Le droit à la personnalité juridique
Le droit à la personnalité juridique
Par Xavier Bioy
Le droit à la personnalité juridique est un droit fondamental méconnu qui n’est proclamé comme tel que par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et la Convention américaine relative aux droits de l’homme. La présente contribution s’attache à dégager les fondements de l’octroi de la personnalité juridique. Elle s’efforce également d’exposer les modalités de la consécration de l’octroi de la personnalité juridique.
Xavier Bioy est Professeur à l’Université Toulouse 1 Capitole, Directeur de l’Institut Maurice Hauriou
« Sur la terre des vivants, le Droit n’est pas le lieu des purs esprits. En aucune de ses parties, il n’est angélique. Quand il a fallu désigner ses sujets d’origine, il les a tout naturellement nommés personnes physiques : êtres qui viennent à la personnalité juridique en s’incarnant. »[1]

Dans Le système totalitaire, Hannah Arendt écrit que « le premier pas essentiel sur la route qui mène à la domination totale consiste à tuer en l’homme la personnalité juridique »[2]. L’assertion décrit une vérité éternelle qui se vérifie particulièrement dans les systèmes juridiques contemporains, complexes et globalisés. Tout a pourtant commencé, au début des temps, modernes et pourtant immémoriaux, dans l’Olympe vaporeux des droits.
En effet, au royaume des droits subjectifs, nombre d’entre eux se pressaient pour appartenir à la caste supérieure, celle des droits fondamentaux, et parmi ceux-ci certains prétendaient à la première place, à une sorte de préséance naturelle, qu’elle soit hiérarchique ou simplement logique. L’élite se croit alors constituée des droits indérogeables ou intangibles que listent la Convention européenne des droits ou le Pacte international relatif aux droits civils politiques. Ainsi, la dignité de la personne s’avance, fière de son statut de droit absolu, parée de l’interdiction de la torture et des traitements inhumains ; le droit à la vie lui emboite le pas et se pare de sa nécessité pour prétendre à la première place. Il entend ainsi écarter le droit à ne pas être incriminé deux fois pour un même fait, avec la condescendance que le général voue au particulier.
La surprise de cette scène vient de l’audace d’un petit droit, d’apparence technique et sèche, qui sort brutalement du peloton des droits, à la seizième place du Pacte international, et affirme haut et fort, presqu’avec bravade :
« Chacun a droit à la reconnaissance en tous lieux de sa personnalité juridique », et d’ajouter : « il me semble bien que sans moi vous n’êtes rien, tous autant que vous êtes ».
Stupéfaits, les autres droits lui font remarquer l’ignorance dans laquelle les sujets de droit se trouvent de son existence. Qui peut bien avoir besoin de faire reconnaître sa personnalité ? Qui peut être assez fou pour croire sérieusement qu’on peut avoir un droit à un simple support des vrais droits ? Quel juge a-t-il bien pu se pencher assez bas pour lui donner du sens ?
Sans se démonter, le droit à la personnalité rétorque fièrement qu’il plonge ses racines à l’article 6 de la Déclaration universelle. Mal lui en a pris. Les autres rient, … de la soft Law, pensez-vous… ! Les droits français ricanent, surtout ceux de 1789, poudrés et admirés. Ils savent bien que chez eux il n’est point de droit à avoir des droits. Quelle n’est pas leur étonnement de voir l’impudent s’apparenter à leur article premier :
« Je vous rappelle, dit-il, que les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit. N’est-ce pas là une autre façon de dire que la seule naissance donne la capacité à avoir des droits ? Que je suis la clef du système des droits ? ».
Silence consterné. Les articles de la Constitution se serrent les uns contre les autres, inquiets de leurs privilèges. Pourtant l’article 8 du code civil tend alors une main secourable au courageux « petit droit » :
« chez moi, on dit en effet que tous les français jouiront des droits civils ».
« ce n’est pas la même chose », tranche sèchement l’article préliminaire : « Protéger les droits civils des français ce n’est pas recueillir tous les droits. Notre ami n’a pas ses lettres de noblesses. Sans doute a-t-il quelque destin et quelque sens à nous servir, mais je ne vois pas en lui la clef qu’il prétend être ».
Resté jusque-là silencieuse, l’interdiction de l’esclavage s’interroge alors à haute voix :
« Il me semble qu’autrefois moi aussi j’interdisais que l’on traite l’homme comme une chose. Le droit à la personnalité juridique et moi nous sommes peut-être parents. »
« Je le crois, répond l’article 16 du Pacte. Il est vrai que sans nous les autres ne seraient qu’hypothèses. Écoutez, je ne prétends remplacer personne, mais personne ne me remplacera…»
La discussion se poursuivit tard dans la nuit, là-haut, dans l’Olympe des droits. Si l’histoire ne dit pas qui fût reconnu roi, le droit à la personnalité rencontra des alliés parmi les articles qui créent des personnes morales et ceux qui règlent les suites de la mort et qui voient s’éteindre la personnalité. Tous témoignèrent de la nécessité d’attribuer puis de reconnaître la personnalité juridique à chacun.
La personnalité juridique peut en effet être considérée comme la partie passive du rapport de droit, son support. On peut provisoirement reprendre la définition du rapport de droit que Kelsen pose dans sa Théorie pure : « On définit le rapport de droit comme un rapport entre des sujets de droit, c’est à dire entre le sujet d’une obligation juridique et le sujet du droit correspondant, ou en encore – ce qui n’est pas la même chose- comme le rapport entre une obligation juridique et le droit correspondant (les mots « obligation » et « droit » doivent être entendus ici comme le fait la doctrine traditionnelle.[3] » Kelsen aborde la question de la personne par la personne physique en dénonçant l’approche de la doctrine traditionnelle l’opposant à la personne morale : « (…) une analyse plus approfondie fait apparaître que c’est en réalité la « personne physique » qui est elle aussi, une construction artificielle de la science du droit, qu’elle n’est elle aussi qu’une personne « juridique »[4]. Cette conception fût également celle que partagèrent Carré de Malberg et Eisenmann. Duguit quant à lui, on le sait, se montrait fort hostile à une construction ontologiste de la personnalité juridique dont il récusait le principe même[5].
Le droit à la personnalité physique et le droit à la personnalité morale traduisent la nécessité du mécanisme qui permet d’imputer des droits et des obligations qui servent le jeu des sujets de droits. La personnalité donne au bénéficiaire de la protection objective des droits l’outil indispensable pour exercer ses prérogatives. C’est pour cette raison que la notion de personnalité juridique entretient des relations fortes avec celle de statut ou d’état (état civil bien sûr), au point d’être souvent confondue avec elle[6]. On le verra, l’octroi de la personnalité juridique se confond souvent concrètement dans l’esprit de certains interprètes avec l’établissement d’un état civil, l’enregistrement d’un mariage ou d’une filiation.
