Les droits culturels à l’épreuve de la société : entre culture de l’annulation et culture de la restitution
En dépit de la faible juridicité des droits culturels, différents phénomènes contemporains interrogent quant à leur contenu. La cancel culture d’un côté, qui consiste à remettre en cause des œuvres qui ne seraient plus en phase avec les valeurs d’aujourd’hui ; la restitution des biens culturels de l’autre, qui tend à battre en brèche l’idéal du musée universel sous couvert de remise en cause des conditions dans lesquelles ils ont été acquis. S’il s’agit de questions éminemment politiques, cette contribution entend faire valoir la fonction modératrice du Droit en la matière.
Zérah Brémond, docteur en droit public, chercheur associé au Lab-LEX, Université de Bretagne occidentale (UR 7480) et Vanessa Lobier, docteur en droit public, chercheuse associée au CRJ, Université Grenoble Alpes (EA 1965)
Le 20 mai 2022, les Français découvraient la composition du gouvernement Borne I. Parmi les 27 noms déclamés par le secrétaire général de l’Élysée, un attira particulièrement l’attention : celui du ministre de l’Éducation nationale et de la Jeunesse, Pap Ndiaye. Professeur des universités spécialisé dans l’histoire sociale des États-Unis, sa nomination suscita nombre de réactions au regard de son profil. Symbole « de la déconstruction de notre pays, de ses valeurs et de son avenir », selon les mots de Marine Le Pen, sa mission serait de « déconstruire l’histoire » selon les mots d’Éric Zemmour. Si ces attaques ne surprennent guère de ce côté de l’échiquier politique, on notera de manière plus surprenante les inquiétudes exprimées par le député MoDem Jean-Louis Bourlanges concernant le « danger du wokisme et de la cancel culture ». De fait, les objets d’études privilégiés par le nouveau ministre interrogent à l’aune des tensions qui existent aujourd’hui dans notre rapport au passé. En travaillant sur la question raciale aux États-Unis et en prenant la tête début 2021 du musée de l’histoire de l’immigration, Pap Ndiaye incarnerait le courant des études décoloniales dont l’objet est de dénoncer la subsistance d’un racisme structurel dans la société[1]. Mais loin des caricatures qui sont faites aujourd’hui quant à ses positions, le nouveau ministre de l’Éducation nationale entend plus clairement « incarner, à l’échelle de la société, un pont entre les points de vue »[2]. Il n’apparaît pas non plus foncièrement hostile à l’universalisme si ce n’est qu’il doit s’agir d’un « vrai universalisme, pas un universalisme de façade »[3]. En outre, en prenant en 2021 la direction du Palais de la Porte-Dorée, « chef-d’œuvre de propagande coloniale », il a pu assumer le fait qu’il « ne faut pas cacher », mais au contraire montrer et expliquer ce qu’a été notre histoire[4]. Ce n’est donc nullement un apôtre de la cancel culture, en dépit d’un intérêt certain pour l’étude de la question raciale.
Dès lors, la vivacité des réactions suscitées par sa nomination illustre avec force le rapport conflictuel que nous entretenons aujourd’hui avec le passé. Pourtant, la mémoire est au cœur de l’agenda politique et culturel des dernières années : qualification en 2017 par le candidat Macron de la colonisation comme crime contre l’humanité[5], rapport Savoy/Sarr sur la restitution du patrimoine culturel africain, rapport Stora sur les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie ou encore panthéonisation de Joséphine Baker, alors symbole d’une France postcoloniale aux identités multiples. Il est par ailleurs notable de souligner que ce processus mémoriel n’a aujourd’hui rien de propre à la France, la plupart des pays occidentaux faisant face à leur histoire. Pour ne donner que quelques exemples, on peut mentionner la commission de vérité et de réconciliation du Canada qui en décembre 2015 rendait son rapport final relatif aux sévices infligés aux peuples autochtones du Canada dans les pensionnats ; on notera également le débat actuellement en cours au Parlement belge relatif au projet de loi « reconnaissant le caractère aliénable des biens liés au passé colonial de l’État belge et déterminant un cadre juridique pour leur restitution et leur retour » ; on peut enfin évoquer la reconnaissance récente par l’Allemagne du génocide commis au début du XXe siècle en Namibie à l’égard des Héréros et des Namas[6].
Au-delà des questions de société induites par ces actualités, il convient de souligner les différentes implications culturelles que cela pose. De fait, face à « un passé qui doit passer », pour reprendre les termes employés par le Président Emmanuel Macron dans son discours prononcé à Ouagadougou le 28 novembre 2017, deux approches divergentes ont pu être préconisées. D’un côté, faire disparaître tout ce qui nous rappelle une époque que l’on ne saurait assumer au regard des valeurs d’aujourd’hui : c’est l’idée de la cancel culture. Mais à l’inverse, il peut être envisagé une logique de réparation susceptible de permettre le dépassement des préjudices historiques, l’exemple le plus marquant dans l’actualité étant celui de la restitution des biens culturels. Ces deux conceptions ne sont pas nécessairement antithétiques, l’effacement d’un côté pouvant se confondre avec la logique de la restitution de l’autre, qui suppose bien une remise en cause d’une situation héritée du passé, en l’occurrence la conservation dans nos musées de biens culturels qui ont été acquis de manière contestable. Mais nous pouvons noter une différence notable entre ces deux approches en matière de libertés fondamentales. En effet, on peut relever d’un côté une logique de limitation des libertés, en particulier la liberté artistique – c’est le sens de la cancel culture – tandis ce qu’il est question, de l’autre, de permettre au contraire la réalisation du droit des peuples/minorités[7] à avoir « en commun avec les autres membres de leur groupe, leur propre vie culturelle » (article 27 du pacte international relatif aux droits civils et politiques). Ce type de droit, que l’on retrouve également à l’article 27 de la déclaration universelle des droits de l’homme qui garantit à toute personne « le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté », semble devoir être caractérisé par une double ambigüité. D’un côté, bien qu’étant formulé de manière individuelle, le droit à la vie culturelle comporte indéniablement une dimension collective. De l’autre, la généralité des termes employés interroge quant au contenu réel des droits culturels dont la normativité apparaît relativement faible.
Dès lors, l’enjeu de cette contribution est d’interroger la manière dont ces droits culturels peuvent servir de fondement à des démarches aussi politiques que le sont la cancel culture et la restitution des biens culturels. S’agissant de questions de sociétés, faisant l’objet d’âpres débats, il paraît difficile pour le juriste de se positionner et ce, en dépit des éminentes questions de libertés induites par ces phénomènes. Il n’en demeure pas moins que tant la cancel culture que la restitution des biens culturels conduisent à repenser la manière dont le droit peut contribuer à rationaliser un débat qui est, par définition, passionné. Ainsi, là où la cancel culture serait une manière de réécrire le passé (I) tandis ce que la restitution des biens culturels entend permettre de réparer les erreurs du passé (II), il n’en demeure pas moins nécessaire dans l’un et l’autre cas, de tenir compte des différents enjeux de libertés.
I. La cancel culture ou culture de l’annulation des œuvres : une manière de réécrire le passé ?
« La liberté, Mesdames, Messieurs, n’a pas toujours les mains propres ; mais quand elle n’a pas les mains propres, avant de la passer par la fenêtre, il faut y regarder à deux fois […] l’argument invoqué, « cela blesse ma sensibilité, on doit donc l’interdire », est un argument déraisonnable. L’argument raisonnable est le suivant : « Cette pièce blesse votre sensibilité. N’allez pas acheter votre place au contrôle ». On joue d’autres choses ailleurs. Il n’y a pas obligation. Nous ne sommes pas à la radio ou à la télévision ». Ce discours d’André Malraux, a été prononcé le 7 octobre 1966 à l’Assemblée nationale. Quelques mois auparavant, un groupe de militants avait en effet envahi le Théâtre de l’Odéon, à cause d’une pièce de Jean Genet, les Paravents, qui traitait de la guerre d’Algérie, réclamant son annulation.
Si ce discours célèbre d’André Malraux, en faveur de la protection de la liberté artistique, date de 1966, il semble pourtant pouvoir être transposé à un phénomène que l’on connait aujourd’hui sous la dénomination de cancel culture. On date son apparition dans les années 2000, et la cancel culture est fortement liée à l’émergence des réseaux sociaux. Derrière ce terme, il y a l’idée de vouloir annuler les représentations offensantes, en particulier à l’égard des minorités. D’après le dictionnaire de l’Université de Cambridge, il s’agit d’« une manière de se comporter individuellement ou en groupe, en particulier sur les réseaux sociaux, dans laquelle il est commun de rejeter partiellement ou totalement quelqu’un (ndlr. un artiste, son œuvre) parce qu’il a dit ou fait quelque chose qui a été jugé offensant ». Elle s’est particulièrement développée ces dernières années à la suite des mouvements #metoo et Black Lives Matter, et elle occupe aujourd’hui une place importante dans les médias[8]. Le phénomène ne va pas sans une certaine controverse, notamment car la cancel culture reviendrait, selon certains, à une forme de censure. D’après François Terré, « à regarder les vagues qui déferlent depuis les États-Unis, dans la suite du mouvement Black Lives Matter et désormais d’une cancel culture qui veut contrôler la liberté d’expression dans des proportions déconcertantes, on peut redouter que la censure soit devenue le levier de la revanche »[9]. Or, en France, la censure a été abolie avec la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.
La cancel culture recouvre plusieurs formes. Elle est tout d’abord apparue sur les campus universitaires, notamment aux États-Unis où le contenu de certains cours ou bien les propos de certains enseignants ont été remis en cause par une partie des étudiants. Elle peut ensuite s’attaquer à des individus célèbres dont le comportement est considéré comme répréhensible (sur ce thème voir Gisèle Sapiro, Peut-on dissocier l’œuvre de l’auteur ?, Seuil, 2020), on peut par exemple citer le cas récent de K. Rowling qui a été accusée de tenir des propos transphobes, ce qui a conduit à un appel au boycott de ces œuvres. Enfin, la cancel culture peut également concerner les œuvres en elles-mêmes, ces dernières étant considérées comme offensantes. Dans ce cas de figure, ce phénomène entre en conflit avec la liberté d’expression en général et la liberté artistique en particulier (A). Il amène à réfléchir sur les solutions possibles pour parvenir à un équilibre entre les droits des uns et les libertés des autres (B).
A. Un phénomène protéiforme entrant en conflit avec les libertés
Si la cancel culture peut revêtir plusieurs formes, lorsqu’elle concerne les œuvres en elles-mêmes, elle peut aussi se manifester de différentes manières (1). Mais surtout, la cancel culture est susceptible d’entraîner plusieurs conséquences problématiques (2).
1. Les manifestations de la cancel culture
Lorsqu’il s’agit de remettre en cause des œuvres considérées comme offensantes, la cancel culture peut avoir deux visages. Elle peut tout d’abord être vue comme une remise en cause d’œuvres anciennes qui ne sont plus en phase avec les valeurs de la société actuelle. Il s’agit ici d’un refus pour les partisans de la cancel culture de les replacer dans le contexte de l’époque à laquelle elles ont été conçues. Il s’agit notamment d’œuvres sorties dans un contexte colonial et accusées de véhiculer des stéréotypes racistes. L’une des illustrations de ce phénomène concerne une œuvre majeure du cinéma, « Autant en emporte le vent ». Ce film sorti en 1939 est une adaptation du roman de Margaret Mitchell. L’action se déroule dans le sud des États-Unis pendant la guerre de Sécession. Ces dernières années, le film a été au centre d’une polémique car il était accusé de proposer une vision édulcorée de l’esclavage et de véhiculer des préjugés racistes. Ce qui a conduit à son retrait, pendant quelque temps, des plateformes de streaming aux États-Unis. Un autre exemple concerne la bande dessinée. Des établissements scolaires de l’Ontario ont brûlé ou retiré des bibliothèques plusieurs ouvrages qui étaient accusés de véhiculer des stéréotypes racistes envers les autochtones, notamment « Tintin en Amérique » (1931).
