Discours de haine et droit pénal aux États-Unis : de quelques rares limites à la liberté d’expression
Sarah-Marie Cabon, Maître de conférences, HDR, Université de Bordeaux
Peu nombreuses aujourd’hui sont les thématiques autorisant à contrecarrer le discours qui prévaut depuis une vingtaine d’années sur l’américanisation du droit français[1]. L’étude de la sanction pénale du discours de haine aux États-Unis mérite d’en souligner l’occasion. En effet, là où la tendance nationale et européenne illustre une pénalisation croissante du discours de haine, à l’inverse, le(s) droit(s) des États-Unis[2] place(nt) l’expression de la parole haineuse sous la protection presque absolue du 1er amendement de la Constitution des États-Unis.
En tête du Bill of Rights et fondement de la liberté d’expression, le 1er amendement énonce depuis plus de 200 ans : « Le Congrès n’adoptera aucune loi relative à l’établissement d’une religion, ou à l’interdiction de son libre exercice ; ou pour limiter la liberté d’expression, de la presse ou le droit des citoyens de se réunir pacifiquement ou d’adresser au Gouvernement des pétitions pour obtenir réparations des torts subis. » Également berceau de la liberté de religion, d’association et du droit de pétition, cet amendement invite à considérer la liberté d’expression comme un droit qui ne peut admettre aucune restriction, comme en témoigne l’interdit résumé en deux mots au sein du texte original: « NO LAW [3]».
La tournure très impérieuse de cet amendement trouve sa racine au XVIIIe siècle, le 4 juillet 1776, au moment où les États-Unis proclament leur indépendance avec une volonté de rupture politique avec l’Angleterre où seuls les membres du Parlement étaient autorisés à débattre des affaires publiques[4]. Le 1er amendement est à l’époque décrit comme le moyen de se détacher de la mainmise d’une minorité de dirigeants sur le discours politique, d’où cette interdiction faite au jeune Congrès de ces États (nouvellement) unis de faire une quelconque loi qui restreigne la liberté de parole.
Outre le caractère quasi « sacré[5] » de cette liberté, la question du fondement de la liberté d’expression aux États-Unis amène quelques précisions. Premièrement, si à l’origine l’interdiction absolue d’une loi qui viendrait restreindre la liberté d’expression ne concernait que le seul gouvernement fédéral[6], les prescriptions du premier amendement ont été étendues par la Cour suprême aux différents États à la suite du mouvement dit « d’incorporation » du Bill of Rights, c’est-à-dire de l’application aux États fédérés de l’essentiel des droits et libertés contenus dans les dix premiers amendements à la Constitution. De fait, la conception extensive de la liberté d’expression s’impose aujourd’hui aux États-Unis à toutes les autorités et personnes publiques telles que l’État fédéral, les États fédérés, les collectivités publiques et les établissements publics comme les universités d’État[7]. Cela étant, alors qu’il est naturel pour le juriste français intéressé par l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (CESDH) de discuter « marges d’appréciations », « conceptions nationales » de la liberté d’expression et « contrôle subsidiaire », aux États-Unis en revanche cette liberté n’est abordée qu’au niveau fédéral ‑ par la Cour suprême ‑ qui ne concède quasiment aucune marge d’appréciation aux États[8].
De là découle une deuxième précision. Le droit de la liberté d’expression se présente comme un « pur produit de Common Law », pour reprendre la fameuse expression d’E. ZOLLER. Cette liberté et son assise textuelle sont « entièrement entre les mains des neufs juges de la Cour suprême »[9]. À ce titre, le 1er amendement fait l’objet d’un peu plus de 700 arrêts de la Cour suprême qui, depuis 1919, a créé un réseau relativement hermétique de notions, de tests et autres standards devant guider l’analyse en la matière si bien que la doctrine américaine avertie fait régulièrement état de l’extrême complexité de cette thématique, la comparant plus volontiers aux difficultés d’appréhension du Code des impôts qu’à l’étude classique de principes de nature constitutionnelle[10].
Cette première perception de la liberté d’expression aux États-Unis amène à interroger le fondement de la sanction du discours de haine dès lors que l’interdit fait au Congrès – et étendu aux États – de limiter la liberté d’expression, invite à considérer que tout système de censure, et a fortiori de sanction, porté devant le juge américain est frappé d’une forte présomption d’inconstitutionnalité. Toutefois, l’objet de cette intervention[11] portera moins sur l’étude de la sanction des discours de haine aux États-Unis que sur l’analyse des raisons pour lesquelles une telle sanction n’existe pas véritablement dans ce pays.