Le concept de personne juridique se veut pourtant bien différent. Il désigne le support abstrait des droits, comme le dit Kelsen, un point d’imputation des droits. La personnalité juridique se distingue donc d’une autre notion, elle aussi tout autant juridique, qu’est la personne humaine. Terme utilisé depuis une soixantaine d’années pour désigner le sujet des droits fondamentaux[7], ceux de tout être humain, l’usage de la notion de personne humaine met ce sujet juridiquement en situation « d’être un corps », d’entretenir des relations sociales, d’être un corps socialement situé.
L’article 16 du Code civil et le Préambule de 1946[8] font, entre autres, cohabiter dans une même formule juridique les notions d’être humain et de personne humaine, faisant de la seconde la traduction de la valeur sociale du premier. Les extensions dans le temps ne coïncident pas. On sait que la naissance, doublée de la viabilité, conduit à l’attribution de la personnalité juridique, laquelle disparait avec la mort. Pour autant, si le cadavre entre sans conteste dans la catégorie des choses[9], il reste très fortement personnalisé, socialement protégé. La protection du cadavre se place sous le signe de la dignité[10], mais il s’agirait moins de la dignité de l’être humain, qui suppose d’être en vie, que d’une réminiscence d’une dignité sociale de la personne dont le souvenir suscite le respect, comme en atteste la qualification retenue par le Conseil d’État lors de l’arrêt Milhaud[11].
La personnalité juridique, outil de ces relations sociales et support des droits sur le corps, donne le moyen indispensable d’existence à la personne humaine et à sa dignité. Cela au point que le droit à la personnalité juridique est un droit de la personne humaine. Mais comment avoir un droit lorsque fait défaut le support indispensable des droits ? Sans doute faut-il voir dans la personne humaine le bénéficiaire objectif d’un attribut accordé par les ordres juridiques, par les États. L’octroi de la personnalité n’est sans doute pas un droit en soi mais un engagement étatique, international et constitutionnel.
Dans ce cadre, l’octroi de la personnalité physique et celui de la personnalité morale ne sauraient se confondre. Certes on reconnaît des droits fondamentaux aux personnes morales mais ce n’est que sous réserve que cela serve les droits fondamentaux des personnes physiques. On verra que l’octroi de la personnalité morale sert ainsi les projets des groupes de personnes physiques mais aucun texte fondamental ne protège la personnalité d’une personne qui n’existe pas déjà.
Cette confrontation des deux formes de personnalité juridique montre que les motifs de son attribution peuvent être très divers. Pour la personnalité physique il s’agit d’une question de principe, éthique ou morale car cela consiste à faire exister juridiquement l’individu. Pour la personnalité morale, il s’agit au contraire de donner le moyen d’un objectif différent, lié à l’action collective, publique ou privée. La personnalité physique, en ce sens, relève de l’ontologie juridique, la forme morale relève du fonctionnalisme. L’étude de ces fondements constitue le début de la réflexion (I) avant de voir sous quelle forme le droit à la personnalité juridique se trouve consacré (II).
I. Les fondements de l’octroi de la personnalité juridique
Le fonctionnalisme de la personnalité juridique est incontestable, quelle que soit la forme de personnalité. Cela justifie que certaines finalités déterminées par le droit lui-même impliquent d’attribuer la personnalité (B). Néanmoins, on peut aussi dégager diverses traditions non positivistes qui fondent un tel droit pour l’être humain ou son groupe (A).
A.Un air de famille jusnaturaliste
Le droit à avoir des droits s’exprime d’abord sur le plan du droit naturel, qu’il soit celui des modernes ou du positivisme sociologique du XXème siècle.
1. Jusnaturalisme rationaliste
L’un des chevaux de bataille des Lumières a été l’abolition de l’esclavage. Les discours évoquent la dignité de la personne (voir notamment le Décret Schoelcher[12]) et l’émergence de la personnalité humaine autour de la liberté. Trop souvent éludée en la résumant à l’absence de personnalité, la question de l’esclavage ne manque pas de mener au constat que l’existence d’un être humain (notion inconnue à Rome) n’entraîne pas la reconnaissance automatique de l’existence juridique, comme l’institutionnalisera le christianisme. À Rome, un sujet peut disposer de plusieurs persona selon ses domaines d’activité et, inversement, l’ancêtre de la personne morale était une persona comprenant plusieurs « sujets ». L’esclave serait ainsi doté d’une personnalité ne contenant aucun droit, réduite à sa plus simple existence, à son principe même de support. En effet, il semble que l’on puisse affirmer qu’avant la dégradation de la condition sociale des esclaves sous l’Empire et au cours des derniers siècles de la République, leur proximité avec le maître et les besoins économiques de ce dernier, ont amené le droit à attribuer la persona à l’esclave. Par la suite, ce titre leur est généralement refusé.
Aujourd’hui, l’interdiction de l’esclavage et du travail forcé traduisent cet acquis. La Cour européenne[13], a commencé par considérer l’esclavage comme synonyme de servage, de négation de la personnalité au profit de la propriété d’autrui. La Cour rappelle que l’article 4 de la Convention consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. Son premier paragraphe ne prévoit pas de restrictions, en quoi il contraste avec la majorité des clauses normatives de la Convention et des Protocoles nos 1 et 4, et d’après l’article 15 § 2 il ne souffre nulle dérogation, même en cas de guerre ou d’autre danger public menaçant la vie de la nation[14].
L’œuvre de Kant magnifie la rencontre entre personne, liberté et responsabilité. Le sujet libre et moral se nomme personne. La pensée de Hegel met en valeur le « caractère relationnel » de la personne, comme concept qui inclut l’individu dans le collectif. Certes, la thématique de la personne n’est pas principale dans les Principes de philosophie du droit[15], mais le principe du sujet de droit, et au-delà de la personne, chez Hegel, repose sur l’inscription de la relationnalité au cœur du sujet individuel[16]. Pour lui, la rationalisation de l’humanisme passe par la découverte du lien qui unit la liberté intérieure, essence de l’homme, avec sa finalité extérieure. On sait que du point de vue de la liberté, les individus « ne sont que des moments » ; la liberté ne se trouve pas dans la volonté singulière mais dans l’essence de la conscience de soi, dans l’universalité objective de l’affirmation de soi, c’est à dire dans la personne[17].
