Dangerosité et droits fondamentaux : Dangerosité et privation de liberté (Table ronde n°5)
Contributions
La dangerosité en matière pénale, l’arlésienne omniprésente
Romain OLLARD, Professeur de droit privé, Université de Poitiers
Constat numérique. Au fondement même du droit pénal, qui se donne précisément comme fonction de protéger la société contre des individus dangereux, le concept de dangerosité n’apparaît pourtant que rarement au sein de la loi pénale[1]. Si le terme est pour ainsi dire absent du Code pénal, qui ne contient aucune référence explicite à la dangerosité[2], on en trouve en revanche des traces éparses au sein du Code de procédure pénale, ce qui n’est toutefois qu’un trompe-l’œil dès lors que, formellement, c’est ce code qui réceptionne les dispositions relatives à l’exécution de la peine, dans l’attente d’un code éponyme. Malgré la faiblesse de ce constat purement quantitatif, la dangerosité irrigue toute la matière pénale. Elle est l’une de ces arlésiennes qui ne laisse pas découvrir aisément, au premier regard, mais que l’on évoque sans cesse : elle transparaît, apparaît en filigrane, par capillarité ; on la devine, on la suggère, on l’imagine, on la fantasme peut-être parfois. Elle est partout, tout le temps, tant dans le discours que, désormais, dans le contenu même de la loi pénale, avançant le plus souvent masquée, moins aujourd’hui qu’auparavant.
Le discours de la dangerosité. Le concept de dangerosité a d’abord émergé dans le discours politique de façon indirecte, à travers l’objectif de lutte contre la récidive, à la fois comme fondement des lois anti-récidives et comme support technique de leur mise en œuvre. C’est qu’en effet, les pouvoirs publics entendent désormais appréhender – et neutraliser – la figure des « grands criminels »[3], identifiés comme dangereux en raison d’une « probabilité très élevée de récidive »[4]. Cette acception criminologique de la dangerosité[5] a ainsi justifié, depuis le milieu des années 2000, la multiplication des lois anti-récidive[6], véritable « obsession du législateur contemporain »[7]. Devenues un enjeu électoral majeur[8], les politiques pénales menées en la matière contiennent un message à peine voilé adressé à la population[9], qui vise à montrer, aussi ostensiblement que possible, que les pouvoirs publics prennent le problème à bras le corps en déployant leurs efforts et leurs ressources pour endiguer le « fléau », dans une dynamique résolument offensive.L’examen des travaux préparatoires montrent d’ailleurs que la plupart des lois récentes en la matière font suite à un fait divers fortement médiatisé, toujours le même, à savoir la commission d’une nouvelle infraction par un individu, à peine sorti de détention, ainsi identifié – a posteriori – comme « encore » dangereux. La mécanique est bien rôdée car la loi d’exception – participant ainsi d’une forme de « législation en temps réel »[10] – est toujours une réaction à un fait divers dramatique, de sorte que l’émotion suscitée permet d’obtenir une forme de consensus social, aussi bien dans l’opinion publique que dans le corps politique, légitimant à peu près toutes les entorses aux principes fondamentaux gouvernant la matière pénale. C’est que, devant la figure de « l’ennemi dangereux », tout ou presque est justifiable, l’invocation même de la dangerosité, singulièrement aujourd’hui de la menace terroriste, contenant en soi un effet d’autorité qui la rend imperméable à la critique[11].
La percée normative de la dangerosité. Aussi bien, le droit pénal moderne a-t-il résolument franchi le pas (le Rubicon ?) d’intégrer le concept de dangerosité au sein même de la loi pénale, non plus seulement en tant que fondement de son action, mais comme concept juridique opératoire destiné à produire des effets de droit – répressifs. Si le droit pénal de fond demeure encore largement épargné, dès lors que le concept n’a pas pénétré le champ des incriminations pénales, la dangerosité a récemment émergé en droit de la peine, pour étendre progressivement son empire, au point de devenir omniprésente tant au stade de son exécution qu’au stade post-sententiel. Obsédé par l’objectif sécuritaire, le législateur contemporain a ainsi progressivement placé la dangerosité au cœur des préoccupations du droit pénal alors pourtant qu’elle demeure un concept insondable, aussi bien dans sa définition que, surtout, dans son évaluation[12]. C’est qu’en effet, si la dangerosité a progressivement pénétré la sphère juridique, comme pivot technique des mesures de sûreté, elle n’est pourtant pas un concept spécifiquement juridique : notion fonctionnelle, mise au service d’une politique criminelle, elle témoigne d’une réaction sociale qui change de nature, dès lors qu’il s’agit moins de punir le délinquant dangereux que de le neutraliser pour l’avenir. Un changement de paradigme est peut-être en marche.
D’une justice rétributive à une justice prédictive. Là où le droit pénal classique libéral, essentiellement tourné vers le passé, c’est-à-dire vers l’acte infractionnel commis, reposait tout entier sur les principes rétributifs de responsabilité, de culpabilité et d’imputabilité, la dangerosité opère dans un autre ordre temporel, résolument tournée vers l’avenir qu’elle prétend embrasser[13]. La dangerosité vient en effet légitimer une autre forme de réaction sociale qui ne consiste plus à punir un comportement dangereux mais à « prévenir un passage à l’acte par un diagnostic prospectif de dangerosité »[14]. Détachée de l’infraction et de la culpabilité, la dangerosité va justifier le prononcé de mesures contraignantes, postérieures à l’exécution de la peine, sur le seul constat de la persistance de l’état dangereux du sujet : elle opère alors dans la sphère post-pénale, post-sententielle tout au moins. Indépendante de l’imputabilité de l’agent, la dangerosité permet encore au juge pénal de prononcer certaines mesures de sûreté en cas de déclaration d’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental, notamment une hospitalisation d’office[15], qui relevait traditionnellement de la seule compétence de l’autorité administrative : elle opère alors dans la sphère extra-pénale. Faisant éclater les frontières temporelles et matérielles de la matière pénale, la dangerosité n’en produit pas moins, sous couvert de prévention, des effets répressifs, parfois privatifs de liberté, lors même que le concept n’est qu’une nébuleuse sans corps juridique. Naturellement tournée vers l’avenir, par fonction même, la dangerosité n’est que pure expectative, entièrement fondée qu’elle est sur un pronostic, mieux, un diagnostic, opérant un basculement d’une justice traditionnellement rétributive vers une justice prédictive.
Mesure du changement. Encore faut-il prendre la mesure d’un tel changement car si le concept de dangerosité a effectivement pénétré la sphère juridique pour produire des effets répressifs, il demeure encore formellement absent en droit pénal de fond, au sein même des incriminations pénales : c’est par l’absence que la dangerosité y est une arlésienne (I), même si certaines incriminations récentes – dites de prévention – pourraient témoigner d’une percée du concept, qui tait son nom. L’emprise du concept de dangerosité est en revanche devenue prégnante en droit de la peine dès lors qu’elle constitue désormais le support opérationnel de mesures de sûreté visant à surveiller, soigner ou neutraliser l’individu identifié comme dangereux. Mais si la notion est bien présente, voire omniprésente en la matière, c’est sa signification qui se dérobe à l’analyse, au point qu’il est permis de se demander si le concept n’est pas en définitive introuvable : c’est par le sens, que la dangerosité est ici une arlésienne (II).
I – L’arlésienne par l’absence
Du danger à la dangerosité. Quoi que le terme de dangerosité soit absent des incriminations pénales, le concept de « danger », lui, y est bien présent, empruntant diverses formes : celle du « risque » parfois, comme dans le délit d’exposition d’autrui à un risque[16] ; celle du « péril » encore, évoqué dans les infractions de non-assistance à personne en danger[17] ou de mise en péril des mineurs[18] ; celle du « danger » proprement dit enfin, qu’il soit visé dans les infractions de tromperie[19] ou de destructions du bien d’autrui dangereuses pour les personnes[20] ou comme critère de l’état de nécessité[21], avec un effet non plus répressif mais exonératoire de responsabilité. Mais par-delà cette diversité sémantique, qui pourrait correspondre à autant de significations distinctes[22], le concept de danger se distingue fondamentalement de celui de dangerosité car ce que la loi pénale prétend alors appréhender, c’est moins la dangerosité – subjectivement évaluée de l’agent – que la situation objectivement dangereuse pour autrui. Aussi bien, la focale varie-t-elle : là où le concept de dangerosité est exclusivement centré sur l’auteur, celui de danger est entièrement rivé sur la victime, exposée à une situation mettant en péril son intégrité physique ou morale. Sans doute l’agent fait-il montre de sa dangerosité soit en créant lui-même, par son imprudence délibérée, la situation périlleuse pour autrui, soit en s’abstenant d’intervenir face à une telle situation ; mais, techniquement, la dangerosité de l’agent n’est pas une composante de l’incrimination devant être formellement caractérisée par les juges qui doivent seulement constater une situation objective de danger, devant revêtir certains caractères, de certitude et d’immédiateté[23].
De la dangerosité comme fondement de la loi pénale. Mais pour n’être pas formellement présente au sein des incriminations, en tant qu’élément constitutif, la dangerosité pourrait constituer le fondement même de la loi pénale, peut-être le fondement moderne de son intervention, absorbant et dépassant celui – classique – tenant à la protection de l’ordre public. Ayant pour objet spécifique de prévenir par la menace et, au besoin, de réprimer par le prononcé d’une peine, les actions et omissions susceptibles de causer un trouble à l’ordre public, le droit criminel recherche, selon la définition la plus classique qui peut en être donnée, le « maintien de l’ordre extérieur et l’organisation pacifique des rapports entre les hommes »[24]. Or, à cette conception classique, pourrait s’être substituée une autre, directement centrée sur la notion de dangerosité en ce sens que le droit pénal aurait exclusivement « vocation à réagir aux comportements dangereux et à répondre aux individus dont la dangerosité s’est révélée par la commission d’une infraction »[25]. Sans doute les deux approches se recoupent-elles, à défaut de se confondre, dès lors qu’en rétribuant et neutralisant l’individu dangereux, le droit pénal protège par là même la société et les individus qui la composent. Mais, ainsi conçue, la responsabilité pénale se fait plus subjective, plus personnalisée : elle est moins conçue dans sa fonction – abstraite et désincarnée – de protection l’ordre social contre des comportements délictueux (approche objective), que dans sa fonction – concrète et ciblée – de neutralisation des individus identifiés et évalués comme dangereux (approche subjective).
De la dangerosité comme fondement des infractions de prévention. Cette vision de la responsabilité pénale, moins rétributive que préventive, a d’ailleurs sans doute pénétré le champ des incriminations pénales de façon voilée, à travers la multiplication des infractions dites de prévention,fondées sur l’existence d’une simple menace. Empruntant la forme d’une anticipation de la répression[26], la méthode, aussi simple qu’efficace, consiste à ériger en infractions consommées des actes préparatoires antérieurs au commencement d’exécution constitutif de la tentative punissable et qui devraient donc en principe, en application du droit commun, échapper à la répression. Absolument typiques d’un tel mouvement, les infractions terroristes ne visent plus seulement à réprimer les actions terroristes, c’est-à-dire les attentats porteurs d’une atteinte à l’intégrité physique des personnes, mais tous les actes préparatoires qui peuvent de révéler un simple projet terroriste, même encore naissant. Quitte, peut-être, à flirter avec la sanction de simples résolutions criminelles[27], ces infractions s’attachent à saisir la menace terroriste – et avec elle la dangerosité potentielle de l’agent – aussi tôt que possible sur l’iter criminis, au stade de simples projets criminels, avant même qu’ils n’entrent dans leur phase d’exécution et ne « dégénèrent en actions terroristes » effectives[28]. Sans multiplier les exemples, qui pourraient l’être à l’envi, peuvent ainsi être citées l’antique infraction d’association de malfaiteurs[29], celle, désormais abrogée, de consultation habituelle de sites terroristes[30] ou celle, plus récente – qui fonde aujourd’hui la plupart des poursuites en la matière –, d’association de malfaiteurs spécifiquement terroristes[31], qui incrimine le fait de participer à un groupement formé « en vue de la préparation » de certaines infractions.
D’un droit pénal de la réaction vers un droit pénal de la prévention. Ce mouvement d’anticipation de la répression – qui déborde désormais le champ des infractions terroristes pour pénétrer les frontières du droit commun[32] – atteste d’une mutation de la réponse pénale, qui bascule d’un droit pénal de la réaction, fondé sur l’existence d’un résultat tangible, concret et effectif, vers un droit pénal du risque – parfois qualifié de droit pénal de la prévention[33] – fondé sur une simple menace. La référence à la « prévention pénale » ne doit toutefois pas tromper car les infractions éponymes ont pour objet le prononcé d’une peine, le cas échéant privative de liberté et, plus loin, la neutralisation d’individus jugés dangereux, avant même l’entrée dans la phase d’exécution du projet criminel. Aussi bien, si la finalité (profonde) de telles infractions peut bien apparaître préventive en ce sens qu’elle est destinée à empêcher – par la neutralisation précoce d’individus identifiés comme dangereux – la réalisation effective de l’action terroriste projetée, le recours à la technique de l’infraction, reposant tout entière sur le prononcé d’une peine, n’en est pas moins pas répressive, dans ses effets (immédiats).
Subjectivisation de la répression. La mécanique témoigne encore d’un décentrage de l’infraction, de son élément matériel vers son élément psychologique. La loi n’exige plus en effet, pour la consommation de l’infraction, que l’agent ait obtenu un résultat effectif, matérialisé dans l’ordre extérieur ; il suffit que ce résultat ait été recherché par lui, de sorte que le centre de gravité de la répression bascule du côté subjectif, vers l’élément moral de l’infraction, qui semble parfois se résumer à bien peu, à une simple adhésion intellectuelle à une idéologie violente. Ainsi en est-il d’abord des infractions de participation à un groupement délictueux formé « en vue de la préparation » de certaines infractions dès lors qu’une simple participation morale au groupe, par adhésion psychologique à ses buts délictueux, est jugée suffisante, sans qu’il soit en outre exigé que le membre du groupe ait accompli le moindre acte matériel en lien avec la préparation de l’infraction[34]. Le droit pénal ne sanctionnerait plus ainsi seulement la participation matérielle à une organisation criminelle, mais une participation purement intellectuelle. Ainsi en est-il encore de la tentative – avortée – d’instaurer un délit de consultation habituelle de sites internet terroristes. Le texte originel, on le sait, fut retoqué par le Conseil constitutionnel dès lors que la seule consultation de sites internet, aussi violents soient-ils, était en elle-même inapte à démontrer la préparation d’une action terroriste[35]. Le législateur a donc revu sa copie en précisant que la consultation habituelle de tels sites devait être accompagnée « d’une manifestation de l’adhésion à l’idéologie exprimée ». A défaut de lien matériel et objectif avec un acte terroriste projeté, la loi venait ainsi prévoir un lien d’ordre intellectuel fondée sur l’adhésion à une idéologie terroriste, mobilisant ainsi encore l’élément moral pour compenser une matérialité et une causalité évanescentes. Le palliatif n’a toutefois pas convaincu le Conseil qui a estimé que ces deux éléments combinés – la consultation de site et l’adhésion à l’idéologie qui y est exprimée – « ne sont pas susceptibles d’établir à eux seuls l’existence d’une volonté de commettre des actes terroristes »[36]. En d’autres termes, un lien purement intellectuel entretenu avec une idéologie, aussi radicale soit-elle, est impuissant à démontrer une intention terroriste avérée. La solution est rassurante car en créant des incriminations « uniquement fondées sur (…) des fréquentations (ou) des lectures (…) en lien avec des idéologies choquantes, le droit pénal se transformerait en instrument de répression de groupes sociaux considérés comme dangereux »[37] ; considérés comme dangereux, non point en raison d’agissements en lien matériel et causal avec une action violente déterminée, mais à raison d’idées (consultation de sites) ou de relations témoignant de l’appartenance à des groupes véhiculant une idéologie violente (participation à un groupe délictueux). C’est là une autre philosophie du droit pénal – n’ayant d’ailleurs plus de droit pénal que le nom – qui, délaissant son inspiration libérale classique, s’inscrirait dans des tendances de défense sociale[38] privilégiant une répression fondée davantage sur la dangerosité – potentielle – de l’agent que sur des mécanismes de responsabilité proprement dits.
