La guerre des langues en Europe : l’exemple lituanien devant la Cour de justice
La guerre des langues en Europe : l’exemple lituanien devant la Cour de justice
Par François Viangalli
Occupée par l’Union soviétique, la Lituanie a retrouvé son indépendance passée en 1992. Depuis lors, l’Etat lituanien a massivement lituanisé l’expression publique, au détriment du polonais et du russe autrefois très répandus. Dans cette affaire, des représentants de la minorité polonaise tentaient par une action en rectification du patronyme de contester cette politique au nom de la liberté de circulation. La Cour s’immisce à cette occasion dans la question très sensible de l’officialité des langues, nonobstant l’absence de compétence explicite de l’Union en la matière.
Il arrive qu’une simple lettre de l’alphabet pose à elle seule un problème très profond. Tel était précisément le cas dans l’affaire W/Vardyn, dont la Cour de justice a eu à connaître à titre préjudiciel le 12 mai 2011 (affaire C 391/09). Derrière une question en apparence anecdotique, la translittération d’un nom polonais en alphabet lituanien, une question plus large était portée devant la Cour : celle du statut des minorités nationales en Lituanie.
L’affaire proprement dite
En l’espèce, une Lituanienne d’origine polonaise était née en 1977 en Lituanie, à l’époque sous domination soviétique. Son patronyme polonais, Małgorzata Runiewicz, avait été translittéré en alphabet cyrillique puis transcrit au registre de l’état-civil sous l’écriture lituanienne Malgozata Runevič. Cette graphie avait été maintenue après l’effondrement de l’URSS et la ré-accession de la Lituanie à l’indépendance (1992), puis reprise telle quelle dans un passeport délivré en 2002 et dans un acte de naissance daté de 2003. Or, en 2006, l’intéressée, partie s’installer en Pologne, avait obtenu des autorités polonaises un acte de naissance orthographiant son nom conformément aux règles de sa langue d’origine, le polonais. Revenue en Lituanie, elle y épousa en 2007 un Polonais rencontré en Pologne, M. Łukasz Paweł Wardyn. L’acte de mariage, délivré par la mairie de Vilnius, orthographia le nom du mari Lukasz Pawel Wardyn, en omettant les signes diacritiques de la langue polonaise, et le nom de l’épouse Runevič – Vardyn, en transformant par conséquent le W polonais en V lituanien. Mécontente de cette graphie lituanisée, les époux introduisirent une demande auprès de l’administration pour que soient rectifiés les actes d’état-civil les concernant, et que l’écriture d’origine de chacun de leurs noms soit officiellement rétablie. Or sur ce point, le refus des autorités lituaniennes fut catégorique. Fondé notamment sur l’article 14 de la Constitution de 1992, qui dispose que le lituanien est la seule langue officielle du pays, et sur le décret idoine de 1991 sur l’inscription des noms et prénoms des Lituaniens d’origine étrangère, ce refus les convainquit d’agir en justice. L’objet de leur action était alors, au-delà du cas particulier, de contester l’usage de la seule langue lituanienne auprès des services de l’état-civil, en invoquant à son encontre les actes délivrés par la Pologne et la violation par refus de les reconnaître du droit de l’Union européenne. Confronté à cette question, le juge lituanien saisit donc la Cour à titre préjudiciel.
Devant le juge de l’Union, les requérants faisaient valoir deux arguments principaux. Le premier consistait à mettre en avant le caractère discriminatoire du mode de transcription des noms étrangers, selon que le requérant est ou n’est pas titulaire de la nationalité lituanienne. Le second consistait à relever dans le refus de la graphie étrangère une entrave à la libre circulation des personnes.
