernant notamment la question de la gestion des biens communs. L’alinéa 1er de l’article 1421 du Code civil présente désormais le principe de la gestion concurrente : « Chacun des époux a le pouvoir d’administrer seul les biens communs et d’en disposer, sauf à répondre des fautes qu’il aurait commises dans sa gestion. Les actes accomplis sans fraude par un conjoint sont opposables à l’autre ».
[23] La Jurisprudence semble considérer que la liste des professions et des fonctions de l’article 909 du Code civil est exhaustive et ne saurait être étendue : ainsi, la Cour d’appel d’Aix en Provence dans un arrêt du 28 mars 2018 a refusé d’appliquer ce texte à la libéralité dont a bénéficié une aide-soignante considérant que le texte qui « ne vise expressément que les professions médicales et paramédicales, ne peut inclure les auxiliaires de vie dans le domaine de l’incapacité à recevoir (…) ».
[24] Art. L116-4 du Code de l’Action Sociale et des Familles.
[25] Les personnes morales du secteur médico-social (société ou association) sous réserve de l’obtention d’une autorisation administrative de recevoir des dons et legs (art. 910 et 937 C.civ.)
[26] Jean Bernard de Saint-Affrique, fascicule actualisé par Véronique Legrand – Fasc. unique : DONATIONS ET TESTAMENTS . – Capacité de disposer ou de recevoir par donation entre vifs ou par testament . – Incapacité relative des médecins, pharmaciens, ministres du culte, mandataires judiciaires à la protection des majeurs et autres personnes, n°49 et ss.
[27] Art. 911 Cciv.
[28] ZENATI F. et REVET Th., Manuel de droit des personnes, PUF, 2006.
[29] Art. 2261 C.civ.
[30] La règle s’explique par la volonté de faciliter la circulation des biens meubles qui par nature sont destinés à alimenter le commerce juridique et d’en assurer la sécurité juridique.
[31] Cass. req., 20 mai 1935 : DP 1935. 1. 97, rapport PILON ; Cass. 1ère civ., 12 janvier 1988 : Bull. civ. I, n°6, p. 7, « (…) Vu l’article 544 du code civil, Attendu que la société civile du Domaine de la Pérelle avait invoqué la qualité de propriétaire apparent d’X. son vendeur ; Attendu qu’en écartant ce moyen qu’elle a tenu pour un simple détail d’argumentation alors qu’elle devait rechercher si, en acquérant l’immeuble, la société du Domaine de la Pérelle était de bonne foi, c’est-à-dire avait acquis l’immeuble sous l’empire d’une erreur commune et légitime, dès lors que la cause de la nullité aurait été et devait nécessairement être ignorée de tous, la cour d’appel n’a pas donné de base légale à sa décision ;(…) ».
[32] ZENATI F. et REVET Th., Les biens, collection droit fondamental, PUF, 2ème éd. 2008, n°184, p. 292.
[33] Error communis facit jus, ROLAND H. et BOYER L., Les adages du Droit français, Litec, 4ème éd. 1999, n°123, pp. 224-229.
[34] «L’erreur commune est créatrice de droit. L’acquéreur a-t-il cru traiter avec le vrai propriétaire ? Tout se passe comme si tel était le cas, un peu à la manière d’une fiction. Le propriétaire apparent a donc valablement constitué propriétaire la victime de l’erreur, nonobstant l’existence du droit du véritable propriétaire. Ce dernier se trouve indirectement exproprié et n’est donc pas recevable à revendiquer son bien (auprès de l’acquéreur). », ZENATI F. et REVET Th., Op.cit., n°184, p. 293.
[35] ROLAND H. et BOYER L., Op.cit., p. 224.
[36] Vulnerabilitas est un barbarisme car en Latin seul l’adjectif vulnérable, vulnerabilis, is, e existe.
[37] Cass. 3ème civ., 17 juin 2011 (QPC) : Bull.civ III, n°106, « (…) Attendu que M. Jean-Pierre X… soutient que la règle énoncée aux articles 2258 à 2275 du code civil, tels que résultant de la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008, selon laquelle il est possible d’acquérir la propriété immobilière au moyen d’une prescription acquisitive porte atteinte aux droits et libertés garantis par les articles 2 et 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 ; (…) la question posée ne présente pas un caractère sérieux dès lors que la prescription acquisitive n’a ni pour objet ni pour effet de priver une personne de son droit de propriété mais de conférer au possesseur, sous certaines conditions, et par l’écoulement du temps, un titre de propriété correspondant à la situation de fait qui n’a pas été contestée dans un certain délai; que cette institution répond à un motif d’intérêt général de sécurité juridique en faisant correspondre le droit de propriété à une situation de fait durable, caractérisée par une possession continue et non interrompue, paisible, publique, non équivoque et à titre de propriétaire ; D’où il suit qu’il n’y a pas lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité ; (…) ».
Cass. 3ème civ., 30 mars 2017 (QPC), n°16-22058 : « (…) Mais attendu que, sous le couvert d’une contestation de la constitutionnalité de la portée effective qu’une interprétation constante conférerait à l’article 544 du code civil, M. Z… conteste en réalité la construction jurisprudentielle de la théorie de l’apparence en ce qu’elle est appliquée dans le domaine de la propriété immobilière ; D’où il suit que la question, qui ne concerne pas une disposition législative, est irrecevable ; (…) ».
[38] Les données sont issues du Schéma régional des MJPM et de DPF de La Réunion 2016-2021. DJSCS Réunion et CREAI-OI et de l’Etude relative à la population des majeurs protégés : profils, parcours et évolutions. Mai 2017, DGCS et ANCREAI.
[39] Etablissement et Service d’Aide par le Travail.
[40] Maison Départementale des Personnes Handicapées.
[41] Allocation Personnalisée d’Autonomie.
[42] Allocation Adulte Handicapé.
[43] ARS-OI. Atelier préparatoire « handicap », Projet Régional de Santé 2