Recevabilité du recours individuel (CEDH, déc. 7 oct. 2021 : Zambrano c. France, n°41994/21)
Par Sarah Jamal, Maître de conférences à l’Université Paris 2 – Panthéon-Assas, Directrice de rédaction de la revue Droits Fondamentaux
« Pilie[r] essentie[l] de l’efficacité du système de la Convention » 1, le droit de recours individuel, consacré dans l’article 34 de la Convention ne cesse de connaître des turbulences. Son exercice était déjà mis en danger par l’engorgement que la Cour européenne des droits de l’homme connaît, depuis l’entrée en vigueur du Protocole n° 11 2. Et alors qu’elle est parvenue à diminuer l’arriéré de requêtes pendantes, en déployant depuis la conférence d’Interlaken de nombreux efforts pour rationaliser les procédures d’enregistrement et de traitement des requêtes, l’affaire Zambrano révèle que pèse un danger supplémentaire sur la « clef de voûte » 3 du système de la Convention européenne des droits de l’homme, celle d’une utilisation abusive et surtout « automatisée » du droit de recours dans le but de porter préjudice au bon fonctionnement de la Cour.
Cette affaire s’inscrit dans le contexte de la crise de la covid-19. Critiquant les lois françaises adoptées pour gérer cette crise, M. Zambrano, universitaire, a mis en place un site Internet intitulé « NO PASS » visant à lutter contre le passe-sanitaire. Il proposait aux internautes « de copier son recours, afin de former une sorte de recours collectif devant la Cour ». Dans un tutoriel, il expliquait comment procéder. La procédure était simple puisqu’il suffisait de remplir un formulaire sur le site, en indiquant ses nom, prénom, sexe, date et lieu de naissance, ainsi que ses coordonnées. L’internaute recevait ensuite un document électronique en format « pdf. » automatiquement prérempli et standardisé qu’il lui suffisait d’imprimer et de signer. M. Zambrano conseillait d’ailleurs à ses visiteurs de ne pas indiquer de raisons personnelles dans le formulaire de requête, car l’objectif poursuivi n’était pas de convaincre la Cour de l’existence d’une violation de la Convention. Ainsi qu’il l’annonçait, « Notre objectif n’est pas de gagner le procès, notre objectif consiste à envoyer le plus grand nombre de requêtes possible devant la Cour. Pourquoi ? Parce que la Cour européenne des droits de l’homme est obligée de répondre à chacune de ces requêtes, ça prend du temps ; même si ça prend un tout petit peu de temps, multiplié par des dizaines de milliers, ça finit par prendre beaucoup de temps (…) » (§ 9). La stratégie judiciaire affirmée et assumée est donc de « faire dérailler le système » (§ 10). Et celle-ci semble fonctionner puisque la Cour s’est alors retrouvée saisie de près de 18 000 requêtes (§ 20). Ce flux continu de requêtes ne s’est d’ailleurs pas tari après l’examen de la requête adressée par M. Zambrano puisque le communiqué de presse mentionne encore 3 000 requêtes supplémentaires 4.
La Cour s’est donc pour ainsi dire retrouvée inondée de requêtes, expliquant sans doute en partie que le chiffre annoncé dans le rapport 2020 5sur l’arriéré des requêtes pendantes était bien meilleur que celui figurant dans le rapport 2021. Au lieu de poursuivre sa progression vertueuse amorcée depuis 2011 en passant de 160 000 requêtes pendantes à un peu moins de 60 000 requêtes pendantes en 2020, la Cour a vu croître de nouveau son arriéré, lequel atteint dorénavant 70 000 requêtes pendantes à la fin de l’année 2021 6, sans que l’on puisse être certain que celui-ci comprenne l’ensemble des requêtes formées dans le cadre du mouvement « NO PASS ». Certes, il est toujours délicat de manipuler des statistiques. Cependant, elles paraissent bien fournir une photographie de la situation de la Cour et du danger que représente une utilisation « automatisée » et malveillante du droit de recours.
