Droits fondamentaux et présomption de préjudice
La présomption de préjudice : un élément du régime juridique des droits fondamentaux ?
Par Xavier Dupré de Boulois
Les atteintes illicites aux droits fondamentaux ouvrent per se un droit à réparation à leurs victimes. Telle est la conclusion qui s’impose au regard de différentes jurisprudences civiles, administratives voire européennes. Cette contribution s’efforce de rendre compte des contours et de la signification de la présomption de préjudice ainsi attachée à la violation des droits fondamentaux.
Lorsque l’on s’efforce de dégager les éléments qui particularisent le régime juridique des droits fondamentaux, l’attention se focalise généralement sur leur aptitude à prévaloir. Il s’agit d’ailleurs d’un point de consensus dans le débat qui oppose les formalistes et les « substantialistes » sur la définition même des droits en question (E. Picard, « L’émergence des droits fondamentaux en France », AJDA 1998, n° spécial Les droits fondamentaux, p. 6). Il est aujourd’hui possible d’envisager l’existence d’un autre élément spécifique de leur régime juridique. En l’occurrence, il se situe en droit de la responsabilité. Toute une série de jurisprudences convergentes laisse à penser que les atteintes illicites aux droits fondamentaux ouvrent, de par ce seul fait, un droit à réparation au profit de leurs titulaires. La victime d’une telle atteinte ne serait donc pas tenue d’apporter la preuve qu’elle a subi un préjudice pour bénéficier d’une indemnisation, son existence étant inhérente à la violation d’un droit fondamental. Il est donc ici question d’une présomption de préjudice attachée à l’atteinte illicite aux droits fondamentaux. En l’occurrence, six corpus de jurisprudentiels retiennent l’attention. Le plus ancien concerne les atteintes à la propriété privée. Dès 1934, la Cour de cassation a été amenée à juger que le trouble porté « au droit de possession » des propriétaires « justifie la condamnation de l’auteur de ce trouble à des dommages et intérêts envers la personne aux droits de qui il a été porté atteinte » et ce même en l’absence de préjudice matériel (Cass. Req., 6 mars 1934, Cie nouvelle d’éclairage et de chauffage par le gaz et l’électricité / Guiringaud, D. 1937,1,17). Plus récemment, elle a affirmé « qu’indépendamment de préjudices particuliers dont il appartient aux demandeurs de justifier, la seule constatation d’une voie de fait ouvre droit à réparation » (Cass. Civ. 3, 9 septembre 2009, Bull. III n°185). Il serait tentant à ce stade de généraliser la solution à l’ensemble des hypothèses dans lesquelles il y a une voie de fait, c’est-à-dire une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale commise par l’administration (ex. : TC, 19 novembre 2001, Mohamed / Ministre de l’Intérieur, Bull. TC n°22). Toutefois, l’arrêt ayant été rendu au visa de l’article 544 du Code civil, on se gardera d’en déduire que la Cour de cassation entend appliquer une telle solution dès lors que la situation révèle une voie de fait administrative, en présence par exemple d’atteintes à la liberté d’aller et venir. Le second courant jurisprudentiel, plus connu, concerne les droits de la personnalité. Il s’est d’abord affirmé dans la jurisprudence civile avant d’être récemment recueilli par le juge administratif. La Cour de cassation juge que la seule constatation de l’atteinte à la vie privée (Cass. Civ. 1, 5 novembre 1996, Bull. I n°378) et au droit à l’image (Cass. Civ. 2, 30 juin 2004, Bull. II n°341) ouvre droit à réparation au bénéfice de son titulaire. Le Conseil d’État a récemment repris à son compte cette jurisprudence en la transposant à un autre droit de la personnalité, le droit moral de l’auteur. Il a jugé que la seule atteinte au droit d’auteur « constitue en elle-même un préjudice » (CE, 27 avril 2011, Fedida / Commune de Nantes, n°314577). Cette solution fait écho à une jurisprudence plus ancienne de la Cour de cassation (Cass. Civ. 1, 11 octobre 1983, Bull. I n°225). Le troisième courant jurisprudentiel aurait pu être rattaché au précédent, certains auteurs agrégeant le droit au respect de l’intégrité physique à la catégorie des droits de la personnalité (à l’instar d’A Lepage, « Personnalité (Droits de la) », Répertoire