Le Tribunal pénal international pour le Rwanda et la recherche de la vérité sur le génocide perpétré contre les Tutsi en 1994
Par Alphonse Muleefu, Professeur de droit à l’Université du Rwanda
Le « droit à la vérité » des victimes du génocide est un droit encore peu développé tant en droit national qu’en droit international. Les sources souvent citées en droit international à l’appui d’un tel droit des victimes à la vérité sont les articles 32 et 33 du Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 et l’article 24(2) de la Convention internationale de 2006 pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées. Selon ces deux instruments, les membres de la famille d’une personne disparue ont le droit de « connaître le sort de leurs membres », de « savoir la vérité sur les circonstances de la disparition forcée ». Ils ont la liberté de rechercher des informations sur l’évolution et les résultats de l’enquête. Une autre source du droit à la vérité est constituée par les Principes fondamentaux et directives concernant le droit à un recours et à réparation des victimes de violations flagrantes du droit international des droits de l’homme et de violations graves du droit international humanitaire, qui prévoit notamment que « les victimes et leurs représentants devraient être habilités à rechercher et à obtenir des informations sur les causes qui ont conduit à leur victimisation et sur les causes et conditions propres aux violations flagrantes du droit international des droits de l’homme et aux violations graves du droit international humanitaire, et avoir le droit d’apprendre la vérité sur ces violations ».
Comme l’écrivent Grażyna Baranowska and Aleksandra Gliszczyńska-Grabias, « Le ‘droit à la vérité’ renvoie à l’obligation de l’État de fournir des informations sur les circonstances entourant les violations graves des droits de l’homme »[1]. On considère ainsi que le droit à la vérité est à la fois un droit individuel et collectif. C’est un droit individuel par rapport aux victimes individuelles et à leurs proches, et collectif en tant que droit de la société de connaître son passé. Le droit à la vérité est le droit de rechercher des informations sur les circonstances entourant les abus subis, y compris l’identité des auteurs, les causes et les conditions qui ont donné lieu aux violations, et le lieu où se trouvent les personnes disparues. Le cas échéant, il s’agit aussi de savoir où trouver les cadavres de ceux qui ont été tués, pour permettre aux membres de la famille de procéder à des enterrements dignes et appropriés[2].
Le but de cet article est d’analyser la contribution de la justice pénale internationale dans la recherche de la vérité sur le génocide de 1994 perpétré contre les Tutsi, et de montrer les défis qu’affronte la justice pénale dans le processus de recherche de la vérité. D’emblée, il faut reconnaître trois défis à la recherche de la vérité par le biais d’un processus de justice pénale. La première limite est liée au fait que l’instrument le plus fondamental en matière de crime de génocide, la Convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide (ci-après la Convention sur le génocide), reste muette sur le droit des victimes à la vérité. La Convention sur le génocide, dans ses articles I, III et IV, oblige les parties contractantes à prévenir et punir le crime de génocide et énumère différents actes punissables, mais elle n’oblige pas les États parties à rechercher la vérité sur ce qui s’est passé. La deuxième limite réside dans le fait que les tribunaux pénaux ne sont pas expressément mandatés pour rechercher la vérité, pour rechercher des documents historiques sur les évènements. La justice pénale ne considère pas la recherche de la vérité comme faisant partie de son mandat, car elle se préoccupe principalement de déterminer la culpabilité ou l’innocence de la ou des personnes accusées. Cela est vrai aussi bien pour les systèmes contradictoires que pour les systèmes de droit civil. Comme le note Yasmin Naqvi, « [l]a méthode d’enquête des systèmes de droit civil est sans doute plus soucieuse de découvrir la vérité, mais le résultat final est le même : l’affaire est gagnée ou perdue en convaincant ou en ne parvenant pas à convaincre un juge ou un jury de la culpabilité ou de l’innocence. La ‘vérité juridique’ n’est qu’un sous-produit de ce qui est avant tout un mécanisme de règlement des différends »[3]. Le troisième défi s’attache à une procédure pénale peu favorable à la recherche de la vérité. Les cours et tribunaux pénaux sont confrontés « à de nombreuses contraintes, en termes de choix de l’objet, des arguments à considérer, des preuves à évaluer, des étapes procédurales à suivre, des règles de fond à appliquer, et de temps disponible pour parvenir à une décision »[4].
