Harmonie sociale et ordre naturel. Les droits fondamentaux et leur développement dans la pensée libérale
Harmonie sociale et ordre naturel. Les droits fondamentaux et leur développement dans la pensée libérale
Par Simon Virely
Simon Virely est doctorant en économie à l’Université de Bourgogne et membre du laboratoire d’économie de Dijon (LEDi)
La pensée libérale offre de traiter les droits fondamentaux à la manière d’un principe régulateur à l’aune duquel peuvent être cernés les limites de l’action légitime des instances supra-individuelles. De là, la possible réduction de l’immense ramification de la pensée libérale qui, de la philosophie politique à la théorie économique, trouve une unité primordiale par le recours systématique à l’analogie et à la comparaison des faits sociaux aux faits naturels. C’est à cette unité que le présent article se propose de remonter pour par suite en envisager la teneur normative.
A la suite notamment des travaux de Locke et de Hobbes, les penseurs dits « libéraux » se font fort de décomposer l’ensemble organique auquel la société est à leurs yeux réductible, dans le but d’identifier dans l’individu l’origine, la source exclusive du droit. Si la parabole de l’état de nature offre un moyen commode de soutenir la conformité de la théorie du droit avec une certaine historicité, elle doit d’abord être considérée comme un cas limite auquel le raisonnement aboutit immanquablement lorsqu’il entend faire toute la lumière sur la nature et l’origine du droit. De cette façon, et c’est la perspective que nous entendons considérer au premier chef, loin d’être réductible à une simple euristique scientifique, cette méthodologie qui plonge ses racines dans la source des théories du contrat a pour colonne vertébrale les droits naturels fondamentaux dont la défense est ce qui toujours s’impose à l’homme comme devoir moral. Si tout acte conforme au droit naturel ne saurait avoir de fin et d’origine qu’individuelles, il suit que l’harmonie sociale, dont une autorité juridique est en société la dépositaire, est toute entière suspendue à la pleine observance par cette instance centrale des droits naturels, premiers et universaux. Ce retour à l’état de nature offre ainsi de comprendre le droit en société comme la transposition d’un droit fondamental que l’état primitif consacre déjà, et qui prend immédiatement pour forme la propriété individuelle; d’abord celle du corps propre puis celle des choses (domaine de l’avoir auquel le travail donne accès). La propriété est ainsi coextensive au droit naturel, elle en est même la plus sûre manifestation en ce qu’elle seule constitue la substance du droit, elle en fournit le contenu sans lequel il demeurerait une coquille vide. L’importance accordée à la notion de propriété individuelle dans l’ensemble des constitutions civiles des grandes démocraties libérales en est une preuve évidente. Pour nourrir notre propos, nous retranscrivons ici deux des articles piliers de la célèbre déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789:
Article 2 : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression ».
Article renforcé par l’article 17 qui lui fait expressément référence au caractère divin du droit de propriété (dimension sacrée qui ne connaît pas d’autre occurrence dans la déclaration) :
« La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous condition d’une juste et préalable indemnité ». (http://www.assemblee-nationale.fr/connaissance/constitution.asp#declaration)
Le droit de propriété est à ce point central que la société toute entière peut être vue comme la rencontre de propriétaires qui décident de mettre en commun une fraction de leurs biens pour en assurer une protection efficace. C’est ainsi qu’il faut comprendre le droit naturel, et son corolaire la propriété individuelle, comme ce qui en l’homme l’inscrit dans un ordre (d’abord moral puis juridique) qui s’impose à lui, et duquel dérive en dernière analyse ses droits légitimes, que l’on suspende cet ordre à la perfection divine ou à un simple « décret » de la nature.