II – L’arlésienne par le sens
Omniprésence de la dangerosité en droit la peine : surveiller, soigner, neutraliser. Pour ainsi dire absente – du moins officiellement – en droit pénal de fond, au sein des incriminations pénales, la dangerosité est omniprésente en droit de la peine, tant au stade de son prononcé, en cas de déclaration d’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental[39] que, surtout, au stade de son exécution. La dangerosité persistante du condamné va en effet justifier, au stade post-sententiel, le prononcé de mesures dites de sûreté[40], tournée moins vers le passé, aux fins de rétribution de l’infraction commise, que vers l’avenir, pour éviter la récidive, en surveillant, soignant ou neutralisant l’individu identifié comme dangereux. La dangerosité du sujet légitimera d’abord sa surveillance électronique – au titre de la surveillance de sûreté[41] ou de la surveillance judiciaire[42] – lorsqu’une telle mesure, s’appuyant sur « une expertise médicale [ayant] constaté la dangerosité », « apparaît indispensable pour prévenir la récidive »[43] ; elle justifiera encore des mesures de soins – injonction thérapeutique[44], injonction de soins[45] –, là encore fondées sur des expertises médicales visant à quantifier le risque de récidive[46] ; à un dernier degré enfin, la dangerosité du sujet viendra légitimer, plus radicalement, sa neutralisation, laquelle revêt une forme duale, prenant tantôt les traits d’un traitement médical, comme en témoignent les traitements inhibiteurs de libido introduits par la loi du 2 mars 2010 tendant à amoindrir le risque de récidive criminelle[47], tantôt la figure d’un enfermement, potentiellement perpétuel, dans le cas de la très symbolique rétention de sûreté. Décidée par la juridiction régionale de rétention de sûreté[48] à l’encontre d’une personne, condamnée pour une infraction grave, lorsqu’elle présente encore, après l’exécution de sa peine, une « particulière dangerosité caractérisée par une probabilité très élevée de récidive parce qu’elle souffre d’un trouble grave de la personnalité», la mesure est ambivalente : car si elle repose certes sur le soin[49], ainsi qu’en atteste la prise en charge médicale, sociale et psychologique de l’individu dans un « centre socio-médico-judiciaire de sûreté», elle poursuit également une fonction de neutralisation. Créant la possibilité d’un enfermement perpétuel, cette « peine après la peine », selon une expression plus parlante que juridique, est en effet indéfiniment renouvelable puisque la privation de liberté peut durer tant que perdure la dangerosité de l’individu, évaluée annuellement[50].
Notion pluridisciplinaire. Mais au-delà de ces manifestations – presque une litanie –, c’est la notion même de dangerosité qui interroge, laquelle n’est d’ailleurs pas définie dans la loi[51], sans doute parce que sa définition est fuyante, peut-être même impossible – c’est une arlésienne par le sens. Insondable, la notion de dangerosité l’est d’abord parce qu’elle constitue un concept fondamentalement pluridisciplinaire qui n’intéresse pas seulement les juristes, mais encore, tout aussi bien, les sociologues, les psychologues, les journalistes[52], les politiques qui s’en sont saisis au sein d’un discours volontiers anxiogène[53]. Surtout, pour l’appréhender et la saisir, la dangerosité convoque des savoirs multiples, ceux des magistrats, des statisticiens, mais encore, essentiellement, ceux des psychiatres et psychologues. Là réside peut-être tout le paradoxe du concept de dangerosité qui, bien que renvoyant désormais à une réalité juridique, à laquelle sont attachés des effets répressifs, mobilise des compétences diverses, au risque que chacune des parties prenantes en retienne une conception qui lui est propre, contingente, variable suivant les lieux, les époques, les disciplines, les écoles.
Notion relative. Insaisissable, le concept de dangerosité l’est ensuite parce qu’il constitue une notion relative, ainsi que pourrait en attester un détour – peut-être surprenant – par le droit des assurances et le droit de l’environnement où la dangerosité (ou le risque) est entendue comme la corrélation entre un enjeu et un aléa. Or, selon ces disciplines, le risque sera considéré d’autant plus important que l’enjeu qui y est attaché est grand, même si l’aléa est faible, en ce sens que la probabilité de survenance du risque est minime ; réciproquement, la faiblesse de l’enjeu induira un risque faible, quand bien même la probabilité de sa réalisation serait élevée. Une telle signification – relative – n’est pas dénuée de résonnance en matière pénale, s’agissant spécialement de la criminalité terroriste, conçue comme un enjeu majeur de nos politiques publiques, alors pourtant qu’au plan strictement numérique, elle demeure quantitativement faible, au regard du volume global des infractions commises. Cette forme de criminalité n’en apparaît pas moins comme un enjeu décisif justifiant le déploiement de moyens et ressources considérables, aussi couteux soient-ils, parce qu’elle choque les consciences, tant individuelles que collectives, par sa sauvagerie et les symboles visés. Aussi bien, le concept de dangerosité devrait-il être compris, non point en un sens absolu, défini et apprécié au regard d’une dangerosité intrinsèque à une situation ou un individu, mais de façon relative, au regard des enjeux spécifiques liés à un risque déterminé, identifié – politiquement et symboliquement – comme revêtant une importance décisive, au risque peut-être de faire de la dangerosité une notion purement contingente, étroitement dépendante des politiques pénales.
Notion plurielle : dangerosité psychiatrique et dangerosité criminologique. Insondable, la dangerosité l’est enfin parce que le concept est protéiforme, susceptible de plusieurs acceptions. Il existerait ainsi une dangerosité pénale[54], une dangerosité victimologique[55], une dangerosité pénitentiaire, mais au-delà de ces distinctions[56], parfois subtiles, l’on oppose classiquement en France – et c’est là une exception française – la dangerosité psychiatrique et la dangerosité criminologique. Là où la première est directement liée à l’existence d’une maladie mentale[57], laquelle apparaît ainsi comme la cause de la dangerosité, la seconde, indépendante de toute pathologie, désigne quant à elle la propension d’un individu à commettre une infraction ou à récidiver. Quoi que la loi pénale oscille entre ces deux conceptions, c’est essentiellement à la dangerosité criminologique qu’elle fait référence lorsqu’elle vise la « particulière dangerosité caractérisée par une probabilité très élevée de récidive »[58] ou la prévention de la récidive « dont le risque paraît avéré »[59], ce qui implique une évaluation de la dangerosité en termes de probabilités.
Notions distinctes. Or, bien que se recoupant parfois, ces deux catégories de dangerosité sont distinctes, d’abord au plan notionnel, car un sujet peut être dangereux au plan psychiatrique sans l’être nécessairement au sens criminologique lorsqu’il ne présente un danger que pour lui-même, non pour autrui – ainsi du sujet suicidaire ou automutilant. Réciproquement, la notion de dangerosité criminologique embrasse un spectre plus large en ce qu’elle inclut tout individu présentant un risque de récidive, même lorsqu’il n’est pas affecté par une maladie mentale ou qu’il est atteint de troubles de la personnalité[60], non constitutifs de pathologies au sens psychologique du terme (états limite, psychopathie, etc.)[61]. Evidemment, chacune de ces deux formes de dangerosité produira des effets propres, car la dangerosité psychiatrique privilégiera une approche médicale fondée sur le soin du sujet, là où la dangerosité criminologique, concept juridique, produira des effets essentiellement répressifs, tournée vers la neutralisation du délinquant. Sans doute cette dernière forme de dangerosité – criminologique – n’est-elle pas exclusive d’une prise en charge médicale du condamné, laquelle sera toutefois réalisée dans une optique purement utilitariste, ainsi qu’en témoignent les finalités affichées des mesures de sûreté, « destinées à prévenir la récidive »[62]. A chacun son rôle, en quelque sorte !
Evaluations distinctes. Distinctes au plan conceptuel, ces deux formes de dangerosité ont encore recours à des méthodes d’évaluation différentes. Tandis que la dangerosité psychiatrique est exclusivement fondée sur une évaluation clinique du sujet par des experts psychologues ou psychiatres, l’évaluation de la dangerosité criminologique peut en revanche revêtir une forme duale, clinique bien sûr mais également statistique. C’est qu’en effet, des méthodes dites actuarielles se développent aujourd’hui, qui proposent d’autres modes d’évaluation de la dangerosité criminologique, fondée, non plus sur une approche clinique du sujet individuellement envisagé, mais sur une approche strictement scientifique, en termes de probabilités abstraites, dépendantes de différents types de facteurs identifiés a priori comme autant de variables. Réalisée selon des outils aussi complexes que savants, aux noms mystérieux, faits d’acronymes (VERA-2R, ERG 22 +, etc.)[63], ces méthodes consistent en des calculs statistiques de probabilités – le plus souvent des algorithmes – afin de prédire, de façon chiffrée, le pourcentage de récidive potentielle. Particulièrement ancrées dans certains pays, notamment anglo-saxons, ces méthodes – reposant toute entière sur la « prédiction criminelle » –, n’en sont toutefois qu’à leurs balbutiements en France et relèvent encore principalement, à ce titre, du champ prospectif. Aussi bien, quelle que soit le type de dangerosité considérée, l’expertise clinique demeure-telle aujourd’hui encore – mais pour combien de temps ? – l’instrument privilégié de « mesure » de la dangerosité.
Notion médicale. Si l’évaluation de la dangerosité traduit ainsi – l’analyse a été maintes fois menée[64] – une « médicalisation » ou, mieux, une « psychiatrisation » du droit pénal avec une forme de transfert de compétences au profit du « pouvoir » médical, les experts en viennent à assumer, par ce vecteur, une fonction – pour le moins périlleuse[65] – de « diagnostiqueur », prédicteur de l’avenir, et plus loin de protecteur public contre l’individu dangereux, un peu comme jadis les médecins qui plaçaient en quarantaine les personnes porteuses de maladies contagieuses[66] – la métaphore connaissant aujourd’hui d’inattendues résurgences. Or, là réside peut-être tout le paradoxe de la matière car les experts ne sont pas seulement appelés à se prononcer sur la dangerosité de personnes atteintes de pathologies mentales, relevant de leur champ de compétences spécifiques ; ils sont surtout convoqués par le droit pénal pour évaluer la dangerosité – criminologique – de (toute) la population pénale qui s’étend bien au-delà des frontières du trouble psychiatrique. Alors que, classiquement, l’expertise psychiatrique avait pour unique mission de se prononcer sur l’abolition du discernement pour déterminer si l’individu était pénalement responsable, elle doit désormais sortir de sa sphère naturelle, sous l’effet de l’avènement du concept de dangerosité.
Notion instrumentale. L’expertise change ainsi radicalement de fonction et, avec elle, la justice pénale elle-même, car ce qui est désormais attendu d’elle, « ce n’est plus seulement de punir des comportements dangereux mais de prévenir un passage à l’acte par un diagnostic de dangerosité »[67], aussi incertain soit-il. Ainsi peut apparaître la véritable nature de la dangerosité, conçue moins comme une notion à proprement parler conceptuelle, que fonctionnelle ou instrumentale, mise au service d’une politique criminelle, qui entend prévenir la récidive par la neutralisation des « grands criminels », pour reprendre une expression utilisée par Madame Rachida Dati, alors garde des sceaux[68]. Cette fonction préventive de la loi pénale doit toutefois être bien comprise tant la notion de prévention peut être trompeuse. Sans doute les mesures de sûreté peuvent-elles bien apparaître préventive dans leur finalité puisqu’il s’agit, à travers elle, de prémunir la société pour l’avenir contre le risque de récidive, en surveillant l’individu, en le soumettant à des soins ou en le privant de liberté. Mais, dans leur nature et leurs effets, ces mesures sont bien répressives pour l’individu qui les subit dès lors qu’elles sont restrictives ou plus radicalement privatives de liberté, de sorte qu’en envisageant leurs effets réels – et plus seulement leur finalité –, la distinction entre prévention et répression s’évanouit. Aussi paradoxale que puisse paraître l’assertion, la prévention peut se faire répressive, au moins lorsqu’elle prend les traits, non point d’une simple surveillance du sujet, mais d’une neutralisation de l’individu identifié comme dangereux[69].
Notion prédictive. Tel est le tribut d’une approche pénale fondée sur la dangerosité, notion extrajuridique érigé en concept juridique opératoire qui, sous couvert de prévention, produit des effets répressifs qui taisent leur nom, masqués sous l’appellation policée de mesures de sûreté, entièrement fondées sur un diagnostic, par nature même incertain. C’est là une autre manière de concevoir la justice pénale qui, traditionnellement rétributive, se fait volontiers prédictive, prétendant embrasser l’avenir en soumettant les individus à des mesures contraignantes, non plus à raison de ce qu’ils ont fait – des actes par eux commis – mais en raison de ce qu’ils sont, de leur dangerosité intrinsèque[70].
De la « dangerosité de la dangerosité » en droit de la peine. Des faiblesses de l’évaluation de la dangerosité au risque d’une dénaturation du droit pénal
Clément MARGAINE, Professeur de droit privé, Université de La Réunion
Pour prolonger la réflexion esquissée précédemment par mon collègue le Professeur Romain OLLARD, j’ai choisi de centrer mon propos sur la place de la dangerosité, non plus en droit ou en procédure pénale, mais en droit de la peine. Cette discipline est peut-être la branche du droit pénal qui consacre le plus largement la dangerosité. On trouve en effet une cinquantaine de références à la dangerosité dans le Code de procédure pénale, références qu’on peut assez aisément classer en trois catégories.
La dangerosité est, en premier lieu, utilisée pour justifier le prononcé d’une mesure de sûreté destinées à prévenir une éventuelle récidive. Il s’agit alors de soumettre un individu considéré comme dangereux à des mesures prenant la forme d’obligations ou d’interdictions destinées à le contrôler, le surveiller. En deuxième lieu, la dangerosité peut être prise en compte lors de l’octroi d’un aménagement de peine. Certains aménagements de peine sont ainsi conditionnés par la preuve de l’absence de dangerosité. Autrement dit, pour bénéficier d’un tel aménagement de peine (une libération conditionnelle, par exemple), le condamné devra apporter la preuve qu’il n’est pas ou qu’il n’est plus dangereux. Dans ce cas, la dangerosité est appréhendée de manière négative, puisque c’est moins la dangerosité que l’absence de dangerosité qui conditionne l’octroi d’un aménagement de peine. Enfin, la dangerosité peut, en troisième lieu, être prise en compte comme un critère permettant d’individualiser le régime pénitentiaire d’un détenu. Le type d’établissement où le condamné purgera sa peine ou le régime de détention auquel il sera astreint seront déterminés en fonction de différents critères parmi lesquels la dangerosité figure en bonne place[71]. Je laisserai toutefois de côté les références à la dangerosité en matière pénitentiaire, en raison de leur spécificité[72] pour me concentrer sur la dangerosité utilisée par le législateur soit, positivement, pour justifier le prononcé d’une mesure de sûreté, soit, négativement, pour refuser un aménagement de peine. En effet, malgré une différence de perspective, c’est la même logique qui est poursuivie dans ces deux hypothèses : il s’agit de maintenir un individu considéré comme dangereux dans le champ de Justice pénale, afin de garder un œil sur lui au moyen de mesures de contrôle ou de surveillance.
Une fois mieux cerné l’usage de la dangerosité en droit de la peine, reste la question de sa définition. Contrairement au danger ou au risque qui correspondent à une réalité sinon empirique, en tout cas perceptible et observable, la dangerosité apparaît comme un concept difficile à saisir, protéiforme, relevant plus du discours politique que de l’évaluation scientifique[73]. Doit-on alors s’avouer vaincu et abandonner toute tentative visant à cerner la dangerosité ? Pas forcément. Ce qui est sûr, c’est que cette situation condamne toute approche conceptuelle classique, qu’elle soit déductive – avec une démarche qui consisterait à partir de la définition de la dangerosité, pour la discuter et l’éprouver au regard de ses applications – ou, au contraire, inductive – en s’intéressant aux manifestations de la dangerosité pour en proposer une synthèse et, in fine, une définition. Nous tenterons, par conséquent, d’analyser la dangerosité, non par elle-même, mais à travers ses manifestations en droit de la peine afin de mettre en lumière ce qu’elle produit en matière pénale.