Dans ces deux cas, des œuvres datant des années 30 étaient remises en cause par rapport aux standards du XXIe siècle. Et la confrontation entre les standards d’aujourd’hui avec ceux d’une époque révolue a conduit à l’effacement de ces œuvres, à tout le moins dans un contexte particulier. Il s’agit ici du visage le plus radical de la cancel culture. Elle peut également se manifester d’une autre manière, la lutte contre l’appropriation culturelle. Celle-ci peut être définie comme l’« utilisation, par une personne ou un groupe de personnes, d’éléments culturels appartenant à une autre culture, généralement minoritaire, d’une manière qui est jugée offensante, abusive ou inappropriée ».
Dans le domaine artistique, ce phénomène s’est essentiellement illustré à l’opéra et au théâtre. Il y a tout d’abord eu une polémique autour de l’opéra « Porgy and Bess » de George Gershwin. Dans cette œuvre, il est question de la vie des Afro-Américains dans le sud des États-Unis durant les années 30. Or, en 2019, cet opéra a été joué par des artistes blancs en Hongrie, ce qui a suscité une vague de critiques. Une autre polémique a éclaté contre une pièce du metteur en scène québécois Robert Lepage intitulée « Kanata ». Début 2018, il a dû annuler les représentations de sa pièce, retraçant l’histoire des relations entre colons blancs et peuples des Premières Nations, car aucun acteur n’était amérindien. Dans cette affaire, il était reproché à Robert Lepage de « de pratiquer l’appropriation culturelle et de ne pas proposer de représentation adéquate de la diversité culturelle »[10]. S’opposait ici une représentation blessante pour les personnes concernées et un sentiment « de censure ou d’autocensure »[11] pour les défenseurs de la liberté d’expression artistique. Finalement, la pièce a pu voir le jour au théâtre du soleil à Paris, plus tard dans l’année, comme l’explique le communiqué publié à l’époque « Après avoir, comme ils l’avaient annoncé dans leur communiqué du 27 juillet, pris le temps de réfléchir, d’analyser, d’interroger et de s’interroger, Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil sont finalement arrivés à la conclusion que Kanata, le spectacle en cours de répétition, ne violait ni la loi du 29 juillet 1881 ni celle du 13 juillet 1990 ni les articles du Code pénal qui en découlent, en cela qu’il n’appelle ni à la haine, ni au sexisme, ni au racisme ni à l’antisémitisme ; qu’il ne fait l’apologie d’aucun crime de guerre ni ne conteste aucun crime contre l’humanité ; qu’il ne contient aucune expression outrageante, ni terme de mépris ni invective envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, ou une religion déterminée. Ne s’estimant assujetti qu’aux seules lois de la République votées par les représentants élus du peuple français et n’ayant pas, en l’occurrence, de raison de contester ces lois ou de revendiquer leur modification, n’étant donc pas obligé juridiquement ni surtout moralement de se soumettre à d’autres injonctions, même sincères, et encore moins de céder aux tentatives d’intimidation idéologique en forme d’articles culpabilisants, ou d’imprécations accusatrices, le plus souvent anonymes, sur les réseaux sociaux, le Théâtre du Soleil a décidé, en accord avec Robert Lepage, de poursuivre avec lui la création de leur spectacle et de le présenter au public aux dates prévues, sous le titre Kanata – Épisode I – La Controverse »[12].
Dans le contexte de l’appropriation culturelle, la cancel culture peut être considérée comme davantage légitime. En effet, en matière artistique celle-ci « ne qualifie pas n’importe quel type d’échanges ou d’emprunts culturels, mais seulement ceux par lesquels une culture dominante reprend de façon décontextualisée, déformée ou simplifiée les éléments d’une culture dominée »[13]. Cependant, elle peut également conduire à certaines dérives et venir limiter la liberté de création. Car c’est bien là l’une des principales problématiques de la cancel culture, dans la mesure où elle peut également entrer en confrontation avec les droits et libertés.
2. Les conséquences de la cancel culture
La première conséquence de la cancel culture est plutôt intrinsèque. Il s’agit d’un risque d’autocensure ou de chilling effect pour reprendre le vocable de la Cour européenne des droits de l’homme[14]. Pour le dire autrement, les artistes vont hésiter, voire s’empêcher d’aborder une thématique, en ce qu’elle serait sensible ou susceptible de poser problème. On observe ce phénomène dans le milieu littéraire et plus particulièrement dans le domaine de l’édition. Depuis quelques années, la pratique des « sensitivity reader » s’est développée. Avant de publier un ouvrage dans lequel l’auteur parle de thèmes qu’il ne maîtrise pas, celui-ci est lu par des consultants issus de minorités qui sont chargés de déceler les clichés, les stéréotypes. Si ce phénomène est d’abord apparu aux États-Unis, il se développe aussi en France, souvent à la demande des auteurs eux-mêmes. Toutefois, en France, il reste limité à des remarques, les auteurs restent libres d’en tenir compte ou pas. Pourtant, ce phénomène reste assez mal perçu car il est souvent associé à une certaine forme de censure. La littérature n’est pas le seul domaine où l’on observe le développement d’une forme de chilling effect. Les éditeurs du jeu vidéo Resident Evil 4, ressorti récemment dans une version « réalité virtuelle » ont décidé de supprimer certains dialogues sexistes, considérant qu’ils étaient moins tolérés à l’heure actuelle. Pourtant le jeu ne date que de 2005 mais il semble que le phénomène #metoo ait participé à une certaine prise de conscience dans ce domaine.
D’un point de vue juridique, la conséquence directe de la cancel culture est la remise en cause de la liberté d’expression artistique / liberté de création au nom du principe de non-discrimination. La protection de la liberté d’expression artistique a été appréhendée assez tôt dans les textes internationaux de protection des droits de l’homme. Elle est mentionnée à l’article 27 de la Déclaration Universelle des droits de l’homme et elle apparaît à l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966. Au niveau régional, la liberté artistique est expressément consacrée à l’article 13 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. On retrouve également cette protection dans plusieurs textes constitutionnels : la Loi fondamentale allemande ou la Constitution suisse. D’autres textes consacrent plus spécifiquement la liberté de création, on peut ainsi citer le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels dans son article 15 paragraphe 3. C’est également le cas de l’Espagne qui « reconnaît et protège le droit : […] à la production et à la création littéraires, artistiques, scientifiques et techniques » à l’article 20 de sa Constitution. En France, la liberté de création artistique a été consacrée par la loi du 7 juillet 2016 relative à la liberté de création, à l’architecture et au patrimoine. Le principe de non-discrimination quant à lui, est basé sur le principe d’égalité. Il interdit toute discrimination « fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, les origines ethniques ou sociales, les caractéristiques génétiques, la langue, la religion ou les convictions, les opinions politiques ou toute autre opinion, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance, un handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle » (Article 21, Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne).
La cancel culture vient donc mettre en opposition le droit à la liberté d’expression artistique face au principe de non-discrimination, tous deux consacrés sur le plan international, régional et national, sans qu’il soit a priori possible de résoudre le conflit entre ces deux droits. Si la cancel culture est présente partout, elle agit avec plus de vigueur aux États-Unis en raison d’une différence de conception de la liberté d’expression. En effet, en France par exemple, la liberté d’expression est encadrée par la loi du 29 juillet 1881, aux États-Unis, le 1er amendement est plus difficile à remettre en cause devant le juge. Sauf à réunir les éléments nécessaires pour la mise en œuvre du « Brandenburg Test » (1969) pour l’incitation à la violence ou le « Miller Test » (1973) pour les propos obscènes. En ce qui concerne l’incitation à la violence, la Cour suprême américaine a estimé, dans l’affaire Brandenburg vs. Ohio, que « les garanties constitutionnelles de la liberté d’expression et de la liberté de la presse ne permettent pas à un État d’interdire ou de proscrire l’apologie de l’utilisation de la force ou la violation de la loi, sauf si ce plaidoyer vise à inciter ou à produire une action illégale imminente et est susceptible d’inciter ou de produire une telle action »[15]. Il y a donc deux conditions à remplir afin que le test soit validé : vérifier si le discours poursuit le but d’inciter une action illégale imminente d’une part, et s’il est susceptible d’inciter ou de produire une telle action d’autre part. Pour ce qui est des propos obscènes, la Cour suprême a déterminé trois critères dans son arrêt Miller vs. California[16]. Il faut tout d’abord que « la personne moyenne, appliquant les normes contemporaines de la communauté, trouve que le travail dans son ensemble fait appel aux instincts les plus bas ». Ensuite, il est nécessaire que « le travail dépeigne ou décrive, de manière manifestement offensante, une conduite sexuelle spécifiquement définie par la loi applicable de l’État ». Enfin, il faut que « le travail, dans son ensemble, manque de valeur littéraire, artistique, politique ou scientifique sérieuse ».
La cancel culture pose donc certaines difficultés en ce qu’elle s’oppose aux droits et libertés. Toutefois, ce phénomène permet parfois de mettre en lumière des problématiques réelles. Aussi, il convient de revenir sur les solutions à envisager afin de résoudre le conflit.
B. Les solutions possibles pour résoudre le conflit
Le conflit entre la cancel culture et les droits et les libertés n’est pas insoluble. Plusieurs solutions peuvent être envisagées pour parvenir à sa résolution : la contextualisation (1), le recours au législateur (2) ou encore le recours au juge (3).
1. La contextualisation
La première solution pour résoudre le conflit est intrinsèque au secteur artistique, la contextualisation. Il s’agit de conserver l’œuvre tout en y ajoutant un message d’avertissement. Cette méthode s’apparente aux outils de médiation tels qu’ils sont utilisés dans les musées par exemple. L’avantage de la contextualisation est qu’elle permet de susciter le débat plutôt que de vouloir faire comme si l’œuvre n’avait jamais existé.
Le film Autant en emporte le vent a été un temps retiré des plateformes de streaming américaines. Il lui a été notamment reproché de proposer une vision édulcorée de l’esclavage. Toutefois, quelque temps après, le film était de nouveau disponible accompagné de deux vidéos explicatives rappelant le contexte dans lequel il avait été tourné. La vidéo introductive est présentée par une universitaire, Jacqueline Stewart. Celle-ci souligne notamment les stéréotypes avec lesquels les personnages noirs sont représentés ainsi que le fait que le film passe complètement sous silence les horreurs de l’esclavage. Elle prévient également que regarder ce film peut être douloureux, tout en soulignant qu’il est important qu’il puisse être vu pour pouvoir être débattu. Qu’il reflète le contexte d’une époque et invite les spectateurs et réfléchir sur leurs propres valeurs en le regardant aujourd’hui.
