La gestation d’un droit fondamental au divorce en Europe ?
La gestation d’un droit fondamental au divorce en Europe ? L’apport du droit privé
Par Michel Farge
S’il peut concourir à l’effectivité des droits fondamentaux, le droit international privé peut-il avoir une influence dans la gestation d’un droit fondamental ? Telle est la question à laquelle l’auteur s’efforce de répondre à travers l’analyse du traitement de l’institution du divorce par le droit international privé.
1- Le droit international privé : un pur droit de répartition – L’objectif principal du droit international privé est d’éviter que les particuliers ne souffrent du phénomène de la frontière. Ainsi ne devraient-ils pas être soumis à des législations nationales différentes au gré de leurs voyages transfrontaliers, ne devraient-ils pas faire l’objet de décisions de justice contradictoires rendues d’un côté et de l’autre d’une frontière. Pour ce faire, la discipline se propose de fixer raisonnablement la compétence internationale des tribunaux nationaux et de leur prescrire d’appliquer la loi interne (française ou étrangère) qui présente avec la situation les liens les plus étroits. Ainsi conçu, le droit international privé est un pur droit de répartition, étranger à l’idée de protection des droits fondamentaux. Pour s’en convaincre, il faut souligner que, dans l’analyse traditionnelle, les règles de compétence juridictionnelle, et surtout législative, sont neutres. Il faut entendre par là qu’elles ne défendent pas des solutions substantielles. Pour le dire clairement et en rapport avec notre propos, le droit international privé peut aboutir à reconnaître la compétence d’un juge ou d’une loi appartenant à un système juridique dans lequel le divorce est interdit ou, au contraire, prend la forme d’un divorce éclair.
2- Limite traditionnelle de l’exception d’ordre public – Cette neutralité a une limite ancienne. Comme chacun s’en souvient, les raisonnements sophistiqués permettant d’admettre la compétence du juge étranger ou d’une loi étrangère peuvent être paralysés par l’intervention de l’exception d’ordre public international français. Et dans la vision classique, c’est à ce dernier stade du raisonnement – au moment où la norme étrangère (jugement ou loi) est passée au crible des valeurs du for – que la discipline rencontre les droits fondamentaux. On sait, en effet, que l’ordre public permet, notamment, d’« éliminer les lois étrangères qui commanderaient une solution injuste contraire « au droit naturel » » (P. Mayer et V.Heuzé, Droit international privé, 10 éd., Montchrestien, n°200). En langage moderne, il faut écrire que cet ordre public – que l’on pourrait qualifier de véritablement international – garantit des droits fondamentaux intangibles tels que le droit à la vie, la prohibition des traitements inhumains et dégradants. L’ordre public sert, également, à protéger des valeurs qui, sans atteindre l’universalité, sont considérées comme fondamentales du point de vue français et, plus largement, occidental. Il s’agit alors de défendre ce qu’on peut appeler des droits à vocation universelle. On pense par exemple au principe d’égalité des sexes, érigé en Occident en principe fondamental, mais qui est loin d’être, en fait, universel ; très nombreux sont les systèmes juridiques qui ne partagent pas cette valeur notamment parce qu’ils autorisent la polygamie.
3 – Le droit international privé de la famille : un droit engagé – Il faut aujourd’hui démentir l’idée de neutralité du droit international privé. Au moins en matière familiale, les dernières évolutions de la discipline révèlent clairement qu’il s’agit d’un droit engagé en faveur de la défense des droits fondamentaux et que cet engagement ne passe plus seulement par le correctif de l’ordre public. Ainsi le droit des enlèvements illicites enfants garantit le droit de l’enfant à entretenir des relations personnelles avec ses deux parents reconnu, notamment, par l’article 9, alinéa 3, la Convention internationale sur les droits de l’enfant (ci-après CIDE) (v. M. Farge, Les réalisations européennes concernant l’enfant, le Règlement Bruxelles II bis, Informations sociales, « Union européenne et droit de la famille », n° 129, janvier 2006). De même, le règlement (CE) no2201/2003 du Conseil, 27 nov. 2003, relatif à la compétence, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentale (ci-après « Bruxelles II bis ») assure la promotion du droit de l’enfant à être entendu (CIDE, art. 12-2) ; cette promotion a d’ailleurs eu une influence sur le renforcement de cette prérogative en droit interne par la loi du 5 mars 2007 (v. A. Gouttenoire et Ph. Bonfils, Droit des mineurs, Dalloz, 1ère éd., 2008, n°1073 et 1075).