La pensée libérale est pour cette raison viscéralement attachée à affirmer la pleine participation de l’homme à l’ordre de la nature. S’il est évident que l’homme à l’état primaire est en proie au chaos et à la seule loi du plus fort, il n’est pas pour autant désarmé face à cette situation initiale; celle-ci ne signe donc pas l’inadéquation de l’homme à l’ordre naturel au sein duquel l’ensemble des êtres, animés ou non, semblent trouver leur juste place. L’édifice social, surgeon de l’insociable sociabilité décrite par Kant, procède de la capacité qu’à l’individu de s’arracher au chaos primitif pour s’inscrire dans un ordre culturel strictement analogue à l’ordre de la nature, et partant conforme à l’existence harmonieuse de l’ensemble des êtres. Les théories de ceux que l’on perçoit désormais comme les fondateurs de la philosophie libérale se sont pour cette raison largement attachées à distinguer l’homme de l’animal et à décrire la société comme le lieu exclusif de cette distinction. Aussi, ce qui fait l’humanité de l’homme, ce qui le distingue de l’animal, permet d’expliquer la nécessité pour celui-ci d’opérer une transposition des droits fondamentaux car naturels (et qui sont toujours menacés par la loi du plus fort), en un ensemble juridique qui lui surajoute la garantie de son plein respect et de la plénitude de son exercice. C’est donc au prix d’un détour par la convention du droit positif que l’homme en vient finalement à trouver une place dans l’ordre de la nature, pour autant seulement que la convention ne transgresse jamais les limites étroites du droit naturel. Le droit positif devant ainsi suppléer à la moralité déficiente d’individus se livrant corps et biens à la loi du talion.
Ce détour qui signe la singularité du rapport de l’homme à la nature est rendu nécessaire car, si conformément aux doctrines de Locke et Condillac, la différenciation entre l’homme et l’animal ne saurait reposer sur une fracture ontologique radicale, il n’en demeure pas moins qu’hommes et animaux ne répondent pas du même régime des besoins. Alors que la nature a pourvu l’animal de toutes les qualités lui permettant de pourvoir à ses besoins, elle n’a doté l’homme que de faibles dispositions physiques et en a fait le foyer de besoins illimités. Selon une formule du philosophe écossais Hume, l’homme résulte ainsi de l’alliance de la générosité et de la parcimonie, ou, pour reprendre ses propres termes, d’une « union monstrueuse de la faiblesse et du besoin » (Deleule – Hume et la naissance du libéralisme économique – Paris, 1992, p.28). C’est cette discordance qui pousse les hommes à modeler la nature par leur travail, dans le but de la conformer à leurs besoins toujours plus grands et toujours plus nombreux. Produire c’est conformer la nature au régime humanitaire des besoins et des désirs. La propriété est la forme que prend ce rapport nécessaire à la nature, elle est une médiation à laquelle l’animal est étranger car en lui l’adéquation des moyens et des besoins est immédiate et parfaite. L’effectivité des droits fondamentaux implique en ce sens des inégalités pleinement justifiées par le différentiel qualitatif existant entre les activités que l’on subsume sous le terme de « travail », et qui résulte de l’hétérogénéité des talents, des capacités, que l’état de nature consacre et qu’il ne s’agit en aucun cas de subvertir. Ce serait là se rendre coupable d’une violation des droits premiers. Par ailleurs, cette activité de travail ne saurait être d’ordre strictement naturel pour la raison précédemment évoquée que la nature condamne l’homme à l’insatisfaction. Elle est au contraire pleinement sociale et seule une activité « culturelle » est à même de dépasser les contraintes physiques, physiologiques, imposées par la nature. C’est parce qu’il est un être de consommation – besoins illimités – que l’homme est contraint de se faire être de production, et en cela, de se distinguer des autres animaux. Mais encore une fois, l’homme ne s’arrache à la nature et à ses vicissitudes que pour mieux y trouver sa place, les questions du droit et de l’ordre social étant toujours structurées par le modèle harmonieux de l’ordre naturel, celui-ci, en ce qu’il consacre le droit universel, est le principe régulateur duquel le droit positif tire toute sa légitimité et qu’il ne saurait outrepasser sans devenir l’instrument des tyrans.
En ce qui concerne la question de la justice sociale, ces prémisses ont d’importantes conséquences. En effet, les institutions ne tirent aucunement leur légitimité de la réalisation d’un quelconque dessein divin, mais simplement d’une nécessité d’ordre économique. Les échanges marchands procèdent ainsi d’une différence des goûts et d’une différence entre les aptitudes naturelles des individus. Ceux-ci ne pouvant être réalisés qu’entre équivalents stricts (le marché consacre, via les prix, l’équivalence des marchandises échangées les unes contre les autres), il s’ensuit nécessairement que les biens les plus luxueux, répondant aux besoins les plus secondaires, ne peuvent échoir qu’aux individus doués d’aptitudes hors du commun et dont l’ampleur des besoins, qui agissent chez eux à la manière d’un puissant aiguillon, a porté à perfectionner l’activité. Ce qui relève de la valeur, tout comme ce qui relève de la nature humaine, ne peut être déterminé dans l’absolu mais seulement selon une échelle continue permettant des comparaisons. Comparaisons de capacités d’objets à satisfaire des besoins d’une part, comparaisons entre niveaux de développement de l’activité en réponse à la multiplicité des besoins d’autre part.