Le premier constat auquel cette analyse conduit est que le flou conceptuel évoqué précédemment n’a pas entravé le développement de la dangerosité en matière pénale, bien au contraire ! L’absence de définition de la dangerosité a même probablement favorisé le recours à ce concept dans des hypothèses où il était en réalité davantage question de risque ou de danger… Rien d’étonnant, donc, à ce que les références à la dangerosité soient beaucoup plus nombreuses dans Code de procédure pénale que du Code pénal. Si la gestion des risques ou des dangers objectifs (qu’ils soient d’origine naturelle ou humaine) relève plutôt du droit pénal, la dangerosité, plus subjective, est liée, en tout cas en matière pénale, à la personne et relève davantage du droit de la peine, majoritairement consacré dans le Code de procédure pénale.
La seconde observation est celle d’une certaine analogie entre le droit répressif et les autres branches du droit. On retrouve partout la même réticence à définir précisément la dangerosité et la même réaction face à cette dangerosité, en tout cas si l’on en croit ce que nous a dit mon collègue Pascal PUIG lors de la table ronde consacrée aux liens entre dangerosité, santé et soins. Selon lui, la première réaction du droit face à la dangerosité, c’est de mettre en place des mesures de surveillance et d’évaluation. En matière sanitaire ou médicale, face à un médicament, un vaccin ou un produit dangereux, « on veille, on surveille, on évalue », nous a-t-il dit. Bien que les problématiques sanitaires ou médicales apparaissent, à première vue, différentes de celles du droit pénal, on ne peut qu’être frappé par le fait que l’individu dangereux soit traité par le droit pénal de la même manière que le font les autres branches du droit. Comme le médicament ou le produit potentiellement dangereux pour la santé, l’individu dangereux doit, lui aussi, être évalué et surveillé. Qui cherche à cerner la dangerosité doit donc garder à l’esprit ce diptyque essentiel évaluation/surveillance : l’évaluation apparaissant comme le fondement scientifique de la dangerosité et la surveillance comme la réponse juridique à celle-ci.
Comme beaucoup l’ont déjà souligné, le concept de dangerosité favorise les discours anxiogènes ; le droit pénal n’échappe pas à cette règle puisque nous verrons comment la dangerosité, dont l’évaluation reste encore aujourd’hui très insuffisante (I) contribue à déstabiliser, voire à dénaturer le droit de la peine et plus largement, le droit pénal (II).
I – L’insuffisante évaluation de la dangerosité en matière pénale
Ce qui semble particulièrement frappant lorsque l’on s’intéresse à la dangerosité c’est que l’absence de définition de la dangerosité s’accompagne d’une relative imprécision quant aux critères permettant de l’évaluer. Ce flou quant aux critères à prendre en compte est d’autant plus regrettable que le concept de dangerosité est un concept polysémique, éminemment subjectif qui doit donc nécessairement être précisé et objectivé. Certains pays[74] ont adopté des outils actuariels, véritables tables de prédiction permettant d’évaluer et de quantifier avec précision la dangerosité de certains individus afin d’adapter leur prise en charge. La France reste, quant à elle, attachée à une évaluation clinique et pluridisciplinaire de la dangerosité. Si ce choix s’explique par la difficulté de définir précisément le concept de dangerosité du fait notamment de sa pluridisciplinarité, on aurait pourtant pu s’attendre à ce que le droit pénal, attaché au sacro-saint principe de légalité, ne reçoive ce concept qu’au prix d’une précision des critères permettant de l’évaluer. On ne peut, dès lors, que regretter le flou entourant la question de l’évaluation de la dangerosité et plus précisément l’ambiguïté des textes sur les critères d’évaluation (A) comme sur la nature de celle-ci (B).
A- L’ambiguïté des textes quant aux critères d’évaluation de la dangerosité
Certains textes semblent assimiler expressément dangerosité et risque de récidive, comme l’article 723-31 du Code de procédure pénale relatif à la surveillance judiciaire qui précise que le risque de récidive doit être constaté par une expertise médicale« dont la conclusion fait apparaître la dangerosité du condamné ». Dangerosité et risque de récidive seraient donc synonymes. Cette analyse semble confirmée par le fait que l’essor récent de la dangerosité coïncide avec l’accent mis, depuis une quinzaine d’années environ, sur la mission de prévention de la récidive assignée aux institutions répressives. D’autres textes semblent pourtant distinguer ces deux questions, à l’image de l’article D 49-24 du même Code qui permet au juge de l’application des peines de demander au service pénitentiaire d’insertion et de probation de réaliser une synthèse socio-éducative du condamné afin d’apprécier « sa dangerosité et le risque de récidive » (nous soulignons). En visant la dangerosité et le risque de récidive, le législateur semble admettre qu’il s’agit de deux questions distinctes, un individu pouvant tout à fait être considéré comme dangereux sans toutefois présenter des signes permettant de penser qu’il est susceptible de récidiver. Au soutien de cette analyse, on pourrait avancer l’argument selon lequel, du fait d’une définition restrictive de la récidive par le droit pénal[75], l’individu non encore condamné ou susceptible de commettre des infractions ne remplissant pas les conditions de la récidive légale ne pourrait être considéré, juridiquement, comme présentant des risques de « récidive », stricto sensu. Cela expliquerait alors le choix d’ajouter au risque de récidive (entendue strictement, au sens de récidive légale) le concept, plus large et moins juridique, de dangerosité qui permet de couvrir toutes les situations où un nouveau passage à l’acte est possible, notamment la réitération, lorsqu’un individu commet une nouvelle infraction, sans toutefois remplir les conditions de la récidive. Cet argument doit toutefois être écarté au regard de la rédaction de l’alinéa 3 de l’article D 49-24 du Code de procédure pénale précisant que le juge peut solliciter une expertise psychiatrique ou psychologique de l’intéressé afin de « se prononcer sur la dangerosité de la personne et les risques de récidive ou de commission d’une nouvelle infraction ». En se référant aussi bien à la récidive qu’à la commission d’une nouvelle infraction et en distinguant ces deux situations de la dangerosité, le législateur semble, encore une fois, conférer à cette dernière un contenu différent, en tout cas, un contenu plus large que la seule éventualité d’un nouveau passage à l’acte. L’imprécision des critères de dangerosité est d’autant plus problématique qu’elle a des répercussions sur la forme que doit prendre cette évaluation de la dangerosité.
B- L’ambiguïté des textes quant à la nature de l’évaluation de la dangerosité
Bien que la dangerosité[76] soit de plus en plus exigée pour conditionner une mesure de sûreté ou un aménagement de peine, les méthodes d’évaluation de la dangerosité restent encore très floues. S’agit-il d’une simple évaluation, d’un examen ou d’une expertise, et dans ce dernier cas, s’agit-il d’une expertise médicale, psychologique, psychiatrique ? Les textes relatifs à cette question sont loin d’être clairs. L’article 712-21 du Code de procédure pénale subordonne ainsi l’octroi d’un aménagement de peine à la réalisation d’une expertise psychiatrique préalable dès lors que l’infraction pour laquelle la personne a été condamnée fait encourir la peine de suivi socio-judiciaire. Cette expertise vise, selon les termes de l’alinéa 2 de cet article, à déterminer si le condamné est susceptible de faire l’objet d’un traitement. L’évaluation préalable à un aménagement de peine dont il est question est donc clairement une évaluation de nature médicale relevant de la compétence de psychiatres. Pourtant, le dernier alinéa de cet article précise que pour certaines infractions violentes ou sexuelles, les psychiatres experts devront se prononcer spécialement sur le risque de récidive du condamné. On voit alors s’opérer un glissement d’une dangerosité « psychiatrique »[77], évaluable médicalement, à une dangerosité « criminologique » centrée sur risque de récidive[78]. Ce glissement est d’ailleurs assumé par certains textes, à l’image de l’article R 61-34 du Code de procédure pénale qui permet de substituer à l’expertise psychiatrique que l’on vient d’évoquer se prononçant sur l’accessibilité aux soins et sur le risque de récidive, un « examen de dangerosité » (sic) réalisé par un psychiatre et un psychologue, conformément à l’art. R. 61-11[79]. L’absence de critères précis de la dangerosité ainsi que la substituabilité des différentes expertises ou examens illustrent l’embarras du législateur quant au contenu réel de la dangerosité et à ses méthodes d’évaluation, ce qui conduit de plus en plus de professionnels à contester la pertinence de ces évaluations[80].
La rétention de sûreté créée en 2008 apparait comme un bel exemple de l’incertitude des critères d’évaluation de la dangerosité et du mélange des genres auquel ce flou peut conduire. L’article 706-53-13 du Code de procédure pénale précise que la rétention de sûreté concerne les personnes « présentant une particulière dangerosité caractérisée par une probabilité très élevée de récidive parce qu’elles souffrent d’un trouble grave de la personnalité ». Selon ce texte, la dangerosité serait donc caractérisée non seulement par un risque élevé de récidive mais serait également lié à l’état mental de l’individu. A en croire le législateur contemporain, la dangerosité ne se réduirait donc pas au seul risque de récidive puisqu’elle comporterait une dimension psychologique comme en atteste d’ailleurs le contenu de cette mesure qui consiste en une « prise en charge médicale, sociale et psychologique » dans des établissements spécialisés, les « centres socio-médico-judiciaires de sûreté » (sic). Cette juxtaposition du juridique, du médical et du psychologique[81] apparait comme une des conséquences de l’imprécision du concept de dangerosité. Imprécise et insuffisamment évaluée, la dangerosité ne cesse pourtant de se développer en matière pénale, faisant craindre une dénaturation progressive du droit pénal.
II – L’inquiétante dénaturation du droit pénal par la dangerosité
Pour se prémunir contre la dangerosité potentielle de certains individus, le législateur contemporain n’a eu de cesse de multiplier les mesures destinées à protéger la société. Aucune branche du droit pénal ne semble aujourd’hui épargnée par un mouvement qui touche aussi bien le droit pénal spécial qui multiplie les infractions dites « préventives » fondées sur la dangerosité potentielle de certains comportements[82] que la procédure pénale qui consacre de plus en plus de mesures d’enquête ou d’instruction visant à surveiller les individus avant tout jugement de culpabilité[83]. La principale réponse du droit pénal[84] consiste à mettre en place une surveillance approfondie des individus considérés comme dangereux. Nous ne reviendrons pas sur la surveillance ante sententia[85] qui a déjà été évoqué précédemment, pour centrer notre propos sur la phase post-sentencielle. En effet, la nécessité de surveiller certains individus ne disparait pas une fois le jugement rendu ; au contraire, elle s’amplifie pendant l’exécution de la peine, et perdure même après celle-ci.
Si l’essor du contrôle et de la surveillance des citoyens dans nos sociétés modernes n’est pas un phénomène nouveau[86], cette surveillance approfondie des individus trouve dans la dangerosité un fabuleux catalyseur[87], au risque de déstabiliser le droit pénal, témoin, presque malgré lui, de l’expansion progressive de ses frontières « naturelles ». C’est d’abord le champ d’intervention du droit pénal qui s’étend (A) puis le temps pénal qui s’allonge (B).
A – L’extension du champ pénal
De nombreuses mesures de surveillance fondées sur la dangerosité ont ainsi été adoptées depuis une quinzaine d’années en droit de la peine, qu’il s’agisse de la surveillance judiciaire[88], du placement sous surveillance électronique mobile (ou PSEM), de la surveillance de sûreté voire, pour les cas les plus graves quand la surveillance ne suffit plus, de la rétention de sûreté. En multipliant les mesures de surveillance fondées, non sur la culpabilité d’un individu mais sur sa dangerosité caractérisée principalement, on l’a vu, par le risque de récidive ou de commission d’une nouvelle infraction, le législateur contemporain s’affranchit des principes essentiels irriguant la matière. Il ne s’agit plus de punir une faute selon une logique rétributive, mais plutôt de prévenir un éventuel trouble à l’ordre public dans une logique préventive. La dangerosité et le discours qu’elle produit favorise alors une politique sécuritaire de gestion des risques cherchant non plus seulement à sanctionner la délinquance mais à la prévenir au moyen principalement de mesures de surveillance ou de contrôle. Ce « changement profond d’orientation de notre justice »[89] apparait comme une rupture avec la rationalité pénale classique fondée sur les concepts de responsabilité, de faute et de rétribution qui se manifeste, en pratique, par une disparition des frontières, non seulement entre les différentes branches du droit susceptibles de prévenir les éventuelles atteintes à l’ordre public (1) mais également entre le droit et d’autres disciplines compétentes pour l’évaluation de la gestion de la dangerosité (2).
1) Le rapprochement du droit pénal et du droit administratif autour du développement d’une fonction préventive du droit pénal
L’idée selon laquelle le droit pénal serait dotée d’une certaine finalité préventive n’est pas nouvelle et relèverait même du « bon sens »[90]. Comme l’écrit Michel Van de KERCHOVE, « les peines, quelle que soit leur nature, remplissent avant tout une fonction de prévention, c’est-à-dire la fonction de freiner, voire d’empêcher l’accomplissement de comportements jugés indésirables »[91]. On distingue ainsi classiquement une fonction de prévention collective ou générale et une fonction de prévention individuelle ou spéciale, la première consistant à dissuader les éventuels contrevenants à passer à l’acte quand la seconde vise, par l’effet même de la peine, à dissuader un individu, déjà condamné, de récidiver. Bien que cette finalité préventive ait pu être considérée comme essentielle par les théories utilitaristes qui voyaient derrière chaque délinquant un individu rationnel susceptible d’être freiné par une sanction suffisamment dissuasive, des recherches empiriques plus récentes ont pu remettre en cause l’efficacité des fonctions de prévention de la sanction pénale[92]. Si la prévention n’a donc jamais été absente des politiques pénales, elle était généralement associée à la peine. Autrement dit, c’était moins le droit pénal que la peine elle-même qui se voyait assignée une finalité préventive. Ce qui est nouveau, c’est que cette finalité a progressivement gagné tout le droit pénal qui se voit officiellement attribuer la fonction de prévenir la récidive ou plus largement la commission de nouvelles infractions. La lutte contre la récidive est devenue l’un des axes majeurs des politiques pénales menées ces vingt dernières années, comme en atteste la rédaction du nouvel article 130-1 du Code pénal[93] tel qu’il résulte de la loi du 15 août 2014. S’il n’est pas question ici de discuter de l’efficacité ou même du bien-fondé de ces politiques, force est d’admettre que cet objectif conduit à redistribuer les rôles assignés en matière de prévention des atteintes à l’ordre ou à la sécurité publique. En mettant l’accent sur la fonction préventive du droit pénal, ce dernier s’est progressivement rapproché du droit public et plus précisément du droit administratif. La célèbre loi relative au renseignement du 24 juillet 2015[94] ou la récente loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme du 30 octobre 2017[95] illustrent très nettement la complémentarité actuelle du droit pénal et du droit administratif dans la lutte contre le terrorisme. Si la gravité de certaines menaces contre la sécurité publique justifie effectivement une collaboration étroite entre les autorités administratives et judiciaires, le risque est grand de voir peu à peu ces disciplines se fondre et se confondre, au détriment de leur spécificité et de leur cohérence. La pénalisation de certains comportements susceptibles de porter atteinte à la sécurité publique ainsi que l’extension de pouvoirs coercitifs reconnus à certaines autorités administratives tend ainsi à effacer la frontière « classique » entre ce qui relève de la police administrative dont la mission est de prévenir les atteintes à l’ordre public et ce qui relève de la police judiciaire ayant compétence pour constater les infractions à la loi pénale, rassembler les preuves de celle-ci et en rechercher les auteurs[96]. Au-delà du risque d’éluder certaines garanties classiquement reconnues à l’autorité judiciaire[97], se pose la question, plus théorique mais néanmoins essentielle, de la nécessité et la légitimité du droit pénal à prévenir certaines atteintes à l’ordre public. N’est-ce pas plutôt au droit public et spécialement au droit administratif que revient la tâche de réguler et de prévenir les atteintes à la sécurité publique ? Ne convient-il pas de réserver la compétence du droit pénal aux seules hypothèses où un trouble effectif à l’ordre public est avéré ? Cette logique de gestion des risques aboutit non seulement à brouiller, à perturber les logiques du droit pénal et du droit administratif, mais également à sensiblement changer de focus puisque l’on va progressivement s’intéresser non plus à l’auteur d’une infraction pour ce qu’il a fait, pour les actes accomplis, mais pour ce qu’il est, voire pour ce qu’il risque d’être à l’avenir. Le sujet du droit pénal n’est plus l’auteur d’une infraction, mais la personne dangereuse car violente, alcoolique ou toxicomane, la personne souffrant d’un trouble (physique ou psychique), etc. Préoccupant au regard des risques qu’il pourrait faire courir aux libertés individuelles, ce changement de perspective nécessite également de davantage faire appel à la science, notamment médicale, afin d’évaluer cette dangerosité, conduisant à une certaine « médicalisation du droit pénal ».