Cette capacité relationnelle qui caractérise la personne, notre droit la traduit dans le cas de l’embryon et du fœtus e du rôle que joue le « projet parental » dans leur protection. Le traitement juridique de l’enfant à naître atteste en effet d’une progressivité de la protection juridique de son intégrité, de ses intérêts patrimoniaux et extra-patrimoniaux. Cette progression est corrélative des manifestations d’intérêt de son environnement social, en premier lieu les géniteurs de l’enfant, l’Etat ensuite. Plus l’enfant à naître est attendu, plus sa protection s’accroît et plus l’Etat la juridicise en personnalisant l’être humain.
On peut trouver des échos très directs de cette conception. Ainsi le Code civil autrichien précise‑t‑il que « tout individu jouit dès sa naissance de droits innés qui lui sont conférés par la raison ; aussi doit‑il être considéré comme une personne ».
2. Jusnaturalisme sociologique
La seconde base de la personnalité concerne plus encore la personne morale. La reconnaissance de l’existence d’un groupe préexistant ou d’un intérêt à protéger (dans le cas de la fondation par exemple) fonde selon Hauriou l’exigence de la personnalité. Car ce que la notion de personne constitue n’est rien moins qu’un outil essentiel du lien qu’opère le droit et l’Institution entre individu et collectif[18]. Bien sûr, ce que l’on nomme aujourd’hui « personne morale », c’est-à-dire les personnes collectives, constituées d’individus, incarnent cette fonction même et c’est à elles que l’on pense d’abord[19]. La personne se définit généralement selon Hauriou comme « l’agent qui opère dans le domaine psychique, la fusion de l’individuel et du social, c’est à dire qui réalise la société en tant qu’elle est chose psychique »[20]. Hauriou distingue l’individu et la personne, le premier étant selon lui une notion objective, la seconde une notion subjective. Les deux ensemble forment l’homme ou personne humaine. A son tour la personne humaine engendre d’autres personnalités comme la personnalité juridique qu’Hauriou analyse comme point de rattachement des différents droits traduisant les rapports sociaux. Mais, prenant la mesure de la complexité de la construction, Hauriou ajoute ensuite que la personnalité juridique est, soit individuelle (qui est le « double » de la personnalité humaine), soit morale (« unie à des individualités collectives » [21].
La personne individuelle et la personne collective sont elles-mêmes historiquement filles d’une première personnalité qui fournit le principe de la personne juridique : la personnalité complexe du droit romain. La personne morale se construit grâce au mécanisme de la « représentation », non pas organiciste où les parties se résument dans le tout, mais où les individus sont premiers et « rendus collectivement présents » par la personne : « c’est montrer que la représentation n’est pas une fiction, mais qu’elle est simplement la traduction juridique d’un fait social parfaitement réel. Or ce fait social existe, et c’est la fusion des volontés réalisées par le pouvoir [22]».
Au-delà de ces racines théoriques, le droit à la personnalité naît de la logique même des droits fondamentaux.
B. Les droits et libertés
Ici l’attribution de la personnalité est la conséquence d’une liberté, individuelle ou collective, à exercer. La dignité de la personne implique nécessairement de donner un statut social à l’individu. Au-delà, les libertés collectives (association, syndicat, partis politiques) comme la liberté d’entreprendre impliquent une obligation positive de l’Etat de fournir un support à l’exercice de la liberté. Les limites de cette obligation tiennent traditionnellement dans celles de toute liberté : l’ordre public, les bonnes mœurs, les droits d’autrui. Parfois, les exigences de l’intérêt général conduisent à réduire l’engouement pour la création de nouvelles personnes. Il en va ainsi de la représentativité des syndicats et de celle des corporations.
1. La personne physique et le fondement de la dignité de la personne
Le premier des droits de l’homme serait ainsi le droit qui permet d’avoir des droits ; l’attribution puis la reconnaissance de la personnalité juridique à tout être humain, se ferait au nom de la dignité de la personne humaine. La personnalité permet ainsi à la personne d’être intégrée au jeu social. L’octroi de la personnalité juridique étant la principale et la plus indispensable des dignités, certains ordres juridiques l’instituent clairement, contrairement au droit français.
Les lois relatives au respect du corps humain et au don et à l’utilisation des éléments et produits du corps humain, à l’assistance médicale à la procréation et au diagnostic prénatal énoncent certes un ensemble de principes au nombre desquels figurent la primauté de la personne humaine, le respect de l’être humain dès le commencement de sa vie, etc… mais pas le droit à la personnalité. Le bénéficiaire réel de ces dispositions est l’être humain comme être biologique potentiellement doté de la personnalité humaine ou juridique. La notion d’être humain apparaît concomitamment à la dignité de la personne, après guerre. Elle se trouve associée à la dignité dans les dispositifs relatifs à la bioéthique. Son caractère objectif appelle en complément la dimension volitive de la personnalité juridique.
2. La personnalité morale et le fondement du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes
Le débat, toujours vif, relatif à la détermination du bénéficiaire du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, témoigne du lien nécessaire entre droits de l’homme et personnalité morale. L’Etat n’est-il pas le vrai titulaire de ce que les corpus des droits de l’homme attribuent difficilement au « peuple » ? Ce principe, qui concerne tous les peuples, et les peuples dominés en particulier, se trouve consacré à l’article 1er du PIDCP selon lequel “tous les peuples ont le droit de disposer d’eux-mêmes. Les peuples déterminent librement leur statut politique et assurent leur développement économique, social et culturel ». S’agissant d’un droit collectif, la Cour internationale de justice considère que ce droit est un des principes essentiels du droit international contemporain[23]. Dans le contexte de la décolonisation, la figure du peuple assure le lien entre chaque homme et la collectivité qui aspire à l’unité par la personnalité morale de l’Etat, véritable « personnification de la Nation » selon l’expression plus ancienne d’Esmein. En vérité, seuls les Etats se trouvent titulaires de ce droit dont les individus sont les bénéficiaires réels. Le Comité des droits de l’homme rappelle de manière constante que le droit au recours individuel n’est pas ouvert sur le fondement du droit des peuples.
Les questions de souveraineté demeurent donc liées à l’attribution de la personnalité. Pour le juge constitutionnel, la personnalité juridique intervient aussi dans la détermination des conditions de mise en œuvre du contrôle des transferts de compétence vers une entité supranationale (conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale) : la Constitution « permet à la France de participer à la création et au développement d’une organisation européenne permanente, dotée de la personnalité juridique et investie de pouvoirs de décision »[24].
3. Le corolaire de certaines libertés fondamentales
La Cour européenne des droits de l’homme n’a pas consacré de droit à la personnalité physique. Saisie en ce sens par Mme. Vo, même si elle note qu’en principe les traditions des différents états membres attribuent la personnalité à la naissance, la Cour se concentre sur le droit à la vie et se refuse à trancher la question[25].