civil Dalloz, 2009, n°25-27). Il est illustré par l’important arrêt par lequel la première chambre civile a redéfini le fondement du devoir d’information en matière médicale (Cass. Civ. 1, 3 juin 2010, Bull. I n°128). En l’occurrence, après avoir relevé que les articles 16 et 16-3 du Code civil fondent le droit de toute personne « d’être informée, préalablement aux investigations, traitements ou actions de prévention proposés, des risques inhérents à ceux-ci, et que le consentement doit être recueilli par le praticien », la Cour affirme que « le non-respect du devoir d’information qui en découle cause à celui auquel l’information était légalement due un préjudice, qu’en vertu du dernier des textes susvisés, le juge ne peut laisser sans réparation ». Il en résulte que le seul manquement au devoir d’information à l’égard du patient appelle réparation. Cette solution a été reprise par une cour administrative d’appel (CAA Marseille, 10 mai 2010, n°08MA01638) alors que le Conseil d’État maintient sa jurisprudence en vertu de laquelle le manquement au devoir d’information n’ouvre droit à réparation que pour autant qu’il en ait résulté une perte de chance pour le patient (CE, 19 mars 2010, Liger, n°310421. Sur l’ensemble de cette question, voir. A. Ballouard, JCP-A 2011, n°29, 2254, n°2). Le quatrième courant jurisprudentiel se déploie dans le domaine des droits en rapport avec le procès équitable, et en particulier le délai de jugement. Le Conseil d’État a jugé que la violation du droit à un délai raisonnable de jugement « est présumée entraîner, par elle-même, un préjudice moral dépassant les préoccupations habituellement causées par un procès » (CE, 19 octobre 2007, Blin, Rec. T. p. 1066). Une cinquième illustration du phénomène trouve place dans la jurisprudence récente de la Chambre sociale de la Cour de cassation. Elle a en effet jugé au visa notamment de l’article 8 du préambule de la Constitution de 1946, de l’article 27 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et de l’article 1382 du Code civil que « l’employeur qui, bien qu’il y soit légalement tenu, n’accomplit pas les diligences nécessaires à la mise en place d’institutions représentatives du personnel, sans qu’un procès-verbal de carence ait été établi, commet une faute qui cause nécessairement un préjudice aux salariés, privés ainsi d’une possibilité de représentation et de défense de leurs intérêts » (Cass. Soc., 17 mai 2011, n°10-12852). L’atteinte fautive à l’un des attributs liés au droit à l’information et à la participation des salariés ouvre donc droit à réparation aux salariés. La Chambre sociale avait déjà eu l’occasion d’adopter un raisonnement similaire au sujet de la liberté du travail en affirmant que « le respect par un salarié d’une clause de non-concurrence illicite lui cause nécessairement un préjudice dont il appartient au juge d’apprécier l’étendue » (Cass. Soc., 11 janvier 2006, Bull. V n°8. Egalement Cass Soc., 22 mars 2006, Bull. V n°120). Il semble cependant que cette dernière jurisprudence s’explique d’abord par des considérations propres au régime des clauses de non concurrence. En effet, la Cour de cassation considère qu’une telle clause n’est licite que si « elle comporte l’obligation pour l’employeur de verser au salarié une contrepartie financière » (Cass. Soc., 10 juillet 2002, Bull. V n°239). Dès lors, la clause qui ne prévoit pas une telle contrepartie est illicite et son respect par le salarié ouvre droit à réparation au profit de ce dernier. La dernière série de décisions de justice ne peut se prévaloir pour l’heure de l’onction d’une cour suprême. Les cours administratives d’appel de Douai (12 novembre 2009, n°09DA00782), de Lyon (31 mars 2011, n°10LY01546) et de Paris (12 janvier 2012, n°11PA01589) ont affirmé qu’une atteinte au respect de la dignité inhérente à la personne humaine liée aux conditions de détention subies par des détenus « entraîne, par elle-même, un préjudice moral par nature et à ce titre indemnisable ». L’analyse de ces jurisprudences est malaisée compte tenu de ce qu’elles révèlent de la diversité des approches du phénomène dans les différentes branches du droit. Il est seulement ici question de mieux en connaître les contours et la signification.