De là, l’observateur étranger est tenté de se questionner : peut-on absolument tout dire aux États-Unis ? Le discours de haine, quel qu’il soit, est-il véritablement placé sous l’entière protection du 1er amendement ? La réponse est évidemment nuancée et l’analyse de la jurisprudence très prolifique de la Cour suprême nous éloigne de la vision inconditionnelle de la liberté d’expression qu’à première vue nous sommes tentés de retenir.
Toujours est-il que les autorités publiques ne sont fondées à s’intéresser à la liberté d’expression qu’ex post, c’est-à-dire sur le fondement d’actes concrets liés à son exercice. Autrement dit, la règlementation de la liberté d’expression et, partant, des discours de haine aux États-Unis, démontre le souci de ne légiférer que sur une situation découlant du discours et non sur le contenu du discours en tant que tel. Si donc seuls les effets du discours de haine semblent faire l’objet d’une répression pénale, laissant entrevoir quelques rares limites à la liberté d’expression (II), il apparaît que le contenu du discours de haine, lui, bénéficie d’une très large protection de cette liberté (I).
I. La protection du contenu du discours de haine par la liberté d’expression
Si l’étude de la liberté d’expression aux États-Unis invite à distinguer clairement entre la parole et l’action, la protection presque absolutiste (B) dont bénéficie aujourd’hui le discours de haine au regard des standards d’analyse adoptés par la Cour suprême a toutefois fait l’objet d’une jurisprudence évolutive de la part de la Cour (A).
A. Une protection évolutive
Parmi les nombreux précédents lors desquels la Cour suprême a eu recours à ses fameux tests et standards d’analyse, quelques importants arrêts permettent d’illustrer l’évolution de sa position en matière de liberté d’expression.
Le premier test à être apparu est celui du « danger manifeste et immédiat » formulé dans l’affaire Schenk v. United States [12] dans lequel elle statuait, en 1919, que la condamnation de personnes usant de leur liberté d’expression ne heurte pas le 1er amendement car leur discours présentait un danger manifeste et immédiat de provoquer des maux que le Congrès avait le droit de punir. C’est par ce biais que la Cour suprême a dégagé à l’origine une conception plutôt restrictive du 1er amendement en affirmant la constitutionnalité de lois Étatiques promulguées contre la diffamation de groupe dans des affaires visant à limiter l’expression du Ku Klux Klan.[13]
Par la suite, c’est dans un arrêt Chaplinsky v. New Hampshire[14] (1942), toujours à propos des discours extrémistes, que la Cour suprême a développé la doctrine des « mots blessants » (fighting words) pour limiter la liberté de parole lorsqu’elle est susceptible d’engendrer des troubles à l’ordre public par le biais notamment d’une riposte contre l’auteur du discours. C’est à cette occasion que la Cour définit pour la première fois ce qu’il faut entendre par « mots blessants » à savoir ceux qui « par leur seule énonciation, infligent une blessure ou tendent à provoquer un trouble immédiat à l’ordre public » et créent une catégorie d’expression, de parole qui ne mérite pas de protection constitutionnelle. Même chose avec la très importante décision Beauharnais v. Illinois[15], à propos de la diffamation de groupe – ne provenant pas cette fois du Ku Klux Klan mais du président de la ligue suprémaciste blanche d’Amérique (White Circle League of America) –, une organisation créée pour combattre la politique de la ville de Chicago visant à favoriser l’intégration raciale au niveau de l’habitat. En l’espèce, le président de la ligue suprémaciste avait été condamné en vertu d’une loi de l’Illinois interdisant la publication de tout écrit prenant pour cible des citoyens de toutes races, couleurs, croyances ou religions. La Cour suprême confirma la constitutionnalité de cette loi[16].
Par conséquent, entre le test du danger manifeste et immédiat, la doctrine des mots blessants et la validation par la Cour suprême de lois destinées à lutter contre la diffamation de certains groupes, il est permis de penser que si la tendance avait perduré, la position des États-Unis en matière de limitations à liberté d’expression serait potentiellement semblable à celle des démocraties européennes, et en appellerait ainsi à un raisonnement fondé sur l’équilibre entre protection du 1er amendement et respect des motifs légitimant sa limitation.