Une autre plateforme a pris une décision pouvant entrer dans le cadre de la contextualisation, il s’agit de Disney+. Plusieurs films tels que « Les Aristochats », « Peter Pan » ou encore « La Belle et le Clochard » étaient accusés de véhiculer des stéréotypes racistes. Ces derniers ne sont plus accessibles directement pour les moins de 7 ans, un contrôle parental a été mis en place avec le message d’avertissement suivant : « Ce programme comprend des représentations datées et/ou un traitement négatif des personnes ou des cultures. Ces stéréotypes étaient déplacés à l’époque et le sont encore aujourd’hui. Plutôt que de supprimer ce contenu, nous tenons à reconnaître son influence néfaste afin de ne pas répéter les mêmes erreurs, d’engager le dialogue et de bâtir un avenir plus inclusif, tous ensemble ».
Un dernier exemple de cette pratique peut être trouvé dans le milieu de l’édition. La bande dessinée Tintin au Congo (1931) a été l’objet de nombreuses controverses, notamment en raison de stéréotypes racistes qu’elle contenait. De ce fait, certaines éditions comportent une mise en garde sur la couverture. En France, une édition augmentée et commentée de la bande dessinée par Philippe Goddin, intitulée Les tribulations de Tintin au Congoa été publiée en 2018. Son auteur explique qu’il y « aborde de front ces préjugés de l’époque, qui sont le reflet de l’époque coloniale. […] S’il y a lieu d’être mécontent aujourd’hui, il faut être mécontent de ce que nos parents, nos grands-parents ont été, de cette mentalité qui a prévalu longtemps. […] Bien sûr, il y a ce parlé des Noirs, ce sont des choses que l’on peut reprocher, mais pas uniquement à Hergé. C’est l’époque qui était comme ça ».
2. Le recours au législateur
L’une des autres solutions pourrait être celle de l’intervention du législateur pour limiter les effets de la cancel culture, même si celle-ci semble assez compliquée à mettre en œuvre.
Au Royaume-Uni, un projet de loi a été évoqué pour lutter contre la cancel culture, notamment à l’Université. Cette mesure était préconisée par un rapport du département de l’éducation de février 2021 sur la liberté d’expression et la liberté académique. L’idée sous-jacente étant de renforcer les obligations légales existantes et de veiller à ce que des mesures soient prises en cas de violation. Pour cela un « champion de la liberté d’expression » serait désigné au Bureau des étudiants (Office for Students), un organisme indépendant du gouvernement mais qui rend compte au Parlement.
Au Texas, l’intervention des autorités s’est faite dans le sens inverse : Matt Krause, membre républicain de la Chambre des représentants du Texas souhaitait faire interdire 850 ouvrages sensibilisant notamment au racisme. D’après Matt Krause, ces ouvrages issus du mouvement « woke » (sur cette notion voir. POLICAR A., « De wokeau wokisme : anatomie d’un anathème », Raison présente, 2022/1 (N° 221), p. 115-118) seraient culpabilisant pour les enfants blancs. Toutefois, cette initiative a été remise en cause, notamment par l’association des enseignants du Texas, dans la mesure où rien dans la loi ne permettrait de conduire une telle « chasse aux sorcières », comme l’indique la présidente de cette association.
3. Le recours au juge
Le recours au juge semble la voie à privilégier pour encadrer les dérives du phénomène. Une jurisprudence récente de la Cour suprême de Canada, en date du 29 octobre 2021, est toutefois venue démontrer la pertinence du recours, dans l’affaire Ward c. Québec[17].
Dans cette affaire, le conflit opposait Mike Ward, un humoriste québécois à Jérémy Gabriel, un jeune chanteur souffrant d’un handicap. Dans plusieurs spectacles, l’humoriste s’était moqué du chanteur, ce qui lui avait valu une condamnation devant les juridictions inférieures, faisant ainsi prévaloir le droit à la non-discrimination. L’affaire est ensuite arrivée devant la Cour suprême, dans sa plaidoirie, l’avocat de l’humoriste avait souligné les enjeux de cette affaire : « Limiter la liberté d’expression, dans une société de “cancel culture” aurait un effet de frilosité, plus personne n’oserait parler ».
La Cour s’est prononcée en faveur de la liberté d’expression artistique. D’après les juges : « Le recours en discrimination n’est pas, et ne doit pas devenir, un recours en diffamation ». Il réfute l’argument du Tribunal selon lequel le jeune chanteur a été ciblé en raison de son handicap, mais bien parce qu’il est une personnalité publique. D’après la Cour, s’il existe des limites à la liberté d’expression artistique, elles ne s’appliquent pas en l’espèce : « Le fait qu’un humoriste connu, populaire, profite de sa tribune pour se moquer d’un jeune homme en situation de handicap n’a certes rien d’édifiant. Quoi qu’il en soit, il ne s’agit pas ici de déterminer si les propos de M. Ward sont de bon ou de mauvais goût, mais d’appliquer un cadre juridique à des propos prononcés dans un contexte précis. Ce cadre juridique est centré sur les effets discriminatoires probables des propos et non sur le préjudice émotionnel subi par la personne ciblée […] Situés dans leur contexte, ses propos ne peuvent être pris au premier degré. Bien que M. Ward prononce des méchancetés et des propos honteux liés au handicap de M. Gabriel, ses propos n’incitent pas l’auditoire à traiter celui-ci comme un être inférieur ».
Cette décision a été adoptée à 5 voix contre 4, ce qui démontre le caractère plutôt conflictuel de la cancel culture: faire prévaloir la liberté d’expression artistique n’est pas nécessairement une évidence, surtout quand elle vient heurter des sensibilités. Il y a un autre phénomène qui semble davantage faire consensus, c’est celui de la restitution de biens culturels.
V.LOBIER
II. La restitution des biens culturels : une manière de réparer les erreurs du passé ?
Pendant longtemps, la question de la restitution des biens culturels a pu apparaître comme étant un tabou. De fait, restituer implique d’une part, la détermination d’un préjudice devant être réparé et d’autre part, la dépossession de ceux qui ont la garde des biens culturels, généralement les musées (Pierre Noual définit ainsi la restitution comme étant « la reconnaissance de l’illégitimité de la propriété d’un bien culturel »[18]). Or, le musée semble devoir être plus que jamais un espace inviolable dont la mission serait de permettre de rendre accessibles au monde entier les œuvres qui y sont exposées. Cette conception du « musée universel » dérive de l’idéal encyclopédique développé au siècle des Lumières[19]. Incidemment, cela suppose que retirer un bien exposé dans un musée pour le restituer à ceux qui en revendiquent la détention exclusive conduirait, d’une certaine manière, à ce qu’on en dépossède l’humanité au profit d’intérêts particuliers. C’est peu ou prou ce qu’affirmèrent 19 musées de l’hémisphère nord – parmi lesquels figure le Louvre[20] – en adoptant en décembre 2002 une Déclaration sur l’importance et la valeur des musées universels. Jugeant que « les musées ne sont pas au service des habitants d’une seule nation, mais des citoyens de chacune », les signataires de cette Déclaration affirmaient que « les pièces acquises autrefois doivent être considérées à la lumière de valeurs et de sensibilités différentes, lesquelles témoignent de ce passé révolu ». Or, comme le souligne Geoffrey Lewis, cette déclaration avait pour objet de « garantir davantage d’immunité face aux demandes de restitution d’objets appartenant aux collections de ces musées »[21].
Si une telle position peut se comprendre dans une logique de conservation des œuvres, voire de conservatisme, force est de constater que la tendance contemporaine à la déconstruction du passé, en témoigne la cancel culture, tend aujourd’hui à remettre en cause l’opportunité politique de cette résistance du monde muséal à ce que soit restituées les œuvres acquises de manière irrégulière. Deux événements historiques peuvent illustrer le caractère discutable des conditions dans lesquelles les collections des musées ont pu être constituées. Le fait colonial d’une part, qui, par définition, a pu être propice à la dépossession des peuples colonisés de certaines de leurs œuvres au profit des musées du colonisateur. Or, comme le relève le Président Emmanuel Macron dans son discours prononcé à l’université de Ouagadougou le 28 novembre 2017, « il n’y a pas de justification valable, durable et inconditionnelle » pour « qu’une large part du patrimoine culturel de plusieurs pays africains soit en France ». D’autre part, la Seconde Guerre mondiale a pu apparaître comme un moment de l’histoire ayant pu conduire à diverses dépossessions ayant nécessité très tôt la mise en place de mesures permettant la restitution des biens culturels dont la provenance est douteuse[22]. La plupart des œuvres spoliées par les nazis ont pu être ainsi restituées, leur détention par les musées nationaux n’étant que provisoire : ce sont les œuvres dites « MNR »[23]. Mais il a pu arriver que certaines œuvres, dont les conditions d’acquisition ont pu sembler régulières, intègrent pleinement les collections nationales et deviennent définitivement inaliénables. C’est pourquoi, de manière analogue à ce que sont les procédures de restitution des œuvres pillées (il convient de rappeler sur ce point la distinction opérée par le professeur Gérard Lyon-Caen dans sa thèse entre biens spoliés et biens pillés : les biens spoliés le sont de manière organisée alors que les biens pillés le sont par la force de manière totalement illicite[24]) dans le cadre de la colonisation, il a fallu récemment une intervention du législateur pour corriger les cas dans lesquels la dépossession demeure contestable[25].
Si la question coloniale interroge avant tout les relations entre États là où la restitution des biens spoliés durant la 2deguerre mondiale relève plus d’une question de droit individuel, on retrouve dans l’un et l’autre de ces cas une tendance à la réparation des erreurs du passé. Dès lors, contrairement à la cancel culture dont la finalité est de faire table rase d’un passé que l’on rejette, l’enjeu de la restitution des biens culturels vise au contraire à en assumer les conséquences en œuvrant de manière à en solder le passif. Il s’agit donc d’abord de démontrer le caractère incontournable, sur le plan des libertés, des processus de restitutions (A) puis d’analyser les perspectives offertes par ce procédé pour dépasser les conflits du passé (B).
A. Un phénomène multiniveaux entrant en phase avec les libertés
Le caractère multiniveau de l’obligation de restitution des biens culturels s’illustre à la fois par la diversité des normes qui fondent cette obligation (1) et en même temps, par la déclinaison interne et internationale de l’obligation de restitution (2).
1. La diversité des normes fondant l’obligation de restitution
Au-delà de la seule dimension politique, l’obligation de restitution des biens culturels résulte aujourd’hui de plusieurs types de normes. Certaines ont trait à l’organisation des relations entre États et se caractérisent essentiellement par une logique de droit international objectif. D’autres en revanche sont plus à même de reconnaître des droits subjectifs en faveur des individus ou groupes d’individus ayant été dépossédés de biens culturels.
Sur le plan objectif, il convient tout d’abord de faire référence à l’action de l’UNESCO en faveur de la « diversité culturelle ». Comme le mentionne la professeure Danièle Lochak, l’interventionnisme de l’UNESCO en la matière est intimement corrélé avec le processus de décolonisation qui a de fait, conduit à ce que « le concept de culture s’élargisse pour englober la référence à « l’identité » »[26]. Une telle logique implique une approche essentiellement collective des droits culturels, dimension qui ressort clairement de la convention adoptée en 1970 sous l’égide de l’UNESCO pour « interdire et empêcher l’importation, l’exportation et le transfert de propriété illicites des biens culturels ». De fait, si cette convention entend fonder clairement une obligation de restitution des biens volés ou importés de manière illicite (conformément à l’article 7), sa mise en œuvre relève exclusivement des relations entre États, ce que rappela la cour d’appel de Paris dans sa décision République fédérale du Nigéria c. de Montbrison rendue le 5 avril 2004. La cour estima ainsi que bien que la France ait ratifié cette convention le 7 avril 1997, elle ne comporte pas pour autant de dispositions qui puissent être d’effet direct dans l’ordre juridique interne des États parties[27]. Cette convention n’en a pas moins le mérite de condamner formellement la dépossession des biens culturels, en particulier lorsque celle-ci résulte « directement ou indirectement de l’occupation d’un pays par une puissance étrangère » (article 11). Il y a donc nettement une remise en cause du fait colonial ce qui motiva la grande majorité des États africains à ratifier cette convention. Cependant, en dépit d’une définition assez large des biens culturels concernés – objets d’antiquité, manuscrits rares, tableaux, collections anatomiques… – et d’une volonté certaine d’encadrer les échanges éventuels en la matière, cette convention comporte une limite fondamentale en ce que l’obligation de restitution qu’elle comprend n’est opposable qu’à compter de son entrée en vigueur. Il s’agit d’un texte qui ne vaut que pour l’avenir et qui apparaît clairement inapplicable dans le cadre des dépossessions survenues durant la période coloniale ou durant la Seconde Guerre mondiale.