Il en va quelque peu différemment pour la personnalité morale qui lui paraît être le corollaire des libertés collectives. Certaines libertés collectives nécessitent la création d’une structure disposant de la personnalité.
C’est notamment le cas de la liberté de religion qui conduit à admettre l’obligation positive de l’Etat de reconnaître la personnalité des communautés religieuses orthodoxes. A la suite de la demande de l’Eglise métropolitaine de Bessarabie, revendiquant le droit d’user d’un terrain, compte tenu de ce que sa chapelle y était sise, le bureau national du cadastre répondit aux fidèles que « l’administration publique locale n’était pas en mesure d’adopter une telle décision, puisque l’Eglise métropolitaine de Bessarabie n’avait pas de personnalité juridique reconnue en Moldova ». Alors même que la loi disposait que « les cultes reconnus par l’Etat sont des personnes morales (…) ». Le refus de reconnaître cette personnalité a été, cette fois, reconnue comme une violation de l’article 9[26]. De même, dans une autre affaire, les requérants soutiennent, à propos du bureau du grand mufti remplacés par les autorités bulgares, que le droit de toute personne de manifester sa religion collectivement implique la possibilité pour la communauté de s’organiser selon ses propres règles. En effet, selon la loi relative à la liberté de religion, « une confession est réputée reconnue et acquiert la personnalité juridique après approbation de ses statuts par le Conseil des ministres ou par un vice-premier ministre habilité à cet effet ». La Cour conclut à la violation de l’article 9 pour cette ingérence[27].
On peut aussi évoquer le droit aux biens. La célèbre affaire des « Saints monastères » en constitue une illustration[28]. La loi grecque des 27/31 mai 1977 relative à la « Charte statutaire de l’Eglise de Grèce » attribue à l’Eglise, ainsi qu’à un certain nombre de ses institutions dont les monastères, la personnalité morale de droit public « en ce qui concerne leurs rapports juridiques ». Les personnes morales ecclésiastiques qui forment l’Eglise de Grèce, au sens large, constituent une entité distincte de l’administration et jouissent d’une autonomie complète. Mais le gouvernement leur a dénié l’autonomie suffisante pour agir contre lui devant la Cour européenne. Il s’agit de personnes exerçant la puissance publique. Ce que la Cour n’a pas admis pour condamner l’Etat pour violation du droit aux biens (l’Etat avait fait transférer des biens monastiques dans son patrimoine).
Dans l’affaire Fener Rum Erkek Liseni Vakfi c. Turquie[29], la requérante est une fondation de droit turc qui a pour tâche d’assurer l’instruction dans le lycée grec de Fener, à Istanbul. Son statut est conforme aux dispositions du Traité de Lausanne relatives à la protection des anciennes fondations qui effectuent des services publics pour les minorités religieuses. La loi lui accorde la personnalité morale et une déclaration spécifie ses buts et détaillant ses biens immobiliers. Mais en 1992 ses titres de propriété sont annulés en se fondant sur l’incapacité juridique fondée sur une jurisprudence des années 1990. La violation du droit au respect des biens est alors évidente. La Cour constate que les biens appartiennent aux instances religieuses en tant que personne morale, et non aux requérants. Or la Cour doit respecter la personnalité juridique distincte de la communauté religieuse concernée et refuser d’admettre un droit aux biens des fidèles[30].
C’est encore le cas du droit d’agir en justice comme en atteste encore une affaire grecque. Depuis la création de l’Etat hellénique, une sorte de coutume a permis la reconnaissance de fait de la personnalité juridique de l’Eglise catholique grecque et des différentes églises paroissiales par les autorités administratives ou par les tribunaux. De même, la personnalité morale de droit public de la communauté juive en Grèce, elle s’expliquerait par le fait que celle-ci ne constitue pas seulement une organisation religieuse, mais une union de personnes qui administrent elles-mêmes leurs affaires et qui partagent des points communs dont la religion. Cette sécurité juridique a été troublée par la Cour de cassation qui a soudainement exigé une formalisation qui, à défaut, entraine l’impossibilité d’agir en justice (violation de l’article 6§1)[31].
Une affaire française est intéressante à ce titre[32]. Par un arrêt du 25 janvier 1995, la Cour d’appel de Paris avait considéré que la personnalité juridique d’une association devait être reconnue du seul fait qu’elle avait été valablement constituée au regard de la législation du pays concerné, ce qui était le cas de la requérante. Les requérantes se plaignaient de l’irrecevabilité de leurs plaintes avec constitution de partie civile au motif qu’elles n’auraient pas accompli les formalités exigées par l’article 5 de la loi du 1er juillet 1901 pour obtenir la capacité d’ester en justice en France. La France a ainsi imposé une véritable restriction, au demeurant non suffisamment prévisible, qui porte atteinte à la substance même de leur droit d’accès à un tribunal, de sorte qu’il y a eu violation de l’article 6 de la Convention.
Dans le même esprit, le droit au procès équitable, particulièrement pour pouvoir agir devant la Cour européenne elle-même, implique de reconnaître la qualité de victime à une association dissoute par l’Etat pour des raisons financières[33]. Dans l’affaire Partidul comunistilor (nepeceristi) et Gheorghe Ungureanu la Cour a même reconnu la qualité de victime à un parti politique qui s’était vu refuser l’inscription par les autorités nationales, et donc qui n’existait pas selon la loi interne[34].
Dans le cadre interaméricain, à titre d’illustration, la Charte de l’Organisation des Etats américains, en son article 3, fixe les cadres de son interprétation, notamment que « b. L’ordre international est basé essentiellement sur le respect de la personnalité, de la souveraineté et de l’indépendance des Etats ainsi que sur le fidèle accomplissement des obligations découlant des traités et des autres sources du droit international ». L’Etat dispose donc du point de vue du droit régional d’une personnalité, ce qui recouvre une dimension d’indépendance.
En comparaison, la Cour interaméricaine des droits s’inquiète également du fait que certains états empêchent concrètement les peuples indigènes de défendre leurs droits, particulièrement de propriété, en leur opposant l’absence de personnalité juridique au moment d’ester en justice. La Cour estime que « l’octroi de la personnalité sert pour rendre effectifs les droits préexistants des communautés indigènes, qu’ils exercent de façon historique, et non à partir de leur naissance en tant que personnes juridiques. Leur système d’organisation politique, économique, sociale, culturelle, religieuse et les droits qui en découlent (…) ne sont pas reconnus à la personne juridique qui doit être constituée pour satisfaire une exigence juridique formelle, mais à la Communauté en tant que telle »[35]. Les Etats tardent plusieurs années, voire des décennies à attribuer la personnalité, ce qui entraine leur condamnation[36]. Il peut s’agir aussi de nier le statut de « tribu » qui demeure la condition d’obtention de la personnalité[37].