Mais la Cour suprême est progressivement revenue sur cette tendance en se fondant, entre autres, sur le concept philosophique du libre marché des idées que l’on retrouve chez plusieurs auteurs comme Benjamin Constant ou John Stuart Mill. « Si le marché en tant que « lieu de véridiction », non seulement autorise, mais encore encourage l’affrontement des idées, c’est que le vrai ne résulte pas d’un principe d’autorité, mais qu’il émerge victorieux de son combat avec le faux, et emporte ainsi l’adhésion de tous, du moins pour un temps, puisqu’il peut être à son tour soumis à controverse [17]». Sur la base de ce concept philosophique, et à rebours de ses précédents, la Cour suprême a élaboré plusieurs théories qui constituent aujourd’hui la base d’une jurisprudence beaucoup plus libérale en matière de liberté d’expression illustrant que « l’anticonformisme, tout comme ceux qui professent les idées que nous haïssons, doivent être protégés[18] ».
B. Une protection quasi-absolutiste
L’étude de la protection quasi-absolutiste accordée au discours de haine par la Cour suprême des États-Unis nécessite au préalable d’aborder les techniques de contrôle destinées à admettre, ou non, qu’il soit porté atteinte à la liberté d’expression. Plus précisément, et si l’on veut vraiment refléter le sens de ces techniques de contrôle, ces dernières sont destinées à déterminer ce qu’est une règlementation qui ne restreint pas la liberté d’expression, autrement dit ce qu’est une règlementation conforme au 1er amendement à la Constitution[19].
Selon une classification connue de la doctrine américaine[20], le juge américain retient historiquement trois voies d’analyses en matière de liberté d’expression.
La première renvoie à un test de qualité de la réglementation en cause qui correspond ni plus ni moins à un contrôle du respect de la légalité d’un texte dans un sens matériel. Le recours à ce test permet à la Cour suprême de déclarer inconstitutionnelle une norme trop vague ou dont le champ d’application est trop large alors même que son objet ne serait pas contraire au 1er amendement.
La deuxième voie d’analyse se fonde sur le caractère de la restriction portée à cet amendement. En ce sens, la jurisprudence de la Cour distingue les restrictions à la liberté d’expression fondées sur le contenu du message ou du discours (Content based) de celles qui demeurent neutres à l’égard de ce contenu (Content neutral)[21]. Les premières font l’objet d’une censure marquée. En d’autres termes, une autorité publique ne peut restreindre la liberté d’expression en fonction de son accord ou de son désaccord avec le contenu du discours exprimé. Ce qui est le cas par exemple lorsque que la municipalité d’une ville dont les habitants sont majoritairement afro-américains prend un décret pour sanctionner les insultes ou injures qui incitent à la violence du fait de la race ou de la couleur de peau. En ne légiférant que sur ces cas particuliers et non pas sur toute forme d’injures de manière générale, la Cour suprême a considéré que le règlement est inéquitablement dirigé contre les individus qui voudraient exprimer leur opinion sur les sujets mal considérés, règlement déclaré inconstitutionnel en ce que la limitation à liberté d’expression était partiale et non neutre, puisque née du rejet du contenu d’un discours[22].
Les secondes, dites « Content neutral », sont en revanche acceptées. L’idée de neutralité de la réglementation provient d’un arrêt de 1968[23] dont l’attendu était le suivant : « une réglementation qui, alors qu’elle affiche un tout autre but, a pour effet incident de restreindre une possibilité d’expression, doit être considérée comme neutre à l’égard du contenu du discours». Se range en l’espèce dans cette catégorie une loi qui interdit de détruire un ordre d’incorporation et destinée à l’organisation d’un service militaire efficace. Cette loi emporte des conséquences incidentes sur le droit à la liberté d’expression lorsqu’elle s’applique à la situation d’un militant qui brûle sa convocation militaire dans le but d’exprimer ses convictions pacifistes. Toutefois, en elle-même, la disposition est « neutre » à l’égard du contenu du discours et la restriction au 1er amendement n’est que secondaire[24]. Ainsi, la Cour suprême l’évaluera avec moins de sévérité que les dispositions législatives qui sont « content based ».