Afin de surmonter ces limites, notamment en ce qui concerne l’absence d’effet direct, fut adoptée en 1995 une convention sous l’égide de l’UNIDROIT relative aux « biens culturels volés ou illicitement exportés »[28]. Son article 3 fonde expressément l’obligation pour « le possesseur d’un bien culturel volé » de le restituer. Cette convention consacre, ce faisant, de manière plus nette un droit subjectif à la revendication en restitution des biens culturels, aspect qui est renforcé par l’existence d’un délai de prescription triennal fondé sur le moment où le demandeur a connaissance du lieu et de l’identité du possesseur du bien concerné et ce, dans un délai de 50 ans à compter du vol (précisons que l’article 3 de la convention pose une dérogation à cette règle concernant les biens figurant dans les collections publiques puisque dans ce cas, seul le délai de 3 ans s’impose, ouvrant ce faisant à des contestations susceptibles de viser des cas de dépossession au-delà du délai de 50 ans). Par ailleurs, ce texte prévoit expressément la possibilité de saisir directement les tribunaux d’un État partie à fins d’ordonner la restitution (article 8) ce qui tend à lui conférer clairement un effet direct dans l’ordre juridique interne. La forte ambition de cette convention a cependant pu nuire à ce que les États acceptent de la ratifier et ce, malgré le fait qu’elle serait en pratique « plus inoffensive que bien d’autres en matière d’entraide internationale », pour reprendre les mots du professeur Pierre Lalive[29]. De fait, comme la convention de 1970, son application n’est pas rétroactive, ce texte visant surtout à faire face au phénomène actuel de trafic des biens culturels et non de revenir sur les nombreuses dépossessions induites par la colonisation et les guerres. Or, seuls 51 États l’ont aujourd’hui ratifiée – la France l’a signée, mais non ratifiée – contre 141 pour la convention de l’UNESCO.
Enfin, il convient de mentionner l’action analogue de l’Union européenne en faveur de la lutte contre le trafic de biens culturels. Ainsi, la directive 93/7/CEE du Conseil adoptée le 15 mars 1993 entendait favoriser la restitution de biens culturels ayant quitté illicitement le territoire d’un État membre. Celle-ci apparaissait comme la conséquence de l’exigence de protection des trésors nationaux garantie par l’article 36 du traité CEE (désormais article 36 du TFUE). Suite à diverses modifications, cette directive a été refondue en 2014 dans la directive 2014/60/UE et transposée en droit français aux articles L112-1 à L112-21 du code du patrimoine. Il en ressort un dispositif assez similaire à celui institué par la convention de l’UNIDROIT si ce n’est qu’il appartient aux seuls États membres d’initier un recours éventuel à fins de restitution des biens culturels ayant quitté illicitement leur territoire. Par ailleurs, son champ d’application territorial et temporel est strictement limité en ce que d’une part, elle n’a lieu à s’appliquer que dans le cadre des relations entre États membres de l’Union européenne et que d’autre part, elle n’est applicable que pour les « biens culturels qui ont quitté illicitement le territoire d’un État membre à partir du 1erjanvier 1993 » (article 14).
Si ces différents textes ont le mérite de traduire sur le plan international une réelle préoccupation visant à lutter contre les trafics de biens culturels, ils ne semblent pas véritablement à même de satisfaire une revendication fondée sur la réparation de préjudices historiques anciens tels qu’a pu l’être le fait colonial. C’est donc, en second lieu, sur le plan des droits subjectifs que peut être recherché un fondement à l’exigence de restitution, en particulier à la lumière des systèmes de protection régionale des droits de l’homme. De fait, la restitution de biens culturels tend à garantir la préservation de l’identité culturelle des groupes qui en sont dépositaires. Reste que cette approche par le droit à l’identité dénote d’une logique de droit collectif là où les instruments en question sont généralement porteurs de droits individuels. À ce titre, la référence que constitue la Déclaration universelle des droits de l’homme se borne à envisager, en son article 27, le droit de toute personne à « prendre part librement à la vie culturelle de la communauté, [à] jouir des arts et de participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent ». Le pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels de 1966 n’en dit pas beaucoup plus, son article 15 fondant seulement le droit de chacun « de participer à la vie culturelle ». En revanche, le pacte international relatif aux droits civils et politiques offre une approche plus collective de ce droit en reconnaissant en son article 27 le droit des personnes appartenant à des minorités ethniques, religieuses ou linguistiques « d’avoir, en commun avec les autres membres de leur groupe, leur propre vie culturelle ». Cette disposition a pu notamment être déclinée afin de bénéficier aux peuples autochtones qui constituent aujourd’hui l’archétype même de la minorité ethnique. De fait, si l’on se réfère à la « définition de travail » échafaudé par José Martinez Cobo et qui fait généralement autorité dans ce domaine, « les communautés, populations et nations autochtones sont celles qui, liées par une continuité historique avec les sociétés antérieures à l’invasion et avec les sociétés précoloniales qui se sont développées sur leurs territoires, se jugent distinctes des autres éléments des sociétés qui dominent à présent sur leurs territoires ou parties de ces territoires »[30]. De manière plus large que pour les « simples minorités » (précisons pour le lecteur que les peuples autochtones refusent aujourd’hui d’être qualifiés de « minorités » compte tenu des privilèges qu’ils tiennent vis-à-vis du territoire à partir duquel se forge leur identité), les peuples autochtones ont plus que jamais vocation à défendre leur identité culturelle, ce qui inclut naturellement la préservation de leurs biens culturels. Cette dimension ressort clairement de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones adoptée en 2007 par l’Assemblée générale. Son article 11 proclame ainsi le droit des peuples autochtones « d’observer et de revivifier leurs traditions culturelles et leurs coutumes », ce pour quoi les États « doivent accorder réparation par le biais de mécanismes efficaces — qui peuvent comprendre la restitution — mis au point en concertation avec les peuples autochtones, en ce qui concerne les biens culturels, intellectuels, religieux et spirituels qui leur ont été pris sans leur consentement ». S’agissant d’une simple résolution de l’Assemblée générale, il ne s’agit pas d’un texte contraignant. Il comporte toutefois un véritable principe de restitution des biens culturels, alors susceptible d’inspirer les systèmes de protection régionale des droits de l’homme.
Peu sujet à des revendications fondées sur la qualité de peuples autochtones, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme apparaît peu disante en la matière. De surcroît, les droits consacrés dans la Convention comportent essentiellement une dimension individuelle et donc, peu propice à une déclinaison de type collective. L’article 8 de la Convention, relatif au droit au respect de la vie privée et familiale, n’en constitue pas moins « la matrice du droit à l’identité » pour reprendre la formule de Danièle Lochak[31]. Dès lors, la Cour a pu développer une jurisprudence visant à protéger l’identité collective d’un groupe ethnique compte tenu des incidences que peut avoir sur les droits de ses membres la diffusion de stéréotypes négatifs vis-à-vis de la communauté (CEDH, Gde ch. 15 mars 2012, n° 4149/04 et 41029/04, Aksu c. Turquie). Mais sur le plan des droits culturels, c’est sans doute l’arrêt Ahunbay et autres c. Turquie rendu le 29 janvier 2019 qui paraît être le plus prometteur (n° 6080/06). En l’espèce, les requérants souhaitaient contester la poursuite de travaux susceptibles de remettre en cause un patrimoine archéologique. Se prévalant notamment de l’article 8 de la Convention, ils estimaient que la destruction de ce patrimoine « violerait non seulement le droit à l’instruction de l’humanité d’aujourd’hui mais aussi celui des générations à venir » (§16). En somme, il y aurait violation d’un « droit individuel universel à la protection de tel ou de tel héritage culturel » (§25). La Cour rejeta la requête au vu des éléments d’espèce mais laissa néanmoins, comme le souligne Maxime Dantzlinger « la porte entrouverte »[32]. De fait, la Cour rappela qu’elle peut interpréter les droits de la convention au regard de « toute règle pertinente de droit international applicable dans les relations entre les parties » et ce, qu’elles soient contraignantes ou non (§21-23). Or, elle admet que la « conservation de l’héritage culturel et l’accès à ce dernier » constituent des enjeux contemporains réels et plus particulièrement en ce qui concerne « le droit des minorités de jouir librement de leur propre culture ainsi que le droit des peuples autochtones de conserver, contrôler et protéger leur héritage culturel » (§23). Les requérants n’étant pas dans l’une ou l’autre de ces situations, ils ne purent avoir gain de cause. Toutefois, cette position semble laisser entendre que les différents textes internationaux susceptibles de fonder le droit à la restitution des biens culturels peuvent parfaitement se voir doter d’une valeur contraignante dès lors qu’ils sont mobilisés au support des droits garantis par la Convention européenne des droits de l’homme.
Cette dimension a pu apparaître d’autant plus marquée dans le cadre du système interaméricain de protection des droits de l’homme. Compte tenu d’une importante population autochtone sur le continent, la Cour interaméricaine a pu progressivement admettre « l’autochtonisation » des droits garantis par la Convention[33]. À ce titre, l’arrêt Awas Tingni c. Nicaragua rendu le 31 août 2001 en est un exemple emblématique, le « droit à la propriété privée » garanti par l’article 21 de la Convention ayant été décliné, en présence de peuples autochtones, en droit à la propriété collective, la reconnaissance de leur droit à la terre participant à la « préservation de leur héritage culturel » (CIDH, Awas Tingni c. Nicaragua, décision du 31 août 2001, Serie C No. 79, §149). Cette position a pu être réaffirmée à plusieurs reprises par la Cour et récemment dans l’arrêt Lakha Honhat c. Argentine rendu le 6 février 2020 (CIDH, Comunidades Indígenas Miembros de la Asociación Lhaka Honhat (Nuestra Tierra) c. Argentina, décision du 6 février 2020, Serie C No 400, §231 et suivants). La Cour rappela le droit des peuples autochtones à l’identité culturelle en se prévalant notamment des apports de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones. La conséquence en est l’obligation pour les États de prendre toute mesure utile pour permettre aux autochtones de prendre part à la vie culturelle. Si cette affaire n’impliquait pas directement un enjeu de restitution de biens culturels, il serait plausible qu’un contentieux impliquant une telle problématique puisse justifier un raisonnement analogue eu égard à l’approche spécifique du droit de propriété en présence de peuples autochtones. Eu égard à un tel potentiel de normativité, c’est donc sans surprise que nous avons pu voir se développer ces dernières années un certain nombre de processus de restitutions de biens culturels, tant sur le plan interne qu’international.