Généalogie de la présomption
Dresser une généalogie de cette présomption de préjudice suppose de rendre justice à la Cour de cassation. Le droit civil a joué un rôle matriciel dans son dévoilement. Ses premières manifestations mettaient en cause des atteintes à la propriété privée. Elle a ensuite accompagné l’émergence de la catégorie des droits de la personnalité avant même l’arrêt de 1996 (par ex. : CA Paris, 21 octobre 1935, D. H. 1936 p. 45 et J. Carbonnier, Droit civil 1/ Les personnes, PUF, 1992, n°87). L’application de ce mécanisme présomptif à l’égard d’atteintes au droit d’auteur dans la jurisprudence administrative s’explique par la volonté du Conseil d’Etat de transposer les règles civiles relatives aux droits de la personnalité. Cette évolution n’est pas sans susciter des interrogations au sein de la doctrine privatiste sur l’articulation entre les droits subjectifs et la responsabilité civile (Pour une approche générale, T. Azzi, « Les relations entre responsabilité civile délictuelle et les droits subjectifs », RTDC 2007 p. 227). A ce titre, il a pu être nié que l’indemnisation de la victime de la violation d’un droit subjectif (droit de la personnalité, droit de propriété) relève de la responsabilité civile ou encore qu’elle ait une véritable fonction de réparation. L’utilisation dans notre contribution d’un vocabulaire relevant du droit de la responsabilité, et en premier lieu la référence à la notion de préjudice moral, ne doit pas être comprise comme un parti pris ou une ignorance des diverses conceptions qui s’expriment en la matière. Elle a d’abord pour objectif de faciliter une étude qui se situe au carrefour de plusieurs champs disciplinaires. Sachant au demeurant que le juge administratif semble moins réticent à mobiliser le registre du droit de la responsabilité en la matière, tout comme la Chambre sociale de la Cour de cassation (Cass. Soc., 17 mai 2011, préc.). Par ailleurs, la jurisprudence civile n’explique pas à elle seule le déploiement de cette présomption. En droit administratif en particulier, son application à l’égard des atteintes au droit au délai raisonnable de jugement et au droit à la protection de la dignité trouve d’abord son origine dans la jurisprudence de la Cour EDH. La filiation de l’arrêt Blin (CE, 19 octobre 2007, préc.) se situe clairement du côté de Strasbourg. La Cour estime en effet que « le constat de la violation du droit à un procès raisonnable induit une présomption d’un dommage moral subi de ce fait par le requérant et implique un droit à réparation sans que l’intéressé doive prouver le préjudice qu’il a subi. » (Cour EDH, 29 juillet 2008, Zajac / Pologne, n°19817/04, §84). Peut-on en déduire que toute violation des droits consacrés par la CEDH est présumée engendrer un préjudice moral pour la victime qui justifie l’octroi d’une satisfaction équitable ? La Grande chambre a synthétisé la pratique de la Cour en 2009 (Cour EDH, 18 septembre 2009, Varnava / Turquie, n°16064/90). Elle repose sur une distinction entre « les situations où le requérant a subi un traumatisme évident, physique ou psychologique, des douleurs et souffrances, de la détresse, de l’angoisse, de la frustration, des sentiments d’injustice ou d’humiliation, une incertitude prolongée, une perturbation dans sa vie ou une véritable perte de chances […] et les situations où la reconnaissance publique, dans un arrêt contraignant pour l’Etat contractant, du préjudice souffert par le requérant représente en soi une forme efficace de réparation ». Dans le premier cas, « l’impact de la violation peut être considéré comme étant d’une nature et d’un degré propres à avoir porté au bien-être moral du requérant une atteinte telle » qu’elle justifie l’octroi d’une indemnisation au titre de la satisfaction équitable. On peut donc en déduire qu’en présence de certaines violations, la victime est présumée avoir subi un préjudice moral qui appelle réparation pécuniaire. Dans le second cas, « le constat par la Cour de la non-conformité aux normes de la Convention d’une loi, d’une procédure ou d’une pratique est suffisant pour redresser la situation ». Cette solution est couramment retenue