Le travail, dont les besoins sont autant de moteurs, relève ainsi d’une tendance naturelle de tout un chacun visant dans un premier temps à assurer sa propre conservation, et dans un second temps à améliorer sa condition. C’est à partir de ce présupposé qu’il faut comprendre la formule suivante:
« Laisser faire la nature, cela veut dire laisser faire la propriété au mieux de ses intérêts, qui se confondent avec l’intérêt général de la nation sous le signe de l’ordre naturel. » (Deleule, Op.cit, p.287)
C’est donc dire que, par l’édifice social, l’homme s’inscrit dans un ordre voulu par la nature, et que c’est ainsi au sein des relations que les individus entretiennent entre eux, relations dont la possibilité et la stabilité sont garanties par les institutions sociales, que peut pleinement se déployer la liberté humaine et s’épanouirent l’ensemble des possibilités et l’ensemble des capacités individuelles. Par-là, c’est l’exercice des droits fondamentaux qui est garantie et qui trouve le champ d’extension le plus large possible. C’est en conséquence affirmer que la notion de juste, l’idée même d’une justice sociale, est toute entière tributaire de la conformité de la construction sociale vis à vis de l’ « édifice » naturel et de sa perfection. Aussi, c’est toujours la poursuite des aspirations naturelles des individus et leur spontanéité qui fournissent le critère du juste. Une telle approche ne peut manquer de fustiger l’action des institutions, qui sont autant de conventions humaines, lorsqu’elles s’immiscent au-delà du strict cadre de la mise en œuvre des bases juridiques nécessaires au bon déploiement de cet « ordre naturel ». Dans un tel cadre, l’idée d’une justice sociale fondée sur un ensemble de critères édictés par une autorité centrale, fut-elle républicaine, est définitivement exclue. Si donc l’homme peut trouver sa place au sein de l’ordre naturel par le truchement de l’édifice social, c’est uniquement en tant que cet édifice lui offre la possibilité d’exprimer pleinement les tendances naturelles qui l’animent ; contrarier cette pente reviendrait à rétablir le chaos là où l’harmonie était possible. Puisque l’intérêt de tous, en quoi consiste la pleine satisfaction des besoins, n’est que l’image grossie de l’intérêt particulier, puisque le droit positif est la transposition dans la vie en communauté des droits fondamentaux qui sont toujours les droits de l’individu à l’état de nature, c’est nécessairement par les penchants individuels, les tendances naturelles, que l’harmonie sociale peut être réalisée en tant qu’ordre conventionnel conforme à l’ordre nécessaire. Le bien-être collectif découle du plein respect des libertés fondamentales tout comme la santé du corps humain est le résultat de l’activité non entravée d’organes préservés de tout dysfonctionnement.
Au-delà de la seule question du droit, le domaine connexe de l’économique peut être envisagé de la même façon comme la simple conséquence de l’exercice du droit de propriété. Les relations d’échange entre individus les conduisent en effet à se livrer à une concurrence qui, en réduisant le prix des biens jusqu’à aboutir à un équilibre idéal, réalise l’intérêt de la collectivité. C’est encore une fois parce que la propriété individuelle est garantie et que son exercice est rendu le plus vaste possible que l’équilibre social découle nécessairement des penchants naturels des individus. Le corps social est ainsi doué d’une capacité homéostatique d’adaptation à l’environnement dans la mesure où l’esprit d’entreprise qui anime ses membres les mène à déplacer leurs activités au gré des changements extérieurs. Le désir d’argent, qui porte en lui la promesse de l’extension de l’exercice des libertés fondamentales, agit comme un vecteur naturel qui pousse chacun à porter son activité à la production des biens les plus demandés, et par-là même, les conduit sans que cela n’entre dans leurs préoccupations conscientes, à satisfaire au mieux les besoins du plus grand nombre. L’équilibre est ainsi restauré, sous la forme non plus de l’ordre primitif, mais sous celle d’un équilibre social idéal, le reflet de la juste balance des préférences individuelles. Cet équilibre social est le détour rendu nécessaire à l’homme, du fait de la disharmonie primordiale entre besoins et moyens pour les satisfaire à laquelle sa déchéance (dimension biblique extrêmement présente au cœur de la tradition libérale) le condamne, pour lui permettre de s’inscrire pleinement au sein de l’ordre naturel, sans en perturber la fragile harmonie. Cette harmonie involontaire car supra-consciente dont F.Von Hayek fera l’éloge, se substitue ainsi à l’intervention d’une autorité centrale qui fait courir le risque d’un dérèglement du corps social comme machine autorégulatrice: étrangère aux relations que nouent entre eux les individus via l’échange, toute instance dépositaire de la puissance publique sort du cadre de la dépendance mutuelle des organes d’un même corps, et la poursuite de ses intérêts propres fait planer le risque de déséquilibres néfastes, tant au regard du bien-être effectif qu’au regard de la morale universelle dont les droits fondamentaux fournissent la base séculaire.