2. La déclinaison interne et internationale de l’obligation de restitution
Comme nous l’avons vu, le processus de restitution des biens culturels constitue aussi bien un enjeu de relations internationales entre États que de droits individuels dont peuvent se prévaloir des individus ou des communautés à l’égard de l’État dont ils relèvent. Dans l’un ou l’autre cas, il n’en demeure pas moins la subsistance d’une question juridique récurrente concernant le statut juridique des biens culturels. De fait, si l’on s’en tient au droit français, les biens culturels, dès lors qu’ils appartiennent à une personne publique et qu’ils intègrent les collections des musées de France, font partie du domaine public (article L451-5 du code du patrimoine). La conséquence en est le principe de leur inaliénabilité sauf dérogation législative expresse[34]. Le code prévoit ainsi la possibilité d’un déclassement après avis conforme du Haut Conseil des musées de France (l’application conjointe des articles L410-1 et L451-7 du code du patrimoine implique toutefois qu’une telle décision de déclassement ne peut survenir qu’à condition que la conservation et la présentation du bien ne soit plus d’intérêt public et que son incorporation ne soit pas la conséquence d’un don ou d’un leg). Ayant succédé en 2020 à la commission scientifique nationale des collections, il est notable de souligner, comme l’énonce Fabrice Reneaud, la faible probabilité de déclassement validé par cet organe compte tenu de la persistance de l’intérêt culturel des biens concernés[35]. Cette relative inadéquation d’une procédure de déclassement fondée sur la valeur scientifique du bien avec l’enjeu politique de la restitution va donc justifier le recours à des lois de circonstances.
À ce jour, quatre lois ont pu être adoptées afin de permettre la restitution de biens culturels. Trois visaient à permettre le retour de biens vers leur État d’origine : ce fut le cas de la Vénus Hottentote dont la dépouille fut restituée à l’Afrique du Sud (loi n° 2002-323 du 6 pars 2002), de 20 têtes maori restituées à la Nouvelle-Zélande (loi n° 2010-501 du 18 mai 2010) et de 27 objets d’art restitués récemment au Bénin et au Sénégal (loi n° 2020-1673 du 24 décembre 2020). La quatrième visait quant à elle à permettre la restitution de biens spoliés durant la Seconde Guerre mondiale à des personnes privées (loi n° 2022-218 du 21 février 2022). Au vu de la récurrence de telles lois de circonstances, il a pu être envisagé de mettre en place une loi-cadre susceptible d’organiser les demandes de restitution, ce que le Conseil d’État défendit notamment dans son avis rendu sur la loi du 21 février 2022[36]. Mais comme le soulignent les études d’impact publiées par le Gouvernement en amont des deux dernières lois de restitution, l’élaboration d’une loi-cadre « nécessiterait de déterminer une critériologie précise et exhaustive, qui par nature est délicate et complexe à établir, variable selon les époques, et qui pourrait finalement représenter un obstacle pour effectuer des restitutions qui apparaîtraient pourtant souhaitables » (termes employés dans l’étude d’impact relative à la loi du 24 décembre 2020). Force est alors de constater que les quatre lois de restitutions sont toutes singulières, que ce soit par la nature des biens transmis – biens culturels ou dépouilles – ou des destinataires – État étranger ou personne privée. Ajoutons par ailleurs qu’en dépit du « spectre de la loi bavarde » et de la multiplication des « lois d’émotion patrimoniale » pour reprendre l’expression de Pierre Noual[37], l’adoption de lois de circonstance a le mérite de renforcer la dimension mémorielle de tels textes. Il y a, de fait, un enjeu symbolique à ce que soit adoptée une loi spécifique dans le cadre solennel de la représentation nationale afin de faire amende honorable en permettant le retour de biens culturels spoliés ou pillés du fait de l’action positive ou négative de l’État. Une telle approche paraît d’autant plus souhaitable lorsque le processus de restitution intervient dans un cadre plus général de réparation des dommages causés aux peuples autochtones. En ce sens, l’exemple emblématique est celui de la Nouvelle-Zélande où, depuis 1975, sont organisées sous l’égide du Tribunal de Waitangi des enquêtes historiques dédiées à déterminer les manquements de la Couronne à ses engagements envers les Maori et les réparations que cela doit engendrer[38]. Le règlement prend généralement la forme d’une loi spécifique adoptée par le Parlement néozélandais pouvant intégrer diverses formes de réparation : cela peut aller des excuses à la rétrocession de terres en passant par l’attribution de compensations financières ou encore la reconnaissance de la personnalité juridique d’un fleuve (sur ce dernier point, il s’agit l’exemple emblématique de la reconnaissance de la personnalité juridique du fleuve Whanganui acté par Te Awa Tupua (Whanganui River Claims Settlement) Act 2017 No 7).
Il y a cependant ici une dimension purement interne à la loi qui vient consacrer un droit particulier à une certaine catégorie de la population – en l’occurrence qualifiée d’autochtone. Dans le cas français, l’ensemble des « populations » susceptibles d’être qualifiées ainsi ne sont pas toutes susceptibles de bénéficier de la même reconnaissance et, par voie d’extension, des mêmes droits. Tout d’abord, comme cela fut rappelé par le représentant français à l’ONU au moment du vote par l’Assemblée générale de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, on ne trouve de populations autochtones (à noter que le fait de parler de « populations autochtones » et non de peuples est un choix délibéré du représentant français à l’occasion du vote de la Déclaration) que dans les seules collectivités territoriales d’outre-mer. Ensuite, il y a de véritables disparités selon les collectivités.
De fait, les Kanak de Nouvelle-Calédonie se trouvent dans la situation la plus favorable avec la reconnaissance formelle de leur statut de « peuple » dans le cadre de l’Accord de Nouméa. Cet Accord, qui détient aujourd’hui une valeur constitutionnelle, consacre le droit du peuple kanak à recouvrer son « identité confisquée » ce qui implique l’obligation faite à l’État de favoriser « le retour en Nouvelle-Calédonie d’objets culturels kanak qui se trouvent dans des musées ou des collections, en France métropolitaine ou dans d’autres pays » (§ 1.3.2 de l’Accord). Concrètement, cette obligation s’est traduite par l’adoption, conformément à l’article 215 de la loi organique relative à la Nouvelle-Calédonie, d’un accord particulier entre l’État et la Nouvelle-Calédonie sur le développement culturel de la Nouvelle-Calédonie. Celui-ci prévoit notamment que l’État s’engage à « favoriser le retour des œuvres du patrimoine kanak appartenant à l’État sous la forme juridique de prêts de longue durée renouvelables » (point 1.1 de l’accord). Cette modalité a ainsi le mérite d’éluder la problématique du déclassement, d’autant plus que la Nouvelle-Calédonie a été dotée de ses propres institutions muséales habilitées à recevoir et à exposer les biens concernés, en l’occurrence le Centre culturel Tjibaou et l’Agence de développement de la culture Kanak.
Concernant les autres collectivités d’outre-mer, la situation n’a rien de comparable. On peut toutefois mentionner l’introduction dans le code du patrimoine de la Polynésie française de dispositions reprenant les termes de la directive européenne 2014/60/UE en l’adaptant au contexte particulier de la Polynésie. L’adoption de ce code résulte d’une loi du pays adoptée en 2015 conformément à la compétence résiduelle dont dispose la Polynésie en application de l’article 13 de la loi organique relative à la Polynésie française[39]. Bâti sur le modèle du code français du patrimoine, le code est encore en cours de formation, la loi du pays de 2015 ayant consacré seulement le livre relatif aux monuments historiques et aux espaces protégés (livre VI). Les dispositions relatives à la protection des biens culturels (titre Ier du livre I) furent introduites par la loi du pays n° 2018-32 du 23 août 2018. Ce titre comprend notamment un chapitre consacré à la restitution des biens culturels (articles LP 112-1 à LP 112-20) calqué sur le code français du patrimoine. Il est notable de souligner que si l’article L112-11 du code du patrimoine limite l’application des dispositions relatives à la restitution aux biens culturels sortis illicitement du territoire national après le 31 décembre 1992 – en application du droit européen –, l’article LP 112-11 du code du patrimoine de la Polynésie française n’établit pas une telle limite temporelle. Tout au plus, il est « notamment » prévu l’applicabilité de ces dispositions aux biens sortis illicitement du territoire de la Polynésie « en violation des règlementations antérieures au présent code, notamment l’article 86 de la délibération n° 61-44 du 8 avril 1961 ». Le double recours à l’adverbe « notamment » semble indiquer que l’ambition du législateur polynésien est de ne pas limiter a priori la possibilité pour la Polynésie française « d’ester en justice auprès de la juridiction nationale ou étrangère compétente aux fins de récupérer un bien illégalement sorti de Polynésie » (article LP 112-13). À l’évidence, un tel volontarisme ne préjuge pas du succès éventuel d’une telle action, mais tend néanmoins à adresser un message clair en faveur d’une véritable politique de retour des biens culturels sortis illicitement du territoire de la Polynésie française.
Fondé sur différentes normes et principes issus du droit international, justifié par une nécessaire relecture du passé, le droit à la restitution des biens culturels apparaît plus que jamais comme étant une réalité. Aussi, les exemples ultramarins illustrent bien le droit qu’a chaque peuple de conserver sur son territoire les biens culturels qui reflètent son identité. Incidemment, cela traduit le principe rappelé dans les deux pactes internationaux de 1966 selon lequel les peuples ont le droit d’assurer « librement leur développement économique, social et culturel ». Mais comme l’illustre l’exemple de la loi du 21 février 2022 qui fonde un droit individuel à la restitution au profit des ayants droit de victimes de persécutions antisémites, on constate que la mise en œuvre de la restitution entend plus généralement permettre un dépassement des conflits du passé.
B. Une solution possible pour dépasser les conflits du passé
Si la restitution des biens culturels est aujourd’hui une modalité privilégiée pour assurer le dépassement des conflits du passé (2), il convient tout d’abord de rappeler les problématiques posées par un processus dont l’ambition est de revenir sur le préjudice historique (1).