2- Le rapprochement du droit pénal et des sciences médicales : vers une « médicalisation du droit pénal »
Le constat d’une « médicalisation du droit pénal » n’est pas nouveau. Dès le milieu des années 70, le juriste Jean LARGUIER a ainsi pu écrire que le droit pénal était « tiraillé entre le psychiatre et le percepteur », et « tend[ait] d’un côté à se « médicaliser« , de l’autre, à se « fiscaliser« »[98]. Développant cette réflexion, Michel van de KERCHOVE avait également analysé, dans un article paru en 1981, les mouvements de « médicalisation » et de « fiscalisation » du droit pénal comme « deux versions asymétriques » d’un mouvement de dépénalisation[99]. Près de quarante ans plus tard, ce mouvement de « médicalisation du droit pénal » n’a pas fléchi[100] et trouve même avec la dangerosité une nouvelle forme d’expression. Il est toutefois important de comprendre que le mouvement actuel de médicalisation du droit pénal est un peu différent de celui qui avait été mis en évidence il y a quelques dizaines d’années. La prise en considération de la dangerosité conformément aux données de la médecine n’a aujourd’hui plus pour but d’exclure les individus dangereux du droit pénal afin les faire prendre en charge par d’autres institutions s’intéressant à l’homme « en termes de santé et de maladie » [101], comme c’était le cas auparavant. Au contraire, la dépénalisation du droit pénal mise en évidence par Michel van de KERCHOVE dans les années 80[102] a finalement laissé place au mouvement inverse, celui d’une expansion sans précédent du droit pénal, permise, notamment, par le concept de dangerosité. L’individu identifié, grâce aux données de la science, comme dangereux, relève désormais du droit pénal, mais d’un droit pénal nouveau, un droit pénal « post-moderne »[103], où la dangerosité vient compléter la question de la responsabilité des individus. De plus en plus de mesures pénales visent non plus seulement à punir les coupables mais à soigner les malades, contribuant à l’avènement de mesures caractéristiques d’un « droit pénal thérapeutique »[104], dans lequel, selon les mots du doyen CARBONNIER, « le menu fait symptomatique devrait être soigné, sinon puni, non pour le peu qu’il est, mais pour l’abîme qu’il dévoile »[105]. De la même façon que le droit pénal a fini par intégrer[106] la logique préventive d’autres branches du droit, on assiste, via ce passage d’un « droit pénal de l’acte » à un « droit pénal de la personne », à une attraction et une intégration par le droit pénal de logiques sanitaires brouillant les frontières entre ce qui relève du domaine juridique et ce qui relève de la santé (physique, mais surtout psychologique). L’absence de critères précis d’évaluation de la dangerosité dénoncée précédemment ne fait d’ailleurs que renforcer cette porosité des champs juridique, médical, psychiatrique ou psychologique qui se fondent et se confondent derrière le concept de dangerosité[107].
Cette expansion matérielle du droit pénal est d’autant plus inquiétante qu’elle s’accompagne d’une extension chronologique, le droit pénal voyant ses limites temporelles reculer avec une surveillance des individus dangereux qui s’applique de plus en plus tard et dure de plus en plus longtemps.
B- L’extension du temps pénal
La vraie spécificité de la dangerosité en droit de la peine, c’est que les mesures fondées sur ce concept sont destinées à des individus déjà sanctionnés par une peine[108] pour avoir commis une infraction pénale. La dangerosité vient alors compléter le jugement de responsabilité permettant de soumettre certains condamnés à une surveillance étroite qui prendra effet à la fin de l’exécution de leur peine. Bien qu’inspirée des théories positivistes italiennes de la fin du XIXe siècle, cette surveillance qu’on peut qualifier de « post-carcérale » s’éloigne pourtant des solutions positivistes fondées sur le concept d’état dangereux, pourtant à l’origine du concept moderne de dangerosité. Mettant en avant la nécessité de protéger la société toute entière, les positivistes italiens préconisaient, dès la fin du XIXe, des mesures dites de « Défense sociale » fondées sur l’état dangereux ou témibilité[109] de certains individus. Résolument tourné vers la protection de la société[110], le système positiviste préconisait également toute sorte de mesures applicables indépendamment de la commission d’une infraction[111] ou avant un éventuel passage à l’acte[112]. Notre droit pénal moderne ne va (heureusement) pas aussi loin et ne consacre pas, en principe, de telles mesures ante-delictum[113]. C’est même le phénomène inverse que l’on observe ces dernières années, avec des mesures de sûreté qui s’appliquent à des individus en fin de peine, reculant d’autant la date de fin de la prise en charge par les institutions pénales et pénitentiaires.
La mesure de surveillance judiciaire illustre assez bien ce recul progressif du temps pénal. Créée en 2005, cette « surveillance judiciaire des personnes dangereuses » selon son appellation officielle, permet de soumettre, après leur libération, les condamnés évalués comme dangereux à des obligations et des mesures de contrôle destinées à prévenir le risque de récidive, et ce, pendant une durée équivalente aux réductions de peine dont ils auraient pu bénéficier durant l’exécution de leur peine privative de liberté. L’objectif d’une telle mesure est simple : il s’agit, comme le précise la circulaire d’application du 16 juin 2006, d’« éviter que des personnes condamnées pour certains crimes ou délits graves et qui, du fait de leur dangerosité, présentent un risque particulier de récidive ne fassent l’objet […] d’une libération sans aucune mesure d’accompagnement et de contrôle »[114]. Présenté ainsi, on ne peut, a priori, qu’être favorable à une mesure destinée à éviter « les sorties sèches »[115] de délinquants présentant un fort risque de récidive. L’examen du régime de cette mesure et notamment la question de sa durée, incite toutefois à la réserve. Le législateur a en effet choisi de calquer la durée de la surveillance judiciaire sur celle des réductions de peine obtenues par le détenu. Concrètement, cela signifie qu’un détenu qui sortirait trois mois avant sa date de libération prévue, pourrait être placé sous surveillance judiciaire pendant les trois mois correspondants aux réductions de peine dont il a pu bénéficier. Cette solution simple et, en apparence, assez logique présente pourtant des inconvénients théoriques et pratiques assez lourds. D’abord, sur le plan théorique, il faut bien comprendre que la surveillance judiciaire permet de maintenir sous surveillance, et donc sous contrôle, un individu qui a pourtant purgé sa peine. Cette mesure revient ainsi à transformer, si l’on peut dire, du temps de liberté[116] en un temps de surveillance, et même de surveillance approfondie. Surprenante par la transformation « quasi magique » à laquelle elle aboutit, cette mesure présente également un défaut pratique majeur, puisqu’elle conduit, paradoxalement, à défavoriser les « bons » détenus ! En effet, les « bons » détenus, c’est-à-dire ceux qui se sont montrés exemplaires en détention, vont, logiquement, cumuler plus de réductions de peine que les autres, ce qui leur permettra de sortir plus tôt, mais également, c’est là que le bât blesse, d’être suivis plus longtemps que les « mauvais » détenus qui se seront mal conduits en détention et qui auront donc, logiquement, obtenu moins de réductions de peine. Ce sont pourtant ces détenus qui sont vraisemblablement le plus susceptibles de récidiver et qui mériteraient, par conséquent, d’être suivis plus longtemps après leur libération.
Cette situation pour le moins paradoxale illustre la difficulté pour notre système pénal fondé sur une logique punitive et rétributive d’intégrer totalement la logique préventive, voire prédictive de la dangerosité. Le Conseil constitutionnel avait d’ailleurs jugé la surveillance judiciaire conforme à la Constitution précisément parce qu’il ne s’agissait pas d’une peine ou d’une sanction puisqu’elle « repose non sur la culpabilité du condamné, mais sur sa dangerosité [et] qu’elle a pour seul but de prévenir la récidive »[117]. Le choix législatif de calquer la durée de cette mesure sur celle des réductions de peine apparait donc comme le symbole de l’ambiguïté d’un système répressif cherchant à concilier deux logiques inconciliables : un droit pénal subjectif et rétributif[118] et une politique de gestion des risques objective et préventive. En refusant d’aller au bout de la logique préventive qui aurait consisté à déterminer la durée de la surveillance judiciaire en fonction de la dangerosité des individus, le législateur consacre une solution insatisfaisante, dénaturant encore davantage les principes classiques du droit pénal au point d’en menacer l’équilibre !
Que peut-on conclure, pour terminer, au regard de l’objectif initial que nous nous étions assignés en débutant cette contribution ? Il s’agissait d’analyser ce que la dangerosité produit en matière pénale afin de mieux cerner ses liens avec le droit pénal et peut-être plus largement avec le droit. Au regard de tout ce qui précède, ce qui est certain, c’est que la dangerosité produit … de la confusion, beaucoup de confusions ! Confusion des logiques et des rationalités (fonction préventive ou rétributive, logique juridique ou sanitaire), confusion des disciplines (droit pénal ou droit administratif, droit ou médecine et psychiatrie/psychologie…) ou des institutions (autorité et police administratives ou judiciaires)… Rien ne semble résister à un concept qui, pour reprendre l’excellente formule d’un auteur, « travaille le droit pénal de l’intérieur »[119]. Faute d’une définition et/ou de critères d’évaluation précis, la dangerosité possède la particularité de se jouer des concepts classiques (pourtant millénaires) et de repousser les frontières, tant matérielles que temporelles du droit pénal. Face à cette confusion et aux risques de dilution ou de dénaturation qu’elle pourrait entrainer, quelle réaction adopter pour faire disparaître ou au moins tenter de limiter cette « dangerosité de la dangerosité ». Deux pistes sont à envisager.
Il semble, en premier lieu, indispensable de mener une véritable réflexion sur la manière dont doit être évaluée la dangerosité en droit de la peine. De quelle(s) dangerosité(s) parle-t-on ? S’agit-il d’une dangerosité criminologique essentiellement tournée vers le risque de commettre de nouvelle infraction ou d’une dangerosité psychiatrique liée à un trouble mental ou un trouble de la personnalité. De la réponse à cette question dépendra alors la ou les modalités d’évaluation de celle-ci, notamment quant aux personnes chargées de mener ces évaluations de dangerosité. Cette évaluation relève-t-elle des magistrats ou bien d’experts ? Et dans le second cas, doit-on faire appel à des médecins, des psychiatres, des psychologues, des criminologues, des travailleurs sociaux, etc. pour évaluer cette dangerosité ?
Une fois ce travail de définition et d’évaluation de la dangerosité accompli, il faudra, en second lieu, s’atteler à la tâche consistant à réfléchir au cadre juridique de la dangerosité. Si la dangerosité est amenée à jouer un rôle de plus en plus important en droit pénal, ne faut-il pas tenter d’encadrer ce « droit pénal de la dangerosité », pour reprendre l’expression du Professeur Geneviève GIUDICELLI-DELAGE[120]. Faute d’obéir aux principes classiques de la matière pénale, la dangerosité nous oblige en effet à repenser les principes généraux et les logiques répressives classiques afin d’essayer de limiter le risque de leur contournement, voire de leur contamination par la dangerosité. N’est-ce pas d’ailleurs ce qu’avait tenté de faire le Conseil constitutionnel dans sa très controversée décision du 21 février 2008 sur la rétention de sûreté[121] ? Saisi de la constitutionnalité de la rétention du sûreté créée par la loi du 25 février 2008, le Conseil a dû s’interroger sur la nature et le régime de cette mesure. Après avoir, dans un premier temps, confirmé la nature de mesure de sûreté de la rétention de sûreté, jugeant que celle-ci n’était ni une peine, ni une sanction ayant le caractère d’une punition, le Conseil a, dans un second temps, considéré qu’au regard de sa nature privative de liberté et de sa gravité, la rétention de sûreté ne pouvait s’appliquer à des individus condamnés avant la publication de la loi[122]. Bien qu’on ne puisse que déplorer l’instrumentalisation par le législateur de la qualification de mesure de sûreté pour s’affranchir des garanties constitutionnelles attachées à la qualification de peine, il semblait toutefois difficile d’aboutir à une qualification différente, dans la mesure où la rétention de sûreté n’est pas fondée sur la culpabilité du prévenu au moment des faits, mais sur sa dangerosité à l’expiration de sa peine. Au demeurant, c’est la question du régime de cette mesure qui a soulevé le plus de critiques. De nombreux auteurs ont ainsi reproché au Conseil de n’avoir pas tiré toutes les conséquences de la nature non punitive de la rétention de sûreté[123], en censurant les dispositions rétroactives de la loi alors que la rétroactivité n’est prohibée que pour les peines. Le choix de soumettre la rétention de sûreté à un régime particulier, sui generis, n’est-il pas, pourtant, la meilleure illustration de ce que la dangerosité est susceptible de produire dans les disciplines qu’elle investit : capable de brouiller les catégories juridiques traditionnelles, d’effacer les frontières disciplinaires, mais également de soulever autant de critiques que de questions. De quoi nourrir le débat pendant encore longtemps et assurer l’avenir de nombreuses manifestations comme celle qui nous réunit aujourd’hui.
ECHANGES
Fanny Gauvin, Substitut du procureur, Parquet de Saint-Denis de La Réunion
Il s’agit d’évoquer la surveillance judiciaire.
Plusieurs questions peuvent être soulevées, notamment celle en rapport avec l’existence d’une définition de la « dangerosité » dans le Code de procédure pénale. Il n’y en a pas. En revanche, ce que la loi définit assez bien est ce qu’elle considère comme une personne dangereuse : elle la définit par des profils, par des critères. Les praticiens, dans l’obligation d’appliquer ces textes du Code de procédure pénale, doivent se fonder sur ces critères.
La différence entre la dangerosité criminologique et dangerosité psychiatrique :
Quand on se réfère aux articles 723, 729 et suivants du Code de procédure pénale, dispositions relatives à la surveillance judiciaire des personnes dangereuses condamnées pour crime ou délit, on s’aperçoit qu’implicitement la loi impose le recours à une expertise médicale qui, en pratique, est une expertise psychiatrique. On comprend alors la dangerosité des personnes qui vont être soumises à la surveillance judiciaire : ce sont les personnes qui présentent une dangerosité psychiatrique. C’est une disposition qui est claire : il ne peut y avoir de surveillance judiciaire sans cette expertise préalable qui caractérise cette dangerosité psychiatrique.
Mais elle a également d’autres significations. La surveillance judiciaire impose des critères de recevabilité, des conditions légales.
- Elle vise les personnes qui ont été condamnées à une peine supérieure à 7 ans, pour lesquelles le suivi de surveillance judiciaire est encouru. Ce sont les personnes qui ont commis des infractions de nature sexuelle (crime et délit de nature sexuelle) ou de nature violente. Elle renvoie à l’article 706-47 du Code de procédure pénale qui dispose que dès lors qu’on a commis cette nature de faits et qu’on a été condamné à des peines d’emprisonnement supérieures à 7 ans, on entre dans la catégorie des personnes dangereuses.
- Le 2ème critère est la peine d’emprisonnement supérieure à 5 ans dans un état de récidive légale. Il s’agit d’une 2ème catégorie de personnes à l’instar de celles qui ont commis des vols, vols aggravés avec violence, en réunion, etc. A priori, ce sont plutôt des atteintes aux biens et les auteurs de ces infractions ne devraient pas entrer dans la catégorie des personnes considérées comme dangereuses par la nature de l’infraction. En revanche, en raison de la répétition des faits et la répétition des condamnations, la personne dans un état de récidive légale ou de double récidive va être considérée comme étant dangereuse.
Telles sont les conditions pour définir les catégories de personnes qui peuvent être concernées par la surveillance judiciaire.