Dans sa décision du 21 septembre 2021, la Cour a donc fermement sanctionné ce comportement et a déclaré à l’unanimité cette requête irrecevable. Faisant fi d’une économie de moyens, elle lance ici un message fort, en prenant soin de traiter chacun des motifs d’irrecevabilité sur un ton quasi professoral.
Plus précisément, elle rappelle les exigences entourant la présentation d’une requête (I) tout en choisissant de compléter l’examen des conditions de recevabilité de cette requête par le recours à une « mesure procédurale exceptionnelle » 7, en déclarant que cette requête est abusive conformément à l’article 35§3.a de la Convention (II).
I. Le rappel des exigences entourant une requête
Cherchant à résorber son arriéré de requêtes pendantes, la Cour a adapté ses méthodes de travail. Elle souhaitait en effet accélérer le traitement des requêtes. Ainsi, partant du constat que le greffe perdait énormément de temps à enregistrer des communications ne contenant par l’ensemble des informations nécessaires à leur traitement 8, elle a décidé de repenser ce que doit être une requête, d’une part, en modifiant l’article 47 de son règlement pour indiquer le contenu d’une requête, et d’autre part, en mettant en place un formulaire de requête 9. En imposant son utilisation de manière stricte, elle a ainsi renversé la pratique du greffe, lequel était auparavant obligé d’envoyer un formulaire au requérant potentiel après avoir reçu une première communication pour obtenir un complément d’informations. Dorénavant, l’envoi d’une communication sous une autre forme non seulement empêche sa saisine mais en plus n’interrompt pas le délai de recours devant elle. Certes, le requérant et son représentant sont avertis de leur manquement mais il ne leur reste que peu de temps pour corriger le tir puisque le délai de saisine de la Cour est passé à 4 mois depuis l’entrée en vigueur du Protocole n° 15.
Mais si cette méthode de standardisation mise en place pour compenser l’absence d’augmentation de ses ressources porte ses fruits, l’affaire Zambrano révèle qu’elle peut aussi être détournée pour nuire au fonctionnement de la Cour dans le cas où un requérant propose l’envoi d’une multitude de requêtes standardisées, assimilant de ce fait le droit de recours à un système de pétition. Afin de répondre à cette menace, la Cour rappelle dans cette espèce les conditions de recevabilité que doit satisfaire une requête, réaffirmant in fine ce qu’est une requête. Ce faisant, elle dresse plusieurs obstacles à l’émission de requêtes standardisées en mettant en évidence le rôle que doit remplir un représentant (A) – lequel ne s’épuise pas par l’envoi d’une requête -, en réaffirmant l’obligation d’épuisement des voies de recours internes et surtout la finalité que remplit cette condition de recevabilité (B) et enfin en abordant la notion de victime (C).
A. La réaffirmation du rôle de représentant
A titre préliminaire, la Cour aborde le rôle de représentant que s’arroge M. Zambrano ainsi que les obligations qui l’accompagne. En effet, le requérant annonçait dans la partie de son formulaire intitulée « Autres remarques – Avez-vous d’autres remarques à formuler au sujet de votre requête ? ») : « Recours au nom de 7 934 requérants. Liste ci-jointe. Pouvoirs envoyés par requêtes individuelles » (§ 19). Il apparaissait finalement assez pessimiste au regard du nombre de requêtes qui ont ensuite été déposées, comme l’indique la Cour (§ 20).
La Cour a donc dû examiner s’il exerçait réellement le rôle de représentant. Elle remarque tout d’abord que plusieurs milliers de requêtes ne comportent pas sa signature originale. En effet, conformément au règlement de la Cour, le représentant, qui peut ne pas être avocat, doit remplir une obligation procédurale. Il doit ainsi poser sa signature originale dans la section « pouvoir » du formulaire de requête, à défaut « le greffe pourra continuer à correspondre seulement avec le requérant, car il n’aura pas été prouvé que le représentant a effectivement accepté l’affaire » 10. Le représentant ne peut d’ailleurs pas envoyer son formulaire de pouvoirs en parallèle, sauf s’il démontre n’avoir pu faire autrement en raison d’obstacles insurmontables. Cette obligation conduit ainsi à réintroduire un élément de personnalisation, empêchant l’envoi de requêtes standardisées par le biais d’un site internet, sans qu’une rencontre entre le requérant et son représentant n’ait eu lieu. De sorte que la Cour possédait un moyen juridique pour empêcher l’émission d’une quantité astronomique de requêtes sous le chef d’un seul représentant en suivant une méthode de standardisation de la formation des requêtes. Mais elle a choisi, dans cette espèce, ne pas y recourir. La décision indique, contre toute attente, que le « Président de la Cour a décidé de faire application temporairement de l’exception prévue à l’article 47 § 5.1 c) du règlement en ce qui concerne l’absence de signature originale du représentant des requérants, M Zambrano » (§ 20).