4 – Objectif de cette contribution – S’il peut concourir à l’effectivité des droits fondamentaux, le droit international privé peut-il avoir une influence dans la gestation d’un droit fondamental ? Telle est la question que nous proposons d’explorer. Pour le faire, l’institution du divorce est doublement indiquée.
5 – Normes européennes récentes – D’une part, cette institution offre une très bonne illustration du droit international privé moderne. Le divorce international a été, en effet, fraîchement remodelé par le droit international privé européen. Cette reconfiguration a d’abord concerné la détermination du juge compétent et la reconnaissance des décisions avec la mise en application, le 1er mars 2005, du règlement Bruxelles II bis. Elle s’est, ensuite, poursuivie en France – et dans quatorze autres États membres de l’Union européenne – avec la mise en application, le 21 juin 2012, du règlement (UE) n° 1259/2010 du Conseil du 20 décembre 2010 mettant en œuvre une coopération renforcée dans le domaine de la loi applicable au divorce et à la séparation de corps (ci-après règlement Rome III). Or, on verra que sous couvert d’uniformisation des règles de compétence juridictionnelle et législative, ces deux textes imposent aux États membres de garantir le droit au divorce.
6 – Analyse actuelle du divorce sous l’angle des droits fondamentaux – D’autre part, le divorce n’a pas été entièrement habillé aux couleurs des droits fondamentaux. A suivre les spécialistes du droit européen des droits de l’homme, le droit au divorce n’est pas reconnu mais, en revanche, il existe un droit à l’égalité des sexes lors de la dissolution du mariage (v. F. Sudre, Droit européen et international des droits de l’homme, 10ème éd., PUF, n° 311 – pour un rappel de la jurisprudence européenne, v. n°12). Réservant à une autre contribution la manière avec laquelle le droit international privé – aux prises notamment avec les répudiations musulmanes – relaye le principe d’égalité des sexes, notre propos se bornera au droit au divorce.
7 – Division – Quatre étapes ordonneront la réflexion. Après avoir essayé de clarifier la notion de droit au divorce (I), nous verrons que ce droit n’a toujours pas été érigé en droit fondamental par le droit des droits de l’homme (II). Cette absence de consécration contraste avec le droit international privé européen qui impose très largement aux États membres de le garantir dans les divorces internationaux (III). Parvenu à ce stade, il faudra s’interroger sur l’influence de la promotion du droit au divorce dans des règlements européens sur sa qualification de droit fondamental (IV).
I –La notion de droit au divorce
8 – Ambiguïté – Fréquemment employée, l’expression « droit au divorce » est ambiguë. Elle est susceptible de deux acceptions.
9 – Véritable droit au divorce – Pris à la lettre, le droit au divorce peut être entendu comme le droit accordé à un époux de mettre fin au mariage même s’il n’a pas de faute à reprocher à son conjoint, même si celui-ci s’y oppose. Certaines législations le consacrent de longue date. Ainsi en est-il des droits d’obédience musulmane qui accordent au mari le droit de répudier discrétionnairement son épouse. Cette répudiation est bien l’expression d’un droit au divorce. Et si l’institution musulmane suscite toujours le rejet en Occident, ce n’est plus en raison de ses caractères discrétionnaire et brutal mais seulement parce qu’elle est réservée au mari et donc contraire au principe d’égalité des sexes. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer que le droit au divorce, conçu de manière égalitaire, est également présent dans nombre de législations européennes. Parfois conçu comme un droit constitutionnel, comme dans les pays scandinaves (v. F. Granet-Lambrechts, L’accès au divorce : droit comparé, AJ Famille 2003, p. 225), il apparaît chaque fois que le législateur national offre à chacun des époux le droit de se débarrasser de l’autre, peu importe que ce dernier soit innocent et hostile au divorce, peu importe aussi la cruauté de la rupture à son égard. Utilisée majoritairement par les hommes, cette « répudiation à l’occidentale » est, cependant, moins foudroyante que son homologue musulmane. Pour être libéré, il faut en général respecter un délai de séparation, lequel permet de fondre la rupture unilatérale en un « divorce faillite » ou « divorce constat objectif ». En France, ce droit au divorce a été consacré par la réforme de 2004 avec le divorce pour altération définitive du lien matrimonial : le juge est obligé de le prononcer après avoir vérifié une condition purement objective : une séparation de deux ans.