Reprenons les termes mêmes du Conseil constitutionnel dans sa célèbre décision du 16 juillet 1971 : « la constitution d’associations, alors même qu’elles paraîtraient entachées de nullité ou auraient un objet illicite, ne peut être soumise pour sa validité à l’intervention préalable de l’autorité administrative ou même de l’autorité judiciaire ; 3. Considérant que (…) les dispositions de l’article 3 de la loi (…) ont pour objet d’instituer une procédure d’après laquelle l’acquisition de la capacité juridique des associations déclarées pourra être subordonnée à un contrôle préalable par l’autorité judiciaire de leur conformité à la loi ; 4. Considérant, dès lors, qu’il y a lieu de déclarer non conformes à la Constitution les dispositions de l’article 3 (…) ». La liberté d’association, comme la liberté syndicale, nécessitent intrinsèquement la reconnaissance de la personnalité juridique.
Sur cette base il convient d’examiner les formes de consécration de ce droit à la personnalité.
II. La consécration de l’octroi de la personnalité juridique
Cette consécration s’opère selon deux modalités principales. La première est celle de la reconnaissance internationale d’un droit de l’homme. Elle vise la personnalité physique (A). La seconde consiste à y voir la conséquence, sous forme subjective, d’une obligation objective des institutions (B).
A. Une obligation de reconnaissance pesant sur l’Etat
L’article 16 du PIDCP ne laisse aucun doute : « Chacun a droit à la reconnaissance en tous lieux de sa personnalité juridique ». C’est en ce sens qu’il faudrait comprendre le verbe « reconnaître » de l’article 16. Celui‑ci, contrairement aux apparences, ne se référerait pas à un « droit naturel » de tout être humain de se voir conférer la personnalité juridique mais au contraire indiquerait que lorsqu’un ordre juridique national a doté un sujet de la personnalité, celle‑ci doit être utilisée et admise par tous les États signataires du Pacte.
1. L’obligation internationale de l’article 16 PIDCP
L’article 16 du Pacte est considéré, au titre de l’article 4, comme un droit intangible, un droit qui ne souffre aucune dérogation au titre des périodes d’exception[38]. On peut y voir aussi une forme de jus cogens, comme exigence logique juridique. On peut même placer le droit à la personnalité juridique en tête des droits indérogeables, au sommet de la hiérarchie des droits fondamentaux.
L’article 16 PIDCP et la Charte américaine des droits mentionnent tous deux que chacun a droit à la reconnaissance de sa personnalité en tous temps. Cette formule figurait déjà à l’article 6 de la DUDH. Il s’agit bien de reconnaitre et non de conférer. Cela suppose que la personnalité a déjà été attribuée par un Etat. Ces dispositifs ne s’appliquent pas à la vie prénatale, ils n’ont comme sujet que les personnes déjà « avérées » ou consacrées comme telles par l’ordre juridique. C’est pourquoi il est inutile de s’interroger sur le bénéficiaire de cette disposition (droit de l’extraterrestre ou du robot? de l’embryon ou du fœtus ?). L’idée est sans doute que l’individu qui se présente dans un Etat étranger n’a pas à prouver qu’il détient la personnalité. Le bénéficiaire concret n’est pourtant pas limité à l’apatride ou au boatpeople, les instances des Nations-Unies ont étendu son champ aux hypothèses de vulnérabilité qui confinent concrètement à refuser la jouissance de certains droits. La logique se trouve inversée, du fait vers le droit. Ce n’est pas l’absence de personnalité qui supprime la jouissance des droits, elle est déduite de celle-ci.
C’est le cas des femmes[39] qui, dans certains pays, se trouvent maintenues dans une position d’infériorité telle qu’elle confine à l’absence de capacité juridique. Le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, sur le fondement de la Convention relative à l’élimination de toute forme de discrimination à l’égard des femmes, s’inquiète ainsi de la pratique des mariages forcés de mineures, mariages non enregistrés pour échapper à la sanction de la polygamie[40]. La question de la personnalité est prolongée par celle de la capacité juridique, notamment l’égalité des femmes dans l’exercice de leurs droits. Le même Comité invoque encore l’article 16 de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes pour évoquer l’égalité des droits en justice pour les femmes dans les Emirats[41].
Dans un rapport visant Israël, le Comité note « que tous les Juifs en Israël ne peuvent se marier et divorcer que devant les tribunaux rabbiniques, qui sont à prédominance masculine et entièrement régis par la loi religieuse. » Particulièrement, dans le contexte du divorce devant ces tribunaux, des cas d’invalidation rétroactive de divorces au détriment de femmes juives. Il s’inquiète, en outre, de la persistance de pratiques de polygamie et de mariage des filles avant l’âge légal, qui sont légitimées par différentes lois religieuses régissant le statut personnel. Ces raisons amènent le Comité à demander de « veiller à ce que les juges rabbiniques reçoivent une formation sur la Convention qui mette l’accent en particulier sur l’article 16 et sur la violence familiale »[42].
L’article 16 génère surtout l’obligation d’enregistrer les naissances. Plusieurs campagnes de sensibilisation auprès de pays d’Amérique latine visent à inscrire les nourrissons à l’état civil pour leur permettre l’accès à la santé et à l’éducation. Il existe un lien avec l’article 7 de la Convention internationale des droits de l’enfant, « chaque enfant devrait être enregistré aussitôt à sa naissance et a, dès celle-ci, le droit à un nom, le droit d’acquérir une nationalité… ». Mais, selon les statistiques, 51 millions des enfants nés en 2007 à travers le monde n’ont aucune existence légale[43]. Le Comité des droits de l’homme des Nations-Unies relève dans ses recommandations subséquentes aux rapports des Etats qu’ils doivent adopter les mesures nécessaires, y compris sur le plan budgétaire, pour garantir l’enregistrement de toutes les naissances ainsi que celui des adultes non enregistrés. La mise en place d’unités mobiles d’enregistrement de l’état civil devrait être renforcée. Le Comité invite souvent l’État partie à lui fournir des informations sur les résultats des projets de « modernisation de l’état civil et d’appui aux renforcements de l’état civil ». Ceux-ci sont appuyés et financés par les institutions spécialisées de l’Organisation des Nations Unies et de l’Union européenne[44]. En 2004, dans le cas du Bénin, le Comité a constaté que les carences de l’établissement d’un état civil, fondé sur l’article 16, permettait d’alimenter le trafic d’enfants. Le Comité s’inquiète des dérives choquantes du placement d’enfants chez une tierce personne dans le cadre d’une entraide familiale ou communautaire (vidomégons), source de trafic et d’exploitation économique des enfants (articles 7, 16 et 24 du Pacte)[45].