En réalité, cette décision surprenante trouve son explication dans la volonté de rappeler à M. Zambrano le rôle d’un représentant et les obligations lui incombant. Effectivement, la Cour annonce qu’après avoir identifié que « ces milliers de requêtes ne remplissaient pas toutes les conditions posées par l’article 47 § 1 de son règlement » (§ 20), elle annonce avoir par une lettre et un courrier électronique du 17 août 2021, invité, M. Zambrano en tant que représentant en vertu de l’article 47 § 5.2 du règlement, « à compléter les dossiers et averti qu’à défaut, lesdites requêtes risquaient de ne pas être examinées » (§ 20). Elle a donc fait de M. Zambrano son interlocuteur principal conformément à son souhait d’apparaître comme le représentant de ces milliers de requérants, lui montrant par ce biais l’importance de ce rôle. Ne pouvant probablement pas répondre sur autant de requêtes, M. Zambrano s’est alors abstenu d’exercer son rôle de représentant. La Cour en prend acte et considère en conséquence que « la présente requête ne saurait être considérée comme ayant été dument introduite par Monsieur Zambrano au nom d’autres requérants que lui-même, comme il le prétend » (§ 21), le privant ainsi de son rôle de « porte-parole ».
B. L’importance de l’obligation d’épuiser les voies de recours internes
La Cour apprécie ensuite la condition de non-épuisement des voies de recours internes, car le requérant n’a pas pris soin de saisir les juridictions administratives d’un recours dirigé contre les actes réglementaires que sont les décrets d’application des lois litigieuses, soutenant que lesdites lois avaient été déclarés conformes à la Constitution par le Conseil constitutionnel dans le cadre d’un contrôle de constitutionalité a priori. Il en déduisait donc qu’il n’existait pas de recours disponible et effectif (§ 23). La Cour écarte cet argument, en lui rappelant l’importance de cette condition de recevabilité, laquelle reflète le principe de subsidiarité, selon lequel la responsabilité principale pour la protection des droits de l’homme garantis par la Convention appartient en premier lieu aux autorités nationales 11. Ainsi, associée à l’article 13 de la Convention garantissant le droit à un recours effectif, cette règle de l’épuisement des voies de recours internes, consacrée dans l’article 35§1 de la Convention, permet à l’Etat partie de redresser lui-même le tort, avant tout contrôle européen, lequel n’interviendra donc éventuellement que dans un second temps. Il en découle l’obligation « d’utiliser auparavant les recours effectifs qu’offre le système juridique » de l’Etat partie (§ 25), à condition que le recours soit « accessible, susceptible d’offrir le redressement [des] griefs et présente des perspectives raisonnables de succès » 12. La Cour devait donc apprécier l’argument de l’absence de recours internes effectifs et disponibles, avancé par le requérant, pour déterminer si leur non-exercice constituait un obstacle à la reconnaissance de la recevabilité de la requête.
Revêtant l’apparat d’un professeur, la Cour vient alors délivrer une leçon de droit interne. Elle précise l’objet du contrôle de constitutionnalité le distinguant du contrôle de conventionnalité. Elle en déduit à cet égard qu’« une mesure prise en application d’une loi (acte réglementaire ou décision individuelle) dont la conformité aux dispositions constitutionnelles protectrices des droits fondamentaux a été déclarée par le Conseil constitutionnel peut être jugée incompatible avec ces mêmes droits tels qu’ils se trouvent garantis par la Convention à raison, par exemple, de son caractère disproportionné dans les circonstances de la cause » (§ 27). Elle indique même la procédure qu’aurait dû suivre le requérant : « il est loisible à un requérant qui saisit le Conseil d’État d’un recours pour excès de pouvoir dirigé contre un décret d’application d’une loi ou une décision refusant d’abroger un tel décret d’invoquer, par la voie de l’exception, l’inconventionnalité de cette loi à l’appui de ses conclusions d’annulation » (§ 27), pour conclure au non-épuisement des voies de recours en l’espèce.