lorsque sont en cause des droits procéduraux (ex. : Cour EDH, 21 février 2008, Pyrgiotakis / Grèce, n°15100/06,§31). Elle ne signifie pas pour autant que la Cour nie l’existence d’une présomption de préjudice moral. Elle entend seulement écarter l’octroi d’une indemnisation à titre de satisfaction équitable dans cette situation. Il est tentant à ce stade de comparer cette situation avec celle dans laquelle le juge civil se borne à accorder l’euro symbolique à la victime (ex. : TGI Paris, 5 février 2008, Sarkozy / Soc. Ryanair ; Jurisdata n°2008-353115). Le juge n’écarte alors pas la présomption de préjudice, il considère simplement que le principe de la condamnation suffit à assurer sa réparation. Néanmoins, il peut être relevé que la Cour de Strasbourg a déjà eu l’occasion à plusieurs reprises d’écarter des conclusions indemnitaires au motif que la victime n’avait pas apporté la preuve qu’elle a subi un tel préjudice (Cour EDH, 25 avril 1983, Pakelli / RFA, n°8398/78, §46). Au total, on doit considérer qu’a minima la présomption de préjudice moral a vocation à jouer en présence de certaines violations de la CEDH déterminées en considération de la nature du droit lésé et de l’intensité de l’atteinte. En pratique, la distinction entre les droits substantiels et les droits procéduraux semble jouer un rôle essentiel, la présomption en question s’appliquant plus systématiquement aux premiers (S. Touzé, « Les limites de l’indemnisation devant la CEDH : le constat de violation comme satisfaction équitable suffisante », dans J.-F. Flauss et E. Lambert-Abdelgawad, La pratique d’indemnisation par la Cour EDH, Bruylant, 2011, p. 127).
Présomption de préjudice ou présomption de faute ?
Plusieurs des jurisprudences recensées sont ambigües sur l’objet même de la présomption. Elles laissent à penser que ladite présomption porte à la fois sur la faute et le préjudice. La seule atteinte objective au droit en cause ferait donc présumer tant la faute que le préjudice. Ce constat s’impose notamment lorsque sont en cause le droit au respect de la vie privée (Cass. Civ. 1, 5 novembre 1996, préc.), le droit à l’image (Cass. Civ. 2, 30 juin 2004, préc.) ou encore le droit d’auteur (CE, 27 avril 2011, préc.). Elle explique que plusieurs auteurs ont avancé l’idée que la réparation des atteintes aux droits de la personnalité échappe aux rigueurs du droit commun de la responsabilité civile, qu’elle trouve son fondement dans l’article 9 du Code civil aux dépends de l’article 1382 du Code civil. Il a même été évoqué l’existence d’une responsabilité sans faute (Ch. Saint-Pau, « La distinction des droits de la personnalité et de l’action en responsabilité civile », Mélanges Hubert Groutel, LexisNexis, 2006, p. 405). On a aussi pointé les dangers d’un raisonnement qui reviendrait à considérer que toute atteinte à un droit subjectif ouvre droit à indemnisation (par ex. : J.-S. Borghetti, RDC 2010, p. 1235). Il convient toutefois de ne pas se méprendre sur la portée de telles affirmations. Il est bien entendu que cette jurisprudence n’a vocation à jouer qu’en présence d’une atteinte illicite (Voir notamment, J. Antippas, Les droits de la personnalité : de l’extension au droit administratif d’une théorie fondamentale de droit privé, Thèse Paris 2, 2010, n°45). Il semble que le raisonnement développé par la Cour de cassation procède de la difficulté à penser la relativité des droits subjectifs en droit civil. Dès lors qu’une personne se voit reconnaître un droit subjectif, elle doit être en mesure d’en réclamer la réalisation pleine et entière en justice sans que puissent lui être opposés d’autres intérêts légitimes. C’est donc au stade de la définition du droit subjectif lui-même et de l’atteinte que lesdits intérêts sont susceptibles d’être pris en compte. Ainsi, lorsque la révélation d’une information sur une personne met en cause un événement d’actualité et donc la liberté de l’information (Cass. Civ. 2, 25 novembre 2004, Bull. II n°504) ou encore que cette information est anodine (Cass. Civ. 2, 8 juillet 2004, Bull. II n°388), on doit considérer que son droit subjectif au respect de la vie privée n’est pas en cause. A fortiori, la