1. La problématique de la réparation du préjudice historique
Comme en témoigne l’absence de caractère rétroactif des normes internationales et européennes relatives à la restitution des biens culturels, l’ancienneté des faits susceptibles d’être caractérisés de préjudice historique semble devoir limiter la mise en œuvre d’une telle obligation. Deux problèmes majeurs vont généralement faire obstacle à ce type de revendications. D’un côté se pose la question de la potentielle prescription des faits ayant conduit à la dépossession des biens culturels revendiqués (a). De l’autre, et de manière liée, l’ancienneté des faits conduira bien souvent à rendre peu aisé pour les requérants d’apporter la preuve du caractère illicite de la dépossession des biens culturels concernés (b).
a. La question de la prescription
Comme le souligne Kelly Picard dans sa thèse de doctorat relative à la responsabilité de l’État du fait du préjudice historique, « il est difficile de répondre à une situation exceptionnelle en ayant recours à des moyens ordinaires »[40]. De fait, on perçoit bien le caractère hors norme d’un processus de restitution visant à restituer des œuvres d’art qui auraient été pillées durant la période coloniale ou spoliées durant la 2deguerre mondiale. En effet, quand bien même ces deux situations illustrées respectivement par les lois du 24 décembre 2020 et du 21 décembre 2022 correspondent « à des motivations et à des enjeux différents »[41], elles ont en commun le fait qu’elles échappent au cadre posé par les différentes normes internationales établissant l’obligation de restitution des biens culturels. De fait, rappelons que la convention UNESCO de 1970, la convention UNIDROIT de 1995 et la directive européenne 2014/60/UE prévoient qu’elles ne peuvent être d’application rétroactive. Or, la plus ou moins grande ancienneté des faits constitutifs de spoliation ou de pillage des biens culturels paraît faire durablement obstacle à ce que toute revendication en restitution puisse être portée devant les tribunaux. En conséquence, seul le bon vouloir des différents acteurs paraît susceptible de faire avancer d’éventuelles demandes en ce sens, à l’image de la préconisation soutenue par le code de déontologie du Conseil international des musées (ICOM) visant à ce que les musées prennent « rapidement les mesures nécessaires » en vue de « la restitution d’un objet ou spécimen qui s’avère avoir été exporté ou transféré en violation des principes des conventions internationales et nationales » (§6.2 du code). On notera cependant qu’il est ici clairement fait référence aux conventions internationales et nationales ce qui tend à délimiter là encore strictement la portée d’une telle préconisation. En conséquence, si le Musée du Louvre a pu accepter en 2009 de faire déclasser « cinq fragments de peinture murale provenant de la tombe de Tetiky »[42] en vue de leur restitution à l’Égypte d’où ils étaient sortis illégalement en contradiction avec la convention de l’UNESCO, ce fut en revanche une fin de non-recevoir à la demande adressée en 2016 par le ministre béninois des Affaires étrangères en vue de la restitution du trésor d’Abomey alors intégrées aux collections du musée du quai Branly-Jacques Chirac[43]. Ce ne fut que par la loi du 24 décembre 2020 que cette demande a pu être satisfaite.
Si cet exemple a finalement permis à l’État requérant d’obtenir gain de cause, le fait que le processus de restitution soit tributaire du seul bon vouloir du législateur ne paraît pas parfaitement satisfaisant. Aussi, bien que la question de la restitution des biens culturels repose avant tout sur un enjeu politique, elle se justifie également par certains arguments juridiques. Outre le droit à la restitution dont on trouve trace dans l’ordre juridique international, il convient de garder à l’esprit le caractère fondamentalement illicite des spoliations et pillages de biens culturels. À ce titre, la dépossession systématique d’un groupe de personne des biens relatifs à sa culture pourrait être considérée comme contribuant à la réalisation d’un génocide culturel. L’expression est ainsi utilisée sans ambigüité par la Commission de vérité et de réconciliation du Canada dans son rapport, le génocide culturel étant défini notamment par le fait que « des objets ayant une valeur spirituelle » soient confisqués[44] (précisons que le rapport se centrait exclusivement sur la problématique des pensionnats, la question des biens culturels n’étant qu’annexe. Cependant, il est notable de souligner que dès 1996, la Commission royale sur les peuples autochtone avait préconisé aux musées qu’ils restituent aux peuples autochtones « les objets sacrés ou faisant partie intégrante de l’histoire et de la continuité de certaines nations et collectivités »[45]). De même, les spoliations et pillages de biens culturels appartenant à des juifs durant la Seconde Guerre mondiale, en ce qu’ils ont conduit à générer une « mémoire sans racines », semblent à même de se rapprocher de cette logique de génocide culturel[46]. Sans doute qu’une telle qualification pourrait dans l’un et l’autre cas faire l’objet de controverses. À ce titre, notons que le rapport Savoy/Sarr sur la restitution du patrimoine culturel africain ne se risque pas à employer une telle terminologie. Il peut d’ailleurs paraître anachronique d’envisager la restitution par un prisme de droit pénal international qui, en l’état actuel du droit, paraît inadapté dès lors que les responsables des spoliations ou pillages sont soit inconnus soit décédés. Mais le fait de pouvoir démontrer que de tels faits ont pu survenir illustre également une faillite des États susceptibles d’engager leur responsabilité et donc un droit à réparation durable en faveur des victimes, qu’il s’agisse de personnes déterminées ou de groupes entiers, qu’ils aient la qualité de peuple autochtone ou d’État à part entière. Cela fait écho à la notion de « dommage constitutionnel » théorisée par Kelly Picard dans sa thèse relative à la responsabilité de l’État du fait du préjudice historique. Or, selon elle, « les violences extrêmes à l’origine du préjudice historique, si elles ne sont pas expressément qualifiées de crime de génocide, crime contre l’humanité ou crime de guerre, laissent supposer de leur imprescriptibilité au même titre que ces derniers compte tenu de leur gravité et de la source des droits violés »[47].
Il convient enfin d’envisager le cas particulier des restes humains. De fait, bien que les deux exemples de restitution que furent le retour de la Vénus Hottentote à l’Afrique du Sud et des têtes maori à la Nouvelle-Zélande apparaissent analogues à ce qu’est la restitution des biens culturels africains, il y a une ambigüité fondamentale quant à leur statut juridique. Comme le soulignait le professeur Xavier Bioy dans son commentaire sur la loi du 18 mai 2010 relative à la restitution des têtes maori, si le cadavre demeure en droit français régi par le régime de la personnalité humaine (on rappellera en cela l’article 16-1-1 du code civil adopté par la loi du 19 décembre 2008 : « Le respect dû au corps humain ne cesse pas avec la mort »), cela n’empêche pas « l’appropriation, privée lorsqu’il s’agit d’un strict intérêt familial, publique lorsqu’apparaît un intérêt culturel ou scientifique, disons plus généralement d’un intérêt historiquement patrimonial sans être commercial »[48]. Or, la socialisation attachée au corps mort, notamment à des fins cultuelles, justifiera sans mal la nécessaire restitution de la dépouille. Notons néanmoins que dans l’affaire des têtes maori, cela n’avait pas suffi à lever l’obstacle de la domanialité publique (CAA Douai, 24 juill. 2008, Cne de Rouen c/ Préfet de la région Haute-Normandie, n° 08DA00405), le déclassement ayant dû en passer par la loi. Il n’en a en revanche pas été ainsi concernant le crâne du chef Kanak Ataï, qui fut confisqué à son clan suite à l’insurrection qu’il avait menée contre le pouvoir colonial en 1878. Conservé dans un relatif anonymat dans les collections du musée de l’homme, sa « redécouverte » dans les années 2000 conduisit finalement à sa restitution à ses descendants sans que cela ne passe par une quelconque mesure de déclassement[49]. Cette relative facilité du retour du corps peut alors s’expliquer par le contexte particulier de la Nouvelle-Calédonie. De fait, on peut relever ici que la socialisation attachée à la mémoire de celui qui avait incarné la résistance kanak à l’entreprise coloniale suffit à justifier, dans le contexte de l’Accord de Nouméa, la restitution de ses restes sans qu’il soit besoin de qualifier les faits ayant fondé la dépossession. Cela témoigne d’une certaine souplesse quant à la charge de la preuve du caractère illicite de la dépossession des biens culturels dont il est demandé le retour.
b. La question de la charge de la preuve
En droit de la responsabilité, le principe est généralement que la victime qui demande réparation doit apporter la preuve de la matérialité de son préjudice. En matière de biens culturels, il conviendra donc à la fois de démontrer la possession initiale du bien et en même temps le caractère illicite de la dépossession. Or, lorsque l’on est face à un préjudice historique, deux éléments vont potentiellement faire obstacle à la réalisation de ces conditions : d’un côté, la difficile identification des victimes de la dépossession lorsque celles-ci sont décédées (à ce titre, on notera que Kelly Picard considère ainsi que les cas de dépossession de biens culturels survenus dans le cadre de la colonisation, eu égard à leur dimension interétatique, sortent du champ du préjudice historique[50]) ; de l’autre l’absence d’évidence quant au caractère illicite de la dépossession, en particulier lorsque celle-ci résulte d’un processus de spoliation qui, par définition, se fait dans un cadre légal déterminé. Au regard de ces difficultés et au grand nombre de biens culturels susceptibles de circuler sur le marché (si l’on s’en tient aux seuls objets dont le vol est recensé par Interpol, on en dénombre 52.000 aujourd’hui et sans doute bien plus encore si l’on inclut le champ des objets pillés durant la période coloniale), les normes internationales en matière de restitution des biens culturels ont fait la promotion de la notion de « diligence requise ». Reprise en droit français à l’article L111-3-1 du code du patrimoine, cette exigence suppose que l’acquéreur d’un bien culturel doit, au moment de son acquisition, analyser le comportement de celui qui le possède afin de déceler si la provenance du bien est licite ou non. La conséquence en est qu’en cas de contestation de la détention d’un bien culturel, il appartiendra à celui qui le possède d’apporter la preuve qu’il a effectivement procédé à cette diligence ce qui, en quelques sortes, reviendrait à renverser la charge de la preuve en cas de contentieux au détriment du possesseur du bien[51]. Notons que ce renversement paraît néanmoins relatif puisque le requérant devra toujours réussir à prouver son droit à la restitution du bien culturel visé, le critère de la diligence requise visant surtout à régler la question du caractère licite ou non de l’appropriation.
Dans le contexte des spoliations de biens durant la Seconde Guerre mondiale, la diversité des mécanismes de restitution mise en place depuis 1945 permettra de fonder sans trop de difficulté le droit des personnes spoliées et de leurs descendants à se prévaloir des biens concernés, sous réserve toutefois que leur acquisition résulte bien d’un fait pouvant effectivement être qualifié de spoliation. C’est en pratique la défaillance de ce second critère qui a nécessité l’intervention du législateur dans le cadre du processus de restitution acté par la loi du 21 février 2022. De fait, les biens revendiqués avaient été cédés de manière plus ou moins régulière si ce n’est que le contexte de l’époque semblait démontrer le caractère potentiellement forcé de la vente[52].
Les choses sont en revanche plus compliquées concernant les biens pillés durant la période coloniale. L’identification des ayants droit sera d’une part délicate et justifiera une démarche visant à préférer l’attribution des biens concernés au collectif en ayant été dépossédé. En cela, l’exemple de la restitution des têtes maori est particulièrement intéressant : d’abord attribuées par la France en faveur de la Nouvelle-Zélande, dans une relation d’État à État, les têtes ont ensuite été placées dans un musée aménagé spécialement selon les coutumes maori afin de les conserver dans l’attente de leur restitution à leur tribu[53]. D’autre part, il se pose la question cruciale des conditions dans lesquelles les biens ont pu être acquis. En effet, si la colonisation est aujourd’hui largement condamnée par le droit international, il ne s’agit pas pour autant d’un procédé homogène, les expériences coloniales ayant été aussi diverses qu’il y a eu d’État colonisateur et de territoires colonisés. De fait, il peut paraître a priori discutable de présumer que l’ensemble des biens culturels acquis durant la période coloniale par les institutions – notamment muséales – des États colonisateurs l’aurait été de façon illicite. Néanmoins, de manière analogue à ce que furent les spoliations de biens culturels durant la Seconde Guerre mondiale, on ne peut ignorer les conditions dans lesquelles des transferts de biens, en apparence licite selon le droit du colonisateur, n’en constituent pas moins une logique de dépossession au regard des standards contemporains de protections des biens culturels. On notera en ce sens que le rapport Savoy/Sarr sur la restitution des biens culturels africains reconnaît que « de nombreux objets des collections des musées ont été acquis auprès de leur propriétaire d’origine par la violence ou la ruse ou dans des conditions iniques liées notamment à l’asymétrie du « contexte colonial » »[54]. Si le droit applicable à l’époque coloniale n’interdisait pas formellement ce type de pratiques, on peut légitimement en remettre en cause les conséquences au regard des standards contemporains et envisager la réparation par le biais de mesures de restitution. De plus, pour reprendre le constat fait par le président Emmanuel Macron lors de son discours à l’université de Ouagadougou, il y a d’évidence une véritable interrogation à ce que la grande majorité du patrimoine africain se trouve aujourd’hui dans les musées européens. Mais doit-on éluder la difficile question de la preuve de l’existence d’une dépossession en partant de l’évidence du constat d’une circulation des biens culturels en dehors de leurs pays d’origine ? C’est peu ou prou ce que semble préconiser le rapport Savoy/Sarr suivant en cela la notion de « translocation patrimoniale » définie par Bénédicte Savoy comme impliquant à la fois l’idée d’exil et de « cassure/réparation » des biens culturels et en même temps la notion de « transformation »[55]. Cette idée de transformation suppose de fait que ce qui est restitué n’est pas similaire à ce qui a été enlevé, que le bien a pu évoluer, en somme, qu’il ne « s’agit pas du retour du même, mais du « même différent » »[56]. Cela étant, dès lors que l’on envisage la notion de « translocation », cela suppose le caractère illicite de l’exil et la nécessité d’une restitution à moins que « n’existent des témoignages explicites du plein consentement des propriétaires ou gardiens des objets au moment où ils se séparent de tel ou tel d’entre eux »[57]. Il est donc clairement assumé par les auteurs du rapport la nécessité d’inverser la charge de la preuve concernant les différents objets acquis durant la période coloniale, reprenant en cela les critères posés par la convention de l’UNIDROIT, en particulier concernant la notion de diligence requise.