Elle aurait alors pu arrêter le traitement de cette requête, mais il n’en est rien. La Cour « estime néanmoins utile, voire essentiel dans les circonstances spécifiques de l’espèce, d’examiner la question de savoir si la présente requête est susceptible de se heurter à d’autres conditions de recevabilité » (§ 30). Elle entend examiner les autres critères de recevabilité afin d’une part, de fermement condamner le comportement du requérant en rappelant ce qu’est une requête, et d’autre part, en apportant quelques éléments sur la notion de victime en pensant aux autres contentieux dont elle est saisie.
C. Quelques réflexions sur la notion de victime
« [D]ans un souci d’exhaustivité », la Cour se penche également sur la notion de victime, sans pour autant trancher cette question définitivement. À travers cet examen, elle met en exergue les lacunes du procédé utilisé par M. Zambrano tout en donnant quelques éléments clefs aux autres requérants souhaitant la saisir dans le cadre du contentieux généré par la crise du covid-19. Elle applique alors les principes issus de sa jurisprudence constante, rappelant que « l’article 34 de la Convention n’autorise pas à se plaindre in abstracto de violations de la Convention » (§ 41). Ainsi, « [p]our qu’un requérant puisse se prétendre victime, il faut qu’il produise des indices raisonnables et convaincants de la probabilité de réalisation d’une violation en ce qui le concerne personnellement ; de simples suspicions ou conjectures sont insuffisantes à cet égard » (§ 42). Or, en l’espèce, elle considère que le requérant se plaint in abstracto de ces réglementations. Sa stratégie judiciaire lui porte ici préjudice puisqu’elle indique que ce caractère ressort de l’ensemble de ces requêtes formulées dans un « document identique, rempli automatiquement dans le cadre d’un formulaire mis à disposition du public sur son site Internet » (§ 44). Plus précisément, la Cour analyse la notion de victime au regard des deux articles invoqués par le requérant.
Sur le terrain de l’article 3, elle souligne qu’il « ne démontre pas l’existence d’une contrainte exercée à son égard en tant que personne ne souhaitant pas se faire vacciner » (§ 46). Elle indique par ailleurs qu’il « ne justifie pas exercer l’une des professions spécifiques dont les membres sont soumis à l’obligation vaccinale par application de la loi no 2021-1040 du 5 août 2021, question étrangère aux circonstances de l’espèce et qu’elle n’estime dès lors pas devoir trancher dans le cadre de la présente affaire », ouvrant donc la voie à la reconnaissance de la qualité de victime des membres exerçant lesdites professions. La Cour semble saisir en conséquence cette occasion pour dialoguer avec les autorités nationales sur cette question, alors qu’elle leur a communiqué une requête portant sur la vaccination obligatoire imposée à certaines professions en France dans l’affaire Pierrick Thevenon, n°46061/21.
Sur le terrain de l’article 8 de la Convention, la Cour dissocie cette affaire de l’arrêt S.A.S c. France 13, ainsi que des arrêts Dudgeon c. Royaume-Uni 14et Norris c. Irlande 15dans lesquels les requérants, bien que n’ayant pas encore subi personnellement la violation de la Convention, se trouvaient devant un dilemme : soit se plier à l’interdiction – dans la première de porter le voile intégral et dans la seconde affaire de vivre son homosexualité – soit de ne pas s’y plier et ainsi de s’exposer à des sanctions pénales. Dans cette espèce, elle relève au contraire que « le requérant ne fournit ni des informations sur sa situation personnelle ni des détails pour expliquer en quoi les législations litigieuses seraient susceptibles d’affecter directement son droit individuel au respect de sa vie privée » (§ 47). La Cour met de nouveau en lumière les lacunes de sa stratégie en considérant que « cette absence de précisions dans la requête peut s’expliquer entres autres par le non-respect de l’obligation d’épuiser les voies de recours internes » (§ 47). Alors qu’elle a reçu plusieurs requêtes dans le cadre du contentieux relatif à la crise du covid-19, la Cour prend le temps de fournir quelques indications sur la qualité de victime, tout en rappelant que cette notion constitue un obstacle supplémentaire au procédé mis en place par M. Zambrano. Afin de censurer ce type de comportement, elle décide d’aller plus loin et d’appliquer la notion d’abus de droit.