situation ne peut être analysée en termes d’atteinte à un tel droit. S’applique donc une grille de contrôle reposant sur la distinction « atteinte / absence d’atteinte » plutôt que sur la distinction « atteinte justifiée / atteinte non justifiée ». Certains arrêts de la Cour de cassation s’inscrivent néanmoins plutôt dans le second schéma en ce qu’ils laissent entendre que les atteintes au droit de la personnalité en question peuvent être justifiées au regard d’autres intérêts légitimes telle la liberté de l’information (Cass. Civ. 2, 24 avril 2003, Bull. II n°114). L’illicéité ne s’apprécie alors plus en amont de la définition du droit subjectif mais au stade de la conciliation des différents droits en cause. Le raisonnement généralement retenu par la Cour de cassation n’est pas sans évoquer les jurisprudences européennes et administratives lorsque sont en cause des droits dits intangibles tels les droits proclamés notamment aux articles 3 (droit de ne pas subir des traitements inhumains) et 4 (prohibition de l’esclavage) de la CEDH. Ils sont considérés comme intangibles en ce que la Convention n’autorise aucune dérogation à leur égard. Toute atteinte à ces droits est constitutive d’une violation de la Convention qui appelle en principe une indemnisation au titre de la satisfaction équitable dans la jurisprudence de la Cour. Les arrêts des trois cours administratives d’appel (supra) s’inspirent de cette idée. Aussi est-ce au stade de la définition du droit et de l’atteinte au droit que s’opère l’appréciation de l’illicéité. Le Conseil d’Etat a ainsi jugé « qu’alors même que le pistolet à impulsion électrique [Taser] constitue une arme qui inflige des souffrances aiguës », son utilisation par les forces de l’ordre ne constitue un traitement inhumain et dégradant contraire à l’article 3 de la CEDH qu’en cas d’abus ou d’usage non conforme aux instructions établies par arrêté ministériel (CE, 2 septembre 2009, Association réseau d’alerte et d’intervention sur les droits de l’homme, n°318584). Là-encore, la licéité est prise en compte au stade de l’appréciation de l’existence de l’atteinte puisque, par définition, il ne peut exister d’atteinte justifiée à un droit intangible.
Nature du préjudice présumé
Il semble acquis que le préjudice en cause a une nature morale. Cela est nettement affirmé dans les décisions de justice administrative. La solution n’est pas moins évidente en droit privé (par ex. P. Jourdain, « Les droits de la personnalité à la recherche d’un modèle : la responsabilité civile », GP 2007, n°139, p. 52 ; S. Porchy-Simon, note sous Cass. Civ. 1, 3 juin 2010, JCP 2010, n°28, 788 ; Ch. Saltzmann, note sur Cass. Soc., 17 mai 2011, Dr. ouvrier 2011, n°760, p. 677). Sa réparation ne préjuge pas par ailleurs de la possibilité pour le requérant d’obtenir réparation d’autres chefs de préjudices, matériels ou corporels (ex. : Cass. Civ. 3, 9 septembre 2009, préc.). Il reste que le préjudice moral en cause n’est jamais clairement défini. La violation d’un droit fondamental est présumée entrainer des souffrances psychologiques pour son titulaire. Il n’est pas sûr que là soit l’essentiel. Le ressort de cette présomption n’est pas tant la nature du préjudice que l’importance sociale du droit lésé. Le préjudice moral est souvent présenté comme inhérent ou encore intrinsèquement lié à l’atteinte au droit subjectif. Plus que par l’existence réelle ou supposée d’un préjudice moral, la présomption s’explique par la volonté de ne pas laisser sans effet une atteinte illicite à un droit subjectif. Et ce quand bien même le titulaire du droit ne serait pas en mesure d’apporter la preuve de préjudices matériels ou corporels. Dans ces conditions, et puisqu’il est traditionnel d’user du vocabulaire du droit de la responsabilité, le préjudice en question ne peut être que moral. Mais il est clair que « L’idée de peine privée rôde autour de la défense de certains droits subjectifs » (Ph. Le Tourneau, Droit de la responsabilité et des contrats, Dalloz Action, 2010-2011, n°1307). L’indemnisation du préjudice moral aurait une dimension punitive plus qu’elle ne viserait à réparer un préjudice réellement subi.