Ces lacunes pèsent aussi spécifiquement en Amérique Latine sur les peuples autochtones. Le Comité exhorte les Etats afin de promouvoir l’enregistrement des enfants. Il regrette toutefois qu’un nombre élevé d’enfants ne soient toujours pas inscrits sur les registres, en particulier dans les zones rurales et les communautés autochtones. (Art. 16, 24 et 27)[46].
Très concrètement, le Comité est préoccupé par le fait que fréquemment, en Bosnie‑Herzégovine, les établissements de santé ne délivrent pas de certificat de naissance aux enfants roms dont les parents n’ont pas d’assurance maladie ou d’autre moyen de payer les frais hospitaliers, alors que ce document est nécessaire pour enregistrer l’enfant auprès des autorités publiques et lui permettre d’exercer des droits essentiels tels que l’accès à l’assurance maladie et à l’éducation (art. 16 et 24 §2)[47]. Combiné avec d’autres droits (art. 16, 26, 27 du Pacte), le Comité des droits relie aussi la personnalité à la citoyenneté. Dans une décision relative à la Croatie, il « exprime sa préoccupation devant les rapports que certains groupes minoritaires, comme les Roms et les Serbes, continuent à éprouver des difficultés à obtenir la citoyenneté ».
L’article 16 trouve également à s’appliquer sur un terrain qui pourrait être celui de l’article 8 de la Convention européenne, la personnalité, l’autonomie dans l’identité, plus précisément le changement d’état civil des transsexuels. Dans un rapport relatif à l’Irlande, il se dit inquiet aussi du fait que l’État ne reconnaisse pas le changement de sexe en autorisant la délivrance de nouveaux certificats de naissance aux transsexuels (art. 2, 16, 17, 23 et 26)[48].
L’article 16 est encore conçu comme la porte d’accès aux droits sociaux. En Albanie par exemple[49], le Comité est préoccupé par le nombre encore important d’Albanais qui ont migré vers d’autres régions du pays ces dernières années mais qui ne sont pas enregistrés à leur nouveau domicile, et qui rencontrent de ce fait des problèmes d’accès aux services de protection sociale, à l’enseignement et à d’autres services (art. 12 et 16).
Il en est de même du contrôle de l’internement psychiatrique. Le Comité s’inquiète de ce que l’internement dans un hôpital psychiatrique puisse être décidé sur de simples «indices de maladie mentale». Il regrette que les tribunaux, lorsqu’ils réexaminent une décision de placement en établissement psychiatrique, ne s’attachent pas suffisamment à respecter l’opinion du patient et que l’administration de la tutelle soit parfois confiée à des hommes de loi qui ne rencontrent pas le patient. (art. 9 et 16)[50]
Dans une autre combinaison le Comité dénonce des disparitions de personnes étrangères au Koweit. Le Comité se déclare préoccupé par le grand nombre de cas signalés de personnes arrêtées en 1991 qui ont disparu par la suite, dont bon nombre étaient des Palestiniens possédant un passeport jordanien, des Kurdes et d’autres personnes ayant résidé au Koweït. Le sort d’au moins 62 personnes demeure inconnu. Conformément au paragraphe 3 de l’article 2 et aux articles 6, 7 et 16 du Pacte, l’État partie devrait prendre des mesures concrètes[51].
L’Algérie connaît le même type de contentieux. Tout en notant le travail de la Commission nationale ad hoc sur les disparus, ainsi que la création de bureaux d’accueil chargés d’enregistrer les plaintes de disparition, le Comité constate que les autorités n’ont procédé à aucune évaluation publique, exhaustive et indépendante des graves violations des droits de l’homme perpétrées sur le territoire de l’Algérie (mise en cause des art. 2, 6, 7, 9, 10 et 16 du Pacte)[52].
La Charte américaine des droits de l’homme présente un article 1. al. 2. précisant qu’« aux effets de la présente Convention, tout être humain est une personne. ». L’article 3. Réitère que « Toute personne a droit à la reconnaissance de sa personnalité juridique. » Pour la Cour de San José, bien que la jurisprudence soit là aussi très rare, l’article 3 est violé en cas de « méconnaissance en termes absolus de la possibilité d’être titulaire de droits et d’obligations et (qui) rend l’individu vulnérable face à leur violation par l’Etat ou des particuliers »[53]. Dans l’affaire du 29 mars 2006, Communauté indigène Sawhoyamaxa c. Paraguay, la Cour dénonce l’Etat qui, en ne reconnaissant pas un peuple indigène, prive ses membres de leur propre personnalité ; ils « étaient restés dans un limbe juridique dans la mesure où, bien qu’ils naquirent et moururent au Paraguay, leur existence même et leur identité ne fut jamais reconnue : en d’autres termes, ils n’avaient pas de personnalité juridique[54].
2. Le relai interne
Comment ne pas établir un lien avec l’article 1er de 1789, « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits » ? ; n’impliquerait‑il pas que tous doivent avoir dès leur naissance une même capacité juridique, une même personnalité juridique ? C’est notamment ce que révèle l’énigmatique article 8 du Code civil disposant que « tout Français jouira des droits civils ». Si cet article n’a pas pour finalité d’indiquer à quel moment ou à quel sujet s’applique la personnalité juridique, il révèle néanmoins que la nationalité française ne se conçoit pas sans la personnalité juridique, sans la « titularité » des droits civils. Le fait donc de conférer la nationalité française à un apatride vaut également reconnaissance pleine et entière de la personnalité juridique.
B. Une obligation réflexe des institutions
On entend par « obligation réflexe des institutions » le fait que la création d’institutions implique logiquement la prééxistance de la personnalité. Le fait de conférer la personnalité juridique à un être humain, comme à un groupement, signifie l’octroi d’une dignité sociale, d’une appartenance à un groupe, d’une réception au sein d’une collectivité qui accorde à cet être, outre des droits et des obligations, le principe même d’avoir une voix et de pouvoir participer au jeu social. Cela commence par l’abolition de la « mort civile » et peut impliquer d’autonomiser des services publics.
1. Les exigences du droit civil
L’institution de la mort civile, héritée de la tradition romaine et inscrite à l’article 22 du Code Napoléon, supprimée par la loi du 31 mai 1854, revenait à la destruction du support du sujet de droit, à la reprise du « laissez‑passer » existentiel délivré par le souverain (cela permettait notamment d’ouvrir de son vivant la succession d’un condamné). La disparition de la confiance sociale, dont le droit ne peut se passer pour faire fonctionner son système, ou le désir de se retirer de la vie juridique (les religieux dans l’Ancien Droit), pouvait aller jusqu’à la remise en cause des liens familiaux, de la filiation elle‑même. La rigueur de ses effets a conduit à sa disparition par le souci humaniste de faire correspondre les limites temporelles et conceptuelles de l’être humain et de la personne juridique à partir de l’article 8 du Code civil disposant que tout Français jouit des droits civils.