Pour ce qui a trait à la discrimination, l’argument des requérants est ici rapidement rejeté. Certes, l’article 18 TFUE interdit dans le champ des compétences de l’Union toute discrimination fondée sur la nationalité. Et les requérants avaient beau jeu de faire valoir que le nom de l’épouse, de nationalité lituanienne, était complètement lituanisé, alors que le nom du mari, de nationalité polonaise, ne l’était que partiellement, ce qui revenait à opérer une discrimination. L’argument semblait imparable. Pour le récuser, la Cour procède à l’examen de la situation de la seule épouse. Selon elle, l’Etat lituanien n’instaure pas une discrimination en traitant ses propres nationaux d’une façon spécifique d’un côté, et leur conjoint de nationalité étrangère de l’autre. Dans la relation privilégiée qu’un Etat entretient avec ses propres ressortissants, il est loisible à celui-ci, selon le juge, d’imposer des exigences propres qui ne frappent pas les ressortissants des autres Etats membres. L’article 18 TFUE n’interdit pas à un Etat de traiter ses nationaux plus sévèrement qu’il ne traite les ressortissants des autres Etats membres. Ce type de discrimination à rebours ne tombe pas sous le coup du traité. En retenant cette solution, le juge de l’Union réitère ici une jurisprudence déjà acquise sur ce point. Restait alors à envisager le cas du mari étranger. Mais n’étant pas traité de façon plus défavorable que le national, puisque c’est ici l’inverse qui se produit, la question d’une éventuelle discrimination devient sans objet. Nulle violation de l’article 18 TFUE, en l’espèce, par conséquent.
La question d’une entrave à la libre circulation était en revanche beaucoup plus délicate.
Pour ce qui concerne le seul acte de naissance de la Lituanienne, la réponse procède de ce qui vient d’être jugé sur le terrain de la discrimination. Mme W/Vardyn n’est pas traitée différemment depuis qu’elle a exercé la liberté de circulation pour se rendre en Pologne et qu’elle est après coup revenue en Lituanie. L’« attrait » de la liberté de circulation des personnes énoncée par l’article 21 TFUE ne se trouve pas diminué par une règle invariante qui n’encourage pas plus qu’elle ne pénalise un national à aller travailler dans un autre Etat de l’Union (pt 21). En décidant de la sorte, la Cour précise le cours habituel de sa jurisprudence en la matière. Dans l’affaire Grunkin (2008), elle avait en effet imposé à l’Etat allemand de reconnaître le nom patronymique attribué à un enfant allemand par les services de l’état-civil du pays du lieu de sa naissance. Mais le patronyme ainsi octroyé par l’Etat membre étranger était bien différent de celui octroyé par l’Etat de la nationalité de la personne. Il s’agissait par ladite reconnaissance d’unifier le nom de l’enfant au sein de l’espace européen. Or dans l’affaire ici rapportée, le nom n’est pas différent en soi : seule la graphie du même nom diffère. Si la Cour semble donc acquise à l’idée d’une reconnaissance de l’autre patronyme attribué par un Etat membre voisin, elle semble beaucoup plus rétive à s’immiscer dans les questions périphériques que soulève le nom, comme les particules de noblesse (v. ainsi l’affaire Sayn Wittgenstein [2011]) ou ici le mode de translittération. Tel est le sens de l’inflexion ici opérée dans sa jurisprudence.
Pour ce qui concerne le refus de modifier l’acte de mariage, la Cour ne tranche pas la question directement et s’en remet à l’appréciation du juge national. Elle assortit toutefois cette délégation au juge étatique de directives d’interprétation. Ainsi précise-t-elle tout d’abord que le refus de reproduire les signes diacritiques ne saurait en lui-même constituer une entrave à la libre circulation des personnes, dans la mesure où ces signes sont très souvent omis des écritures (pt 82). Ensuite, s’agissant de la transformation du W de Wardyn en V, elle remarque qu’une telle transformation peut éventuellement constituer une violation de la libre circulation si, d’aventure, elle avait pour les intéressés de sérieux inconvénients d’ordre administratif, professionnel et privé (pt 78). Tel serait le cas si survenait un risque de confusion de personnes (v. précédemment l’affaire Konstantinidis [1993] C 168/91). En pareille hypothèse, l’intransigeance des autorités lituaniennes peut néanmoins être justifiée par le souci de promouvoir et de protéger la langue officielle nationale (pt 87). Mais encore faudrait-il, dans ce cas, que le refus de l’administration lituanienne soit proportionné à cet objectif. Or la Cour constate que la transformation du W en V n’a été opérée que sur le nom de l’épouse et que la lettre W a été maintenue pour le nom du mari. Un tel maintien l’amène à suggérer au juge national que, sur ce point tout au moins, la contestation pourrait aboutir (pt 96).