Portée de la présomption
A notre connaissance, la doctrine privatiste ne s’est pas interrogée sur le caractère réfragable de cette présomption de préjudice moral. Il semble que celle-ci ait vocation à être irréfragable pour deux raisons. En premier lieu, les éléments qui auraient pu être de nature à remettre en cause cette présomption sont mobilisés en amont au stade de l’appréciation de l’existence de l’atteinte (comportement de la victime…). Par ailleurs, le caractère irréfragable de la présomption a une portée limitée à partir du moment où le juge civil peut n’accorder qu’une somme symbolique au titre de la réparation du préjudice moral. De son côté, le Conseil d’Etat a très nettement admis la réfragabilité de la présomption de préjudice moral en matière de violation du droit à un délai raisonnable de jugement. Elle peut être renversée à raison « des circonstances particulières de l’espèce » résultant de la nature du litige ou de la qualité du requérant (CE Sect., 2 juillet 2009, Ville de Brest, n°295653). En ce domaine également, la solution s’inspire de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg (Cour EDH, 29 mars 2006, Scordino / Italie, n°36813/97, §204).
Justification et fonction de la présomption
L’existence d’une présomption de préjudice peut d’abord se réclamer d’un certain nombre de justifications d’ordre technique. La première d’entre elles est la difficulté de la preuve lorsqu’est en cause un préjudice moral. Mais c’est d’abord l’éminence des droits impliqués dans le litige et la volonté d’en garantir l’effectivité qui explique la mise en œuvre du mécanisme présomptif. Cette présomption facilite l’indemnisation de la victime des atteintes aux droits jugés socialement fondamentaux. Le droit de propriété est au cœur de notre système de droit civil depuis 1804. Tout aussi essentiels sont les droits qui assurent la protection de la personnalité (vie privée, image, création) et qui trouvent désormais une base dans la Constitution et dans les conventions internationales. Cette considération a aussi joué un rôle central dans l’arrêt de 2010 relatif au devoir d’information du médecin. La reconnaissance d’une présomption de préjudice inhérente au manquement au devoir d’information s’opère sous le visa de l’article 16 du Code civil en vertu duquel « la loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l’être humain dès le commencement de sa vie ». Ce sont également des droits et principes constitutionnels qui expliquent l’application de cette présomption par la Chambre sociale, le droit à la participation des travailleurs (Cass. Soc., 17 mai 2011) et « le principe fondamental de libre exercice d’une activité professionnelle » (Cass. Soc., 11 janvier 2006, préc.). On concédera que cette présomption s’applique également dans des hypothèses où aucun droit fondamental n’est véritablement en cause (Pour le licenciement prononcé au cours d’une suspension du contrat de travail provoquée par un accident du travail : Cass. Soc., 12 mars 1996, Bull. V n°90 ; Pour le non respect du délai d’un jour franc entre l’entretien préalable et le licenciement : Cass. Soc., 5 mars 2002, Bull. V n°84). Mais elle joue alors la même fonction qu’à l’égard des droits et libertés fondamentaux. Il s’agit toujours de renforcer l’effectivité de l’application d’une règle jugée socialement importante. En effet, elle repose sur l’idée que faciliter l’indemnisation de la victime d’une telle atteinte est de nature à inciter les acteurs concernés à respecter les droits en question. Cette fonction est particulièrement topique en matière de délai raisonnable de jugement. Il a été vu précédemment que la violation des droits procéduraux entraîne moins souvent une indemnisation du préjudice moral au titre de la satisfaction équitable dans la jurisprudence de la Cour EDH. Pour autant, tant la Cour EDH que le Conseil d’Etat appliquent la présomption de préjudice en la matière. Cette politique s’explique par la volonté de Cour de Strasbourg d’inciter les Etats parties à renforcer leurs politiques pour réduire la durée des instances juridictionnelles dans un contexte d’engorgement de son prétoire. Le droit à un délai raisonnable de jugement est en effet impliqué dans près de 30% des arrêts de la Cour constatant une violation de la CEDH. En présumant l’existence d’un préjudice moral, la Cour facilite l’indemnisation et, par là, elle contraint les Etats à agir pour prévenir les conséquences budgétaires de condamnations multiples. Au-delà, elle prétend favoriser le respect effectif d’un droit proclamé à l’article 6-1 de la CEDH.