Autrement dit, l’expression haineuse quelle qu’elle soit – parlée, écrite ou symbolique – ne peut pas être interdite en elle-même mais seulement règlementée en fonction de critères objectifs « neutres » tels que des circonstances de temps, de lieu ou de formes[25] invitant à considérer que le caractère fondamental de la liberté d’expression oblige les autorités publiques à se désintéresser du contenu haineux pour ne s’intéresser qu’à ses effets. En cela, la Cour suprême illustre l’opinion ancienne mais encore suivie aujourd’hui du juge Holmes qui, dans l’arrêt Schenk v. United States, résuma la position de la Cour ainsi : « Bien des choses pourraient être dites en temps de paix qui ne peuvent plus l’être en temps de guerre (…) c’est une question de contexte, d’urgence et de degré, entendez de critères objectifs [26]».
C’est enfin la catégorie de discours qui offre une 3e voie d’analyse du droit américain de la liberté d’expression. Cette opération de classification, issue d’un arrêt de 1942, Chaplinsky v. New Hampshire[27] a conduit la Cour suprême à estimer que certaines catégories d’expressions sont tout de même exclues de la protection constitutionnelle. Réaffirmé en 2002 dans l’arrêt Ashcroft v. Free Speech Coalition[28], la Cour suprême énonce en effet : « Le principe général veut que le premier Amendement interdit au gouvernement de déterminer ce que nous lisons ou entendons. Mais la liberté d’expression a ses limites ; elle ne recouvre pas certaines catégories de propos, parmi lesquelles : la diffamation, l’obscénité, la production pédopornographique[29] et l’incitation à la violence[30]».
On voit donc ici que le discours motivé par le sentiment de haine, en tant que tel, ne fait pas partie des catégories de discours sur lesquelles les États peuvent légiférer. Passée au crible des trois voies d’analyses, l’incrimination du discours du haine est nécessairement inconstitutionnelle[31].
Cela étant, tandis que la Cour énonce que « les discours provocants servent sans doute mieux leur noble objectif lorsqu’ils génèrent l’agitation, suscitent l’insatisfaction à l’égard des choses ou même engendrent la colère[32]» – marquant clairement l’abandon du test du danger manifeste et immédiat[33] et d’une posture intransigeante face à la sanction du discours du haine – , c’est finalement sur ce fondement que la Cour suprême admettra, cette fois de manière durable, une limitation à la liberté d’expression en prohibant le discours incitant directement à la violence.
II. La sanction des effets du discours de haine, limite à la liberté d’expression.
Si, en pratique, il n’existe pas d’indication ou de méthode pour tracer la frontière entre d’un côté la parole, l’expression d’une conviction, opinion, doctrine, aussi outrageante soit-elle et, de l’autre, le discours provoquant directement à la violence, la Cour énonce toutefois un certains nombre de critères sur la base desquels elle admet la sanction des effets du discours de haine (A) sans toutefois réussir à dissiper les incertitudes relatives aux conséquences des propos tenus en ligne (B).
A. Les critères de la sanction des effets du discours
Aux termes de son arrêt Virginia v. Black[34], la Cour affirme qu’en toute hypothèse, pour être sanctionnée sans qu’il soit porté atteinte au 1er Amendement, la haine doit être suivie d’un acte de violence concret. De là, plusieurs textes illustrent une incrimination de la provocation à la violence. Au plan fédéral d’abord, on trouve au sein du chapitre 18 du U.S. Penal Code[35]une incrimination de la provocation à la violence mais contre le gouvernement des États-Unis seulement. Aussi, le dol spécial dont fait état cette incrimination, à savoir : « provoquer à la violence dans le but d’attenter à la stabilité des institutions gouvernementales », en fait une incrimination beaucoup trop spécifique pour pouvoir constituer le fondement d’une sanction du discours provoquant directement à la violence et encore moins à un sentiment de haine.
Au plan étatique ensuite, il existe des incriminations rédigées en termes assez généraux au sein de différents Model Penal Code d’États fédérés, incriminations pour lesquelles on s’aperçoit que le motif de haine à l’encontre d’une personne ou d’un groupe n’apparaît qu’au titre d’une circonstance aggravante de l’acte commis et non pas en tant qu’élément constitutif de l’incrimination du discours provoquant à la violence.
