Des dommages et intérêts octroyés par la Cour européenne des droits de l’homme
Des dommages et intérêts octroyés par la Cour Européenne des Droits de l’Homme
Par Christophe Quézel-Ambrunaz
La Cour de Strasbourg a rendu le 25 juin 2013 un arrêt vivement critiqué par une partie de la doctrine : l’octroi d’une satisfaction équitable au requérant semble s’ajouter à la réparation intégrale reçue par ailleurs. La seule manière de reconnaître une cohérence à l’arrêt serait d’admettre que l’article 41 de la Convention peut servir de fondement à des dommages et intérêts punitifs.
La responsabilité civile n’a pas le monopole des dommages et intérêts – l’on peut nommer dommages et intérêts toute prestation pécuniaire à visée indemnitaire. L’on trouve nombre de corps de règles juridiques qui conduisent à l’octroi d’une indemnisation par une personne à une autre : l’on pense évidemment à la responsabilité administrative, séparée par l’arrêt Blanco d’avec la responsabilité civile. L’on pourrait encore évoquer les sommes versées à divers titres, en raison de l’inexécution d’un contrat, que l’on peut refuser de rattacher à la responsabilité civile. Mais encore, des prestations indemnitaires peuvent être versées par divers fonds d’indemnisation ; par un assureur de dommages ; en raison d’une détention provisoire au cours d’une procédure terminée par une décision de non-lieu, de relaxe ou d’acquittement (art. 149 du Code de procédure pénale). Surtout, la Cour Européenne des droits de l’homme (CEDH) tire de l’article 41 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales (CSDH) la possibilité d’accorder une satisfaction équitable à la partie lésée par une violation de la Convention ou de ses Protocoles, si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation.
L’on retrouve dans cet article 41 les ressorts généraux du droit commun de la réparation modelée sur la responsabilité civile : la violation préjudiciable d’une norme, enfreignant les intérêts d’une partie que cette norme avait pour but de protéger, la subsidiarité de la compensation par équivalent, par rapport à la compensation en nature (la question, selon les termes bien choisis de la convention, de la perfection de l’effacement des conséquences de la violation). Les termes « équitable » et « satisfaction » ne doivent pas conduire, par eux-mêmes, à refuser de qualifier de compensation les sommes versées, prétexte pris qu’un principe d’intégralité de la réparation ne serait pas postulé. En responsabilité civile même, il est parfaitement contingent : voir par exemple l’article 10 :401 des Principles of European Tort Law. D’ailleurs, ce principe de réparation intégrale serait un mythe selon P. Widmer, in Le droit français de la responsabilité civile confronté aux projets européens d’harmonisation, IRJS éditions, 2012, p. 713. En outre, dans l’ordre européen, un rapport du Comité des ministres évoque la restitutio in integrum, dont la satisfaction équitable ne serait qu’une modalité (Surveillance de l’exécution des arrêts et décisions de la Cour européenne des droits de l’homme, 6ème rapport du Comité des ministres, 2012, p. 22).
La Cour Européenne des droits de l’homme verse donc des dommages et intérêts, au titre de la satisfaction équitable, qui semblent avoir une visée indemnitaire. Elle le fait fréquemment, couramment. Il arrive que le gouvernement d’un État propose au requérant un règlement amiable (pour des sommes parfois conséquences, plus de deux millions d’Euros dans l’affaire G.N. et autres c. Italie, 15 mars 2010, requête n° 43134/05), cherchant ainsi à obtenir la radiation de l’affaire du rôle. Les civilistes verront ici un mécanisme proche de la transaction.
Dès lors, si la satisfaction équitable est une mesure courante de la part de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, l’on peine a priori à percevoir les raisons pour lesquelles un arrêt du 25 juin 2013 (n° 30812/07, Trévalec c/ Belgique) a ému la doctrine au point qu’elle s’exclame « Le principe de réparation intégrale menacé par la satisfaction équitable ! » (O. Sabard, D. 2013, p. 2139), et encore que « l’arrêt blesse le procès équitable et le respect des biens » (P-Y. Gautier, La Cour européenne des droits de l’homme poursuit la révolution normative, D. 2013, p. 2106).