Evaluation du préjudice
Si l’atteinte illicite à un droit fondamental ouvre droit à réparation, elle n’entraîne pas nécessairement l’indemnisation de la victime. Le seul constat de la violation d’un droit tient parfois lieu de satisfaction équitable dans la jurisprudence de la Cour EDH. De même, les condamnations à l’euro symbolique ne sont pas rares en droit de la presse. Il peut donc être tentant de railler une présomption de préjudice platonique. En réalité, cette situation renvoie au débat classique sur la réparation du préjudice moral. Les différentes juridictions ont beau rappeler la fonction purement réparatrice de l’octroi de dommages et intérêts au titre du préjudice moral (CA Paris, 31 mai 2000, Legipresse 2000, n°173, I, p. 94 et Cour EDH, 18 septembre 2009, §224, préc.), la plupart des auteurs soulignent qu’en la matière, l’indemnisation relève autant de la répression que de la réparation (ex. : G. Viney, JCP 1997,I,4025 n°4, Ph. Stoffel-Munck, JCP 2011, n°48, 1333, n°2). Aussi apparaît-il que l’évaluation de préjudice s’opère au prisme de considérations variables, qu’il s’agisse de la nature (volontaire ou non) et de la gravité de l’atteinte, de la nature du droit lésé, de l’existence de préjudices corporels ou matériels ou encore de la qualité et du comportement des différents acteurs (auteur et victime) en présence (sur la pratique en matière d’atteintes à la vie privé et au droit à l’image, voir d’A Lepage, « Personnalité (Droits de la) », Répertoire civil Dalloz, 2009, n°255 et s.). Il n’est pas douteux par exemple que la nature publique du patrimoine impliqué peut expliquer la faiblesse du montant des dommages et intérêts accordés par les différentes cours administratives d’appel à des détenus soumis à des conditions de détention n’assurant pas le respect de la dignité inhérente à la personne humaine en méconnaissance de l’article 3 de la CEDH (CAA Douai, 12 novembre 2009, préc. ; CAA Lyon, 31 mars 2011, préc. ; CAA Paris, 12 janvier 2012, préc.).
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La présente contribution ne prétend pas épuiser une question complexe de par la diversité des corpus jurisprudentiels en cause. Elle mériterait d’être approfondie et affinée ne serait-ce qu’à travers les regards croisés de spécialistes des différentes disciplines juridiques. Il convient ainsi de ne pas surestimer l’homogénéité de ces jurisprudences. Pour autant, il ne nous semble pas contestable qu’elles participent de l’émergence d’un nouvel élément spécifique du régime juridique des droits et libertés fondamentaux : la présomption de préjudice attachée aux atteintes illicites qui leur sont portées. Elles illustrent aussi le rôle qu’est susceptible de jouer la responsabilité dans la réalisation de ces droits (Pour une approche générale et administrativiste : H. Belrhali-Bernard, « La responsabilité administrative au service de la protection des droits de l’homme », in M. Mathieu (dir.), Droit naturel et droits de l’homme, PUG, 2011, p. 359).
Crédits photo : David Ritter, stock.xchng
Sur cette question, voir également Ch. Quézel-Ambrunaz, « La responsabilité civile et les droits du titre I du livre I du code civil. A la découverte d’une hiérarchisation des intérêts protégés », RTDCiv 2012, n°2, p. 251.
Sur le préjudice inhérent au défaut d’information en matière médicale, voir X. Barella, « Le droit à l’information en matière médicale », AJDA n°36/2012 p. 1991 et CE, 10 octobre 2012, n°350426.