Sur ce point, la jurisprudence de la Cour suprême démontre à quel point il est difficile pour une disposition légale, quelle qu’elle soit, de remplir les critères pour pouvoir constituer le fondement d’une arrestation ou condamnation d’un individu pour discours haineux incitant à la violence sans risquer l’inconstitutionnalité. Premièrement, « incitement to violence » requiert la preuve que le défendeur avait l’intention d’inciter à la violence ou à une émeute et ce que l’émeute se produise ou non, ce qui renvoie au délit de provocation. Ainsi, la Cour statue qu’un comportement inconscient ou une « rhétorique chargée émotionnellement » – qui susciterait un sentiment de haine – ne satisfait pas le standard[36]. Deuxièmement, le défendeur doit créer une sorte de feuille de route pour violence immédiate[37]. Ainsi, user de termes généraux ou de vagues références à des actions illicites futures n’entre pas dans la qualification d’action violente imminente. Troisièmement, les mots de l’auteur du discours doivent être de nature à persuader, provoquer ou exhorter une foule à la violence. La prohibition du discours n’est donc admise que si ce dernier produit un effet immédiat, les juges de la Cour suprême exigeant à ce titre que le lien entre le discours et l’action soit court.
Alors que l’examen des critères de sanction des effets du discours de haine conduit à interroger cette position d’attente de l’imminence du danger pour agir, c’est à l’égard des propos tenus en ligne que la jurisprudence de la Cour suprême place encore davantage le juriste européen dans la perplexité.
B. Les incertitudes relatives à la sanction des effets du discours tenu en ligne
S’agissant des propos tenus sur Internet, via le site d’un journal, un podcast, un blog ou encore un réseau social, la Cour suprême applique le même degré de protection que celui reconnu à la presse écrite ou aux propos tenus oralement dans la sphère publique, soit la très forte protection qui découle du 1er amendement. Elle se montre donc plutôt défavorable à ce que les autorités étatiques contrôlent et sanctionnent les activités liées à Internet.
En ce sens, alors que le gouvernement américain, dès 1996, a tenté d’apporter une solution au problème de la diffusion de contenus illicites sur internet pour notamment protéger les mineurs d’une exposition à des images pornographique par le biais d’une loi sur les contenus indécents[38], la Cour suprême, dès l’année suivante, a déclaré cette loi partiellement anticonstitutionnelle. Dans son arrêt Janet Reno v. American Civil Liberties Union[39], la Cour a en effet estimé que « par tradition constitutionnelle et en l’absence de preuve contraire, la régulation gouvernementale du contenu de la communication sur internet est présumée davantage susceptible de perturber la liberté d’expression dans une société démocratique que de l’encourager. L’intérêt qu’il y a encourager la liberté d’expression l’emporte sur tout bénéfice théorique mais non démontré de la censure ». En déclarant, dès 1997, partiellement inconstitutionnel le tout premier texte visant à réguler les contenus illicites sur internet, la Cour suprême a ainsi étendu sa conception absolutiste de la liberté d’expression à l’Internet.
En revanche, la section 230[40], disposition phare du Communications Decency Act (CDA), qui protège les entreprises fournisseurs d’accès à Internet de toute responsabilité à l’égard des publications des utilisateurs a quant à elle été validée par la Cour suprême. Par conséquent, la quasi-totalité de ce qu’un utilisateur publie sur le site Web d’une plate-forme ne créera pas de responsabilité légale pour cette dernière, quand bien même la publication présenterait un caractère haineux, ou directement incitatif à la violence. Cela étant, dans un alinéa suivant, Section 230-c-2, il est énoncé que les fournisseurs d’accès et d’hébergement ne pourront voir leur responsabilité engagée pour avoir pris la décision de rendre inaccessibles certains contenus, quand bien même ceux-ci se révèleraient être couverts par la protection du 1er amendement.