Reprenons la genèse de l’arrêt honni : un reporter français réalise un reportage en Belgique, et obtient l’autorisation de filmer les opérations d’une unité spéciale de la police. Au cours d’une opération, deux balles tirées par les forces de l’ordre atteignent le reporter, qui conservera des séquelles. La justice pénale Belge n’a pas permis à la victime d’obtenir réparation, en relevant la circonstance de la légitime défense.
Une première action devant la Cour Européenne a permis à la victime de faire reconnaître la violation de l’article 2 de la Convention dans son volet matériel, en ce que, selon la Cour « les autorités, qui étaient responsables de la sécurité du requérant dans un contexte où sa vie était potentiellement en danger, n’ont pas déployé toute la vigilance que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles. [La Cour] voit dans ce défaut de vigilance la cause essentielle du recours, par erreur, à la force potentiellement meurtrière qui a exposé le requérant à un sérieux risque pour sa vie et a causé les graves blessures dont il a été victime » (CEDH, 14 juin 2011, Trévalec c. Belgique, n° 30812/07, n° 86 et 87). Est également retenue une violation de l’article 2 dans son volet procédural (n° 98). Toutefois, la Cour ne s’est pas prononcée sur une satisfaction équitable, lors de cette décision de 2011, la question n’étant pas en état : un recours en responsabilité civile restait possible, selon le droit interne belge (voir le Règlement de la Cour, Art. 75). L’enjeu était d’importance : le requérant réclamait plus de 1,5 million d’euros de dommages.
Le requérant, en sa qualité de ressortissant français, a sollicité et obtenu de la solidarité nationale une indemnisation (action devant la Commission d’indemnisation des victimes d’infractions (CIVI), payement par le Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d’autres infractions, sur le fondement de l’article 706-3 et suivants du Code de procédure pénale). La CIVI, après quelques provisions, a définitivement octroyé une somme d’environ 170 000 Euros. Le requérant a par ailleurs reçu des prestations d’une assurance sociale. La totalité des secours versés s’élève à un peu plus de 435 400 Euros. Rappelons que la réparation accordée par la CIVI est dite intégrale.
Le requérant, soutenant que ces sommes ne couvrent que partiellement son préjudice, retourne devant la Cour Européenne des droits de l’Homme, contre la Belgique (arrêt Trévalec c. Belgique, 25 juin 2013, n° 30812/07). En ce qui concerne le volet matériel du préjudice, la CEDH estime que « au vu des circonstances de la cause, des motifs retenus par la CIVI pour parvenir au montant indiqué ci-dessus et des critères qui se dégagent de sa jurisprudence, la Cour juge [le calcul] raisonnable » (n° 25). La surprise provient de l’argumentation, ou plutôt de l’absence d’argumentation, sur le volet moral. L’on peut en juger : « 26. Le reste, soit 159 353 EUR, concerne le volet moral. Dans les circonstances de la cause, la Cour juge approprié d’accorder en sus 50 000 EUR à l’intéressé à ce titre. 27. Partant, la Cour alloue 50 000 EUR au requérant au titre du dommage moral, en sus de tout montant qui lui a déjà été versé ».
Une telle décision a déclenché de sévères critiques ; toutes ne semblent pas nécessairement méritées, si l’on postule que la nature des dommages et intérêts offerts par la CEDH est peut-être en passe d’évoluer. La virulence des attaques doctrinales incite à la prudence, et à se limiter principalement à des questions. Si l’on peut douter que l’arrêt doive être voué aux gémonies (I), c’est en raison du possible avènement de dommages et intérêts de nature punitifs dans l’ordre européen (II).
I – Une décision vouée aux gémonies ?