Cet article se concentre sur le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), mais d’autres mécanismes seront également utilisés dans l’analyse. Lors des poursuites des auteurs du crime de génocide contre les Tutsi, différents mécanismes ont été expérimentés. Au Rwanda, les procès des personnes soupçonnées du génocide ont été menés à travers différents mécanismes : d’abord des chambres spécialisées, puis les tribunaux Gacaca (un système judiciaire communal traditionnel) ainsi que des tribunaux ordinaires. Enfin, depuis la fermeture des tribunaux Gacaca en 2012, toutes les affaires restantes relèvent de la compétence des tribunaux ordinaires. Au niveau international, le Conseil de sécurité des Nations Unies, en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies, a adopté une résolution créant le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) chargé de « poursuivre les personnes ayant commis un génocide » ou d’autres violations graves du droit international humanitaire[5]. Plusieurs poursuites pénales ont également eu lieu devant des juridictions nationales grâce à l’application du principe de compétence universelle, notamment en Belgique, au Canada, en Suède, en Suisse, en Norvège, en Finlande, en Allemagne, aux Pays-Bas et en France. Une coopération judiciaire s’est également mise en place entre le Rwanda et d’autres États concernant l’extradition de suspects depuis les Pays-Bas, le Danemark, la Norvège, et des expulsions depuis le Canada, les États-Unis et l’Ouganda.
I. La recherche de la vérité comme objectif ou conséquence du procès
Il ne fait aucun doute que tous ces mécanismes et procédures ont affronté certains aspects de la vérité sur le génocide perpétré contre les Tutsi. En d’autres termes, dire que la justice pénale n’a pas pour mandat de découvrir la vérité n’est pas la même chose que dire que la justice pénale ne contribue pas à la recherche de la vérité. Dans le cas du Rwanda, on peut affirmer que les cours et tribunaux – aux côtés des mémoriaux du génocide – fournissent de nombreuses informations (documents écrits, vidéos, enregistrements sonores, aveux, témoignages et autres matériaux) sur le génocide perpétré contre les Tutsi. Par exemple, les juridictions Gacaca ont produit plus de « 8 000 enregistrements et (…) soixante millions de pages de documentation »[6]. Les archives du TPIR seraient constituées de « milliers de mètres linéaires de documents physiques et de plus de 3 pétaoctets de documents numériques, notamment des textes, des cartes, des photographies, des enregistrements audio et vidéo, des objets, des bases de données, des sites Web et d’autres types de documents »[7]. Compte tenu du fait qu’« il ne faut jamais confondre ‘vérité’ judiciaire et ‘vérité’ historique »[8], il est évident que les juridictions Gacaca et le TPIR ont produit un ensemble important d’informations pertinentes pour quiconque souhaite rechercher la vérité sur le génocide de 1994 contre les Tutsi, et la même chose peut être dite à propos des procédures pénales dans d’autres pays.
Le Rwanda et le TPIR, les deux principales instances qui ont poursuivi le crime de génocide contre les Tutsi, ont traité du droit à la « vérité » de manière à la fois similaire et différente. La similitude s’attache au fait que ni le Statut portant création du TPIR, ni la Loi Organique n°08/1996 portant organisation des poursuites pour les infractions constitutives du crime de génocide ou des crimes contre l’humanité commis depuis le 1er octobre 1990 ne prévoyaient la recherche de la vérité comme un de leurs objectifs. Le Rwanda post-génocide était soucieux de mettre un terme à la culture de l’impunité qui existait depuis 1959. On pensait que la poursuite des auteurs et complices du crime de génocide contre les Tutsi était une condition préalable à la réconciliation. La communauté internationale était également convaincue que les poursuites « contribueraient au processus de réconciliation nationale ainsi qu’au rétablissement et au maintien de la paix »[9].
La différence se manifeste par l’introduction des tribunaux Gacaca, dont les objectifs comprenaient la découverte de la vérité sur le génocide perpétré contre les Tutsi. Ce développement rendit plus explicite le désir du Rwanda de découvrir la vérité par le biais d’une procédure pénale. Comme le note Nicola Palmer, « le gacaca est censé avoir été orienté vers l’établissement d’une ‘vérité’ sur le génocide et de la responsabilité des auteurs envers les communautés affectées »[10]. De manière générale, alors que l’on peut dire que la recherche de la vérité par le biais de procédures pénales classiques est problématique dans la mesure où les tribunaux ne sont pas expressément obligés d’y procéder[11], il ne fait aucun doute que les procédures judiciaires et les archives judiciaires fournissent de nombreuses informations sur ce qui s’est passé. Comme le note Marvin Frankel, « les procès ont lieu parce qu’il y a des questions de fait. En principe, l’objectif primordial est la vérité »[12]. En fait, ajoute Christine Van den Wyngaert, « le processus de recherche de la vérité devant les tribunaux pénaux est d’une nature qualitative différente, (…). Ce qui a été établi par un tribunal pénal à la suite d’une procédure correcte peut (…) être considéré comme plus ‘crédible’ en termes de véracité, que la vérité produite par le journalisme ou la recherche historique »[13]. On pense que les tribunaux gagnent en crédibilité lorsque leurs jugements sont perçus comme véridiques. Les jugements des tribunaux sont censés faire autorité sur les questions qui ont été tranchées sur le fond (res judicata), et il est prévu qu’aucune personne raisonnable ne devrait en douter.