Adopté pour encourager les sites web à s’engager dans la modération de contenu, le principe ici posé par la section 230(c)(2) ne fait que rappeler une conséquence de la State Action Doctrine[41]en vertu de laquelle la Constitution et la déclaration des droits qui y est attachée ne s’appliquent pas aux personnes privées[42]. C’est précisément sur le fondement de cet alinéa de la loi sur les communications décentes que la société californienne qui autrefois possédait la plateforme Twitter a suspendu le 8 janvier 2021 le compte de l’ancien président des États-Unis Donald Trump, estimant que les propos tenus étaient directement incitatifs à la violence. Dans le même sens, en octobre 2020, à la suite d’un attentat commis dans une église de Nice, Twitter avait supprimé un message de l’ancien Premier ministre malaisien, Mahatir Mohamad affirmant que les musulmans avaient le droit de « tuer des millions de français pour les massacres du passé [43]».
Illustrations de la particularité du discours de haine sur internet, directement incitatif ou non à la violence, ces exemples démontrent que faute de pouvoir être juridiquement sanctionnée au niveau étatique, l’expression haineuse est laissée aux mains d’une auto-régulation de la part des plateformes privées. Récemment, la Cour suprême a eu à se prononcer sur cette problématique. En effet, le 18 mai 2023, alors qu’elle avait à statuer sur la responsabilité de Google et Twitter dans l’amplification de contenus terroristes publiés en ligne, la Cour a refusé de redéfinir l’immunité accordée à ces plateformes numériques par la Section 230 du CDA.
À l’origine de ces arrêts[44], se trouvent deux affaires transmises à la Cour à la suite de plaintes introduites par les proches de victimes d’attentats perpétrés par des individus se réclamant de l’organisation Daech. Les requérants alléguaient que Google, Facebook et Twitter devaient être tenus responsables d’avoir contribué à la radicalisation des terroristes et d’avoir permis à Daech de gagner en influence grâce à la publication de vidéos de tortures, meurtres, appels à la haine et au massacre, destinées à recruter des sympathisants. La Cour suprême était ainsi invitée à déterminer si l’activité de diffusion et de recommandation de contenus menée par ces plateformes bénéficiait de l’immunité accordée par la Section 230 du Communications Decency Act. En l’absence de preuve d’une véritable assistance, d’un soutien ou d’une incitation à la commission d’actes terroristes et estimant que la publication de contenus de l’organisation terroriste ne saurait être assimilée à une forme d’approbation de la plateforme, la Cour a considéré que l’immunité était bien toujours applicable. Cela étant, la lecture de l’opinion individuelle d’une des juges de la Cour suprême[45] est intéressante en ce qu’elle laisse potentiellement la porte ouverte à une possible future condamnation des géants du numérique dès lors que pourrait être rapportée la preuve d’une participation consciente, volontaire et coupable de la plateforme aux actes répréhensibles d’autrui. Autrement dit, des activités relevant de l’assistance ou de l’incitation auraient peut-être pu convaincre la Cour suprême de revenir sur l’immunité accordée par la section 230 du Communications Decency Act.
La prolifération du discours de haine en ligne conduit ici à conclure que le régime d’autorégulation qui repose sur cette immunité reconnue aux plateformes n’est pas satisfaisant, tout comme il semble assez peu compréhensible que la question de l’articulation entre liberté d’expression en ligne et droit de censure privée soit réglée aujourd’hui sur le fondement d’un texte adopté à une époque où moins de 10 % des Américains avaient accès à Internet et n’y passaient en moyenne que 30 minutes par mois.
En conclusion, tant au regard des test et standards historiquement élaborés par la Cour suprême pour déterminer ce qu’est une réglementation qui ne vient pas limiter le 1er amendement, que du point de vue de l’intransigeance contemporaine des critères permettant la répression du discours incitant à la violence, la position des États-Unis en matière de liberté d’expression diffère nettement de l’approche française et de l’énoncé des motifs légitimes d’atteinte à cette liberté à l’art. 10 de la Conv. EDH. Si le droit de la liberté d’expression États-Unien trouve ses racines dans l’histoire européenne, les États-Unis en ont visiblement tiré des conclusions très différentes, conclusions qui viennent nourrir de manière pas toujours très heureuse cet « exceptionnalisme américain [46]», qu’il vaut mieux regarder de loin.
[1] V. L’américanisation du droit, Arch.ph.dr., n°45, 2001 ; P. MBONGO, Phénoménologie du droit américain dans le champ doctrinal français, in P. MBONGO, R.L. WEAVER, Le droit américain dans la pensée juridique française contemporaine, Institut Universitaire Varenne, coll. Colloques & Essais, p. 13.