L’octroi d’une indemnisation du préjudice moral, en sus de la réparation, jugée intégrale, offerte par la CIVI, a provoqué l’ire d’une part de la doctrine. Première surprise des commentateurs : apparemment, la CEDH procède ni plus, ni moins, qu’à une réévaluation du préjudice moral. Second grief des auteurs : la CEDH, sachant que le payeur français peut exercer une action en remboursement lorsque le bénéficiaire reçoit une indemnisation quelconque pour les chefs de préjudice déjà indemnisés (il faut à la fois prévenir la sur-indemnisation et préserver les deniers publics), précise que la somme allouée ne pourra être réclamée au requérant par le Fonds (n° 27). La CEDH ordonne donc, semble-t-il, qu’une règle légale nationale ne soit pas mise en œuvre, pénalisant ainsi l’argent de la collectivité nationale d’un État qui n’est pas celui auquel une violation de la Convention est reprochée. Cet arrêt serait donc à ranger parmi les manifestations de l’emprise toujours plus grande de la CEDH sur les faits (sur ce phénomène, B. Genevois, Cour Européenne des droits de l’homme et juge national : dialogue et dernier mot, in La conscience des droits, mél. J.-P. Costa, Dalloz, 2011, p. 281, spec. p. 285).
En outre, la Cour européenne, en accédant à la demande du requérant d’obtenir un complément d’indemnisation, semble faire sienne des assertions plus ou moins discutables. Selon le requérant (arrêt de 2013, précité, n° 18), « statuant en application du principe de solidarité nationale, les commissions d’indemnisation des victimes d’infraction se montrent restrictives quant au quantum des indemnités allouées ». Cette affirmation a de quoi surprendre (comp. Par ex. L. Bouchet, Les chiffres de l’indemnisation, in 20 ans d’indemnisation des victimes d’infractions, L’harmattan, 2013 p. 147). L’on sait qu’il est assez rare que les postes de préjudices extrapatrimoniaux soient indemnisés, par les Fonds ou les juges, au-delà de 30 000 Euros chacun. Or, le requérant a reçu 25 000 Euros au titre des souffrances physiques et morales ; 10 000 Euros au titre du préjudice esthétique, 25 000 Euros au titre du préjudice d’agrément (il demandait respectivement 25 000 Euros, 40 000 Euros, 25 000 Euros). L’on s’aperçoit que ses demandes ont été satisfaites pour le préjudice d’agrément et les souffrances ; qu’elles étaient très certainement exagérées au titre du préjudice esthétique (huit cicatrices localisées sur la jambe, une boiterie persistante et une amyotrophie segmentaire, n’en font certainement pas une personne absolument défigurée… cf. D. Arcadio, Préjudice esthétique : une photographie vaut mille mots, Gazette du Palais, 22 juin 2013 n° 173, P. 9)
Il est certain que si l’on estime que les 50 000 Euros octroyés par la Cour viennent réparer le préjudice moral issu du dommage corporel de la victime, l’on aurait tendance à se rallier aux critiques doctrinales suscitées par cet arrêt, et à l’opinion dissidente commune aux juges Jociene et Raimondi. Ainsi, il a été soutenu que « la façon dont la Cour s’est emparée de la possibilité d’octroyer ici un supplément d’indemnité de responsabilité civile, sous couvert de la « satisfaction équitable », revient à « réviser » la décision nationale, à l’infirmer en fait » (P.-Y Gautier, préc.) ; ou encore que « la Cour dénie purement et simplement le caractère intégral de la réparation qui a été accordée à la victime » (O. Sabard, préc.).
Par contre, l’opinion concordante du juge Pinto de Albuquerque est à même de donner une autre perspective, et peut-être à révéler la ratio decidendi de l’arrêt (O. Sabard, préc.).
II – L’avènement de dommages et intérêts punitifs ?