La notion juridique par rapport à laquelle le magistrat va devoir motiver sa décision n’est pas la dangerosité psychiatrique mais la dangerosité criminologique. Le magistrat va devoir définir un risque avéré de récidive. Rentrent dans cette évaluation non seulement le psychiatrique mais également l’évaluation faite par les services pénitentiaires de réinsertion et probation qui ont suivi le détenu et qui peuvent, au regard de ses antécédents médicaux, familiaux et judiciaires, dire que la personne a évolué favorablement ou, au contraire, n’a pas du tout évolué.
Il y a une prédominance de la conception psychiatrique, médicale, de la dangerosité. On constate une espèce de médicalisation de ces notions juridiques puisque la question est la suivante : Est-ce que le magistrat peut définir que la personne présente un risque avéré de récidive à l’issue des analyses, de la somme de toutes les informations qui lui parviennent, alors que le psychiatre considère qu’il n’y a pas de dangerosité psychiatrique ?
Il y a au moins une jurisprudence du tribunal d’application des peines datant de 2009 et produite dans le code qui énonce que si le psychiatre dit que la personne ne présente pas de difficultés psychiatriques, il ne peut être considéré qu’il y a un risque avéré de récidive. Ainsi, malgré des antécédents judiciaires importants, si le psychiatre n’évoque pas la dangerosité, la surveillance judiciaire ne peut être prononcée. C’est une lourde responsabilité qui pèse sur le psychiatre et qui pose question.
La nomination d’un deuxième expert est parfois nécessaire avec l’espoir qu’un deuxième regard pourra apporter d’autres éléments. Ce n’est pas une remise en cause de la compétence du premier expert mais l’idée selon laquelle le premier expert a peut-être manqué d’informations, les conditions d’expertise n’étaient pas forcément favorables, peut-être que la personne ne s’est pas suffisamment exprimée, etc. Les expertises ne sont pas forcément réalisées dans des conditions idéales.
Sur la surveillance judiciaire :
C’est une mesure de sûreté mais aussi une modalité de réalisation de la peine. Il faut avoir conscience qu’une personne condamnée à 10 ans d’emprisonnement n’effectuera jamais 10 ans d’emprisonnement. La peine exécutée n’est jamais la peine prononcée parce que la loi prévoit que, de manière automatique, il y a quasiment un tiers de la peine qui tombe. C’est ce qu’on appelle les crédits de réduction des peines.
Si vous expliquez à quelqu’un qu’il va passer les 15 ou les 20 prochaines années en prison, s’il n’a plus rien à perdre, pourquoi accepterait-il cette peine ? En revanche, quand on lui explique que cette peine est lourde mais qu’en réalité, il ne la fera pas tout à fait puisque s’il se comporte bien, il aura un tiers supplémentaire de réduction, il va peut-être pouvoir mieux se comporter[124]. Ainsi, il y a un tiers de la peine qui tombe et un deuxième tiers qui tombe s’il se comporte bien.
Le « bon » détenu va « gagner son deuxième tiers » : c’est ce qu’on appelle les réductions supplémentaires de peine. Ce détenu peut néanmoins présenter des difficultés psychiatriques. Il peut bien se comporter parce qu’il est sous traitement pendant l’exécution de sa peine[125]. Certains détenus peuvent être « parfaits sur le papier » mais, en réalité, peuvent être considérés malgré tout comme étant dangereux.
La surveillance judiciaire ne rajoute pas un temps de peine. En fonction de l’état mental et médical du détenu, il pourra être tenu de faire la totalité de sa peine et la réduction de peine donnée sera reprise. Cependant, il ne va pas être enfermé mais en liberté sous certaines conditions et avec certaines obligations.
Sur les mesures :
La surveillance judiciaire comporte une injonction de soin si une expertise médicale indique que l’intéressé peut faire l’objet d’un traitement. On voit ainsi un parti-pris de la loi en faveur d’un traitement, d’une médicalisation de la prise en charge d’une personne dangereuse au détriment du suivi, de l’accompagnement pluridisciplinaire, du SPIP (Service pénitentiaire d’insertion et de probation), etc… puisqu’en cas de non-respect de ses obligations, il devra purger ces petites réductions de peine. On voit que dans la filière judiciaire, la personne est soumise non pas à une obligation de soin mais à une injonction de soin, ce qui fait que le suivi est renforcé. Deux psychiatres, un médecin et un coordonnateur, sont nommés pour la mesure, l’un pour le suivi et l’autre pour faire le lien avec la justice.
On peut regretter que la loi n’ait pas prévu un accompagnement renforcé du SPIP avec des rendez-vous rapprochés tous les mois, toutes les semaines.
La surveillance judiciaire peut être accompagnée d’une surveillance électronique mobile, la personne fait l’objet d’un placement à assignation et dispose d’un bracelet géolocalisé. Le ressort du département n’a actuellement personne placé sous surveillance de ce genre de dispositif. En revanche, dans le ressort de Saint-Denis, il y a une petite dizaine de personnes placées sous surveillance judiciaire.
La rétention de sûreté est un cran au-dessus.
On retrouve aussi le terme de dangerosité sur d’autres mesures de sûreté qu’on utilise plus fréquemment : l’inscription au FIJAIS, le fichier automatisé des auteurs d’infraction sexuelle et violente. Là aussi, sur la liste des infractions sur lesquelles la surveillance judiciaire est encourue, les infractions sexuelles et violentes sont vraiment les plus importantes. Une personne peut être soumise à l’obligation de justifier son adresse même si elle a déjà exécuté sa peine, pendant 10, 15, 20 ans, soit une fois par an, soit semestriellement et si la dangerosité le justifie, mensuellement. C’est également une autre mesure de surveillance, mesure de repérage de la surveillance judiciaire pour repérer ces personnes.
Jean-François Cau, Directeur-adjoint du SPIP de La Réunion
Le concept de dangerosité est un concept qui a été difficile à définir, qui est présent dans beaucoup de conceptions, de théories, sans définition précise. Les notions de neutralisation des individus, de neutralisation de la dangerosité ont beaucoup été entendues également. Il n’y a que la prison, l’enfermement qui permettre la neutralisation des individus. Les mesures d’aménagement de peine, du bracelet électronique ont été abordées et, dans ces cas-là, il s’agirait plus du contrôle, de la surveillance mais elles ne permettent pas de neutraliser véritablement les individus.
Un ancien président de la République avait dit que la prison, c’est la privation de liberté et rien d’autre. C’est malheureusement beaucoup plus que ça et dans l’évaluation de la situation des personnes qui sont incarcérées, qui ont commis des actes graves et qu’on peut considérer comme dangereuses, il faut prendre en considération toutes leurs situations. Au niveau du SPIP, les personnes incarcérées et les personnes condamnées sont prises en charge en milieu ouvert et, jusqu’à présent, pendant de nombreuses années, ces prises en charge étaient abordées par le prisme du délit, de l’acte qu’ils avaient commis.
Aujourd’hui, en mettant en œuvre de nouvelles méthodologies d’intervention, il apparaît que c’était une erreur et qu’il faut beaucoup plus centrer l’approche sur la situation et le profit de la personne. Une relation propice à l’accompagnement va être développée avec les personnes qui seront prises en charge et des méthodes d’évaluation du risque de récidive (plus que de la dangerosité des personnes) vont être mises en place. C’est une méthode inspirée d’une méthode d’Amérique du Nord, notamment d’un professeur québécois, Denis Lafortune, qui a développé des programmes de prévention de la récidive et des guides d’évaluation structurée, notamment un guide permettant, par des grilles de notation, d’évaluer si les personnes prises en charge sont dangereuses ou pas.
Dans ce cadre-là, un concept qui s’appelle le RBR (risque-besoin-réceptivité) visant à évaluer les risques statiques et les risques dynamiques de récidive chez la personne est travaillé. Il s’agit d’abord de déterminer comment la personne arrive à satisfaire ses besoins primaires, ses besoins criminogènes pour ensuite déterminer des facteurs de protection qui vont nous permettre d’établir avec elle un plan d’accompagnement et d’exécution de sa peine. On regarde chez cette personne, par cette évaluation structurée, quels sont les facteurs de risque statiques à modifier[126] (ces facteurs vont être présents dans son histoire). Ensuite, les facteurs de risque dynamiques sont évalués. Pour le coup, il s’agit des facteurs de risque qui vont être modifiables en modifiant le comportement de la personne, si la personne a des problématiques addictives, si la personne a des problèmes familiaux, n’a pas d’emploi, a des difficultés comportementales, etc… A travers l’évaluation de ces deux types de facteurs de risque, il sera mis en place un plan d’accompagnement qui va aussi permettre de valoriser les facteurs de protection. Il s’agira de mobiliser les choses positives[127] qui existent dans sa vie et qui vont lui permettre d’évoluer positivement au niveau de ses comportements. Avec l’ensemble de ces facteurs de prévention, l’évaluation et la mise en œuvre d’un plan d’accompagnement avec la personne sont possibles avec la détermination des axes prioritaires de travail.
Le travail au niveau du SPIP va être de contrôler également que la personne respecte ses obligations pénales, les mesures de justice. Pour ce faire, il va falloir l’accompagner sur l’ensemble de la prise en compte de sa situation sociale, professionnelle et familiale. Dans ce cadre, s’il est demandé à une personne, par exemple, d’indemniser la partie civile mais qu’elle ne peut le faire, elle sera mise en échec et ce plan d’accompagnement va être déterminé avec des axes prioritaires de travail pour lui permettre de remplir ces obligations, ou pour lui permettre d’évoluer positivement, par le biais de la recherche d’une insertion professionnelle lui permettant d’indemniser les parties civiles. Si cette personne n’a pas de logement, il lui sera compliqué de trouver un emploi et là, le travail prioritaire sera la recherche d’un logement ou la stabilisation de sa situation à ce niveau pour lui permettre d’arriver à trouver un emploi.
De la même manière, si elle a des problèmes d’addiction, si elle a des problèmes psychiatriques et qu’il n’y a pas de traitement mis en œuvre, il lui sera également compliqué de s’acquitter des autres démarches. Le travail prioritaire sera la démarche de soin avant d’envisager de travailler sur tous les autres paramètres. Ainsi, pour évaluer la situation des personnes, une prise en charge globale et la prise en considération de l’ensemble des paramètres de sa situation sera nécessaire.
Le concept de dangerosité pour les SPIP est un peu nouveau. Il sera plus question de la prévention des récidives et de risque de récidive. On peut penser que s’il y ait un risque de récidive chez des personnes, il va y avoir une certaine dangerosité, mais ce qui est important à signaler c’est que cette dangerosité (ou l’expression de cette dangerosité) ne va pas pouvoir être neutralisée si la personne n’est pas traitée pour lui faire modifier son comportement. Si elle n’est pas réceptive aux changements mis en œuvre à cet effet ou si elle ne parvient pas à comprendre qu’elle peut satisfaire ses besoins primaires, ses besoins criminogènes par d’autres comportements que de comportements délinquants, le risque de récidive va être important et la dangerosité ne sera pas traitée de cette façon. L’enfermement, la privation de liberté, les mesures de justice ne parviennent pas à neutraliser la dangerosité, ne permettent pas de faire en sorte que la personne n’exprime plus ces comportements. Elles permettent de mettre en œuvre des éléments et des modalités de prévention qui sont de nature à faire évoluer la personne, c’est ce qui est important.
Le concept de dangerosité n’était pas employé auparavant au niveau du SPIP. Il était difficile de dire que la personne était dangereuse ou non. L’analyse partait sur d’autres paramètres. La dangerosité n’était pas évaluée. Il était très compliqué pour les services de dire que pour telle personne, il n’y avait pas de risque de récidive.
Actuellement, le SPIP évolue avec cette nouvelle méthodologie d’intervention, avec ces modalités d’accompagnement qui viennent d’Amérique du Nord et qui permettent maintenant de dire sans soucis dans les synthèses que pour telle personne, le risque de récidive est avéré ou le risque de récidive est faible.
Dire qu’il n’y a aucun risque de récidive est encore difficile parce que c’est compliqué à évaluer et que la dangerosité d’une personne, en fonction des actes qu’elle a commis est toujours prégnante. Mais en tout état de cause, ces nouvelles méthodologies d’intervention permettent d’avoir des mesures d’évaluation beaucoup plus fines, beaucoup plus pertinentes des situations des personnes.
Olivier Marmasse, Psychiatre représentant du Président de la Commission d’établissement EPSMR, responsable du projet d’Unité de soins intensifs psychiatriques
Il s’agit d’aborder le côté psychiatrique et le soin des personnes qui sont en privation de liberté par rapport aux soins sous contrainte.
Les médias se sont fait l’écho, dans l’article paru dans Le Monde du 26 novembre dernier, des dysfonctionnements extrêmement graves souvent constatés par le contrôleur général des lieux de privations de liberté. On fait souvent appel aux restrictions de liberté des patients qui ne peuvent plus circuler librement, qui sont dans les chambres d’isolement, etc.
On peut également songer à l’événement de 2008 à Grenoble. Un déséquilibré a poignardé un étudiant. Cet évènement a eu plusieurs répercussions notamment la condamnation d’un collègue psychiatre.
On peut voir dans la société le regard qui est porté sur les patients qui souffrent de troubles mentaux graves et la dangerosité qu’ils peuvent représenter pour la société.
La question qui se pose aujourd’hui est la suivante : que fait la psychiatrie face à ces patients atteints de troubles mentaux graves ?
En 2017, 2 millions de patients ont été suivis en ambulatoire et 422 000 en hospitalisation. Sur toutes ces prises en charge, il y a 5% des patients qui reçoivent des soins non consentis. L’activité en psychiatrie augmente mais ces proportions ne changent. Dans la population générale, les troubles mentaux sont extrêmement fréquents. On peut parler par exemple d’un épisode dépressif. Une grande partie de la population (20%) a fait, fait et fera une dépression pendant sa vie.
1% de population souffre de schizophrénie, 600 000 personnes en France. Quand on évoque ce diagnostic de schizophrénie avec un patient, il a du mal à l’accepter. Il va se défendre : « mais je ne suis pas violent, docteur » ou bien « je n’ai pas un dédoublement de la personnalité ! » et en effet, la schizophrénie ne correspond pas à ces croyances populaires. Le mot schizophrénie est perçue négativement et y a eu une évolution, parce qu’initialement, cela a été décrit comme une démence précoce. Il est question aujourd’hui de savoir si on doit changer de dénomination cette maladie.
Un autre trouble psychiatrique fréquent est le trouble bipolaire avec 2,5% de la population. Ce trouble a beaucoup moins connoté négativement depuis qu’on a abandonné l’ancienne dénomination de psychose-maniaco-dépressive.
La vulnérabilité a été évoquée dans le précédent colloque et, en effet, cette population est particulièrement vulnérable parce que l’espérance de vie pour quelqu’un qui a un trouble mental grave est de 15 ans inférieure à la population générale. Les populations sans domicile fixe souffriraient d’un trouble psychiatrique dans une proportion de 20-30%. Il en va de même pour la population carcérale : 20 à 30% des détenus auraient un trouble psychiatrique. On parle de vulnérabilité mais on parle également de discrimination.
Bien évidemment, on en arrive à la dangerosité envers autrui qui est réelle et la dangerosité envers soi-même. En France, le nombre de suicides dépasse la barre des 10 000 suicides par an. Depuis 2010, la Haute Autorité de Santé (HAS) a publié plusieurs référentiels :
- Le premier concerne la dangerosité psychiatrique et est centré principalement sur deux pathologies : les troubles schizophréniques et les troubles bipolaires. Ce qui en ressort est que ces pathologies sont quasiment similaires à la délinquance, avec l’échec scolaire, la cellule familiale séparée précocement, la notion de violence active, la notion de violence passive (violences subies). Tous ces facteurs de violences psychiatriques sont appliqués pour la dangerosité psychiatrique. Il y a d’abord la consommation de substances psychoactives[128] puis la connaissance de la pathologie[129]. A priori, ce risque relatif de dangerosité est supérieur celui qui existe dans la population générale pour les patients atteints de schizophrénie et de troubles bipolaires. Par contre, si on retire l’usage de substances, ce risque reviendrait équivalent à celui de la population générale.