10 – Droit de divorcer – Entendue de manière moins énergique, le « droit au divorce » peut s’entendre comme le droit d’exiger de l’Etat qu’il n’interdise pas dans son principe le divorce. Autrement dit, l’Etat est laissé libre de ne connaître qu’une cause de divorce et de l’assortir de conditions draconiennes, mais il doit offrir une procédure permettant de dissoudre le lien matrimonial. Ce droit de divorcer est aujourd’hui la norme en droit comparé. Très rares sont les législations qui prohibent encore le divorce. Sont cités Andorre, la République dominicaine, les Philippines, certains États islamiques pour les minorités chrétiennes et bien sûr le Vatican (M.-L. Niboyet obs. sous l’arrêt du Bundesgerichtshof, 11 oct. 2006 – disponibles sur le site internet de la Société de législation comparée : www.slc-dip.comp). En revanche, Malte, comme on aura l’occasion de le rappeler, a admis le divorce par un référendum en 2011. Cet État a donc rejoint les autres États de l’Union européenne qui, sur le principe du divorce, forme une communauté de droit.
11 – Relativisation – L’opposition entre les deux droits est réelle : il existe « un monde, à la fois juridique et symbolique entre la reconnaissance du droit de divorcer et la consécration d’un droit au divorce » (Ph. Malaurie et H. Fulchiron, Droit de la Famille, Defrénois, 4ème éd. n°434). Néanmoins les deux droits ont partie liée dès lors que le droit au divorce suppose l’admission préalable du droit de divorcer. Plus subtilement, le droit international privé révèlera que promouvoir le droit de divorcer – par exemple en multipliant les tribunaux devant lesquels la désunion peut être demandée – est une manière de garantir le droit au divorce.
II – L’absence de droit fondamental au divorce
12 – Droits fondamentaux ? – Ni le droit au divorce, ni même le droit de divorcer, ne sont explicitement consacrés dans les textes protecteurs des droits de l’homme. Pour les découvrir, il faut une interprétation créatrice. Ils pourraient être fondés sur les articles 12 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après Convention EDH) ou 9 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (liberté de se marier) en considérant que l’impossibilité de divorcer est un obstacle à la liberté de se (re)marier. Plus raisonnablement, ces nouveaux droits pourraient chercher leur justification dans le droit au respect de la vie privée et familiale (art. 8 de la Convention EDH – art. 7 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne) : le divorce étant l’affaire des époux, l’Etat ne pourrait s’y opposer. Pareil forçage des normes n’a pas encore été opéré par les juges.
13 – Droit au divorce – Devant la Cour de cassation française, le véritable droit au divorce a été invoqué une fois à notre connaissance (Civ. 1ère 13 mars 2007, Dr. Famille 2007, comm. 82, note V. Larribau-Terneyre). Le litige concernait l’ancien article 275, alinéa 2, du Code civil qui permettait de subordonner le jugement de divorce « au versement effectif du capital ou à la constitution de garanties » lorsqu’il existe un risque de non paiement volontaire de la prestation compensatoire. Selon l’homme à l’origine du pourvoi, la faculté accordée au juge du divorce était contraire à l’article 12 de la Convention EDH : sa mise en œuvre porterait atteinte au droit au divorce, indispensable à l’exercice du droit fondamental de se remarier. La Cour de cassation a sommairement rejeté le pourvoi en soulignant que l’ancien article 275, alinéa 2, permettait seulement de différer provisoirement certains effets de la décision de divorce (en l’occurrence son prononcée). En langage européen, on dira que le texte ne portait pas substantiellement atteinte au droit au divorce puisque son principe demeurait acquis ; ses effets étaient seulement provisoirement et légitimement (au regard de l’indigence des revenus de la femme) différés. L’argument du mari n’était pourtant pas dénué de tout fondement (v. en ce sens, V. Larribau-Terneyre, précit.). Pour s’en convaincre, il suffit s’observer que la loi de 2004, créant un véritable au droit au divorce, a supprimé cette disposition. Désormais, le juge peut assortir de différentes garanties le versement de la prestation compensatoire mais il ne peut plus différer le jugement de divorce.
En revanche, ni la CJCE, ni la Cour européenne n’ont eu, semble-t-il, à se prononcer sur le droit au divorce. Pour que la question se pose avec éclat, il faudrait un requérant se prétendant victime d’une législation nationale tellement restrictive qu’elle ne lui permette pas de retrouver sa liberté. Tel pourrait être le cas d’une législation ne connaissant pas de divorce faillite ou le subordonnant à une trop longue période de séparation.