II. La condamnation d’un abus de droit de recours
La Cour ne se contente pas de rappeler ce qu’est une requête pour mettre un terme au procédé employé. Elle va plus loin et qualifie cette requête d’abusive au sens de l’article 35 § 3.a de la Convention.
La notion d’abus de droit a été introduite par les rédacteurs de la Convention sous deux angles pour sanctionner à la fois un abus du droit de recours – article 35§3 de la Convention – et un abus de droit – article 17 de la Convention – afin d’empêcher un requérant de se fonder sur la Convention pour en « tirer le droit de se livrer à des activités visant à la destruction de ces mêmes droits » 16. La Cour a unifié cette notion en considérant qu’elle « doit être comprise dans son sens ordinaire retenu par la théorie générale du droit – à savoir le fait, par le titulaire d’un droit, de le mettre en œuvre en dehors de sa finalité d’une manière préjudiciable » (§ 33). Plus précisément s’agissant de l’article 35§3.a de la Convention, elle considère qu’est « abusif tout comportement d’un requérant manifestement contraire à la vocation du droit de recours établi par la Convention et entravant le bon fonctionnement de la Cour ou le bon déroulement de la procédure devant elle » 17.
Grâce à cette disposition, la Cour peut par exemple sanctionner les requérants qui la trompent, utilisent un langage abusif, violent l’obligation de confidentialité des négociations du règlement amiable mais également ceux qui utilisent leur droit de recours dans le cadre d’un acharnement juridique. Ainsi, dès l’affaire M c. Royaume-Uni, en 1987, la Commission avait déjà utilisé cette disposition dans cette hypothèse 18. La Cour avait également employé cette disposition pour sanctionner un requérant ayant ce comportement 19.
Ce n’est donc pas la première application de cette disposition pour sauvegarder le droit de recours lorsqu’un requérant tend à enchaîner les requêtes, induisant une saturation du rôle de la Cour. Cependant, dans cette espèce, le comportement de M. Zambrano est beaucoup plus préjudiciable. Grâce à internet, sa stratégie judiciaire est décuplée. En changeant d’échelle, le danger est plus grand. Il est question ici de plus de 21 000 requêtes alors que par exemple dans l’affaire Simitzi-papachristou c. Grèce 20, la Cour reprochait au requérant ‘seulement’ 19 requêtes. Cette stratégie judiciaire à l’ère d’internet risque donc d’accentuer l’engorgement ordinaire de la Cour. C’est pourquoi la Cour explique clairement aux requérants la menace portée au droit de recours et donc à terme à la protection de leurs droits. Elle indique ainsi faire « face depuis près de vingt ans à un contentieux de masse découlant de différents problèmes structurels ou systémiques dans les États contractants et que ces déficiences en matière de droits de l’homme au sein des États membres engendrent un nombre sans cesse croissant de requêtes auprès de la Cour » (§ 37). Malgré cela, elle affirme « veill[er] à l’efficacité à long terme du système de protection des droits de l’homme créé par la Convention, tout en préservant le droit à un recours individuel, la clé de voûte dudit système, et l’accès à la justice » (§ 37). Elle poursuit en établissant un constat logique au regard de sa charge actuelle de travail: « un afflux massif de requêtes telles que celles promouvant l’objectif recherché par le requérant risque de peser sur la capacité de la Cour à remplir la mission que lui assigne l’article 19 relativement à d’autres requêtes, introduites par d’autres requérants, qui remplissent les conditions pour être attribuées à des formations judiciaires et, prima facie, les conditions de recevabilité prévues par la Convention, entre autres celle mentionnée ci-dessus » (§ 37). Se fondant sur les buts revendiqués par le requérant, la Cour décide donc de faire application de cette « mesure procédurale exceptionnelle » bien que la requête soit déjà irrecevable au titre de l’article 35§1. Elle entend surtout alerter sur ce danger et prévenir toute répétition.