- Un 2ème outil méthodologique a été élaboré pour mieux prévenir et prendre en charge les moments de violence dans l’évolution clinique des patients dans le service psychiatrique général. Quand on regarde les chiffres de l’Observatoire national des violences en milieu de santé, la psychiatrie arrive en numéro 1. 20% de ces actes violences se produisent dans les services de psychiatrie. Dans ce manuel, pour ce qui est méthodologique, on voit l’intervention primaire, l’intervention secondaire et l’intervention tertiaire sur la manière d’éviter à nouveau des passages à l’acte pour les patients. On retrouve un modèle qui se rapproche du modèle de désistance en matière de délinquance. Quels sont les besoins d’un patient pour permettre ce rétablissement ? On peut songer à des dispositifs déployés à La Réunion et permettant de trouver un toit[130].
- Le dernier manuel, l’isolement et la contention. Il s’agit fréquemment de décision médicale selon le législateur et d’une décision médicale. Les méthodes coercitives n’ont pas montré d’effet thérapeutiques mais devant l’agitation de certains patients, ces méthodes sont utilisées pour limiter les risques de passages à l’acte auto ou hétéro-agressifs.
Cette loi n°2011-803 de soins psychiatriques sans consentement datant du 5 juillet 2011 et modifiée le 27 septembre 2013[131], disait initialement qu’il ne pouvait pas y avoir de sortie d’essai. En fin de compte, on passait de l’hospitalisation totale, sans ambulatoire, sans essai, à un retour à domicile… ce qui n’est pas possible. L’autre point censuré était par rapport aux patients qui sortaient : un fichier les traçait pendant plusieurs années. Ces points ont été modifiés.
Cette loi a permis d’avoir des soins sous contrainte, lesquels ont deux modalités principales :
- Les soins en hospitalisation complète : c’est une hospitalisation classique, sauf que le patient n’a pas le droit de circuler comme il l’entend.
- Les soins en ambulatoire, c’est-à-dire qu’il y a réalisation des programmes de soins qui consistent avec l’accord du patient à dire comment les soins vont se passer[132].
Cette loi est une révolution par rapport à l’intervention du juge des libertés et de la détention qui doit être saisi le 8ème jour. A partir de là, le patient doit le voir avant le 12ème jour. Parmi ces soins sous contrainte, les différentes modalités des soins à la demande d’un tiers (représentant à peu près 70% des mesures de soins non consentis, 20% à peu près pour les soins sur décision du représentant de l’Etat et 10% pour les soins psychiatriques en cas de péril imminent), on voit que les irresponsabilités pénales représentent simplement 1% des patients hospitalisés et 2% par les détenus qui iraient en hôpital psychiatrique.
La durée de séjour dans les hôpitaux pour les patients qui sont sous contrainte peut être extrêmement variable en fonction de l’origine (en moyenne 46 jours). Par contre, pour une irresponsabilité pénale, cette hospitalisation dure en moyenne 180 jours et elle est de 80 jours pour les patients en SDRE (soins psychiatriques sur décision du représentant de l’Etat). Là, se pose la question de savoir si c’est vraiment l’état clinique qui prime ou les faits qui ont été commis. La crainte est qu’il puisse se reproduire quelque chose d’autre à l’extérieur. Par exemple, à La Réunion, pour tous les patients en SDRE, toutes les demandes d’aménagement (permissions, programme de soin, lever la mesure) étaient dans un premier temps, systématiquement refusées. Un deuxième avis a été demandé, on ouvre le parapluie et plusieurs personnes vont se prononcer avant d’envisager d’alléger les mesures. Le même constat peut être fait pour les patients qui ont déclarés irresponsables pénalement : deux expertises sont nécessaires pour pouvoir lever la mesure (avoir deux psychiatres vraiment d’accord sur le patient peut s’avérer compliqué).
On constate également une augmentation des unités pour malades difficiles (UMD). Il y’avait quelques UMD classiques mais en petit nombre (Cadillac, Villejuif). On peut dire aussi que depuis les années 80, il existe plus de spécificités d’infirmiers (des infirmiers diplômés d’Etat et plus d’infirmiers psychiatriques).
HOPSYWEB a été créé initialement pour faire des statistiques sur les patients. Etudier les patients peut être intéressant, avoir le maximum de caractéristiques sur ces personnes-là semble précieux. L’inconvénient est que depuis mai 2019, il existe un regroupement avec le fichier de signalements et de prévention de la radicalisation à caractère terroriste. Les patients sont alors suspectés d’être des terroristes en puissance. Rien ne le prouve.
La psychiatrie est fortement mobilisée par la justice à travers des injonctions de soins pas toujours adaptées aux besoins des personnes suivies.
Vincent Ramez, Psychiatre, Médecin responsable du Service Médico-Psychologique Régional (SMPR), Doyen de la Commission Médicale d’Etablissement (CME)
En tant que médecin psychiatre responsable des soins psychiques sur les établissements pour peine de La Réunion, ayant aussi été expert près la cour d’appel au TGI de Grenoble, et ayant travaillé dans les prisons en SMPR entre 1994 et 1998 dans le service du Dr BALIER à Varces Grenoble qui a participé à l’élaboration du suivi socio judiciaire dans la loi n° 98-468 du 17 juin 1998 relative à la prévention et à la répression des infractions sexuelles ainsi qu’à la protection des mineurs, je souhaiterais aborder cinq chapitres qui concernent l’enfermement et la dangerosité du côté de la psychiatrie , versus l’enfermement carcéral :
- 1- L’historique de l’enfermement en psychiatrie ;
- 2- Un petit détour vers la prison ;
- 3- L’évolution induite par la réforme du Code pénal de 1994 ;
- 4- Les conséquences du suivi socio judiciaire dans les dispositifs de soins ;
- 5- L’enfermement comme solution à la dangerosité et le surnombre.
I – Historique de l’enferment et psychiatrie :
1792, avec la Révolution française, le Dr PINEL libère les aliénés de leurs chaînes, les séparant des prisonniers de droit commun (en fait les hommes ont été libérés en 1792 à Bicêtre du fait de l’infirmier Pussin et les femmes en 1794 à La Salpetrière).
La confrérie de Saint Jean de Dieu (1495-1550) de l’ordre hospitalier fondée à Grenade au début du XVIème siècle gère alors une quarantaine d’établissements de soins en France.
Dans la France de l’Ancien Régime, les frères de Saint Jean de Dieu se distinguent également en annexant à certains de leurs hôpitaux (Cadillac, Pontorson ou Château-Thierry etc.) des pensionnats où ils reçoivent et soignent les « insensés » (ceux ou celles qui présentent des états de folie transitoire). Ils fondent deux établissements particulièrement destinés au soulagement des aliénés à Senlis et à Charenton (ceux ou celles qui présentent des états de folie qui sont pérennes).
La Révolution française les balaye et cet ordre se réimplantera en France à partir de 1819 avec Paul de Magallon, ancien soldat de l’armée napoléonienne, qui décide de rétablir l’Ordre hospitalier en France.
Du côté de l’action publique, à partir de la fin du XVIIIème siècle, il existe des dépôts de mendicité, qui trouvent leur origine sous l’Ancien Régime et, plus précisément, dans la Déclaration royale du 3 août 1764 et l’arrêt du Conseil d’État du 21 octobre 1767. Juridiquement ce sont des institutions pénitentiaires. La mendicité était un délit. Les dépôts de mendicité, à la frontière entre prison et hospice, apparaissent comme des institutions centrales de lutte contre la pauvreté au XIXème siècle. Chaque dépôt doit accueillir les bons pauvres valides qui trouveront « la subsistance et l’ouvrage »[133].
Puis vient l’organisation administrative de l’enfermement psychiatrique, avec trois siècles de législation :
1/ La loi du 30 juin 1838 est fondatrice d’une action publique sur l’ensemble du territoire. C’est une loi humaniste de protection sociale qui dispose de la nécessité d’au moins un asile d’aliénés par département, avec une législation qui détermine l’enfermement contraint sur deux modalités : le placement volontaire et le placement d’office.
Ce regroupement a aussi permis l’observation clinique par les médecins aliénistes, c’est la fondation de l’Ecole française de psychiatrie et le XIXème siècle est celui de l’analyse clinique et de la connaissance de la psychose.
Cette loi a tenu 150 ans, et pendant ce temps-là la psychiatrie a fait quelques progrès.
- Le XXème siècle est celui de la névrose, avec la figure de Freud ayant suivi les leçons de Charcot et fondé les théories psychanalytiques, première et deuxième topiques, entre 1900 et 1920, analysant les troubles mentaux au travers du discours du sujet et de l’interprétation des rêves, avec une théorie organisatrice de la construction de la psyché et des modes de résolution des conflits.
- Le milieu du XXème siècle est aussi celui des progrès techniques, toute notre pharmacopée actuelle a été découverte entre 1950 et 1960.
On notera en 1952 la commercialisation du LARGACTIL chlorpromazine, neuroleptique découvert par Henri LABORIT (Largactil pour dire large action). Avec cinq millions de patients dans le monde traités en deux ans, il y a un avant et un après le Largactil, les aliénations mentales ne sont plus irréversibles. En 1955, c’est la découverte des actions des sels de lithium sur les troubles maniaco dépressifs ; en 1958, la découverte des effets des premiers antidépresseurs, dérivés des antituberculeux et en 1963, la commercialisation du Diazepam (Valium) anxiolytique de référence.
Ces traitements révolutionnent le pronostic des maladies mentales et vont permettre la sortie des patients des hôpitaux .
Parallèlement un fort courant psychiatrique de désaliénisation des malades mentaux émane de psychiatres qui ont fait l’expérience de la guerre d’Espagne ou des camps de concentration, et théorisent la dimension néfaste de l’enfermement même bienveillant, sur la santé mentale.
Des mouvements sociétaux d’antipsychiatrie apparaissent, considérant la maladie mentale comme une pathologie relevant d’un traitement social et pas d’un traitement individuel.
La naissance du secteur de psychiatrie a été permise par la circulaire du 15 mars 1960[134], texte révolutionnaire qui n’a pas force de loi, mais qui structure les soins psychiatriques en ambulatoire avec la création des dispensaires d’hygiène mentale et la notion de soins de proximité, dans la cité.
2/ La loi du 27 juin 1990 a fait évoluer l’enfermement psychiatrique vers plus de droits pour le patient, avec une accélération des fermetures de lits de psychiatrie. On parle alors d’hospitalisation d’office et d’hospitalisation volontaire pour les deux mesures d’internement psychiatrique.
Cette logique de désaliénisation porteuse d’espérances a eu aussi ses effets pervers. La fermeture de quelques 50 000 à 70 000 lits de psychiatrie en France n’a pas été compensée par l’ouverture équivalente de structures alternatives. Des économies ont été faites. Mais le manque de places a conduit à la crise du secteur de psychiatrie, créant des ruptures de soins de tous ordres et générant des situations de dilemmes pour les soignants soumis à plus d’obligations avec moins de solutions (Cf la crise actuelle dans nos hôpitaux psychiatriques).
3/ La loi du 5 juillet 2011 a succédé à celle de 1990, complexifiant les mesures de soins sous contrainte, permettant aussi des programmes de soins hors de l’hôpital, avec l’introduction du juge des libertés pour répondre au droit européen et à plus de contrôle de l’enfermement en psychiatrie, mais tout en maintenant l’autorité préfectorale dans la tradition napoléonienne.
II – Un petit détour vers la prison
Il y a un parallèle entre l’enfermement psychiatrique et l’enfermement carcéral, car ces deux enfermements qui se confondaient avec les dépôts de mendicité, se répondent et parfois se complètent dans l’expression des lois, selon que la personne dangereuse soit estimée ou bien responsable de ses actes, ou bien aliénée. Ce parallèle se retrouve aussi dans l’architecture comme dans l’organisation carcérale à La Réunion :
1/ Maison d’arrêt de Saint-Pierre, bâtisse de 1860, pas d’encellulement individuel, mais des dortoirs collectifs, à l’image de ceux des asiles que j’ai connu étudiant, avec des relations assez proches entre détenus et surveillants, comme dans les asiles d’aliénés devenus centres hospitaliers spécialisés, et qui vivaient un peu en autarcie, dans une ambiance de village entouré de murs.
2/ Centre de détention du Port 1988, avec son CDR (Centre de Détention à Responsabilité), sur quatre hectares, la personne détenue disposant de la clef de sa cellule, très analogue dans l’esprit à l’ouverture des hôpitaux psychiatriques associée à la loi de 1990 en faisant des personnes détenues des acteurs de leur réhabilitation, comme les patients psychiatriques sont devenus des acteurs de leurs soins.
3/ Centre pénitentiaire de Domenjod Saint-Denis 2008, sécuritaire, organisé, avec un enfermement complexifié, à l’instar de la loi du 5 juillet 2011 où le soin perd en souplesse mais gagne en garanties… sur le papier.
Car la sécurité est maintenant le maître mot. La dangerosité sociale renvoie aussi à l’attente collective d’échapper à toute violence, à la crainte de l’accident ou de l’agression, à l’aléa qui n ‘est plus acceptable, à la recherche utopique du « risque zéro », avec en réponse à cette quadrature : la difficulté d’articuler toujours plus de sécurité sans attenter aux libertés individuelles, et la nécessité de toujours trouver un responsable, jusque pour les averses de grêle !
Le débat du moment sur cette double contrainte, concerne les logiciels de reconnaissance faciale.
Sur le plan du soin, si le XIXème siècle a été celui de la psychose, le XXème siècle a été celui de la névrose et des avancées scientifiques en psychiatrie, tandis que le XXIème siècle est celui des pathologies de comportements, et de son avers la dangerosité, avec une quête de prédictibilité des comportements.
Les temps sont plus sûrs, mais les craintes sont plus vives.
III – L’évolution induite par la réforme du Code pénal de 1994
La loi a remis leurs chaînes aux aliénés deux siècles après PINEL, avec la réforme du Code pénal de 1994 qui nous a sorti du Code Napoléon.
En effet l’incarcération des malades mentaux ayant commis des crimes ou des délits est très importante depuis 2000 (art 64 devenu 122-1) avec l’atténuation de responsabilité privilégiée sur l’irresponsabilité pénale.
De ce fait sans dire que l’hôpital et la prison ont fait vases communicants, je vous assure retrouver maintenant en prison une fraction de population que la société dirigeait encore vers l’hôpital il n’y a pas trente ans, notamment des personnes délirantes, des personnes démentes et des personnes déficientes intellectuelles.
La distinction entre dangerosité criminologique et dangerosité psychiatrique distingue la responsabilité punissable de la maladie mentale (sur les questions de la conscience et de la volonté. Ces frontières sont devenues floues avec l’atténuation de responsabilité, et sont-elles encore une préoccupation pour une société qui, ne voyant que la dangerosité, confond pathologie mentale et comportement répréhensible, avec une demande globalisante de médicalisation comme réponse de prévention et de sécurité ?
IV – Les conséquences du suivi socio judiciaire sur les dispositifs de soins
Il convient d’aborder la disposition de l’injonction de soins dans le suivi socio judiciaire, loi de juin 1998, avec l’ajout d’un texte de loi supplémentaire par an en moyenne depuis 20 ans (ceci pour en élargir l’usage : des délits sexuels aux agressions à la personne, puis aux alcooliques, puis aux personnes inquiétantes etc…).
Mon avis de praticien de terrain est que « trop d’impôt tue l’impôt », et nous sommes dans une confusion entre la criminalisation de la psychiatrie (il est malade donc dangereux… ) et la psychiatrisation de la criminalité (il est dangereux donc malade…), avec une inflation des indications de soins et des durées de suivis qui tiennent plus de la réassurance collective que du soin utile.
Cela vient peser sur le système sanitaire de la psychiatrie publique, qui est exsangue, comme en témoignent les mouvements sociaux actuels dans les hôpitaux psychiatriques, ainsi que les difficultés à recruter de nouveaux médecins pour ces activités de soins.
Il est à craindre que beaucoup de ces actions de soins indiquées par la justice deviennent pour cela des coquilles creuses.
V – L’enfermement comme solution à la dangerosité et le surnombre
L’enfermement de longue durée en psychiatrie est néfaste, cela fait consensus depuis plus d’une trentaine d’années.
L’enfermement de longue durée dans les prisons est lui aussi néfaste, c’est une autre aliénation de l’individu. Cet enfermement de longue durée est-il utile ?