II. La contribution des tribunaux à la recherche de la vérité
Plusieurs étapes importantes de l’activité du TPIR ont contribué à la recherche de la vérité. La première fut le constat judiciaire (judicial notice) reconnaissant le fait que le génocide contre les Tutsi s’était produit au Rwanda. Même s’il a fallu plus d’une décennie au TPIR pour prendre cette décision, il s’agit néanmoins d’une des décisions les plus importantes ayant contribué à la recherche de la vérité. Il fournit une base normative à un fait historique. Avant cette décision, dans chaque cas, le procureur devait présenter des preuves prouvant que le génocide contre les Tutsi avait eu lieu, et la défense pouvait faire valoir que ce qui s’était passé n’était pas un génocide. Ce n’est qu’en 2006, dans l’affaire Le Procureur c. Karemera et al., que la Chambre d’appel du TPIR a rendu une décision confirmant l’appel interlocutoire interjeté par le Procureur, dressant le constat judiciaire que constituait un fait de notoriété publique qu’« entre le 6 avril 1994 et le 17 juillet 1994, un génocide a été perpétré au Rwanda contre le groupe ethnique tutsi »[14]. Le juge Vagn Joensen, président du TPIR, s’adressant au Conseil de sécurité des Nations Unies le 12 septembre 2015, a noté que le TPIR « a fourni la première reconnaissance par un tribunal international du génocide contre les Tutsis au Rwanda en 1994, qui a ensuite été traité par le Tribunal comme un fait de notoriété publique qui ne pouvait être contesté »[15].
Cette décision demeure la plus controversée de toutes celles qu’a pu rendre le Tribunal[16], bien qu’il ait été créé pour poursuivre les individus responsables de génocide et qu’il ait été mandaté pour dresser un constat judiciaire des faits de notoriété publique. Selon l’article 94(A) du Règlement de procédure et de preuve, « La Chambre de première instance n’exige pas la preuve de ce qui est de notoriété publique, mais en dresse le constat judiciaire ». Et pourtant, certains assurent qu’il doit toujours y avoir deux côtés à toute question, qu’il est arrogant de supposer que nous pourrons un jour vraiment connaître la vérité, qu’il y a toujours des raisons de douter, que tout ce que nous pouvons faire est de prêter l’attention requise aux « vérités » rivales, de permettre à toutes ces voix de se faire entendre, y compris celles qui s’opposent à ce qui a été établi comme étant de notoriété publique. Cependant, ce pessimisme ne devrait pas interdire à un juge raisonnable de prendre une décision reconnaissant l’existence de quelque chose qui est communément connu comme étant un fait vrai. Comme l’écrit Susan Haack, « dire qu’une affirmation est vraie ne signifie pas que quiconque, ou tout le monde, y croit, mais que les choses sont telle qu’elle le dit »[17]. La vérité est quelque chose qui correspond à une réalité objective, et la méthode la plus fiable pour établir la vérité sur les événements passés est l’évaluation des preuves[18]. Le constat judiciaire du génocide et du fait que les Tutsi avaient la qualité de groupe protégé en vertu de la Convention sur le génocide était fondamental, il touchait à la raison d’être du tribunal. En effet, si les « Hutu » et les « Tutsi » n’étaient pas des groupes protégés, comme le note Richard Wilson, « alors le Tribunal n’aurait pas été en mesure de conclure qu’un génocide avait eu lieu au Rwanda en 1994 », et sa création aurait été discutable[19]. Dresser un constat judiciaire signifiait que le procureur n’était plus censé prouver que le génocide contre les Tutsi avait eu lieu, car il était désormais considéré comme un fait de notoriété publique qui ne pouvait faire l’objet d’une contestation raisonnable[20]. Cela a contribué à établir la vérité et à défier les négationnistes du génocide, même si cela n’a pas empêché ceux qui avaient des doutes déraisonnables de continuer à les propager.