14 – Droit de divorcer – Quant au droit de divorcer, il a fait l’objet de vieux arrêts de la Cour européenne. Les juges de Strasbourg s’y sont montrés très respectueux des particularismes nationaux. Ainsi ont-il jugé que le droit irlandais qui, jusqu’en 1995, prohibait le divorce, n’était contraire ni à l’article 8, ni à l’article 12 de la Convention EDH (Johnston et autres c/Irlande, 18 décembre 1986, GACEDH, 5ème éd, n°48). Dans un arrêt précédent, ils avaient néanmoins considéré, au nom de la protection de la vie privée ou familiale, que les États qui ne connaissent pas le divorce avaient une obligation positive d’offrir aux époux une procédure leur permettant d’être dispensés de leur devoir de cohabitation (Airey c/Irlande, 9 oct. 1979, GACEDH, 6ème éd. n°2). Ce compromis a été reproduit par le droit international privé français antérieur aux règlements européens. Avec constance, la jurisprudence a considéré qu’il n’existait pas un droit absolu de divorcer au nom de l’ordre public français en matière internationale (Civ. 1re, 10 juill. 1979, no78-12.956, Bull. civ. I, no 204 ; JDI 1980, p. 310, note Audit ; Rev. crit. DIP 1980, 91, note Gaudemet-Tallon ; D. 1980, IR 333, obs. Audit). C’est dire que si la loi étrangère interdisait le divorce, il suffisait qu’elle autorise la séparation de corps (CA Paris, 2 déc. 2004, Dr. et patr. avr. 2005, p. 105, obs. Monéger) et, à l’inverse, si la loi étrangère interdisait la séparation de corps, il suffisait qu’elle autorise le divorce (Civ. 1ère 8 nov. 1977, JDI 1978, p. 587, note Alexandre ; Rev. crit. DIP 1979, 395, 1re esp., note Loussouarn). Un arrêt avait néanmoins apporté un tempérament fondé sur l’ordre public de proximité : une loi étrangère ne pouvait interdire le divorce à un Français domicilié en France (Civ. 1ère avr. 1981, no 79-13.959, De Itturald, Bull. civ. I, no 117 ; JDI 1981, p. 812, note Alexandre ; D. 1982, IR 69, obs. Audit ; Defrénois 1982, art. 32832, p. 353, note Massip).
15 – Jurisprudences désuètes ?– Il faut donc retenir que ni le droit des droits de l’homme, ni le droit international privé d’origine nationale n’ont encore érigé le divorce en droit fondamental. Cette réserve n’est-elle pas obsolète ?
Pour le droit de divorcer, la Cour européenne ne ferait vraisemblablement plus preuve de la même retenue. Au regard de l’évolution des législations européennes et de la propension de la Cour européenne à des interprétations évolutives, il est probable que les juges Strasbourgeois consacreraient aujourd’hui le droit de divorcer. L’occasion risque de ne pas leur en être donnée puisque le droit de divorcer fait désormais consensus.
Certains auteurs prédisent que le véritable droit au divorce pourrait être consacré : « dans la course qui semble opposer la Cour EDH et la CJUE, il n’est pas impossible que l’une ou l’autre n’affirme quelque jour l’existence d’un droit fondamental au divorce » (Ph. Malaurie et H. Fulchiron, Droit de la Famille, Defrénois, 4ème éd. n°434). Ce jour ne nous semble pas proche si on considère que sa survenance dépend seulement d’un véritable consensus des législations en Europe. Certains pays sont toujours conservateurs. Ainsi l’Italie exige que les époux fassent homologuer leur séparation pour que puisse commencer à courir un délai de trois ans – très souvent prorogé, car une séparation strictement ininterrompue est exigée – donnant accès au divorce ; la complexité du dispositif conduirait 40 % des Italiens à s’arrêter au jugement homologuant leur séparation. D’autres législations sont singulières. L’Allemagne, qui connaît une cause unique – l’échec du mariage – admet que le divorce puisse exceptionnellement être refusé sur le fondement d’une clause de dureté. Aux termes du § 1568 du BGB « le divorce ne doit pas être prononcé, bien que le mariage ait échoué, si et tant que le maintien du mariage est, pour des raisons particulières, exceptionnellement nécessaire dans l’intérêt des enfants mineurs issus de l’union, ou si et tant que le divorce constituerait pour l’époux qui s’y oppose, en raison de circonstances exceptionnelles, une dureté tellement grave que le maintien du mariage, même en tenant compte des intérêts de l’époux demandeur au divorce, s’impose exceptionnellement ».
Reste à observer que l’exercice de comparaison des législations internes européennes afin de dégager un consensus ne doit pas être la seule démarche pour découvrir les orientations de la société européenne. Il faut aussi prendre acte du droit de l’Union et, en l’occurrence, du droit international privé européen, lequel a largement pris parti en faveur du droit au divorce.