D’un point de vue strictement juridique, cette position apparaît pour le moins discutable en ce qu’elle traduit une « présomption de culpabilité » pesant sur les détenteurs de biens culturels acquis durant la période coloniale. Mais il y a certainement là une approche pragmatique d’un contentieux qui par définition paraît inégal. Aussi, avoir une approche stricte de la charge de la preuve au détriment des victimes du préjudice colonial pourrait constituer une sorte de double peine : vous avez été dépossédé de manière parfois brutale et vous devez désormais prouver que cette dépossession a bien eu lieu alors même que les faits sont bien souvent anciens et difficiles à évaluer. Cette problématique, que l’on retrouve de manière analogue dans le cadre des revendications territoriales menées par les peuples autochtones à l’égard de leurs « terres ancestrales », a pu bien souvent conduire le juge à adopter une approche plus souple de la charge de la preuve au profit des peuples autochtones (on peut citer en cela l’arrêt Nation Tsilhqot’in c. Colombie-Britannique rendu par la Cour suprême du Canada le 26 juin 2014 : en l’espèce, la Cour admit une revendication portée par un groupe de 400 autochtones sur un territoire de plus de 1900 km². La juge en chef McLachlin estima notamment qu’il convenait de tenir compte du « contexte et des caractéristiques de la société autochtone » pour apprécier la réalité de cette occupation). Cependant, en dépit de la souplesse du juge sur ce point, il n’est pas non plus question d’exempter totalement les requérants d’apporter la preuve de leur droit vis-à-vis de ce qu’ils revendiquent. Dès lors, à l’approche maximaliste qui consisterait à restituer aveuglément l’ensemble des biens culturels acquis durant la période coloniale, ce qui pourrait en quelque sorte être assimilé à une logique d’effacement analogue à ce qu’est la cancel culture, peut-être serait-il préférable d’envisager un processus d’enquêtes historiques, sur le modèle de l’action du Tribunal Waitangi, afin de faire la lumière sur les conditions de la dépossession, organiser les modalités de la réparation et de la restitution et enfin permettre une démarche de dépassement du passé en vue de la construction d’une « nouvelle éthique relationnelle », selon l’expression usitée par le rapport Savoy/Sarr.
2. Les vertus de la restitution comme modalité de réparation
Sans avoir formellement consacré de droit à la restitution des biens culturels, la CEDH a pu juger, à plusieurs reprises, le multiculturalisme comme étant un objectif bénéfique à la société dans son ensemble. Selon les mots de Danièle Lochak, le multiculturalisme « promeut une organisation politique et sociale reposant sur la prise en considération de la diversité et la reconnaissance publique des identités culturelles »[58]. Ce faisant, on constate bien ici un idéal de préservation des spécificités propres à chaque culture ce qui tend à aller à l’encontre de l’idéal universaliste porté par les musées universels. Incidemment, en promouvant le droit à l’identité ethnique, la Cour européenne des droits de l’homme s’inscrit dans cet idéal multiculturaliste. La Cour a pu ainsi affirmer à plusieurs reprises que la protection des droits des minorités se justifie « non seulement dans le but de protéger les intérêts des minorités elles-mêmes mais aussi pour préserver la diversité culturelle qui est bénéfique à la société dans son ensemble » (CEDH, Gde ch. 18 janvier 2001, n° 27238/95, Chapman c. Royaume-Uni, §93. Position réaffirmée notamment dans D.H. et autres c. République Tchèque, 2007 et Muñoz Dìaz c. Espagne, 2009). Sans toucher directement à la question de la restitution des biens culturels, cette exigence tend à renforcer la nécessité de permettre à une communauté ethnique, qu’elle soit incarnée par un État ou non, de pouvoir disposer des biens propres à sa culture, du moins ceux qui comportent « une grande valeur affective et spirituelle » pour le groupe, selon les mots de l’ancien directeur des musées nationaux du Kenya, Georges Abungu[59]. On peut à ce titre s’interroger, à la suite de Renato Athias, sur la capacité des musées occidentaux à valoriser pleinement la diversité du patrimoine culturel figurant dans leurs collections au regard de la relative méconnaissance des cultures autochtones qui en sont à l’origine[60]. Au-delà donc de la stricte restitution des biens culturels, il y a un enjeu en termes d’échanges de savoirs afin de redonner aux objets conservés dans les musées tout leur sens. Ce fut en ce sens l’ambition du projet « Savoirs autochtones Wayana-Apalaï » (SAWA) qui prit la forme d’une « restitution virtuelle » du patrimoine amérindien situé dans les musées européens, en particulier dans les collections du musée du quai Branly – Jacques Chirac. L’intérêt de ce projet apparaissait alors double :
D’un côté, cela implique d’associer étroitement les membres des communautés autochtones concernées comme « experts internes de leur culture traditionnelle », donnant ainsi une meilleure appréciation de la valeur des biens culturels concernés[61] ;
De l’autre, le fait de recourir à une restitution virtuelle permet à la fois de valoriser un patrimoine culturel immatériel – des chants, des rituels – tout en maintenant les objets dans les collections des musées où ils se trouvent. Moins qu’une véritable logique de restitution, il s’agit avant tout d’un objectif de valorisation du patrimoine autochtone en direction notamment des jeunes amérindiens, « la principale « communauté cible » du projet »[62].
Restituer sans restituer pourrait paraître a priori comme une bonne solution afin de contourner les difficultés précédemment mentionnées. En cela, le processus paraît nettement moins conflictuel que ne l’est la logique de la cancel culture puisque l’idée n’est pas tant de défaire l’ensemble des conséquences du passé mais à l’inverse de le réhabiliter sans ignorer les réalités du présent. C’est pourquoi les Amérindiens ayant participé au projet SAWA n’apparaissaient pas nécessairement désireux d’une restitution en bonne et due forme des biens culturels concernés tant qu’ils ne disposent pas des infrastructures nécessaires pour leur conservation[63]. Cela renvoie à la problématique relative à la capacité des destinataires des biens sujets à restitution pour ce qui est de leur conservation et valorisation. Naturellement, cette question se pose avec une certaine acuité concernant la restitution d’œuvre d’art que les « musées universels » estiment être mieux à même de conserver. Sans opter pour une posture aussi conservatrice, le rapport Savoy/Sarr préconise un processus d’accompagnement des retours de biens culturels encadré par la conclusion avec les États destinataires d’accords de coopération culturelle. Ces accords doivent comprendre « un programme de coopération scientifique et d’actions d’accompagnement (équipements d’accueil et de conservation des objets restitués, formation éventuellement nécessaire des personnels chargés de la conservation et de la médiation) » incluant également « les modalités de financement des actions qu’il définit »[64]. Cela fut chose faite vis-à-vis du Bénin avec la conclusion le 16 décembre 2019 d’un programme de travail commun en matière patrimoniale et qui permis de préparer la restitution effective des 26 œuvres d’art visés par la loi du 24 décembre 2020 et acté par l’accord du 9 novembre 2021 (publié par le décret n° 2022-38 du 17 janvier 2022). Ici, la coopération sert donc clairement à préfigurer une logique de restitution.
Mais il peut y avoir également une solution médiane entre la restitution virtuelle et la restitution en pleine propriété qui est celle des prêts renouvelables conclus entre institutions muséales. Ce procédé a pu notamment être utilisé afin de restituer un certain nombre de manuscrits à la Corée du Sud et encore récemment concernant la couronne de dais de la reine Ranavalona III à la République de Madagascar[65]. Le prêt comporte ainsi un double avantage. D’un côté, il permet d’éluder le processus contraignant du déclassement encore que, la sortie de biens culturels ayant la qualité de trésors nationaux reste subordonnée à une procédure pouvant être contraignante[66]. De l’autre, le prêt est « au service d’une politique culturelle internationale car il permet tant de renforcer les relations diplomatiques entre différentes nations que de manifester sa puissance culturelle à l’étranger »[67]. Cette approche de la restitution fait alors écho à la notion d’objets ambassadeurs illustrée par le destin d’une statuette féminine Kanak ayant circulé à plusieurs reprises entre les collections du musée du quai Branly où elle se trouve et les institutions muséales de la Nouvelle-Calédonie[68]. Comme le souligne Marion Bertin, ce procédé conduit les différents acteurs concernés à « privilégier le développement de collaborations entre établissements muséaux, afin de permettre la circulation des œuvres et le maintien d’une représentation des objets kanak à travers le monde ». Ce faisant, il ne s’agit pas de substituer un « enfermement culturel » par un autre, mais bien d’assurer une véritable circulation des biens culturels. On retrouve incidemment l’idéal du musée universel si ce n’est qu’il n’est pas exclu par principe que celui-ci puisse se situer « dans la brousse », pour reprendre la formule de Nadia Yala Kisukidi. Mais cette « diplomatie culturelle » suppose l’existence de véritables institutions muséales pour mener à bien une telle collaboration. La création en Nouvelle-Calédonie du centre culturel Tjibaou dénote de la poursuite d’un tel objectif ce qui témoigne des vertus d’un processus de restitution en matière de développement. De manière analogue, certains peuples autochtones d’Amérique ont pu instituer également leurs propres musées, à l’image du musée créé en 1996 par les Kanindé au Brésil.
Ce faisant, à l’inverse de la cancel culture qui tend à promouvoir l’effacement du passé et de tout ce qui s’y rapporte, la restitution des biens culturels entend permettre un dépassement du passé. Comme l’évoque la notion de « translocation patrimoniale », on ne peut raisonnablement agir comme si le passé n’avait pas existé. L’entreprise de restitution ne peut être menée de manière à rétablir à l’identique les héritages culturels. Mais il ne peut non plus être fait l’impasse sur les revendications légitimes visant à obtenir le retour des objets spoliés ou pillés au motif que cela aurait eu lieu avant la consécration en droit international du caractère illicite du trafic de biens culturels. En la matière, sans doute faut-il se libérer de tout dogmatisme et développer une approche pragmatique envisageant les processus de restitution au cas par cas à la lumière des différentes modalités pouvant servir à le mener à bien.