En conclusion, la Cour recourt à chacune des causes d’irrecevabilité pour sanctionner un comportement hautement dangereux pour le système de la Convention à l’ère d’internet où l’autonomisation peut renforcer ce type de stratégie. Mais ce faisant, « pleinement consciente des difficultés soulevées par la pandémie de covid-19 et du fait que certaines mesures prises par les autorités nationales sont susceptibles de soulever des interrogations au regard des exigences de la Convention » (§ 32), elle s’adresse également de manière didactique aux autres requérants potentiels ou avérés pour répondre à leurs inquiétudes dans un contexte particulier de crise. Alors que la Cour recevait de nombreuses critiques sur son manque de transparence en cas de rejet de la recevabilité des requêtes 21, elle montre ici qu’elle sait prendre le temps de faire œuvre de pédagogie en période de crise.
Notes:
- V. par exemple CEDH, Mamatkoulov et Askarov c. Turquie, 4 février 2005, n° 46827/99 et 46951/99 ↩
- L. BURGORGUE-LARSEN, La Convention européenne des droits de l’homme, L.G.D.J., Issy-les-Moulineaux, 3ème éd., 2019, p. 17 ↩
- J.-P. COSTA, La Cour européenne des droits de l’homme, Des juges pour la liberté, Dalloz, Paris, 2013, p. 50 ↩
- CEDH, « Une requête contestant le passe sanitaire est déclarée irrecevable par la Cour européenne des droits de l’homme », communiqué de presse de la Greffière de la Cour, CEDH 295 (2021), 07.10.2021, p. 2 ↩
- Rapport annuel de la Cour 2020 disponible sur son site, p. 14 ↩
- Rapport annuel de la Cour 2021 disponible sur son site, p. 7 ↩
- V. par exemple CEDH, Miroļubovs et autres c. Lettonie, 15 septembre 2009, n° 798/05, §. 62 ↩
- V. en ce sens Étude des méthodes de travail Cour européenne des Droits de l’Homme, The Right Honorable The Lord Woolf, Michael McKenzie CB QC Peter MacMahon Dr. Colm O’Cinneide Laura Clarke, 2005, pp. 18-19 ↩
- P. DOURNEAU-JOSETTE, « Les adaptations procédurales ou l’accélération du traitement des requêtes », RTDH, 2020/1, n° 121, p. 128 ↩
- CEDH, « Comment remplir le formulaire de requête », FRE – 2022/1, disponible sur le site de la Cour, p. 5 ↩
- S. BESSON, L’évolution du contrôle européen : vers une subsidiarité toujours plus subsidiaire », in S. TOUZE (dir.), La Cour européenne des droits de l’homme, une confiance nécessaire pour une autorité renforcée, Editions A. Pedone, Paris, 2016, p. 64 ↩
- V. par exemple l’arrêt de Gde ch. Sejdovic c. Italie, 2006, n° 56581/00 § 46 ↩
- 1er juillet 2014, n° 43835/11) ↩
- 22 octobre 2981, A/85 ↩
- 26 octobre 1988, A/142 ↩
- Gde ch., Zdanoka c. Lettonie, 16 mars 2006, n° 58278/00, §§98-101 spéc. §99 ↩
- Guide de recevabilité de la Cour EDH, disponible sur son site, p. 54 ↩
- 15 octobre 1987, n° 13284/87 ↩
- V. par exemple Migliore et autre contre Italie, déc., 2013, n° 58511/13 ↩
- 5 novembre 2013, n° 50634/11 ↩
- P. Spinozi, « La transparence de la pratique interne de la Cour européenne des droits de l’homme », in S. Touzé (dir.), La Cour européenne des droits de l’homme, une confiance nécessaire pour une autorité renforcée, Editions A. Pedone, Paris, 2016, pp. 167 et s. ↩