III – La promotion du droit au divorce dans le droit international privé européen
16 – Droit au divorce ou droit de divorcer ? – S’il est facile d’affirmer que les règlements de l’Union européenne poursuivent une politique de faveur au divorce dans les situations présentant un élément d’extranéité, il est plus délicat de classer leurs dispositions selon qu’elles concourent à assurer le droit minimal de divorcer ou le véritable droit au divorce. La promotion des deux droits va de pair : favoriser le droit de divorcer contribue à assurer le droit au divorce. L’affirmation est vérifiable tant pour le conflit de juridictions (A) que pour le conflit de lois (B).
A – Le conflit de juridictions
17 – Emprise quasi-universelle du règlement Bruxelles II bis – Ce règlement s’est substitué aux règles nationales de compétence internationale des États membres de l’Union (à l’exception du Danemark) et son applicabilité n’est pas subordonnée à une véritable intégration du couple dans l’espace européenne. Aussi bien pourra-t-il fonder la compétence du juge français en présence d’une situation largement localisée en dehors de l’Europe. Par exemple, un Français ayant épousé une Philippine à Manille, ville dans laquelle les époux ont vécu pendant vingt ans, pourra soumettre son divorce au juge français à condition qu’il ait regagné la France depuis six mois. Bref, contrairement à ce que pourrait laisser croire son nom, le règlement européen Bruxelles II bis ne s’applique pas « aux seuls divorces européens », il a vocation à déterminer si un juge européen est compétent pour tous les divorces internationaux. S’agissant de la reconnaissance des décisions, son emprise géographique est moindre : il précise seulement dans quelle mesure un jugement de divorce rendu dans un État de l’Union pourra « circuler » dans les autres États membres.
18 – « Droit subjectif au démariage effectif » – Comme il l’a été justement souligné, le règlement Bruxelles II bis prend parti sur le fond, il consacre « le droit à un démariage effectif » (B. Ancel et H. Muir-Watt, La désunion européenne : le Règlement dit « Bruxelles II », Rev. crit DIP 2001, p. 403). A cette fin, il facilite l’accès au juge du divorce et assure la reconnaissance du divorce prononcé dans un autre État membre.
19 – L’accès au divorce facilité – L’article 3 du règlement prévoit que le divorce peut être prononcé par les tribunaux de l’Etat membre sur le territoire duquel se trouve : la résidence habituelle des époux, la dernière résidence habituelle des époux dans la mesure où l’un d’eux y réside encore, la résidence habituelle du défendeur, la résidence habituelle de l’un ou de l’autre époux en cas de demande conjointe, la résidence habituelle du demandeur s’il y a résidé depuis au moins une année immédiatement avant l’introduction de la demande, la résidence habituelle du demandeur s’il y a résidé au moins six mois immédiatement avant l’introduction de la demande et s’il est (…) ressortissant de l’Etat en question (…) et, enfin, le juge de la nationalité commune. Ces sept chefs de compétence sont alternatifs et non hiérarchisés. C’est dire que l’objectif du règlement n’est pas de déterminer le tribunal le plus proche de la vie matrimoniale. Il s’agit, en réalité, de faciliter l’accès au divorce en multipliant les juges susceptibles de le prononcer. Pour le dire clairement, le règlement instaure un forum shopping licite : très fréquemment, celui qui veut divorcer disposera d’une option entre plusieurs juridictions européennes, il choisira celle qui acceptera de le libérer à meilleur compte et au plus vite. La promotion du droit de saisir un juge du divorce favorise ainsi le doit au divorce.