Un autre aspect de l’établissement judiciaire de la vérité touche aux témoignages. Il est raisonnable de croire que la plupart des informations utilisées pour éclairer les juges, notamment les témoignages oculaires, ont contribué à établir la vérité sur le génocide perpétré contre les Tutsis. Les témoins devant les juridictions pénales s’expriment sous l’obligation de dire la vérité. L’article 90(B) du Règlement de procédure et de preuve du TPIR exigeait que chaque témoin déclare solennellement qu’il s’apprête à dire « la vérité, toute la vérité et rien que la vérité ». L’article 90(F)(1) imposait à la Chambre de première instance du Tribunal d’exercer « un contrôle sur les modalités et l’ordre d’interrogatoire des témoins ainsi que la présentation des éléments de preuves » afin, entre autres choses, de « rendre l’interrogatoire et la présentation des éléments de preuve efficaces pour l’établissement de la vérité ». L’article 91(A) du Règlement prévoit que « la Chambre avertit le témoin de son obligation de dire la vérité et des conséquences pouvant résulter d’un faux témoignage ». On peut déduire de ces dispositions que la procédure pénale impose aux témoins l’obligation de dire la vérité et oblige les juges à vérifier la vérité de tout ce qui leur est présenté et est admis comme preuve. Cela signifie que l’évaluation des témoins et des preuves devant les cours et tribunaux pénaux implique d’évaluer leur véracité[21], et on peut affirmer que chaque condamnation judiciaire est un important morceau de vérité qui contribue à la compréhension de ce qui s’est passé dans l’ensemble. Commentant le jugement Le Procureur c. Kambanda, Paul Magnarella a remarqué que « le procès contre l’ex-Premier ministre rwandais Jean Kambanda est extrêmement important pour découvrir la vérité sur ce qui s’est passé au Rwanda pendant ces 100 jours fatidiques en 1994 »[22]. Il observe en outre que « le large aveu de culpabilité de Kambanda devrait dissiper à jamais tout doute sur la survenue d’un génocide intentionnellement orchestré au Rwanda »[23].
Le transfert par le TPIR de certaines affaires aux tribunaux rwandais en vertu de l’article 11 bis du Règlement de procédure et de preuve[24] est une autre décision importante qui a (indirectement) contribué à la poursuite du processus de recherche de la vérité. Les transferts de Jean Uwinkindi en 2011 et de Bernard Munyagishari en 2012 ont encouragé les pays, notamment européens, à extrader des suspects vers le Rwanda, car ils pouvaient avoir confiance dans la capacité des tribunaux rwandais à mener des procès conformes aux normes internationales[25]. Dans l’affaire Ahorugeze c. Suède, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), examinant la décision de transfert du TPIR, a conclu que « si le requérant était extradé pour être jugé au Rwanda, il ne courrait pas de risque réel d’un déni de justice flagrant »[26]. La décision de transfert peut donc être considérée comme une contribution indirecte à la recherche de la vérité, car elle soutient l’effort du Rwanda de poursuivre les personnes soupçonnées d’avoir participé au génocide contre les Tutsi et qui sont toujours en liberté dans le monde.
III. Les obstacles procéduraux à l’établissement de la vérité
Il est important de souligner également certains aspects de la procédure pénale qui compromettent sérieusement la recherche de la vérité. Certaines considérations procédurales et pratiques méritent d’être mentionnées. La première est l’acquittement d’un accusé sur la base d’erreurs « techniques ». Généralement, l’équité d’un procès pénal se vérifie par le respect de certaines garanties de procédure pénale. En d’autres termes, le processus est plus important que le droit de savoir ce qui s’est passé, car la responsabilité d’un tribunal pénal n’est pas de déterminer si un incident allégué s’est produit, mais plutôt de savoir si la personne accusée d’être impliquée dans cet incident est responsable. Il arrive que certaines erreurs de procédure aboutissent à ce que la personne suspectée soit exemptée de procès, ce qui rend plus compliqué le droit de savoir si l’incident allégué s’est produit ou non. Ceci repose sur un consensus parmi les juristes selon lequel « des erreurs se produiront de temps en temps [… et] que, lorsqu’une erreur se produit, il s’agira d’un faux acquittement plutôt que d’une fausse condamnation »[27]. Certes, cette pratique ne peut pas faciliter la recherche de la vérité. Dans l’affaire Le Procureur c. Protais Zigiranyirazo, la Chambre d’appel a estimé que la Chambre de première instance avait commis une erreur en faisant peser la charge de la preuve sur l’accusé au lieu de la faire peser sur l’accusation. Elle a indiqué :
« En annulant les déclarations de culpabilité prononcées à l’encontre de Zigiranyirazo
pour génocide et extermination constitutive de crime contre l’humanité, la Chambre d’appel tient de nouveau à souligner la gravité des erreurs commises par la Chambre de première instance. L’extrême gravité des crimes imputés à Zigiranyirazo commandait que ceux-ci fussent examinés avec Ie plus grand soin. Or, la Chambre de première instance a énoncé de manière inexacte les principes de droit régissant la répartition de la charge de la preuve en matière d’alibi et a commis de graves erreurs dans l’analyse qu’elle a faite des éléments de preuve. Les déclarations de culpabilité qui en ont résulté pour Zigiranyirazo à raison des faits survenus à la colline de Kesho et au barrage de Kiyovu ont été prononcées en violation des principes de justice les plus élémentaires et fondamentaux. Dans ces conditions, la Chambre d’appel n’a pas eu d’autre choix que d’annuler ces déclarations de culpabilité »[28].