Aux termes de sa décision, il apparaît en résumé que la requérante ne pourra pas obtenir de rectification de son acte de naissance, mais que, en revanche, elle et son mari pourront peut-être, à tout le moins, obtenir la rectification partielle de leur acte de mariage et l’inscription de leur patronyme avec sa lettre W d’origine, au lieu du V lituanien. Tout ça pour ca, pourrait-on dire…
L’audace de la Cour
Au-delà du caractère anecdotique des faits de l’espèce, cette affaire donne toutefois à la Cour l’occasion de faire preuve d’une audace inouïe qui mérite d’être mise au jour.
Sur le terrain de la compétence, la juridiction de l’Union vient ici modifier la répartition initiale des compétences de l’UE et des Etats membres. Aux termes de l’article 81 TFUE, les questions de droit international privé des personnes et de la famille ne peuvent donner lieu à l’adoption d’instruments de droit dérivé qu’à l’unanimité des Etats au Conseil, et encore sous réserve d’un véto éventuel d’un Parlement national. Quant aux aspects de droit substantiel, c’est-à-dire de droit civil interne, ceux-ci relèvent de la seule compétence des Etats membres (pt 63). Pourtant, la Cour vient ici infiltrer le droit de l’UE dans un domaine où il lui est constitutionnellement interdit d’intervenir. A suivre le juge de l’Union, l’existence d’une compétence nationale n’exclurait pas l’immixtion du droit de l’UE dans l’examen des modalités d’exercice de celle-ci (pt 63). Si l’on souhaite réellement dire la vérité, et telle est notre seule préoccupation, il est difficile de ne pas voir autre chose, dans cette distinction très « florentine », qu’une extension pure et simple des compétence de l’UE décidée unilatéralement par la Cour, en marge du traité. Que l’on s’en félicite ou pas sur le fond, force est de constater qu’à force d’étendre par infiltration les compétences de l’UE dans tous les domaines, même réservés, cette dernière en vient à manquer d’une répartition claire des compétences qui nuit à long terme à son développement ultérieur. Même une authentique Fédération repose par principe sur une répartition stable et lisible, à l’instar de celle qu’opèrent la Constitution des Etats-Unis et la jurisprudence de la Cour suprême américaine. A vouloir s’immiscer dans tous les domaines, la Cour gagne en influence ce que l’Union perd en clarté, et offre ici les moyens d’une critique recevable aux adversaires de la construction européenne. Si nous nous permettons de le dire, c’est parce que nous pensons sincèrement que la répartition des compétences doit être clarifiée et consolidée, au détriment de la politique du fédéralisme masqué et fluctuant qui a, jusqu’alors, pour des raisons autrefois compréhensibles, largement prévalu. L’UE y gagnera en autorité et les Etats tout autant.
Sur le terrain des sources, l’audace de la Cour est selon nous toute aussi grande. Pour examiner la conformité du droit lituanien aux traités, la Cour se fonde en effet sur la Charte des droits fondamentaux de l’Union. L’article 7 de cette dernière énonce un droit au respect de la vie privée et familiale auquel la Cour de Luxembourg confère ici une véritable autonomie par rapport à l’article 8 de la CEDH relatif au même droit (pt 66). Cette autonomie est dégagée pour servir l’extension des compétences de l’UE et apprécier in casu la politique linguistique d’un Etat membre qui relève en principe de son domaine réservé. Les droits fondamentaux présentent sur ce point, de par leur open texture, la propriété fort intéressante de permettre un contrôle de légalité au-delà de la sphère de compétence ordinaire de l’Union, et de préserver celui-ci d’une position éventuellement différente que pourrait être amenée à prendre la Cour de Strasbourg. Nonobstant leur caractère positif, les droits fondamentaux sont donc ici, on le voit, un instrument avant tout politique.