Aujourd’hui, la reconnaissance de la personnalité juridique à tout être humain apparaît comme une évidence. Or, cette attribution repose sur des textes (internationaux) explicites, qui consacrent cet octroi comme un acte étatique. L’attribution de la « personnalité juridique physique » connaît elle aussi ses conditions : l’humanité de l’être candidat, sa viabilité et sa « vie » autonome. La condition de viabilité joue aujourd’hui un rôle déterminant dans l’attribution de la personnalité juridique, tout au moins en droit civil. Une interprétation presque unanime des articles 725, 906, 314 ancien et 311‑4 du Code civil correspond à l’état de la jurisprudence.
Comme a pu l’écrire le TGI de Lille : « l’impossibilité d’établir un état civil place [la personne] dans une situation administrative inextricable et la prive des droits attachés à la personne humaine, tels que la liberté d’aller et venir (tout contrôle d’identité conduisant systématiquement à son arrestation, faute de pouvoir justifier de son identité), le droit de travailler, d’avoir un logement, de fonder une famille »[55]. Le même tribunal consacre la nécessité de constituer un état civil provisoire à un amnésique[56]. Par un arrêt du 12 avril 1994, la Cour de Toulouse a d’ailleurs censuré le jugement ayant refusé de déclarer judiciairement la naissance d’un enfant du seul fait que la date de sa naissance ne pouvait être exactement déterminée.
2. Les missions de droit public
Si l’Etat est la première et la matrice des personnes morales, il étend son modèle à toutes les autres institutions de droit public : offices professionnels, collectivités territoriales, autorités de régulation… L’institutionnalisation des services publics par la personnalité juridique dépasse la seule problématique de l’efficacité de l’autonomie budgétaire et patrimoniale. Elle traduit aussi parfois des droits subjectifs des groupes, des droits fondamentaux des personnes morales. Sans revenir sur les débats fondateurs du droit administratif relatif à la personnalité des personnes « innommées », des « offices » et des corporations, on rappellera qu’institutionnaliser les services publics consiste notamment en l’attribution de la personnalité morale, n’en déplaise à Duguit. Une certaine lecture peut voir par exemple dans la personnalité juridique des Universités la condition de la liberté de la recherche et de l’indépendance des professeurs d’Université.
La Constitution de la Vème le prévoit indirectement. Les règles concernant la création d’un établissement public constituant une catégorie particulière relèvent du domaine de la loi comprennent nécessairement ses règles constitutives notamment la détermination de la personnalité juridique, celles qui fixent le cadre général de sa mission, en l’espèce[57].
Sans doute faudrait-il conserver à l’attribution de la personnalité son sens social et politique : la personnalité ne saurait se résumer totalement à un mécanisme d’abstraction. Elle répond à une nécessité de reconnaissance sociale des individus et des groupes que le droit lui-même admet sous la forme de ce droit à avoir des droits.
Pour citer cet article : Xavier Bioy, « Le droit à la personnalité juridique », RDLF 2012, chron. n°12 (www.revuedlf.com)
Notes
[1] G. Cornu, Préface à la thèse de Philippe Dubois, Le physique de la personne, Economica, Coll. Droit civil, Etudes et documents, 1986. retour au texte
[2]. H. Arendt, Le système totalitaire, Le Seuil, 1972, p. 185.retour au texte
[3] H. Kelsen, Théorie pure du droit, Traduction française de la deuxième édition par C. Eisenmann, Dalloz, 1962 , p. 218.retour au texte
[4] H. Kelsen, Théorie pure du droit, préc, p. 229.retour au texte
[5] Traité de droit constitutionnel, 1927, Tome 1, p. 458 et s.retour au texte
[6] Anne LEFEVBRE-TEILLARD, art. « Personne » in in Dictionnaire de la culture juridique, sous la dir. de D. Alland et S. RIALS, PUF, 2005, p. 1151.retour au texte
[7] C’est l’expression qu’utilise le Conseil constitutionnel dans sa décision de 1998 relative au Traité de Rome (Cour pénale internationale): La France peut conclure des engagements internationaux en vue de favoriser la paix et la sécurité du monde et d’assurer le respect des principes généraux du droit public international. Les engagements souscrits à cette fin peuvent prévoir en particulier la création d’une juridiction internationale permanente destinée à protéger les droits fondamentaux appartenant à toute personne humaine.retour au texte
[8] Le Préambule de la Constitution de 1946 a réaffirmé et proclamé des droits, libertés et principes constitutionnels en soulignant d’emblée que : » Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d’asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés « . Il en ressort que la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d’asservissement et de dégradation est un principe à valeur constitutionnelle (CC, déc. 94-343/344 DC, 27 juillet 1994, Journal officiel du 29 juillet 1994, p. 11024, cons. 2, Rec. p. 100).retour au texte
[9]. Cass. 2e civ., 17. juill. 1991.retour au texte
[10]. Le Code pénal et la jurisprudence en attestent : CA Paris, 2 juill. 1997retour au texte
[11]. CE, Ass., 2 juill. 1993, Milhaud : principe fondamental relatif au respect dû par le médecin à son patient même après sa mort.retour au texte
[12] Décret du 27 avril 1848, décide de l’abolition de l’esclavage en France et dans ses colonies : Considérant que l’esclavage est un attentat contre la dignité humaine ; qu’en détruisant le libre arbitre de l’homme, il supprime le principe naturel du droit et du devoir ; qu’il est une violation flagrante du dogme républicain : Liberté, Egalité, Fraternité. Article 1er :L’esclavage sera entièrement aboli dans toutes les colonies et possessions françaises, deux mois après la promulgation du présent décret dans chacune d’elles. A partir de la promulgation du présent décret dans les colonies, tout châtiment corporel, toute vente de personnes non libres, seront absolument interdits.retour au texte