Outre ses vertus autorégulatrices, la coordination interindividuelle, via le marché, réalise par la mise en concurrence des individus l’affirmation même de leur individualité. Se faire concurrence c’est nécessairement se comparer à autrui pour s’en distinguer et tirer avantage, profit, de cette distinction. Le libéralisme économique traduit ainsi la pleine réalisation des individus à partir d’un principe de différenciation dont la concurrence est la modalité. Le droit naturel devient le principe régulateur de l’ordre politique qui doit aller jusqu’à lui devenir parfaitement transparent. L’idée d’un ordre naturel engendré par la complexification des structures d’organisation, elle-même induite par l’adaptation du vivant à son environnement, est affirmée de manière systématique dans un champ sociologique et économique par Herbert Spencer, au moyen d’une théorie de l’évolution des structures sociologiques en parfaite analogie avec les structures organiques biologiques. L’auteur nous intéresse particulièrement en ce qu’il met plus que tout autre en exergue l’homologie que la doxa libérale admet entre phénomènes sociaux et phénomènes naturels. De cette manière, l’évolution biologique est située au centre du projet d’une unification des connaissances humaines relatives au vivant, à l’inclusion de cet être social qu’est l’homme; unification qui fournit une justification, un fondement philosophique et scientifique à l’idée de l’émergence spontanée d’un ordre socio-économique. Cette idée est à nos yeux la véritable pierre angulaire à partir de laquelle se déploie un discours dont la portée s’étend immédiatement à la question de la justice sociale. Fondée sur les travaux de Darwin et de Richard Owen, l’anthropologie de Spencer est enracinée dans une zoologie par laquelle est admise une transition des êtres vivants inférieurs aux êtres vivants supérieurs par le jeu d’un double mouvement de complexification organique et de différenciation ou d’individuation. L’évolution consacre ainsi le passage de formes matérielles inorganisées et homogènes à une structuration organisationnelle complexe et singularisante, car hétérogénéisante, à l’occasion de la dissipation des formes initiales. Conformément aux règles de la mécanique classique, une même force est ainsi diversement modifiée, dissipée puis restructurée selon un schème toujours plus complexe, jusqu’à réaliser une parfaite adéquation des corps organiques à leur milieu. Cette adéquation est ce que Spencer nomme harmonie et ce que les économistes entendent par la notion d’équilibre, point auquel l’offre et la demande sont égales. Ainsi, l’évolution répond à cette nécessaire adéquation de l’organisme à son environnement. Les moins adaptés sont évincés par le jeu d’une sélection naturelle, ce « struggle for life» qui semble si bien caractériser le monde des affaires. Ce jeu de chaises musicales est retranscrit au sein du discours économique par le truchement de la concurrence qui évince naturellement des marchés les produits les moins demandés, et en conséquence les agents qui les produisent; les incitant à porter leur activité dans un secteur où ils manifesteront davantage de compétences, soit une utilité plus grande pour l’ensemble de la société. Cette sélection est juste de par sa nature aveugle, puisque située au-delà des critériums individuels de justice, critériums toujours subjectifs et donc intrinsèquement arbitraires. Des tribus primitives aux sociétés organisées de manière cohérente autour de la division du travail, les communautés humaines s’inscrivent dans le même processus de différenciation/intégration que le vivant dans son ensemble. Le critère de l’épanouissement des sociétés étant toujours l’extension de l’exercice des droits fondamentaux, le développement économique conférant quant à lui à ces droits un contenu toujours plus riche et toujours plus vaste. L’évolution fait ainsi clairement signe vers la diminution du rôle des institutions et de leur ingérence vis-à-vis des décisions individuelles, ainsi que vers la promotion des libertés fondamentales. Principe de structuration spontanée, la concurrence agit au sein des sociétés industrielles tout à la fois comme le moyen du développement des capacités individuelles et comme instrument de réalisation de la singularité individuelle face à la masse. Elle joue plus fondamentalement encore comme vecteur assignant à chacun, selon