La tendance est à la fermeture des lits de psychiatrie, il nous faut prendre le virage ambulatoire, c’est la politique de santé publique actuelle, mais elle est aussi à l’ouverture de places de prisons.
Avec une interrogation sur les privations de liberté et les souffrances qui y sont associées (on se suicide 7 à 10 fois plus en prison que dans la population générale et particulièrement en maison d’arrêt), l’hôpital psychiatrique et la prison se partagent cette contrainte de l’enfermement (avec les centres de rétention).
La prison a de plus le problème du surnombre, qui se déverse pour le soin vers les services des urgences (cf dans l’actualité des mouvements catégoriels, les grèves aux urgences …). Donc la prison c’est l’enfermement, plus le surnombre, plus l’aliénation des longs enfermements.
Sur le surnombre, valeurs en mars 2019 :
Avec 71 828 détenus pour 61 010 places opérationnelles, la densité carcérale s’établit à 117,7 %, sensiblement en hausse par rapport au mois précédent (116,7 %). Elle est même supérieure ou égale à 200 % dans sept établissements pénitentiaires et dépasse les 150 % dans 44 (sur 188 au total). En mars, le nombre de matelas au sol est ainsi de 1 636
On peut en outre et enfin s’interroger : pourquoi la proportion de personnes prévenues dans la population incarcérée augmente t-elle ? Cela concerne actuellement de l’ordre de 30 % de la population pénale, a contrario de l’esprit de la loi.
[1] En ce sens, Ph. Conte, « Dangerosité et droit pénal », in Les dangerosités : de la criminologie à la psychopathologie, entre justice et psychiatrie, 2004. Adde, F. Fiechter-Boulvard, « Des liens entre criminologie et droit pénal : propos autour de la notion de dangerosité », Archives de politique criminelle, n° 31, 2009, p. 273.
[2] Si ce n’est à propos de la surveillance électronique (CP, art. 131-36-10. Adde, art. 131-36-12-1).
[3] R. Dati, J.-P. Garraud, colloque « Neutraliser les grands criminels », Ministère de la justice, octobre 2008. Adde, J.-F. Burgelin, Rapport de la Commission santé-justice, « Santé, justice et dangerosité, pour une meilleure prise en charge de la récidive », juillet 2005, p. 193.
[4] CPP, art. 706-53-13, définissant la rétention de sûreté. Adde, Projet de loi de programmation relatif à l’exécution des peines, Rapport annexé, 12 janv. 2012, n° 106, définissant la dangerosité comme « ayant trait à la forte probabilité que présente un individu de commettre une nouvelle infraction empreinte d’une certaine gravité ».
[5] V. infra II.
[6] Entre 2005 et 2008, pas moins de cinq lois d’ampleur, dont certaines se sont succédées à quelques mois d’intervalles seulement, ont émaillé la matière, jusqu’à la très symbolique loi n° 2008-174 du 25 février 2008 qui institue notamment la rétention de sûreté destinée à lutter contre la récidive des individus dangereux par un enfermement potentiellement perpétuel. Sur cette succession des lois, véritable litanie, v. R. Ollard, « La récidive, obsession du législateur contemporain », L’Harmattan, Collection criminologie, à paraître.
[7] R. Ollard, précité. Adde, E. Garçon, « Entre confiance et défiance à l’égard du juge pénal – Loi n° 2007-1198 du 10 août 2007 », JCP G 2007, I, 196 ; V. Tellier-Cayrol, « La récidive : de quelques paradoxes et incohérences », AJ pén. 2012, p. 64.
[8] M. Herzog-Evans, « Prévenir la récidive : les limites de la répression pénale », AJ pénal 2007. 357.
[9] V. les propos de Christian Estrosi, alors député de l’UMP, tenus à l’Assemblée nationale, lors de la discussion de la loi n° 2005-1549 du 12 décembre 2005 : la récidive est « perçue par la population comme un échec du système pénal et plus généralement de la politique sociale ». Adde, colloque « Neutraliser les grands criminels » (dir. R. Dati, J.-P. Garraud), Ministère de la justice, octobre 2008 ; J.-F. Burgelin, Rapport de la Commission santé-justice, « Santé, justice et dangerosité, pour une meilleure prise en charge de la récidive », Juillet 2005, p. 193.
[10] J.-P. Allinne, « Récidive, risque, dangerosité, la fin du paradigme réhabilitatif », in Les récidivistes, Représentations et traitements de la récidive XIXe-XXIe siècle, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 25.
[11] Syndicat de la magistrature, « Observations sur le projet de loi renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme », www.syndicat-magistrature.org.
[12] G. Pariente, « Dangerosité, Journal français de psychiatrie », 2004/3 n° 23, p. 18. Adde, B. Gravier, « Comment évaluer la dangerosité dans le cadre de l’expertise psychiatrique ? », in Expertise psychiatrique pénale, dir. J.-L. Senon, J.-Ch. Pascal et G. Rossinelli, 2008, p. 152..
[13] G. Giudicelli-Delage, « Droit pénal de la dangerosité – Droit pénal de l’ennemi », RSC 2010, p. 69. Adde, M. Delmas-Marty, Libertés et sûreté dans un monde dangereux, Seuil, Collection « La couleur des idées », 2010, p. 273.
[14] L. Leturmy, « La dangerosité dans l’évolution du droit pénal », in L’information psychiatrique, Vol. 88, 2012, p. 417.
[15] Lorsqu’il est établi que les troubles mentaux de l’intéressé « compromettent la sûreté des personnes ou portent atteinte, de façon grave, à l’ordre public », bref lorsque l’individu est jugé dangereux (CPP, art. 706-135 et s.).
[16] CP, art. 223-1.
[17] CP, art. 223-6.
[18] CP, art. 227-15 et s. (intitulé de la section 5 dans laquelle sont insérées ces infractions).
[19] C. consom., art. L. 454-3.
[20] CP, art. 322-5 et s.
[21] CP, art. 122-7.
[22] Là où le danger, comme le péril, aurait une nature concrète impliquant qu’une victime soit effectivement mise en danger, la notion de risque pourrait se concevoir de façon purement abstraite, comme la seule violation d’une obligation de sécurité ou de prudence, objectivement génératrice d’un risque, même non avéré à l’égard d’une victime déterminée et identifiée : sur cette question, v. V. Malabat, « Le délit de mise en danger. La lettre et l’esprit », JCP 1999, I, 208.
[23] V. particulièrement, CP, art. 223-1 (mise en danger d’autrui) ; art. 122-7 (état de nécessité).
[24] B. Bouloc, Droit pénal général, Dalloz, 20ème éd., 2007, n° 30.
[25] J. Alix, « Une liaison dangereuse : dangerosité et droit pénal en France », in La dangerosité saisie par le droit pénal, dir. G. Giudicelli-Delage et Ch. Lazerges, 2011, p. 50.
[26] Sur la notion d’anticipation, v. R. Parizot, « L’anticipation de la répression », in Le principe de nécessité en droit pénal, Lextenso, 2013, p. 123.
[27] V. à cet égard la définition du complot (C. pén., art. 412-2) qui sanctionne la « résolution arrêtée entre plusieurs personnes de commettre un attentat lorsque cette résolution est concrétisée par un ou plusieurs actes matériels ».
[28] J. Alix, « La qualification terroriste après l’arrêt du 10 janvier 2017 (affaire dite « de Tarnac ») », AJ pén. 2017, p. 79.
[29] C. pén., art. 450-1.
[30] Cons. const. 10 févr. 2017, n° 2016-611 QPC, JCP 2017. 343, note A. Gogorza et B. de Lamy ; Dr. pénal 2017, comm. 85, Ph. Conte ; AJ pénal 2017. 237, obs. J. Alix ; Cons. const. 15 déc. 2017, n° 2017-682 QPC, préc., D. 2018. 97, note Y. Mayaud ; JCP 2018. 5, p. 189, note B. de Lamy et A. Gogorza.
[31] C. pén., art. 421-2-6.
[32] V. par ex. les délits d’embuscade (CP, art. 222-15-1) ou de participation à une bande violente (CP, art. 222-14-2).
[33] J. Alix, « Réprimer la participation au terrorisme », RSC 2014, p. 849.
[34] Sur la question, v. V. Malabat, « Vers une collectivisation de la responsabilité pénale ? », in La cohérence des châtiments, Dalloz, 2013, p. 38. Adde, J. Alix, « Réprimer la participation au terrorisme », précité. V. particulièrement Cass. crim., 21 mai 2014, n° 13-83758.
[35] Cons. const. 10 févr. 2017, n° 2016-611 QPC, précité.
[36] Cons. const. 15 déc. 2017, n° 2017-682 QPC, préc.
[37] P. Beauvais, « L’infraction-obstacle terroriste à l’épreuve du contrôle constitutionnel de nécessité », RSC 2018, p. 75.
[38] Ibid.
[39] V. CPP, art. 706-135 et s. permettant au juge pénal de prononcer diverses mesures de sûreté, notamment une hospitalisation d’office lorsqu’il est établi que les troubles mentaux de l’intéressé « compromettent la sûreté des personnes ou portent atteinte, de façon grave, à l’ordre public », c’est-à-dire lorsque l’individu est jugé dangereux.
[40] Sur la notion de mesures de sûreté, v. M. Brenaud, « Le renouveau des mesures de sûreté en droit pénal français », Thèse Paris II, 2016.
[41] CPP, art. 706-53-19.
[42] CPP, art. 723-29 et s.
[43] CP, art. 131-36-10, à propos du placement sous surveillance électronique. Adde, CP, art. 131-36-12-1.
[44] CP, art. 132-45, 3°, dans le cadre d’un sursis avec mise à l’épreuve.
[45] Susceptible d’être prononcée dans différents cadres, énumérés à l’article 706-47-1 du Code de procédure pénale (libération conditionnelle, surveillance judiciaire, surveillance de sûreté, suivi socio-judiciaire).
[46] V. par ex., à propos de la surveillance judiciaire, CPP, art. 723-31, énonçant que « le risque de récidive (…) doit être constaté par une expertise médicale (…) dont la conclusion fait apparaître la dangerosité du condamné ». Adde, CP, art. 131-36-1, à propos du suivi socio-judiciaire, mesure « destinée à prévenir la récidive ».
[47] V. CPP art. 706-47-1, al. 2 qui énonce que « lorsqu’une injonction de soins est ordonnée, le médecin traitant peut prescrire un traitement inhibiteur de libido conformément à l’article L. 3711-3 du Code de la santé publique », ce dont il résulte que ces traitements ne peuvent être prescrits que par le médecin traitant (art. L. 3711-3, in fine), non pas les juridictions judiciaires, de jugement ou d’application des peines (C. santé publ., art. R. 3711-18, al. 2).
[48] A la suite de l’évaluation de la dangerosité par la commission pluridisciplinaire des mesures de sûreté.
[49] CPP, art. 706-53-13
[50] CPP, art. 706-53-16.
[51] Pas plus que dans les réquisitions faites par les magistrats aux experts.
[52] Voir D. Roman, « Rapport de synthèse », cet ouvrage.
[53] V. supra introduction.
[54] Qui renverrait à la violence ou à la gravité de l’infraction commise, signification à laquelle paraît renvoyer la rétention de sûreté en énumérant limitativement les infractions – particulièrement graves – susceptibles de donner lieu au prononcé de la mesure (CPP, art. 706-53-13, al. 1 et 2).
[55] Qui prend pour mesure les effets nuisibles produits par l’infraction sur la victime.
[56] V. par ex. M. Petrunik, « Modèles de dangerosité : les contrevenants sexuels et la loi », Criminologie, Vol. 27, 1994, numéro 2, p. 89 qui distingue trois modèles de dangerosité : une dangerosité clinique qui concerne la psychiatrie ; une dangerosité juridique qui prône une peine rétributive proportionnée à la gravité de l’infraction commise ; et une dangerosité communautaire axée sur la protection de la société (neutralisation).
[57] B. Gravier, « Comment évaluer la dangerosité dans le cadre de l’expertise psychiatrique ? », précité.
[58] CPP, art. 706-53-13 (rétention de sûreté). Adde, CP, art. 131-36-1 (suivi socio-judiciaire).
[59] CPP, art. 723-29 et s., énonçant, à propos de la surveillance judiciaire, que « le risque de récidive (…) doit être constaté par une expertise médicale (…) dont la conclusion fait apparaître la dangerosité du condamné ».
[60] V. à cet égard, à propos de la rétention de sûreté, CPP, art. 706-53-13, qui fait précisément référence à un « trouble grave de la personnalité ».
[61] B. Gravier, « Comment évaluer la dangerosité dans le cadre de l’expertise psychiatrique ? », précité.
[62] V. par ex. CP, art. 131-36-1, à propos du suivi socio-judiciaire « destiné à prévenir la récidive » ; CPP, art. 706-53-13, à propos de la rétention de sûreté fondée sur « probabilité très élevée de récidive ».
[63] V. par exemple, pour une présentation des outils d’évaluation des « extrémistes violents », M. H-Evans, « L’évaluation des extrémistes violents. Une comparaison de deux outils dans le contexte français », AP pén. 2018, p. 126.
[64] V. par exemple, Ph. Salvage, « La grande délinquance est-elle une maladie ? », Dr. pén. 2010, 2, Etude 5.
[65] L’actualité en témoigne : Cass. crim. 22 octobre 2019, n° 18-84.001, admettant l’engagement de la responsabilité pénale d’un médecin psychiatre pour homicide par imprudence pour avoir autorisé la sortie d’un patient schizophrène qui commettra un meurtre sur la personne d’un jeune étudiant à Grenoble, dans la rue même où, dix années auparavant, il avait déjà tenté de tuer une jeune personne, selon le même mode opératoire.
[66] M. Petrunik, « Modèles de dangerosité : les contrevenants sexuels et la loi », Criminologie, Vol. 27, 1994, numéro 2, p. 89.
[67] L. Leturmy, « La dangerosité dans l’évolution du droit pénal », in L’information psychiatrique, Vol. 88, 2012, p. 417.
[68] R. Dati, colloque « Neutraliser les grands criminels » (dir. R. Dati, J.-P. Garraud), Ministère de la justice, octobre 2008 : « De terribles drames nous confrontent régulièrement à la part la plus sombre de l’être humain. Notre société a longtemps voulu les considérer comme un phénomène exceptionnel et marginal. (….) On ne peut pas – on ne peut plus – se satisfaire d’une telle situation. Notre pacte social impose de prévenir le passage à l’acte des personnes reconnues dangereuses. Ces criminels atteints de troubles de la personnalité sont d’une dangerosité criminologique extrême. Pour autant, la psychiatrie ne les reconnaît pas comme des malades mentaux. Je sais que des progrès peuvent encore être accomplis. (…) Tout d’abord dans l’évaluation de la dangerosité (…) ». Adde, J.-F. Burgelin, Rapport de la Commission santé-justice, « Santé, justice et dangerosité, pour une meilleure prise en charge de la récidive », Juillet 2005, p. 193.
[69] C’est d’ailleurs en ce sens que se sont prononcés, de concert, le Conseil constitutionnel et la Cour européenne des droits de l’homme en décidant de soumettre la rétention de sûreté au principe de non rétroactivité de la loi pénale, la considérant ainsi, non point comme une mesure de sûreté, mais comme une peine au regard de ses effets réels (CC 21 février 2008, n° 2008-502 DC ; CEDH 17 déc. 2009, M. c/ Allemagne, n° 19359/04, relatif à la détention de sûreté en droit allemand).
[70] G. Giudicelli-Delage, « Droit pénal de la dangerosité – Droit pénal de l’ennemi », RSC 2010, p. 69.
[71] Parmi les quatre critères pris en compte pour déterminer l’affectation des condamnés en établissement pour peine, la circulaire du 21 février 2012 relative à l’orientation en établissement pénitentiaire des personnes détenues la dangerosité est citée en premier (avant les liens familiaux, la question de la prise en charge psychologique et psychiatrique du détenu ou le choix de ce dernier quant à une éventuelle formation ou un travail). La circulaire va même jusqu’à préciser que la dangerosité, quelles qu’en soient les manifestations, est un critère « particulièrement déterminant pour le choix de l’établissement ».