[13] Van Droogenbroeck c. Belgique, 24 juin 1982, § 59, série A no 50retour au texte
[14] Siliadin c. France, no 73316/01, § 112, CEDH 2005‑VIIretour au texte
[15] G.Planty-Bonjour, « Majesté de l’Etat et dignité de la personne selon Hegel », in G.Planty-Bonjour et R. Legais, L’évolution de la philosophie du droit en Allemagne et en France depuis la fin de la seconde guerre mondiale, PUF, 1991, p. 7.retour au texte
[16] « L’impératif du droit est donc : sois une personne et respecte les autres en tant que personnes », G.W.F Hegel, Principes de philosophie du droit, Tel, Gallimard, 1940 (réimpr. 1993), § 36.retour au texte
[17] « En tant que pure relation à soi ou médiation avec soi, par conséquent médiation qui n’en est pas une ou immédiateté, la personne est la ponctualité d’un « celui-ci » ; et c’est pourquoi, d’après Hegel, la « personne morale », la communauté, dont l’unité est fortement médiatisée, ne peut exister pleinement, en sa pure relation à soi, qu’à travers la personne physique d’un individu qui se remplit de son contenu organisé (… ). », B. Bourgeois, « Le sujet de droit selon Hegel. », APD, 1989, « Le sujet de droit », p. 79.retour au texte
[18] Jean-Arnaud Mazères, « La théorie de l’institution de Maurice Hauriou ou l’oscillation entre l’instituant et l’institué », Pouvoir et libertés, Mélanges Jacques Mourgeon, Bruylant, 1998, p. 239.retour au texte
[19] Voir Alfred Dufour, « La conception de la personnalité morale dans la pensée de Maurice Hauriou et ses fondements philosophiques. », Quaderni Fiorentini per la storia del pensiero giuridico, 1984, p.684.retour au texte
[20] « De la personnalité comme élément de la réalité sociale », Revue générale du droit, de la législation et de la jurisprudence en France et à l’étranger, 1898, p.5.retour au texte
[21] Idem, p. 6.retour au texte
[22] « De la personnalité comme élément de la réalité sociale », préc., p. 15.retour au texte
[23] CIJ, 30 juin 1995, aff. relative au Timor oriental : Rec. CIJ 1995, p. 29, § 103retour au texte
[24] ex. 2007-560 DC, 20 décembre 2007, Journal officiel du 29 décembre 2007, p. 21813, texte n°96, cons. 3 à 10, Rec. p. 459.retour au texte
[25] CEDH, Gr. Ch., 8 juill. 2004, Vo c. France.retour au texte
[26] CEDH, 27 mars 2002, Eglise métropolitaine de Bessarabie, Requête no 45701/99.retour au texte
[27] CEDH, 26 octobre 2000, Hassan et Tchaouch, Requête no 30985/96retour au texte
[28] CEDH, 9 déc. 1994, Les saints Monastères c. Grèce, Requête no13092/87; 13984/88retour au texte
[29] CEDH, 9 janvier 2007, Requête no 34478/97retour au texte
[30] CEDH, 15 septembre 2009, Miroļubovs et autres c. Lettonie, Requête no 798/05 (voir aussi CEDH, Poķis c. Lettonie (déc.), no 528/02, CEDH 2006‑…).retour au texte
[31] CEDH, 16 déc. 1997, Eglise catholique de la Canée c. Grèce, 143/1996/762/963. La Commission avait dans cette affaire admis la violation combinée de l’article 6 avec l’article 9.retour au texte
[32] CEDH, 15 janvier 2009, Ligue du monde islamique et Organisation islamique mondiale du secours islamique c. France, Requêtes nos 36497/05 et 37172/05retour au texte
[33] CEDH, 9 novembre 2010, AGVPS-Bacău c. Roumanie, Requête no 19750/03.retour au texte
[34]CEDH, 16 décembre 2003, Partidul comunistilor (nepeceristi) et Gheorghe Ungureanu c. Roumanie (déc.), no 46626/99).retour au texte
[35] Cour IDH, 17 juin 2005, Fond et réparations, Communauté Yakye Axe c. Paraguay, Série C n°125, §82 Cité in L. Burgorgue-Larsen et A. UBEDA de TORRES, Les grandes décisions de la Cour interaméricaine des droits de l’homme, Bruylant, 2008, p. 543.retour au texte
[36] Cour IDH, 29 mars 2006, Fond et réparations, Commnauté indigène Sawhoyamaxa c. Paraguay, Série C n°146, §§ 88, 89. Cité in L. Burgorgue-Larsen et A. UBEDA de TORRES, op. cit., p. 543.retour au texte
[37] Cour IDH, 28 novembre 2007, Exceptions préliminaires, Fond et réparations, Peuple Saramaka c. Suriname, Série C n° 172, §§ 167-175.retour au texte
[38] L. HENNEBEL, La jurisprudence du Comité des droits de l’homme des Nations-Unies, Bruylant, 2007, p. 240retour au texte
[39] CDH, Observation générale n°28, Egalité des droits entre hommes et femmes (art. 3), 22 mars 2000.retour au texte
[40] CEDAW/C/KGZ/CO/3 (CEDAW, 2008), 7 novembre 2008retour au texte
[41] OBSERVATIONS FINALES DU COMITÉ POUR L’ÉLIMINATION DE LA DISCRIMINATION À L’ÉGARD DES FEMMES: ÉMIRATS ARABES UNIS, 5 février 2010, CEDAW/C/ARE/CO/1.retour au texte
[42] CEDAW/C/ISR/CO/5, 5 avril 2011.retour au texte
[43] Rapport annuel de l’Unicef, « Progrès pour les enfants », rendu public le 6 octobre 2009retour au texte
[44]CCPR/C/TCD/CO/1, 11 août 2009, observations relatives au Tchad ; The State party should continue taking appropriate steps to improve or establish, as the case may be, an effective system of civil status registries, including for adults and older children not registered at birth (CCPR/C/COD/CO/3 26 April 2006, pour le Congo.retour au texte
[45] CCPR/CO/82/BEN, 1 décembre 2004.retour au texte
[46] Cas du Paragay : CCPR/C/PRY/CO/2, 24 avril 2006 et du Panama : CCPR/C/PAN/CO/3 (HRC, 2008)retour au texte
[47] CCPR/C/BIH/CO/1, 22 novembre 2006retour au texte
[48] CCPR/C/IRL/CO/3, 30 juillet 2008retour au texte
[49] CCPR/CO/82/ALB, 2 décembre 2004retour au texte
[50] CCPR/C/CZE/CO/2, 9 août 2007, pour la République Tchèque.retour au texte
[51] CCPR/CO/69/KWT, 27 juillet 2000.retour au texte
[52] CCPR/C/DZA/CO/3, 12 décembre 2007retour au texte
[53] Cour IDH, 25 novembre 2000, Fond, Bàmaca Velàsquez c. Guatemala, Série C n°70, §179. Cité in L. Burgorgue-Larsen et A. UBEDA de TORRES, op. cit., p. 546.retour au texte
[54] Déc. préc, § 192.retour au texte
[55]. TGI Lille, 28 sept. 1995.retour au texte
[56]. TGI Lille, 28 sept. 1995.retour au texte
[57] CC, 67-47 L, 12 décembre 1967, Journal officiel du 24 décembre 1967, cons. 2 à 5, Rec. p. 34 : du syndicat des transports parisiens.retour au texte
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