La question politique sous-jacente
Au-delà de l’espèce proprement dite, la décision du juge européen traduit toutefois son attentisme sur une question politiquement sensible au sein de l’UE, en ce début de XXIe siècle : la question linguistique. Bien que l’on définisse communément l’Etat comme la réunion d’un territoire, d’une population et d’une souveraineté, nombreux sont les Etats qui se définissent également par une ou plusieurs langue(s). Dans l’Europe d’avant-guerre, la majorité des Etats étaient unilingues. Ce n’est que récemment que des langues minoritaires ayant survécu au programme d’éradication lancé contre elles par les Etats centraux ont pu s’affirmer, se revitaliser et, pour certaines d’entre elles accéder la co-officialité. On songe ici au catalan et au basque en Espagne, au gallois au Royaume Uni, au suédois des Iles finlandaise d’Åland ; sans parler bien sûr, en Amérique du Nord, du français du Québec. D’une façon générale, la volonté première de tout pouvoir est de contrôler la langue de ses sujets, pas d’en admettre la diversité. Essayez d’ailleurs de parler une autre langue avec votre éminent collègue lorsqu’il vient professer haut et fort son savoir devant la machine à café… et vous verrez son visage. Il en dira plus que n’importe quel discours. Derrière cette simple question de translittération, se cache en réalité un problème politique fondamental, celui des l’officialité des langues. Dans cette affaire, la requête des époux W/Vardyn avait pour but de porter la revendication linguistique générale des Lituaniens d’origine polonaise devant le tribunal de l’Union. A l’époque de l’URSS, les « Polonais » occupaient pour certains des places de choix dans la société lituanienne, avec le soutien de la dictature ; et ce, bien qu’ils ne représentassent qu’une minorité. Après l’effondrement de l’empire soviétique et le retour de la Lituanie à l’indépendance, la situation s’est logiquement inversée. Les « Polonais » sont les grands perdants de la chute du bloc de l’Est. Les Lituaniens ont fait table rase de leur prééminence passée, et ont repris possession des rouages de leur pays. Sur le plan linguistique, la conséquence en a été une relituanisation générale de l’écriture et de l’expression publique. Largement lésés par ce retour de balancier, les « Polonais » – dont la nationalité est lituanienne – tentent de résister à ce déclin de leur langue allogène, exactement comme certains anglophones tentent de contrarier le Gouvernement du Québec dans sa politique de promotion de la langue française, en se servant notamment des droits fondamentaux. De ce point de vue, l’extrême prudence dont fait preuve la Cour sur le fond du problème trouve ici tout son sens. La juridiction de l’Union ne veut pas servir d’instrument de revanche dans un conflit d’arrière-garde, pas plus qu’elle ne cherche à devenir le tribunal des langues de l’Union, pour se retrouver l’otage des conflits linguistiques de ce début du XXIe siècle. Que l’on songe un instant à l’acuité du conflit des langues en Belgique, depuis la récente crise gouvernementale, et l’on percevra immédiatement pourquoi la Cour n’est pas pressée de se lancer sur ce terrain… Si elle ne donne que partiellement satisfaction à la requérante, c’est donc pour se borner à un office limité et refuser de statuer sur une question qui ouvrirait le champ par incidence à des revendications politiques opposées dépassant le champ de la libre circulation proprement dite. L’audace dont elle fait preuve pour étendre à cette occasion le champ des compétences de l’Union s’avère en définitive inversement proportionnelle à la profondeur de son intervention ponctuelle dans ce domaine de compétence nationale.
Pour citer cet article : François Viangalli, « La guerre des langues en Europe : l’exemple lituanien devant la Cour de justice », RDLF 2012, chron. n°6 (www.revuedlf.com)
Crédits photo : Pieter Bruegel l’Ancien (1526/1530–1569) [Public domain], via Wikimedia Commons