20 – La circulation européenne de la décision de divorce – Une chose est de pouvoir facilement obtenir le divorce. Une autre est d’avoir l’assurance que ce divorce sera reconnu dans tous les États membres, y compris ceux attachés à une conception conservatrice du lien conjugal. Voici deux Irlandais qui vivent en Suède, le mari y obtient le divorce après l’expiration du délai de réflexion (en principe six mois à compter du dépôt de la demande), le règlement lui assure-t-il que son divorce sera reconnu en Irlande, pays dans lequel le divorce est subordonné à une séparation de quatre ans ? Une réponse positive s’impose. Le règlement pose, en effet, le principe de la reconnaissance de plein droit des décisions rendues dans un autre État membre. Cette efficacité immédiate est, néanmoins, conditionnelle : la reconnaissance peut toujours être contestée en justice. Reste que cette contestation sera quasiment toujours vaine. Le règlement exclu toute possibilité pour le juge de l’Etat de reconnaissance de réviser au fond la décision étrangère : ce qui signifie que la reconnaissance ne peut pas être subordonnée à un nouvel examen en fait et en droit de la crise matrimoniale. De même, il écarte tout contrôle de la compétence de la loi appliquée de sorte que le juge de l’Etat de reconnaissance ne peut pas s’opposer au divorce aux motifs qu’il a été prononcé sur le fondement d’une loi très permissive dans une situation où sa règle de conflit désignait une loi restrictive. Pour reprendre notre exemple : à supposer que la règle de conflit irlandaise, soucieuse d’imposer sa conception du divorce à ses ressortissants, ordonne en présence d’époux irlandais l’application du droit irlandais, il ne peut y avoir là motif à refuser la reconnaissance du divorce prononcée en Suède sur le fondement de la loi suédoise. Enfin, le règlement interdit implicitement le contrôle de la compétence indirecte du juge étranger. A cet égard, il faut même douter que le juge État de reconnaissance, convaincu qu’il y a eu une fraude à la compétence dans l’Etat d’origine – par la création d’une résidence artificielle par exemple –, puisse invoquer cette fraude pour ne pas admettre le divorce. Le juge de l’Etat d’origine étant tenu de vérifier d’office sa compétence, lui reprocher de ne pas avoir débusqué une manœuvre pourrait, en effet, s’analyser comme une entorse au principe de confiance mutuelle entre les juges européens. Finalement et en exceptant des motifs de refus de reconnaissance d’ordre processuel (ordre public de procédure, droits de la défense et inconciliabilité avec une autre décision), il ne resterait aux États conservateurs que la possibilité d’invoquer la violation de leur ordre public de fond pour s’opposer à un divorce trop libéral. Il n’est pas certain qu’ils puissent le faire. D’une part, le règlement ne réserve que l’hypothèse où la « reconnaissance est manifestement contraire à l’ordre public de l’Etat membre requis ». D’autre part et surtout, ce motif doit être lu à la lumière de l’article 25 du règlement Bruxelles II bis : « la reconnaissance d’une décision ne peut être refusée au motif que la loi de l’Etat membre requis ne permet pas le divorce (…) sur la base de faits identiques ». Prononcé dans un État membre, un divorce éclair devra donc être reconnu dans tous les autres États membres, y compris les plus conservateurs.
B – Le conflit de lois
21 – Emprise du règlement Rome III – L’européanisation des règles de conflit de lois est encore plus récente. Elle résulte du règlement Rome III, applicable aux procédures de divorce engagées après le 21 juin 2012. Ce règlement présente la particularité d’être issu d’une coopération renforcée de sorte qu’il est applicable dans seulement quatorze États membres : la Belgique, la Bulgarie, l’Allemagne, l’Espagne, la France, l’Italie, la Lettonie, le Luxembourg, la Hongrie, Malte, l’Autriche, le Portugal, la Roumanie et la Slovénie. Pour désigner ces États, l’expression d’Etats participants a été créée. Dans chacun de ses États, les nouvelles règles de conflit ont une vocation universelle : le règlement peut ainsi désigner la loi d’un État membre participant, celle d’un État membre non participant ou encore celle d’un État tiers. En France, le règlement a jeté aux oubliettes l’article 309 du Code civil. Le juge français l’appliquera à tous les divorces internationaux sauf ceux soumis à la Convention franco-marocaine du 10 août 1981 relative au statut des personnes et de la famille et à la coopération judiciaire ou à la convention franco-polonaise du 5 avril 1967 relative à la loi applicable, la compétence et l’exequatur dans le droit des personnes et de la famille.
Rome III est révolutionnaire puisqu’il propose aux époux de choisir la loi applicable à leur divorce. Il faut se demander dans quelle mesure cette conquête de l’autonomie de la volonté est de nature à promouvoir le droit du divorce. Une réponse nuancée s’imposera. En revanche, au stade de la mise en œuvre de la loi désignée, l’article 10 du règlement confirme à nouveau la promotion du droit au divorce en Europe.