[72] Il n’est d’ailleurs pas rare que cette dangerosité soit qualifiée de dangerosité pénitentiaire, soulignant par là même son utilisation spécifique dans le champ pénitentiaire. V. ainsi la Recommandation du Conseil de l’Europe concernant la gestion par les administrations pénitentiaires des condamnés à perpétuité et des autres détenus de longue durée (2003) rappelant l’importance d’évaluer l’ensemble des risques que présentent les détenus, ces risques pouvant comprendre aussi bien le tort pouvant être causé par un détenu à lui-même, aux autres détenus, au personnel, que le risque d’évasion ou le risque de récidive grave lors d’une sortie ou de la libération.
[73] Un auteur évoque ainsi « une notion politique et élastique » […] « dont la perception varie selon l’époque et le lieu », La condamnation, la gestion et le traitement des délinquants « dangereux », Rapport rédigé par N. PADFIELD pour le Comité européen pour les problèmes criminels du Conseil de l’Europe, déc. 2010, p. 7 et 11.
[74] Les pays d’Amérique du Nord comme les États-Unis ou le Canada par exemple.
[75] La récidive est définie légalement comme le fait pour une personne déjà condamnée définitivement pour une première infraction d’en commettre une seconde dans les conditions prévues aux articles 132-8 à 132-16-5 du Code pénal. A défaut de ces conditions, il y a réitération et non récidive (art. 132-16-7 du Code pénal).
[76] Ou à l’inverse, l’absence de dangerosité.
[77] Définie comme « le risque de passage à l’acte hétéro ou auto-agressif lié à un trouble mental ». Sur cette question, v. PROTAIS C. et MOREAU D., « L’expertise psychiatrique entre l’évaluation de la responsabilité et de la dangerosité, entre le médical et le judiciaire. Commentaire du texte de Samuel Lézé », Champ pénal/Penal field [En ligne], Vol. VI | 2009, § 18, mis en ligne le 24 octobre 2009, consulté le 30 avril 2020. URL : http://journals.openedition.org/champpenal/7557.
[78] Les auteures précitées précisent d’ailleurs qu’un certain nombre de psychiatres contournent la question de l’évaluation du risque de récidive dans leurs expertises : « Notre analyse d’un large échantillon d’expertises montre en effet que certains experts n’y répondent pas, et que d’autres se contentent de répondre à la question de la « dangerosité psychiatrique » en esquivant la question de la dangerosité criminologique », op. cit. loc. cit.
[79] L’article R 61-35 relatif au placement sous surveillance électronique mobile permet de la même façon de substituer à l’expertise médicale prévue par l’article 723-31 un examen de dangerosité. On peut d’ailleurs s’interroger sur la compatibilité au regard de la hiérarchie des normes et du principe de légalité de ces possibilités de substitution reconnue par un décret dérogeant à une exigence prévue par un texte législatif…
[80] Rappelons qu’une pétition intitulée « Non à la perpétuité sur ordonnance ! » signée par plusieurs centaines de psychiatres en novembre 2008 s’opposait à ce qu’on leur demande de « prédire les actes criminels d’une personne ». Plus récemment, un avocat s’interrogeait sur la pertinence des expertises de dangerosité qui créent selon lui « l’illusion, sans cesse déçue, d’une appréciation […] scientifique de la dangerosité » : COCHE A., Faut-il supprimer les expertises de dangerosité ?, RSC 2011, p. 21.
[81] Sur la question de la « médicalisation » du droit pénal, v. infra le 2) du A de la seconde partie.
[82] V. ainsi les (nombreuses) infractions réprimant le fait de participer à la préparation de certaines infractions : qu’il s’agisse de la participation à un groupement préparant des actes violents (art. 222-14-2 du Code pénal), de l’association de malfaiteurs (art. 450-1 du Code pénal) ou son équivalent en matière de terrorisme (art. 421-2-1 du Code pénal), ou bien de l’infraction d’entreprise terroriste individuelle (art. 421-2-6)…
[83] Et ce en contradiction avec la présomption d’innocence.
[84] Et peut-être du droit, en général on l’a vu.
[85] Voire ante delictum pour les infractions de « prévention » qui répriment des comportements avant toute atteinte effective à l’ordre public.
[86] Sujet de nombreuses œuvres de fiction (on ne compte plus les œuvres sur ce thème de G. ORWELL à Philip K. DICK pour la littérature, en passant plus récemment par la série distopique anglaise Black Mirror dont plusieurs épisodes abordent cette question), le développement d’une société de contrôle ou de surveillance a été notamment mis en évidence par les célèbres travaux de Michel FOUCAULT ou de Gilles DELEUZE.
[87] Le rôle joué par le développement des nouvelles technologies est également très important.
[88] Dont le nom officiel, « surveillance judiciaire des personnes dangereuses », ne laisse aucun doute sur son objectif.
[89] Pour reprendre les termes de Robert BADINTER au moment de l’adoption de la rétention de sûreté : BADINTER R., La prison après la peine, Le Monde du 28 nov. 2007.
[90] ANDENAES J., « Les effets de prévention générale du droit pénal », Archives de politique criminelle, 1978, n° 3, p. 6.
[91] Van de KERCHOVE M., « Les fonctions de la sanction pénale. Entre droit et philosophie », Informations sociales, 2005/7 (n° 127), p. 22-31, spéc. §8 [accessible en ligne : https://www.cairn.info/revue-informations-sociales-2005-7-page-22.htm]
[92] Sur ces recherches, GUIBENTIF P., « Retour à la peine : contexte et orientations des recherches récentes en prévention générale », Déviance et société, 1981, vol. 5, n° 3, p. 293.
[93] « Afin d’assurer la protection de la société, de prévenir la commission de nouvelles infractions et de restaurer l’équilibre social, dans le respect des intérêts de la victime, la peine a pour fonctions :
1° De sanctionner l’auteur de l’infraction ;
2° De favoriser son amendement, son insertion ou sa réinsertion. »
[94] Loi n° 2015-912 du 24 juillet 2015 relative au renseignement.
[95] Loi n° 2017-1510 du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme.
[96] V. sur ce point l’avis adopté le 17 mars 2016 par la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme (CNCDH) sur l’article 20 du projet de loi qui deviendra la loi du 3 juin 2016 renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale : « [la formulation de cet article] est de nature à brouiller la distinction classique entre police administrative et police judiciaire, dès lors que les personnes concernées sont inévitablement soupçonnées au minimum, voire susceptibles d’être mises en examen du chef d’entreprise individuelle terroriste (article 421-2-6 du code pénal) ou d’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste (article 421-2-1 du code pénal). Dans ces conditions, les mesures de police administrative de l’article 20 du projet de loi sont vouées à être mises en œuvre à des fins répressives » (§ 27 de l’avis).
[97] Dans son avis précité, la CNCDH souligne à plusieurs reprises la tentation (pour le pouvoir politique) et le risque (pour les citoyens) de basculer dans le champ de la police administrative des mesures répressives afin, notamment, d’éluder les garanties reconnues par la procédure pénale (§ 6, 14 et 27 de l’avis).
[98] Van de KERCHOVE M., Médicalisation et fiscalisation du droit pénal : deux versions asymétriques de la dépénalisation, in Déviance et société, n°V, 1981, n° 1, p. 1, spéc. p. 17.
[99] LARGUIER J., Mort et transfiguration du droit pénal, in Mélanges Ancel, Paris, 1975, vol. 2, p. 147. L’auteur allait même jusqu’à écrire que la figure du coupable, caractéristique du droit pénal rétributif classique, laisserait place à celle du malade ou du contribuable !
[100] V. la thèse de Pascale BALLERAT consacrée à cette question, soutenue en 1999. L’auteur y analyse la forte empreinte du médical sur le droit pénal, le premier allant même jusqu’à « imprégner » le second de son esprit, La médicalisation du droit pénal, thèse de doctorat, Tours, 1999, dact., 1050 p.
[101] Pour reprendre les termes de DONZELOT J., « Le troisième âge de la répression », Topique, 1971, 6, p. 96.
[102] Van de KERCHOVE M., Médicalisation et fiscalisation du droit pénal : deux versions asymétriques de la dépénalisation, in Déviance et société, n°V, 1981, n° 1, p. 17
[103] Un droit pénal postmoderne ?, Mise en perspective des évolutions et ruptures contemporaines, GIUDICELLI A., JEAN J.-P., MASSE M. (dir.), PUF coll. Droit et Justice, 2009.
[104] Le psychiatre français M. LAIGNEL LAVASTINE également expert auprès des tribunaux résumait très bien, dès la première moitié du XXe siècle, la perméabilité du droit pénal et de la médecine puisqu’il considérait que l’expert pouvait donner au juge des indications thérapeutiques sur les mesures (pénales) à prendre. Il s’agit toutefois, selon le médecin, d’une « thérapeutique complexe, biosociale, qui est surtout de la compétence des magistrats. Quant à la manière de remplir ces indications thérapeutiques, elle est essentiellement l’affaire du juge. C’est une question de pharmacopée sociale », LAIGNEL-LAVASTINE M., DELMAS A., BARBE A., La Pratique psychiatrique à l’usage des étudiants et des praticiens, Baillière, 1e éd., 1919, réédité en 1929, p. 516.
[105] CARBONNIER J., « De peu, de tout et de rien », Mélanges Rodière, Dalloz 1982, p. 47
[106] Au prix, peut-être, de sa cohérence et de sa spécificité, on l’a vu.
[107] « La notion de « dangerosité« , au cœur de toutes les confusions, demande ainsi à être restituée aux différents niveaux où elle est mobilisée : le niveau criminologique du risque de récidive, c’est-à-dire de réitération d’un acte condamné par la loi, le niveau clinique de passage à l’acte lié à un trouble mental, et enfin un niveau pratique de prise en charge de personnes non consentantes et jugées potentiellement menaçantes au sein de l’institution hospitalière », PROTAIS C. et MOREAU D., « L’expertise psychiatrique entre l’évaluation de la responsabilité et de la dangerosité, entre le médical et le judiciaire. Commentaire du texte de Samuel Lézé », Champ pénal/Penal field [En ligne], Vol. VI | 2009, § 28, mis en ligne le 24 octobre 2009, consulté le 30 avril 2020. URL : http://journals.openedition.org/champpenal/7557
[108] Généralement, une peine d’emprisonnement ou de réclusion criminelle.
[109] Définie comme « la perversité constante et agissante du délinquant et la quantité de mal qu’on peut redouter de sa part, en d’autres termes sa capacité criminelle », GAROFALO R., La criminologie, étude sur la nature du crime et la théorie de la pénalité, Félix Alcan, 2e éd., 1890, p. 33
[110] Au détriment de celle de la personne qui devra subir les mesures préconisées par les positivistes.
[111] Des mesures préventives de prophylaxie sociale qualifiées par FERRI de « substituts pénaux » étaient ainsi préconisées afin de limiter la délinquance. Etaient ainsi cités en exemple un meilleur éclairage des rues, une politique d’amélioration des logements, une règlementation de la vente d’alcool ou la construction d’écoles.
[112] On retrouve cette possibilité d’une intervention ante delictum dans l’ouvrage dystopique de Philip K. DICK, Minority Report de 1956 dans lequel un service spécialisé, le service du Précrime arrête les criminels avant leur passage à l’acte.
[113] Comme l’écrit un auteur, « seule la dangerosité qui s’est révélée par la commission d’une infraction est appréhendée par le droit pénal. L’infraction est ici érigée en filtre de la dangerosité », ALIX J., Une liaison dangereuse, Dangerosité et droit pénal en France, in GIUDICELLI-DELAGE G. et al., La dangerosité saisie par le droit pénal, PUF, coll. « Les voies du droit », 2011, p. 53.
[114] Circulaire relative à la présentation des dispositions résultant de la loi n° 2005-1549 du 12 décembre 2005 relative au traitement de la récidive des infractions pénales et du décret n° 2006-385 du 30 mars 2006 relatives à l’exécution et à l’application des peines, CRIM 2006-15 E8/16-06-2006, NOR : JUSD0630080C.
[115] C’est-à-dire les sorties sans aucun accompagnement ou suivi de la part des institutions pénales ou pénitentiaires.
[116] Bien que cette liberté soit relative puisque l’article 721-2 du Code de procédure pénale autorise le juge de l’application des peines à soumettre les détenus libérés du fait de réductions de peine à une ou plusieurs mesures de contrôle prévues à l’article 132-44 du Code pénal ou à certaines interdictions de l’article 132-45 du Code pénal et ce, aux seules fins de favoriser l’insertion ou la réinsertion de la personne condamnée et de prévenir la commission de nouvelles infractions.
[117] Conseil Constitutionnel, Décision n° 2005-527 DC du 8 décembre 2005, Loi relative au traitement de la récidive des infractions pénales, § 14.
[118] Qu’on retrouve dans l’octroi des réductions de peine puisque ces mesures de faveur sont accordées (ou retirées) en fonction du comportement du détenu en détention.
[119] GIUDICELLI-DELAGE G., « Droit pénal de la dangerosité – droit pénal de l’ennemi », RSC 2010, n° 1, p. 74.
[120] Idem, p. 69.
[121] Conseil Constitutionnel, Décision n° 2008-562 DC du 21 février 2008, Loi relative à la rétention de sûreté et à la déclaration d’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental.
[122] « Eu égard à sa nature privative de liberté, à la durée de cette privation, à son caractère renouvelable sans limite et au fait qu’elle est prononcée après une condamnation par une juridiction, [cette mesure] ne saurait être appliquée à des personnes condamnées avant la publication de la loi » (§ 10 de la décision).
[123] V. ainsi l’opinion d’un auteur selon lequel « on ne peut tout à la fois dire d’une mesure qu’elle n’est pas une punition parce qu’elle ne découle pas d’une faute et en refuser l’application rétroactive au motif qu’elle en procède en quelque manière », CONTE Ph., « Aux fous ? », Dr. Pén. 2008, Repère n° 4. V. également parmi les nombreux commentaires de cette décision, DE LAMY B., « La rétention de sûreté pénal or not pénal ? (Décision n° 2008-562 DC du 21 février 2008 », RSC 2009, p. 166 et s.
[124] Il faut bien avoir conscience que la détention c’est l’enfermement avec 500 personnes à gérer dans une maison d’arrêt, dans un centre de détention, donc c’est aussi l’espoir aussi qui fait tenir ces détenus.
[125] Tout se passera bien, il ira à l’école, il suivra ses soins, il se rendra aux rendez-vous avec le psychologue et le psychiatre, il remplira tous les critères pour avoir ses réductions supplémentaires des peines.
[126] c’est-à-dire le jeune âge de la personne, si elle est entrée dans la délinquance très jeune, s’il y a des antécédents judiciaires, la précocité des comportements délinquants, s’il y a eu beaucoup d’incarcérations, les incarcérations précédentes, etc.
[127] Par exemple s’il a une famille, des enfants, s’il a un emploi stable, s’il a entamé une démarche de soins et qu’il est en train de se traiter.
[128] L’alcool et les drogues illicites.
[129] Si le patient est dans le déni de sa pathologie, s’il n’a pas conscience de ses troubles, ça peut être un facteur de dangerosité.
[130] Pour un patient qui a un trouble mental et qui est dans la rue, la première chose à faire plutôt qu’il rentre dans les soins est qu’il puisse trouver un toit.
[131] Depuis que la psychiatrie existe, il y a toujours eu des lois sur les soins sans consentement : en 1838 avec la loi d’enfermement, en 1990 avec des modifications sur le soin sans consentement et puis cette dernière loi où cet évènement tragique de 2008 a eu un impact.
[132] Généralement, une consultation avec le psychiatre sera prévue de façon régulière pour essayer d’être le plus vague possible parce que le minimum va être mensuel et parce que le médecin va avoir un certificat à produire mensuellement pour justifier toujours la mesure. On va mettre des visites d’infirmier par exemple, le fait de le voir prendre son traitement, des contrôles biologiques éventuellement.
[133] Textes de référence : Code pénal de 1810, articles 274-275 ; Décret du 5 juillet 1808 sur l’extirpation de la mendicité.
[134] La circulaire du 15 mars 1960 relative au programme d’organisation et d’équipement des départements en matière de lutte contre les maladies mentales est le texte originel relatif à la sectorisation jusqu’en 1985.