Il est évident que les juges étaient préoccupés par le respect de l’intégrité du processus plutôt que par l’importance du processus pénal dans la découverte de la vérité. Ainsi, la Chambre d’appel a choisi d’abandonner le processus de recherche de la vérité après avoir reconnu que des erreurs avaient été commises par la Chambre de première instance. Le jugement a laissé sans réponse plusieurs questions quant au fait de savoir si Zigiranyirazo était responsable ou non de ce qui lui était reproché.
On peut affirmer que, le plus souvent, la Chambre d’appel du TPIR n’a pas donné la priorité à la connaissance de la vérité sur ce qui s’est passé. Un tribunal qui donne la priorité à son rôle dans la recherche de la vérité sur les crimes odieux qu’il a été créé pour poursuivre aurait pu gérer les erreurs techniques différemment. Par exemple, au lieu de l’acquittement, elle aurait pu ordonner un nouveau procès. Dans l’affaire Barayagwiza contre le Procureur, au lieu de libérer l’appelant en raison des diverses violations de ses droits survenues au cours de la procédure d’arrestation et de détention, la Chambre d’appel a décidé le 31 mars 2000 que Barayagwiza avait droit à une réparation qui serait fixée au moment du jugement de première instance : dans le cas où il serait jugé non coupable, il recevrait une compensation financière, et s’il était reconnu coupable, sa sentence serait réduite pour tenir compte de la violation de ses droits[29].
Cette décision a permis à l’affaire de se poursuivre. La Chambre de première instance a déclaré Barayagwiza coupable et l’a condamné à une peine de 35 ans, que la Chambre d’appel a réduit à 32 ans en raison de l’annulation de certaines condamnations[30]. Lors de la détermination de la peine, la Chambre de première instance a fait valoir qu’une peine de durée déterminée était, par définition, moindre que celle de l’emprisonnement à vie, et qu’il s’agissait là du « seul moyen » par lequel elle pouvait mettre en œuvre la décision de la Chambre d’appel du 31 mars 2000[31]. Le point important est que la décision de la Chambre d’appel autorisant la poursuite du processus a contribué à la découverte de la vérité et en même temps a « indemnisé » l’accusé pour la violation de ses droits. Si la Chambre d’appel avait maintenu cette approche (ordonnant un nouveau procès en plus d’autres recours, tels qu’une réduction de peine et/ou une indemnisation) comme étant un meilleur remède contre les erreurs de procédure que l’acquittement, le TPIR aurait probablement apporté une contribution plus significative au droit connaître la vérité sur ce qui s’est passé. Dans les juridictions Gacaca, les erreurs techniques n’ont pas abouti à un acquittement. Chaque fois qu’un accusé prouvait qu’il y avait eu une erreur au cours du procès – qu’il s’agisse d’une erreur de fait ou de droit – cela constituait un motif d’appel ou de révision, mais cela ne constituait jamais un motif d’acquittement, car découvrir la vérité sur ce qui s’était passé était un objectif tout aussi important.
Le deuxième aspect de la procédure pénale qui compromet la recherche de la vérité est la négociation du plaider-coupable. Les accords de plaidoyer de culpabilité les plus troublants sont ceux qui permettent à l’accusé de plaider coupable d’une accusation moins grave. Les accords de plaidoyer de culpabilité constituent normalement un exercice d’équilibre entre l’intérêt du suspect à bénéficier d’une peine clémente et le désir de l’accusation de limiter le coût d’une enquête et de poursuites réussies[32]. Un suspect ou un accusé acceptera la responsabilité de certains crimes en échange de l’abandon par l’accusation du crime le plus grave. Comme le note Clark, « les plaidoyers de culpabilité suivent régulièrement une négociation, dans laquelle le procureur accepte de retirer certaines accusations. La vérité ainsi établie est susceptible d’être incomplète, laissant les victimes avec de nombreuses questions sans réponse »[33]. Même cette vérité partielle n’est jamais suffisamment discutée dans la salle d’audience, car l’accusation n’évoquera que ce que l’accusé a accepté, comme cela a été convenu dans l’accord de plaidoyer. Par conséquent, cette reconnaissance préalable de culpabilité telle qu’elle est pratiquée dans les procédures pénales classiques est problématique, car elle porte atteinte à ce qui est très important pour les victimes et la société : le droit à la vérité. Comme le notent Henham et Drumbl, « la négociation du plaider-coupable […] enterre de nombreuses allégations. Elle efface par conséquent ces victimes et empêche la détermination de la véracité de leurs affirmations. Les allégations elles-mêmes ne deviennent rien d’autre que des accusations retirées ou, pire encore, une monnaie d’échange »[34]. De même, Turner observe que « les négociations de plaidoyer sont critiquées parce qu’elles interfèrent avec la capacité du tribunal à découvrir la vérité. […] Ni le public, ni les juges eux-mêmes ne parviendront à connaître la vérité au-delà de ce qui est accepté dans l’accord de plaidoyer »[35].