22 – Promotion incertaine du droit au divorce par la règle de conflit –Présenté comme le principe, l’article 5 laisse aux époux le soin de choisir la loi applicable à leur divorce. Ils ne disposent pas toutefois d’une entière autonomie de la volonté. N’abdiquant pas totalement le principe de proximité, l’article 5 leur offre une option entre quatre législations ayant des liens avec leur situation : la loi de leur résidence habituelle, la loi de leur dernière résidence habituelle, la loi de l’Etat de la nationalité de l’un d’eux, la loi du for. D’emblée, il faut observer que cette conquête de la volonté est en harmonie avec la logique des droits fondamentaux puisqu’elle conduit à placer sur les intéressés le centre de gravité de la règle de doit. Il leur appartient de décider de divorcer mais aussi de choisir la loi applicable à leur divorce. Mais cette option de législation n’est, a priori, pas propice au droit au divorce. De fait, les époux pourraient choisir une loi restrictive (ne permettant le divorce ou la séparation de corps que sous certaines conditions) ou une loi prohibitive (n’autorisant que la séparation de corps). Gageons néanmoins que les époux qui, dans un contrat de mariage par exemple, anticiperont la loi applicable à leur divorce opteront en faveur d’une loi libérale (consacrant un véritable droit fondamental au divorce). Autrement dit, la liberté sera utilisée par les partisans de la liberté de sorte que l’option de législation risque d’illustrer « la loi du libéralisme maximum » selon laquelle, en Europe, les lois restrictives seront chassées au profit des lois progressistes (Loi dégagée par H. Fulchiron in Existe-t-il un modèle familial européen ? Defrénois 2005, p. 1461, spéc. II.A). En l’absence de choix, le règlement a retenu une règle de conflit totalement neutre. L’article 8 prévoit une cascade de rattachements. Il désigne la loi de la résidence habituelle, à défaut, la loi de la dernière résidence habituelle, encore à défaut, la loi nationale commune, etc. Exclusivement destinée à désigner la loi abstraitement perçue comme la plus proche de la situation, cette règle n’est pas engagée en faveur d’une conception du divorce. Cette neutralité disparaît au stade de la mise en œuvre de la règle de conflit.
23 – Promotion certaine au stade de la mise en œuvre de la loi désignée – A ce stade, le favor divortii européen réapparait clairement. Aux termes l’article 10 du règlement : « la loi du for se substitue à la loi étrangère désignée lorsque cette dernière ne prévoit pas le divorce ». En vertu de ce texte, les rares droits étrangers prohibant encore le divorce seront systématiquement écartés dans les États participants. Cette éviction ne passant pas par le canal de l’exception d’ordre public, le juge est dépourvu de tout pouvoir d’appréciation. Exit donc les différents facteurs permettant de relativiser la promotion des valeurs du for. Exit, en conséquence, de l’ordre public de proximité qui invitent le juge à apprécier in concreto la contrariété de l’application du droit étranger aux principes essentiels du for. Même très largement immergés dans une société prohibant le divorce, les époux pourront donc accéder au droit de divorcer sous la seule condition qu’un des chefs de compétence – particulièrement souples – du règlement Bruxelles II bis soit concrétisé en France ou dans un autre État participant. De la sorte, le règlement s’écarte de la logique du droit international privé pour adhérer à celle du droit européen des droits de l’homme : des lors qu’un divorce relève de la juridiction française, le droit de divorcer est garanti. Il y a là une application quasi-directe du droit au divorce qui contraste avec la position de la doctrine majoritaire s’interrogeant sur la manière avec laquelle le droit international privé doit protéger les droits fondamentaux. Cette doctrine considère que les droits fondamentaux ne doivent intervenir qu’au stade de l’exception d’ordre public. A l’occasion d’un litige international, le juge ne pourrait pas les appliquer directement – à la manière de lois de police – car cette méthode rendrait finalement inutile le détour par le droit étranger et ruinerait largement l’objectif de coordination des systèmes juridiques poursuivi par le droit international privé (sur ce débat, v. not. Y. Lequette, Le droit international privé et les droits fondamentaux, Libertés et droits fondamentaux, (dir) R. Cabrillac, M.-A Frison-Roche et Th. Revet, 16ème éd . 2010, Dalloz, p. 103).
Pour en finir avec la promotion du droit de divorcer opérée par l’article 10, on observera qu’elle peut contredire la contractualisation du divorce poursuivie par le règlement : l’éviction de la loi prohibitive est imposée au juge, y compris, semble-t-il, lorsque les époux avaient opté pour elle.
24 – Relativisation – La libéralisme du règlement Rome III peut néanmoins être tempéré à deux égards.
D’une part, l’article 10 se borne à consacrer le droit de divorcer et non un véritable droit au divorce. Si la loi prohibitive est écartée au profit de la loi du for, cette éviction ne se soldera pas nécessairement par un divorce effectif. Encore faudra-il respecter les conditions posées par la loi du tribunal saisi pour obtenir la désunion.