[2] V. E. ZOLLER, Le droit des États-Unis, 2014, Document disponible sur le site du CDPC, dernière consultation le 2 avr. 2024, p. 1. L’auteure souligne : « Il n’y a pas un mais des droits aux États-Unis (…) À strictement parler, le droit des États-Unis comprend donc 51 droits, le droit fédéral et les droits des 50 États ».
[3] « Congress shall make no law respecting an establishment of religion, or prohibiting the free exercise thereof; or abridging the freedom of speech, or of the press; or the right of the people peaceably to assemble, and to petition the government for a redress of grievances », disponible sur le site whitehouse.gov., dernière consultation le 2 avr. 2024.
[4] V. SERFATY, Le refus d’interdire : éléments pour une analyse de la liberté d’expression sur Internet aux États-Unis, in Raisons Politiques, n° 47, 2012, p. 191.
[5] V. E. ZOLLER, La liberté d’expression : « bien précieux » en Europe, « bien sacré » aux États-Unis ? in, La liberté d’expression aux États-Unis et en Europe, Dalloz, coll. Thèmes & Commentaires, 2008, p. 2.
[6] Ibid. V. également, R. L. WEAVER, D.E. LIVELY, Understanding The First Amendment, LexisNexis, 2003, p. 1: «Le droit du premier amendment « is a function of experience ».
[7] E. ZOLLER, La liberté d’expression aux États-Unis, une exception mal comprise, in E. ZOLLER, E. DECAUX, G. MULHMANN, La liberté d’expression, éd. Dalloz, 2015, p. 183.
[8] P. MBONGO, R. L. WEAVER (dir), Le droit américain dans la pensée juridique française contemporaine. Entre Américanophobie et Américanophilie, Institut Universitaire Varenne, coll « Colloques & Essais », p. 269. L’auteur souligne que les États-Unis ont toujours traité la liberté d’expression comme un droit privilégié, et ont généralement apprécié l’équilibre entre la liberté d’expression et les autres intérêts de la société différemment d’autres nations dans le monde.
[9] Ibid. p. 5.
[10] D.A. FARBER, L’approche de la liberté d’expression par catégories d’expression en droit constitutionnel américain, in E. ZOLLER (dir.), La liberté d’expression aux États-Unis et en Europe, Dalloz, 2008, p. 95.
[11] Cette étude est issue d’une intervention orale lors du colloque organisé à l’Université de Bordeaux par le professeur V. MALABAT, Discours de haine et droit pénal, le 29 septembre 2023.
[12] Schenk v. United States, 249 US 47, 1919.
[13] V. E. BLEICH, L’avènement des lois contre les discours et les crimes de haine dans les démocraties libérales, in Raisons politiques 2026/3 (n°63), p. 41.
[14] Chaplinsky v. New Hampshire, 315 US 528, 1942.
[15] Beauharnais v. Illinois, 343 US 250, 1952.
[16] Il est intéressant de constater que cette décision repose sur des arguments proches de ceux qui sous-tendent l’interdiction des discours racistes en Europe. V. E. BLEICH, préc. p. 41.
[17] V. SERFATY, Le refus d’interdire : éléments pour une analyse de la liberté d’expression sur Internet aux États-Unis, p. 197.
[18] Préc., p. 193. Opinion minoritaire du juge Holmes, issue de l’arrêt United States v. Schwimmer, 279 US 644, 1929. V. également son opinion dans Abrams v. United States, 250 US 616, 1919 : « Il est préférable que les idées, comme les marchandises, s’échangent librement ».
[19] Sur ce point, V. L. PEICH, Etats-Unis, in Table ronde Constitution et liberté d’expression, Annuaire international de justice constitutionnelle, 23-2007, p. 181 et s.
[20] Énoncée par P-F. DOCQUIR dans son ouvrage, Variables et variations de la liberté d’expression en Europe et aux États-Unis, éd. Bruylant, 2007, pp. 50-59.
[21] E. ZOLLER, La liberté d’expression aux États-Unis, une exception mal comprise, préc., p. 208 et s. L’auteure souligne « qu’une règlementation qui ne restreint pas la liberté d’expression est une règlementation neutre. Tel est le point de départ d’une juste compréhension de la conception de liberté d’expression aux États-Unis ».
[22]R.A.V v. City of St Paul, 505 US 377, 1992.