Dans son opinion concordante, le juge Pinto de Albuquerque affirme « je suis d’accord avec la chambre pour octroyer des dommages-intérêts punitifs d’un montant de 50 000 euros en plus des prestations et indemnités que le requérant a déjà reçues de tiers ». Son opinion concordante défend la nature punitive des dommages et intérêts octroyés, et leur bien-fondé. Il estime que la satisfaction équitable est de nature punitive, bien que cela ne soit pas expressément admis. Toujours selon ce juge, si les dommages et intérêts punitifs ont été rejetés par le passé, une telle mise à l’écart « ne [cadre] plus avec l’évolution de la pratique de la Cour ». De tels dommages et intérêts punitifs seraient des outils adéquats, selon ce juge, pour la mise en œuvre et le renforcement des droits garantis. Habituellement, il est plutôt enseigné que les dommages et intérêts de l’article 41 de la CSDH ont une nature indemnitaire (L. Favoreu et al., Droit des libertés fondamentales, Précis Dalloz, 6ème Ed., 2012, n° 510).
Si l’on accepte que ces dommages et intérêts sont destinés à « punir » l’état Belge pour avoir laissé des violations des droits fondamentaux se perpétrer dans sa juridiction, alors les critiques précédemment adressées à la décision tombent. Dans cette perspective, non, la Cour Européenne ne procède pas à une nouvelle évaluation du préjudice corporel subi par la victime (l’on pourrait imaginer qu’elle répare un autre préjudice, celui qui consiste à ressentir dans son être le manquement d’un État à la protection des libertés fondamentales). Toujours dans cette perspective, non, la Cour ne s’érige pas en troisième degré de juridiction : l’objet de l’instance n’est pas celui qu’ont connu les juridictions nationales. En outre, il n’y a pas à s’offusquer de ce que le fonds de garantie ne puisse exercer d’action en remboursement contre la victime : les sommes reçues n’ont pas vocation à l’indemniser de son dommage corporel.
Ainsi, il faut certainement dissocier le préjudice corporel de la victime, ainsi que la faute qui en est à l’origine, de la violation de la Convention (en ce sens, M. Bacache, Dommage corporel, Dalloz 2013 p. 2658). Reprenons l’article 41 de la CSDH : « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable ». La satisfaction équitable est accordée en compensation de la violation de la Convention. Or, le policier qui, dans l’espèce, presse la gâchette de son arme ne viole pas la convention ; il commet une faute, qui cause un dommage, et cela ressortit à la responsabilité civile (éventuellement, à la compétence d’un Fonds, comme en l’espèce). Ce fait révèle en même temps une violation de la Convention : un État manque à ses devoirs tels qu’ils en sont issus ; cette violation a des conséquences sur la victime. Et cette violation ne se confond pas avec la faute du policier. La réparation, que l’on supposera parfaitement intégrale, du dommage subi par la victime, efface-t-elle parfaitement les conséquences de la violation ? En matière d’atteintes aux biens, cela se peut ; en fait de préjudice corporel, cela ne se peut point. L’on ne voit donc pas la circonstance qui aurait fait obstacle à l’octroi, en l’espèce, d’une satisfaction équitable.
Bien entendu, si l’on peut se convaincre que cette décision ne doit pas être vouée aux gémonies, cela ne clôt pas la discussion – en raison, avant tout, des faiblesses de l’argumentation (J.-P. Marguénaud, Haro sur la motivation des arrêts de satisfaction équitable de la Cour EDH, RTD Civ. 2013 p. 807). De même, à l’échelle européenne comme à l’échelle nationale, l’on peut douter de l’expression même « dommages et intérêts punitifs », qui semble être un bel oxymoron, ou de l’opportunité d’octroyer à la victime le montant de condamnations punitives… serait-ce pour l’inciter à agir ? Plus largement, la conciliation de telles solutions, avec certaines règles du droit international, achoppe à plusieurs difficultés (V. Lechevallier, Interprétation extensive implicite des pouvoirs de la Cour dans le prononcé et l’exécution de ses arrêts, Europe n° 10, Octobre 2004, comm. 337).
Pour citer cet article : Ch. Quézel-Ambrunaz, « Des dommages et intérêts octroyés par la Cour européenne des droits de l’homme », RDLF 2014, Chron. n°5 (www.revuedlf.com)