D’autre part, le même règlement comporte une autre disposition qui contredit largement sa philosophie. Aux termes de l’article 13 : « Aucune disposition du présent règlement n’oblige les juridictions d’un État membre participant dont la loi ne prévoit pas le divorce (…) à prononcer un divorce en application du présent règlement ». Offrant une sorte d’opt. out aux juges des États participants, cette article laisse à penser que le droit de divorcer ne leur est pas toujours opposable. Comment expliquer cette bizarrerie en contradiction avec l’esprit du règlement ? Pour le faire, il faut rappeler que Malte a fait partie des quatorze États participants et que lors de la rédaction du règlement cet État prohibait encore le divorce. Dans ces conditions, Malte avait obtenu l’insertion de cette disposition dite « clause maltaise » donnant aux juges maltais le choix de prononcer ou non le divorce, de contredire ou non l’interdiction posée par le droit Maltais. Cette limite à la promotion du droit au divorce est devenu lettre morte depuis que Malte, a, par référendum, autorisé le divorce. C’est dire que désormais l’article 10 interdisant les lois interdisant le divorce s’applique de manière générale.
IV – Les incidences du droit international privé sur la nature fondamentale du droit au divorce ?
25 – Question saugrenue ? – Le droit international privé européen n’aurait-il pas, déjà et à lui seul, promu le droit au divorce – au moins sa version minimale : le droit de divorcer – au rang de droit fondamental ? La question n’est pas si saugrenue en observant que le droit au divorce, après son onction européenne, présente certains attributs qui nous semblent caractéristiques des droits fondamentaux. On relèvera que :
1) Le droit au divorce consacré par le droit international privé a bien une valeur supra législative puisqu’il est assuré par des règlements européens.
2) Ce droit est donc opposable aux États soumis à ces règlements. Comme l’observe, Mme Hammje, commentant l’article 10 du règlement Rome III : « alors même que le texte n’entend harmoniser que des règles de conflit de lois », il « impose une certaine vision substantielle du divorce, donc du mariage, aux États membres participants : le « droit au divorce » doit être consacré » (v. P. Hammje, Le nouveau règlement (UE° n°1259/2010 du Conseil du 20 décembre 2010 mettant en œuvre une coopération renforcée dans le domaine de la loi applicable au divorce et à la séparation de corps, Rev. crit. DIP 2011, p. 291, spéc. p. 333).
3) Le droit au divorce tel que promu par les règlements est accordé sans considération de nationalité ou de résidence dès lors que la juridiction d’un État membre participant est compétente, il apparaît alors comme une prérogative inhérente à l’être humain marié, citoyen européen ou non, abstraction faite des particularités que lui imprime chaque société nationale.
4) Enfin ce droit au divorce dispose d’une vocation quasi-universelle, il prospère au-delà de la société européenne dès lors que les règlements peuvent saisir des situations largement localisées en dehors de l’Europe.
Contre cette thèse audacieuse, il est facile d’objecter :
1) que le droit au divorce n’est pas formellement affirmé par les règlements, tel n’est d’ailleurs pas leur rôle.
2) que le divorce n’est pas encore conçu identiquement en Europe : il en reste un stigmate dans le règlement Rome III avec la clause maltaise et seulement quatorze États ont participé à la procédure de coopération renforcée. Dans ces conditions, l’Union, en façonnant le divorce en « droit à », fait œuvre de prosélytisme : après avoir imposé une libéralisation des marchés, elle poursuit celle du droit la famille.
3) Surtout, le droit au divorce des règlements n’existe que dans les situations comportant un élément d’extranéité. Il y aurait là un surprenant droit fondamental qui serait garanti dans la société internationale et pas forcément dans les sociétés nationales dans lesquelles vit encore la majeure partie de la population mondiale.
Il faut donc conclure que l’objet du droit international privé est trop singulier pour qu’il puisse concurrencer les droits en charge d’édicter des prérogatives définies en considération de « l’homme en soi ».
26 – Conclusion – L’étude du droit international privé demeure, néanmoins, intéressante. Elle révèle clairement l’obsolescence des jurisprudences Johnston et Airey. Respectueuses de la prohibition du divorce, les arrêts de la CEDH sont d’un autre temps au regard de l’activisme du droit international privé européen en faveur du droit au divorce. C’est dire que le détour par le droit international privé n’est pas inutile. Si en assurant de façon quasi-universelle l’effectivité du droit au divorce dans les ruptures internationales, la discipline ne lui confère pas la nature d’un droit fondamental, parions qu’elle aura un impact certain sur la juridiction (CJUE, CEDH) qui, un jour ou l’autre, affirmera l’existence d’un véritable droit au divorce.
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