[23] United States v. O’Brien, 391 US 367, 1968.
[24]United States v. O’Brien, 391 US 367, 1968, in P-F. DOCQUIR, Variables et variations de la liberté d’expression en Europe et aux États-Unis, p. 58, spéc., § 60.
[25] E. ZOLLER, La liberté d’expression aux États-Unis, une exception mal comprise, préc., p. 210.
[26] Schenk v. United States, préc., 1919.
[27] Chaplinsky v. New Hampshire, 315 US 568, 1942.
[28] Ashcroft v. Free Speech Coalition, 535 US 234, 2002.
[29] The Supreme Court in New York v. Ferber recognized “child pornography”—now commonly referred to as “child sexual abuse material” or “CSAM”—as a category of unprotected speech separate from obscenity.
[30] V. L. KILLION, The First Amendment: Categories of Speech, Congressional Research Service, March 2024.
[31] À noter que si l’expression haineuse est particulièrement libre en droit au sein de l’espace public, elle est dans les faits très souvent limitée dans les espaces privés. En effet, au regard de la doctrine de l’action d’État (State Action Doctrine), la Constitution et la déclaration des droits qui y sont attachées ne s’appliquent pas aux personnes privées. V. State Action Doctrine and Free Speech, Explanation of the Constitution, Legal Information Institute, disponible sur le site Cornell Law School. Law.cornell.edu. Dernière consultation le 8 avr. 2024. Même chose pour certains campus universitaire privé qui se dotent de Campus Speech Code. Sur la question v. A. ROBITAILLE- FROIDURE, La liberté d’expression face au racisme, éd. L’Harmattan, 2011, p. 43.
[32] RAV. v. City of Saint Paul, 505 US 377, 1992.
[33] V. Supra, p. 4.
[34] Virginia v. Black, 538 US 343, 2003. The Court held (5–4) that any state statute banning cross burning on the basis that it constitutes prima facie evidence of intent to intimidate is a violation of the First Amendment to the Constitution. Such a provision, the Court argued, blurs the distinction between proscribable « threats of intimidation » and the Ku Klux Klan’s protected « messages of shared ideology”.
[35] US. Penal Code, Chapter 28, § 2383: « Whoever incites, sets on foot, assists, or engages in any rebellion or insurrection against the authority of the United States or the laws thereof, or gives aid or comfort thereto, shall be fined under this title or imprisoned not more than ten years, or both; and shall be incapable of holding any office under the United States ». Disponible sur le site Uscode.house.gov.
[36] Counterman v. Colorado, 600 US 66, 2023: « The prosecution must prove that the defendant had some subjective understanding of his statements’ threatening nature ».
[37] NAACP v. Claiborne Hardware, Co., 458 U.S. 886, 1982: « Careless conduct or « emotionally charged rhetoric » does not meet this standard. Second, the defendant must create a sort of roadmap for immediate harm—using general or vague references to some future act doesn’t qualify as imminent lawless action ».
[38] Communications Decency Act, 1996.
[39] Reno v. ACLU, 521 US 844, 1997.
[40] V. M.G. LEARY, The indecency and injustice of the section 230 of the Communications Decency Act., Harvard Law Journal, 2018, p. 553.
[41] V. Supra, p.8, nbp n°28.
[42] Droit garanti par le 1er Amendement à la Constitution, qui permet aux plateformes, en tant qu’entités privées, de choisir les contenus qu’elles entendent héberger ou publier, donc de modérer les contenus à leur discrétion
[43] « Twitter et Facebook suppriment des messages de l’ancien premier ministre malaisien s’en prenant violemment à la France », Le Monde, 29 oct. 2020.
[44] Twitter, INC v. Taamneh 598 US 471, 2023; Gonzalez v. Google, 598 US 617, 2023.
[45] V. Jackson J concurring in Twitter, INC v. Taamneh, 598 US 471, 2023, p. 32.
[46] Le concept d’exceptionnalisme américain est né du politologue Louis Hartz et d’autres auteurs tels que Seymour Martin Lipset et désigne une théorie politique et philosophique selon laquelle les États-Unis, de par leur histoire, institutions politiques et religieuses … occupent une place spéciale parmi les autres nations du monde. V. SM. LIPSET, American Exceptionalism: A Double-Edged Sword, ed. W.W. Norton & Company, 1997.