Les tribunaux Gacaca avaient une manière différente de gérer le processus de plaider-coupable par rapport au TPIR. Certes, les suspects étaient encouragés à accepter leurs responsabilités en échange de peines clémentes, mais pour que les aveux d’un accusé soient acceptés, il fallait qu’ils constituent un aveu complet. Pour que les aveux, le plaidoyer de culpabilité, le repentir et les excuses soient acceptés devant les juridictions Gacaca, le suspect devait donner une description détaillée du crime, montrer où les cadavres avaient été jetés, nommer des témoins, révéler les co-auteurs et complices et s’excuser publiquement auprès des victimes et de la société rwandaise[36]. Comme le notent Haveman et Muleefu, « la pratique a prouvé que le plaidoyer de culpabilité devant les tribunaux gacaca a joué un rôle important dans la révélation de la vérité sur le génocide. […] Cette approche a grandement aidé les victimes à retrouver les cadavres de leurs proches, rendant possible un enterrement décent, ce qui a contribué au processus de réconciliation et de guérison »[37]. David Androff ajoute que « les témoignages publics des victimes, des auteurs des violences et des membres de la communauté offrent des occasions de rétablissement individuel et social après le traumatisme de la violence »[38].
Il était important que les auteurs du génocide participent au processus de recherche de la vérité sur le génocide perpétré contre les Tutsi par le biais d’aveux, car cela leur permettait d’exprimer leurs remords et de demander pardon à la société, y compris aux victimes. Les juridictions Gacaca, au lieu d’abandonner certaines accusations, comme ce fut le cas devant le TPIR, ont convaincu les auteurs des crimes en leur promettant une réduction significative des peines, notamment pour ceux qui avaient avoué avant d’être accusés. Cela pouvait se produire pendant la phase de collecte d’informations – ikusanyamakuru – et après. Au cours du processus d’ikusanyamakuru, presque tous les adultes qui se trouvaient au Rwanda avant et pendant le génocide ont dû remplir un formulaire contenant des informations sur la manière dont le génocide contre les Tutsi avait eu lieu dans leur village. Donner la priorité au droit à la vérité est conforme à l’idée selon laquelle « les institutions de la justice pénale ne devraient pas justifier ouvertement des plaidoyers de culpabilité dans un souci d’économies de coûts sans tenir compte de la vérité factuelle ou de l’équité de la procédure »[39]. Cependant, puisque les gacaca s’appuient sur des témoins oculaires, on ne peut pas dire que toute la vérité ait été révélée, dans certaines zones où les proches des suspects étaient dominants, des cas de silence total (ceceka) ont été signalés, et parfois des témoins ont été soupçonnés d’avoir reçu des pots-de-vin (kugura umusozi).
Enfin, le manque de coopération de plusieurs États à l’égard de certains suspects constitue un autre défi qui a compromis la recherche de la vérité. Alors que tous les suspects inculpés par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie ont été arrêtés avant sa fermeture, le TPIR a fermé ses bureaux alors qu’il y avait encore quelques suspects en fuite. Il y a également eu un retard important dans le traitement des dossiers transférés du TPIR vers la France. En 2004, la Cour européenne des droits de l’homme a condamné la France pour sa lenteur dans le dossier Wenceslas Munyeshyaka[40], et jusqu’à récemment il existait des preuves d’un désintérêt de la justice, ce que Joël Hubrecht appelle « la longue errance de la justice française sur le Rwanda ». On peut appliquer la même formule au cas de Laurent Bucyibaruta, cet ancien préfet de Gikongoro, dans la zone qui était sous le contrôle de l’armée française, et qui constituait l’un des dossiers transférés par le TPIR à la France. L’affaire a été reportée jusqu’en juillet 2022, date à laquelle il a été reconnu coupable de complicité de génocide et de crimes contre l’humanité, pour être immédiatement libéré pour raisons humanitaires en raison de son mauvais état de santé[41]. La même chose peut être dite à propos de l’arrestation de Félicien Kabuga, qui a vécu en France de manière « suspecte et invisible » pour n’être arrêté que lorsqu’il était trop malade pour être jugé. Il ne s’agit pas uniquement de la France. Depuis 2007, le Rwanda a émis plus de 1 000 actes d’accusation et mandats d’arrêt internationaux contre des suspects de génocide dans 32 pays d’Afrique, d’Europe, d’Amérique du Nord ainsi qu’en Nouvelle-Zélande[42]. Le Royaume-Uni, pour sa part, persiste dans son refus de poursuivre des suspects sur son territoire ou de les extrader. Ce déni de justice porte atteinte au droit à la vérité.