ses capacités, une place, une fonction au sein d’un corps social harmonieux. Ce sont ainsi à toute échelle et dans tous les domaines, les forces naturelles qui réalisent cette régulation. Le corps social n’est ainsi jamais que l’image grossie du corps individuel, qui en tant que fonctionnant sur le modèle biologique ne fait que répondre de la manière la plus adéquate possible aux sollicitations de son milieu, exactement comme le plein exercice des droits fondamentaux assigne à chacun sa juste place dans l’ordre social devenu, de par son harmonie retrouvée, partie intégrante de l’ordre naturel. Cette prépondérance des forces naturelles dans la détermination des structures sociales, qui se traduit par la primauté du droit naturel (libertés et droits fondamentaux) sur le droit positif (par nature conventionnel), et qui elles-mêmes ordonnent la place et la fonction de chacun de ses membres, implique, selon les termes de Spencer, un « droit d’ignorer l’Etat », c’est-à-dire, un droit de passer outre les institutions humaines du moment qu’elles contrarient l’ordre de la nature, qu’elles violent les droits et libertés inaliénables. En effet, l’intervention de l’Etat, lorsqu’elle ne se borne pas à faire respecter les droits naturels, a pour conséquence d’empêcher les mécanismes d’adaptation du corps social – notamment la concurrence – de fonctionner et de réaliser spontanément une situation d’équilibre ou d’harmonie. Au-delà de la préservation des libertés individuelles, condition de tout développement adaptatif du corps social, l’intervention de l’Etat est illégitime. Le discours libéral s’efforce pour cette raison de démontrer l’inefficacité, voir la nuisibilité, de l’immixtion étatique au sein des échanges par nature privés. La spontanéité naturelle ne doit pas être contrariée par l’artifice culturel. Libre concurrence, droit d’ignorer l’Etat, c’est-à-dire la spécificité des organisations humaines vis-à-vis des organisations naturelles, tels sont les fondements du libéralisme tant dans sa philosophie du droit que dans son rationalisme économique, et tels sont les termes dans lesquels la philosophie politique telle que conçue par les « libéraux » offre de solutionner l’épineux problème de la justice sociale.
Dans le droit fil de cette option philosophique qui fait dériver l’identité entre harmonie sociale et ordre naturel de l’antériorité des droits fondamentaux sur les droits issus des conventions sociales (par nature restrictives), l’édifice théorique de l’économiste Walras, qui fournit la caution scientifique de la majorité des études économiques modernes, n’est pas autre chose que l’introduction, via des hypothèses sur le comportement des individus, de l’ordre naturel au sein des relations humaines. Construit en référence à la mécanique newtonienne, le système de Walras prétend démontrer l’existence d’un équilibre entre offre et demande sur l’ensemble des marchés, ainsi que la nécessité du cheminement qui y conduit. Puisque les théories anthropologiques autorisent à penser l’homme comme un être naturel, la science économique s’évertue, notamment depuis Walras, à appliquer à la réalité sociale qu’est l’économie une méthodologie inspirée des sciences de la nature, sciences qui ont le notoire avantage de permettre la formalisation mathématique du discours. La psychologie humaine y est supposée répondre à des lois au même titre que les phénomènes dits naturels. Si les individus, devenus agents économiques, sont naturellement déterminés à maximiser leur utilité, leur bien-être – loi psychologique fondamentale –, il apparaît légitime d’attendre de la confrontation de forces psychologiques individuelles l’émergence d’un équilibre, au même titre que la confrontation de forces physiques antagoniques maintient l’univers dans un état stable. Cet équilibre économique n’est au plus profond que la transposition de l’image d’une harmonie sociale, découlant de la délégation par les individus d’une fraction de leurs droits dans le but d’en garantir l’effectivité (en bénéficiant d’une protection assurée par une autorité supra-individuelle), au domaine de l’avoir. L’économique peut dès lors être compris comme relevant d’une branche particulière de la philosophie du droit naturel, sa visée étant de comprendre rationnellement le déploiement dans l’espace social de ce droit fondamental qu’est le droit de propriété. L’ordre psychologique, celui