En dépit de leur faible juridicité, les droits culturels ne sont pas moins dépourvus d’effets, tant en France qu’à l’étranger. Objet de revendications, lorsqu’ils sont mobilisés au support de demandes de restitution de biens culturels, ils seront également vecteurs de contestation quand il s’agit de remettre en cause telle ou telle œuvre d’art sous couvert de cancel culture. On notera que dans l’un et l’autre cas, le débat juridique se heurte rapidement aux enjeux politiques qui, en ce domaine, semble devoir avoir le dernier mot. Autolimitation des auteurs d’œuvre d’art d’un côté, remise de biens culturels en dehors de tout cadre juridique de l’autre, on perçoit bien ici les limites d’une approche de la question culturelle exclusivement fondée sur le droit. Pourtant, il est notable de souligner que tant en matière de restitution que de cancel culture, il existe une véritable volonté du législateur et du juge d’intervenir de manière à réglementer ces phénomènes.
La présente contribution a alors eu pour objet de démontrer qu’au-delà des questions de société, il y a très certainement un besoin de Droit pour rationaliser un débat qui apparaît définitivement passionné. Au-delà des évidences qui voudraient imposer d’un côté une restitution sans cadre ni limite de l’ensemble des biens culturels acquis durant la période coloniale et de l’autre, la censure et la destruction pure et simple de toutes les œuvres qui ne seraient plus approuvés aujourd’hui, il serait souhaitable de dresser « des ponts entre les points de vue » pour reprendre la formule de Pap Ndiaye. En ce sens, le raisonnement développé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Ward c. Québec est particulièrement inspirant, la haute juridiction canadienne ayant, comme à son habitude, œuvré en faveur d’un accommodement raisonnable entre la liberté d’expression de l’un et le droit de l’autre à ne pas être discriminé. De même, la poursuite d’échanges de biens culturels « ambassadeurs » entre institutions muséales paraît prometteur en ce que cela permet de donner réellement une visibilité universelle à la culture de chacun. Au-delà donc des clivages et des postures, penser les droits culturels permet de contribuer à une démarche de réconciliation et de rééquilibrage en vue de la construction d’un « destin commun ».
Z. BREMOND
[1] COUVELAIRE L., « Pap Ndiaye : « Il existe bien un racisme structurel en France » », Le Monde, 18 décembre 2017.
[2] SARTHOU-LAJUS N., « Questions raciales, coloniales et environnementales. Entretien avec Pap Ndiaye », Études, 2021/10 n° 4286, p. 45.
[3] Ibid, p. 51.
[4] Ibid.
[5] Lexpress.fr, « Emmanuel Macron qualifie la colonisation française de « crime contre l’humanité » », 15 février 2017.
[6] Libération, « En Namibie, l’Allemagne reconnaît avoir commis «un génocide» pendant la colonisation », 21 mai 2021.
[7] On notera cette ambigüité dans la détermination du groupe en ce que l’article 1 des deux pactes de 1966 confère un volet culturel au droit des peuples à l’autodétermination là où l’article 27 du pacte relatif aux droits civils et politiques en fait un droit relatif aux minorités.
[8] Sur ce mouvement voir notamment le dossier de la revue Sciences Humaine : https://www.scienceshumaines.com/cancel-culture-autoriser-a-interdire_fr_43740.html
[9] TERRE F., Introduction générale au droit, Dalloz, 2021, 13e édition, p. 166.
[10] GAUTHIER G., « Faut-il limiter la liberté d’expression des discours blessants ? Les affaires Slàv et Kanata », Communications, 2020/1 (n° 106), p. 121-132.
[11] Ibid.
[12] VIVANT M., « Création littéraire et droit », Revue Droit & Littérature, 2019/1 (N° 3), p. 341-349.
[13] UZEL J-P., « Un dramaturge et un Iroquois à Paris. L’affaire Kanata », Esprit, 2020/1-2 (Janvier-Février), p. 61-69.
[14] Voir par exemple DANLOS B., « La liberté d’expression devant la Cour européenne des droits de l’homme », Les Cahiers de la Justice, 2015/3 (N° 3), p. 439-447.
[15] US Supreme Court, Brandenburg v. Ohio, 395 U.S. 444 (1969)
[16] U.S Supreme Court, Miller v. California, 413 U.S. 15 (1973)
[17] Ward c. Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse), 2021 CSC 43
[18]NOUAL P., « Une loi pour repenser la restitution des biens culturels », Dr. Adm. 2021, étude n° 6, §6.
[19] YALA KISUKIDI N., « L’universel dans la brousse », Esprit, 2020/1, p. 51.
[20] Il est notable de souligner à ce titre la propension de celui-ci à exporter son modèle à l’image de ce qu’est l’ambition du Louvre Abu-Dhabi. V. CHASTEL-ROUSSEAU C. CARS (des) L. FONT-REAULX (de) D., Le Louvre Abu-Dhabi. Nouveau musée universel ?, Paris, PUF, 2016, 178 p.
[21] LEWIS G., « Le musée universel : un cas à part », Les Nouvelles de l’Icom, vol. 57, no 1, 2004, p. 3 ; cité par Nadia Yala Kisukidi, op. cit.
[22] DOUZOU L., « L’invention d’une politique de restitution en France en 1944‑1945 et l’action décisive du professeur Émile Terroine », Yod [en ligne], 2018/21.
[23] NOUAL P., « Restitutions des biens spoliés par les nazis : vers un « bien agir patrimonial » ? », JCP A, 2021 n° 27, p. 692.
[24] PICARD K., La responsabilité de l’État du fait du préjudice historique, Bayonne, IFJD, 2018, p. 308.
[25] Loi n° 2022-218 du 21 février 2022 relative à la restitution ou la remise de certains biens culturels aux ayants droit de leurs propriétaires victimes de persécutions antisémites.
[26] LOCHAK D., « Les identités saisies par le droit : quelles identités ? quelle protection ? », Revue du droit des religions, 2020 n° 10, p. 20.
[27] CA Paris, 5 avr. 2004, n° 2002/09897, République fédérale du Nigéria c/ Alain de Montbrison ; confirmé par Cass. 1ère civ., 20 sept. 2006, n° 04-15.599.
[28] HERSHKOVITCH C. GUNDOGAR N. BENOIT C., « Le contentieux de la restitution des biens culturels », RDIA, 2021/4 n° 93, p. 95-96.
[29] LALIVE P., « Une convention internationale qui dérange : la convention UNIDROIT sur les biens culturels », in SICILIANOS L-A. DUPUY R-J., Mélanges en l’honneur de Nicolas Valticos. Droit et justice, Paris, Pedone, 1999, p. 177.
[30] MARTINEZ COBO J., Étude du problème de la discrimination à l’encontre des populations autochtones, Volume V, E/CNA/Sub. 2/1986/7/Add. 4, § 379 p. 29.
[31] LOCHAK D., op. cit p. 23.
[32] DANTZLINGER M., « Droit à l’éducation et droit d’accès à l’héritage culturel : la rencontre n’aura pas lieu », JADE, 2019 n° 17 [en ligne].
[33] BURGORGUE-LARSEN L., UBEDA DE TORRES A., Les grandes décisions de la Cour interaméricaine des droits de l’Homme, Bruxelles, Bruylant, 2008, p. 548-550.
[34] Pour une illustration notable, il suffit de rappeler l’arrêt de principe Cass. Civ. 2, 2 avril 1963, Montagne : en l’espèce, le leg d’un bien culturel consenti au musée du Louvre suffit à faire entrer dans le domaine public du musée le bien concerné dès lors que sa « conservation et présentation au public [constitue] l’objet même du service public ». Note MELLERAY F. YOLKA P. CHAMARD-HEIM C. NOGUELLOU R., Les grandes décisions du droit administratif des biens, 3e édition, Paris, Dalloz, 2018, §42.
[35] RENEAUD F., « La restitution politique des biens culturels », AJDA, 2021/39, p. 2262-2263.
[36] CE, Avis, 7 octobre 2021, n° 403728, note BARTOLUCCI M., JCP A, 2022/5, p. 2043.
[37] NOUAL P., « Une loi pour repenser la restitution des biens culturels », art. cit, p. 17
[38] Treaty of Waitangi Act, 1975 No 114, §6(3).
[39] Loi organique n° 2004-192 du 27 février 2004 portant statut d’autonomie de la Polynésie française.
[40] PICARD K., op. cit, p. 11.
[41] NOUAL P., « Une loi pour repenser la restitution des biens culturels », art. cit, p. 19.
[42] Arrêté du ministre de la Culture du 5 novembre 2009 portant déclassement de biens des collections des musées de France appartenant à l’État, JO du 10 novembre 2009.
[43] NOUAL P., « Une loi pour repenser la restitution des biens culturels », art. cit, p. 17.
[44] CVR du Canada, Rapport final, Honorer la vérité, réconcilier l’avenir, 2015, p. 1.
[45] Id, p. 267.
[46] PICARD K., op. cit., p. 311.
[47] Ibid, p. 117.
[48] BIOY X., « Le statut des restes humains archéologiques », Revue du droit public, 2011, p. 89.
[49] FONTANIEU G., « La restitution des mémoires : une expérience humaine, une aventure juridique », Journal de la société des océanistes, 2013 n° 136-137 [en ligne] : http://journals.openedition.org/jso/6884
[50] PICARD K., op.cit, p. 311.
[51] HERSHKOVITCH C. GUNDOGAR N. BENOIT C., art. cit, p. 99-102.
[52] NOUAL P., « Restitutions des biens spoliés par les nazis : vers un « bien agir patrimonial » ? », art. cit.
[53] FONTANIEU G., art.cit.
[54] SARR F. SAVOY B., « Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain. Vers une nouvelle éthique relationnelle », Novembre 2018, p. 64.
[55] SAVOY B., « Histoire culturelle des patrimoines artistiques en Europe, xviiie-xxe siècle », L’annuaire du Collège de France, 2019 n° 117, p. 527-533 ; notion définie plus longuement dans
[56] SARR F. SAVOY B., op. cit., p. 26.
[57] Ibid, p. 50 : idée défendue tant concernant les biens acquis suite à des opérations militaires (p. 46), des missions d’exploration et des raids scientifiques (p. 50) et des biens donnés par des particuliers (p. 51).
[58] LOCHAK D., art.cit, p. 22.
[59] ABUNGU G. « La Déclaration : une question controversée », Les Nouvelles de l’ICOM, 2004/1, p. 5.
[60] ATHIAS R. « Connaissances autochtones, objets et rapatriement virtuel », Colloque JUSTIP, Paris, 19 mai 2022.
[61] VAPNARSKY V., « Des communautés sources aux communautés d’experts : l’expérience SAWA », Culture et Recherche, 2019-2020 n° 140, p. 72.
[62] Ibid.
[63] PUJAR K., « Le réveil des cultures amérindiennes endormies », La 1ère, 17 janvier 2020 [en ligne]
[64] SARR F. SAVOY B., op. cit., p. 68-69.
[65] RENEAUD F., art. cit.
[66] RANOUIL M., « Œuvre d’art – Le prêt d’œuvres d’art entre musées », Communication Commerce électronique, 2022/3, étude 6, §8.
[67] Ibid, § 1.
[68] BERTIN M., « La statuette ambassadrice. Diplomatie Kanak au musée du quai Branly », Terrain, 2020 n° 73, p. 228-235 [en ligne]