[1] Grażyna Baranowska and Aleksandra Gliszczyńska-Grabias, « “Right to Truth” and Memory Laws: General Rules and Practical Implications », Polish Political Science Year Book, vol. 47(1), 2018, p. 97.
[2] Principes fondamentaux et directives concernant le droit à un recours et à réparation des victimes de violations flagrantes du droit international des droits de l’homme et de violations graves du droit international humanitaire (A/RES/60/147).
[3] Yasmin Naqvi, « The right to the truth in international law: fact or fiction? », International Review of the Red Cross, vol. 88, 2006, p. 246.
[4] Giorgio Resta et Vincenzo Zeno-Zencovich, « Judicial ‘Truth’ and Historical ‘Truth’: The Case of the Ardeatine Caves Massacre », Law & History Review, vol. 31, 2013, p. 843.
[5] Resolution 955 (1994), 8 novembre 1994 (S/RES/955(1994)).
[6] Aegis Trust, « CNLG and Aegis Trust announce plan to preserve Gacaca Archives: World’s largest collection on transitional justice » (consulté le 2 janvier 2024 : https://www.aegistrust.org/cnlg-and-aegis-trust-announce-plan-to-preserve-gacaca-archives-worlds-largest-collection-on-transitional-justice/#iLightbox[gallery3374]/0).
[7] Archives des tribunaux ad hoc – https://www.irmct.org/en/archives (consulté le 8 août 2023).
[8] Giorgio Resta et Vincenzo Zeno-Zencovich, « Judicial ‘Truth’ and Historical ‘Truth’: The Case of the Ardeatine Caves Massacre », Law & History Review, vol. 31, 2013, p. 844.
[9] Préambule du Statut du TPIR.
[10] Nicola Palmer, « Transfer or Transformation?: A Review of the Rule 11 bis Decisions of the International Criminal Tribunal for Rwanda », African Journal of International and Comparative Law, vol. 20, 2012, p. 3.
[11] Borda Zammit, « History in International Criminal Trials: The ‘Crime-Driven Lens’ And Its Blind Spots », Journal of International Criminal Justice, vol. 18, 2020, p. 557.
[12] Marvin E. Frankel, « The search for truth: an umpireal view », University of Pennsylvania Law Review, vol. 123, 1975, p. 1033.
[13] Christine Van den Wyngaert, « International Criminal Courts as Fact (and Truth) Finders in Post-Conflict Societies: Can Disparities with Ordinary International Courts Be Avoided?’ », American Society of International Law, vol. 100, 2006, p. 64.
[14] Le procureur c. Karemera et al. (affaire n° ICTR-98-44-AR73(C)), Décision faisant suite à l’appel interlocutoire interjeté par le procureur de la décision relative au constat judiciaire (chambre d’appel, 16 juin 2006).
[15] Discours du juge Vagn Joensen devant le Conseil de sécurité des Nations Unies (dernier accès le 22 janvier 2024 à https://unictr.irmct.org/en/news/address-united-nations-security-council-final-report-completion-strategy-international-criminal).
[16] Nina H. B. Jørgensen, « Genocide as a Fact of Common Knowledge », The International and Comparative Law Quarterly, vol. 56, 2007, p. 885 ; Jana Trifunović, « Established Facts in an ‘Age of Misinformation’: A Contemporary Approach to Judicial Notice in International Criminal Law », Journal of International Criminal Justice, vol. 20, 2022, p. 251 ; Ralph Mamiya, « Taking Judicial Notice of Genocide – The Problematic Law and Policy of the Karemera Decision », Wisconsin International Law Journal, vol. 25, 2007, p. 1.
[17] Susan Haack, « Truth, Truths, « Truth, » and « Truths » in the Law », Harvard Journal of Law & Public Policy, vol. 12, 2003, p. 17.
[18] Donald Nicolson, « Truth, Reason and Justice: Epistemology and Politics in Evidence Discourse », The Modern Law Review, vol. 57, 1994, p. 726 ; Donald Nicolson, « Taking epistemology seriously: ‘truth, reason and justice’ revisited », International Journal of Evidence and Proof, vol. 17, 2013, p. 1.
[19] Richard Wilson. Writing History in International Criminal Trials, Cambridge, Cambridge University Press, 2011, p. 170.
[20] Rebecca Faulkner, « Taking Judicial Notice of the Genocide in Rwanda: The Right Choice », Penn State International Law Review, vol. 27, 2009, p. 895.