des individus supposés rationnels, est de même nature que l’ordre cosmique tel que la mécanique newtonienne le figure. De cette manière, il ne peut exister d’excès d’offre ni d’excès de demande d’une marchandise quelconque puisque le fonctionnement naturel des marchés fait spontanément émerger l’équilibre. Ainsi du chômage qui, ne pouvant être involontaire, résulte nécessairement du refus des individus de travailler au salaire d’équilibre, entendez celui proposé par les entreprises. Il serait par conséquent contraire à tout principe de justice que d’accepter de subventionner un tel refus. Finalement, toute situation de déséquilibre ne peut résulter que de décisions irrationnelles, bien que libres, d’individus venant contrevenir à la réalisation de l’ordre spontané, car répondant aux lois naturelles qui régulent aussi bien la pensée – lois psychologiques – que les phénomènes que les sciences de la nature prennent pour objet. L’homogénéisation, la mise sur le même plan de la pensée et de la légalité des phénomènes naturels, est permise par ce tropisme théorique consistant à réintroduire la pensée dans la nécessité, le métaphysique dans le physique, l’anthropologique dans le zoologique, le désordre culturel au sein de l’ordre naturel. Il est par ailleurs remarquable que les dysfonctionnements économiques sont toujours identifiés par la pensée libérale à une faute morale dont certains se rendraient coupables : paresse, refus de l’effort, irresponsabilité, prodigalité etc. C’est donc aux individus eux-mêmes de corriger leurs comportements, la question de la justice sociale se confondant encore une fois à un impératif strictement moral. Il est à ce titre tout à fait remarquable que l’idéologie libérale en soit réduite à l’invective moralisatrice, au sermon, lorsqu’il s’agit pour elle d’expliquer le décalage se faisant jour entre équilibre théorique et situation réelle. Il découle de cela que toute revendication sur le terrain de la justice sociale est injustifiable, puisqu’il revient à chacun l’exacte mesure de son propre mérite, c’est-à-dire, de sa capacité à mobiliser ses facultés pour répondre adéquatement à ses besoins. La pauvreté subie est donc d’abord une faute morale, et ceux qui en appellent à une justice redistributive se rendent coupable d’une faute du même ordre : ils contreviennent à l’ordre juste, qui est toujours spontané puisque naturel, ils violent par là même les libertés et droits fondamentaux en imposant au plus grand nombre de venir au secours des moins bien lotis.
Du moment que l’homme participe tout autant que l’animal à l’ordre de la nature, ou à l’harmonie divine, il suit immanquablement que toute perturbation de cette harmonie ne peut qu’être le fruit du refus des hommes de s’y soumettre par des artifices toujours illégitimes et injustifiables car sortant du strict cadre de la nécessité naturelle et outrepassant les limites imposées par les droits individuels fondamentaux, au nom d’un chimérique intérêt collectif supérieur. Ainsi de l’Etat redistributeur, monstre antinaturel par excellence, qui résulte toujours de l’illusion proprement humaine consistant à se figurer pouvoir s’émanciper de l’ordre naturel partout triomphant. Il est en conséquence vain d’attendre des institutions la réalisation d’un ordre juste, pour la raison que la justice relève de l’ordre de la nature, elle est comme donnée a priori car toute entière contenue dans les droits fondamentaux. C’est pour cette raison par les individus et non par les institutions que le juste se manifeste. Il réside toujours dans une tendance naturelle à agir, c’est-à-dire dans l’exercice de la liberté des individus. Or, le marché est précisément l’instance par laquelle est réalisée la parfaite justice en termes de répartition des richesses entre les hommes, en ce qu’il concrétise les choix et préférences de chacun, et c’est donc en toute logique et en pleine conformité avec la nature du droit, à une défense des « lois » du marché et de la spontanéité de l’ordre qu’il établit, que les théoriciens dits « libéraux » en appellent. L’ordre marchand est le seul ordre social conforme au plein respect des libertés fondamentales, car il en est la résultante « naturelle ».
Pour citer cet article : S. Virely, « Harmonie sociale et ordre naturel. Les droits fondamentaux et leur développement dans la pensée libérale », RDLF 2014, chron. n°4 (www.revuedlf.com)