[21] Gabrielė Chlevickaitė, Barbora Holá et Catrien Bijleveld, « Suspicious minds? Empirical analysis of insider witness assessments at the ICTY, ICTR and ICC », European Journal of Criminology, vol. 20, 2023, p. 186.
[22] Paul J. Magnarella, « The U.N. Criminal Tribunal for Rwanda Concludes its First Case: A Monumental Step Towards Truth », African Studies Quarterly, vol. 2, 1998, p. 37.
[23] Ibid.
[24] « Après la confirmation d’un acte d’accusation, que l’accusé soit placé ou non sous la garde du Tribunal, le Président peut désigner une Chambre de première instance qui détermine s’il y a lieu de renvoyer l’affaire aux autorités de l’Etat :
- i) sur le territoire duquel le crime a été commis,
- ii) dans lequel l’accusé a été arrêté, ou
iii) ayant compétence et étant disposé et tout à fait prêt à accepter une telle affaire,
afin qu’elles saisissent sans délai la juridiction appropriée pour en juger ».
[25] Jean Bosco Mutangana, « Domestic prosecutions of international crimes: Perspectives on cases referred to Rwanda », International Symposium on the legacy of the ICTR, novembre 2014 (consulté le 2 janvier 2024 à https://unictr.irmct.org/sites/unictr.org/files/publications/compendium-documents/v-domestic-justice-mechanisms-mutangana.pdf), p. 6.
[26] CEDH, Ahorugeze v. Sweden, (req. n° 37075/09), 27 octobre 2011 §129. Cf. aussi Jamil Ddamulira Mujuzi, « Extradition Between European and African Countries: Overcoming the Challenges », European Criminal Law Review, vol. 11, 2021, p. 300.
[27] Larry Laudan, Truth, Error, and Criminal Law: An Essay in Legal Epistemology, Cambridge, Cambridge University Press, 2006, p. 1 s.
[28] Protais Zigiranyirazo c. le Procureur (ICTR-01-73-A), Chambre d’appel, 16 novembre 2009, § 75.
[29] Jean Bosco Barayagwiza v Prosecutor, (Case No: ICTR-97-19-AR72) Arrêt concernant la demande du Procureur en révision ou rééexamen, 31 mars 2000.
[30] Ferdinand Nahimana, Jean Bosco Barayagwiza, Hassan Ngeze v Prosecutor, (Case No. ICTR-99-52-A), Chambre d’appel, §1097.
[31] Prosecutor v Ferdinand Nahimana, Jean Bosco Barayagwiza, Hassan Ngeze, (Case No. ICTR-99-52-T) Chambre de première instance, jugement et sentence, §1107.
[32] Kevin C. McMunigal, « Disclosure and Accuracy in the Guilty Plea Process », Hastings Law Journal, vol. 40, 1989, p. 5 ; Jenia Iontcheva Turner, « Plea Bargaining and International Criminal Justice », McGeorge Law Review, vol. 48, 2017, p. 219.
[33] Janine Natalya Clark, « Plea Bargaining at the ICTY: Guilty Pleas and Reconciliation », The European Journal of International Law, vol. 20, 2009, p. 2.
[34] Ralph Henham et Mark A. Drumbl, « Plea Bargaining at the International Criminal Tribunal for the Former Yugoslavia », Criminal Law Forum, vol. 16, 2005, p. 49-87.
[35] Jenia Iontcheva Turner, « Plea Bargaining and International Criminal Justice », McGeorge Law Review, vol. 48, 2017, p. 222 et 245, qui cite TPIR, jugemen Prosecutor v. Momir Nikolid (Case No. IT-02-60/1-S), 2 décembre 2003, §122.
[36] Article 54 de la loi organique no 16/2004 du 19 juin 2004 établissant l’organisation, la compétence et le fonctionnement des cours gacaca charges de poursuivre et juger les auteurs du crime de génocide et d’autres crimes contre l’humanité commis entre le 1er octobre 1990 et le 31 décembre 1994.
[37] Roelof Haveman et Alphonse Muleefu, « Gacaca and fair trial » in Dawn Rothe et al (dir.) Crimes of the State, Rutgers University Press, 2010, p. 230.
[38] David K. Androff, « Truth and Reconciliation Commissions (TRCs): An International Human Rights Intervention and Its Connection to Social Work », British Journal of Social Work, vol. 40, 2010, p. 1966.
[39] Nakibuule Gladys Kisekka, « Plea bargaining as a human rights question », Cogent Social Sciences, vol. 6, 2020, p. 10.
[40] Affaire Mutimura c. France; voir aussi ‘The Rwandan Cases: France should arrest Wenceslas Munyeshyaka, Laurent Bucyibaruta and Dominique Ntawukuriryayo immediately!’
[41] Il est décédé au mois de décembre 2023.
[42] Source : bureau du procureur public national du Rwanda.