La conciliation prétorienne des droits fondamentaux processuels avec les spécificités de l’expertise judiciaire civile : un bilan mitigé
La conciliation prétorienne des droits fondamentaux processuels avec les spécificités de l’expertise judiciaire civile : un bilan mitigé
par Romain Dumas
Romain Dumas est maître de conférences à l’Université Toulouse 2 Le Mirail, CREOP Limoges (EA 4332) et LRP-Mip (IUT de Figeac)
La Cour de cassation tend à concilier l’indépendance de l’expert judiciaire, ainsi que le principe du contradictoire s’imposant à lui, avec des données économiques. L’indépendance de l’expert judiciaire s’appréciera ainsi au regard du cumul de cette fonction avec une activité d’expertise privée. Le principe du contradictoire sera appréhendé quant à lui à l’aune de l’ impératif d’économie procédurale. Si la conciliation de l’indépendance de l’expert judiciaire avec son activité privée constitue une réussite, en revanche, les distorsions subies par le principe du contradictoire au nom de l’économie procédurale apparaissent critiquables.
La complexification du monde en général et des relations humaines en particulier, qu’elles soient contractuelles ou extracontractuelles, ne s’arrête pas, malheureusement pour les juges, à la porte des prétoires ! Bien au contraire, elle entraînera à son tour, tel un cercle vicieux, une complexification des éléments factuels que les magistrats devront appréhender en cas de litige. De la sorte, ces derniers se trouvent de plus en plus contraints de solliciter les services d’experts (art. 232 C. pr. civ.), lesquels viendront leur délivrer des avis de nature technique, sur des questions souvent complexes, qu’ils ne pourraient bien souvent pas appréhender à l’aide de leurs seuls savoirs et savoir-faire juridiques. Si, comme l’énonce l’article 246 du Code de procédure civile, les magistrats ne sont jamais liés par les conclusions expertales, la consultation de la jurisprudence révèle parfois une prise en compte non négligeable des données figurant dans les rapports d’expertise et ce, qu’il s’agisse d’élaborer lesdites décisions, voire de les motiver.
L’importance grandissante du rôle de l’expert dans le processus décisionnel conduit ainsi les juridictions, internes comme européennes, à soumettre de plus en plus celui-ci au respect des droits fondamentaux processuels. Ainsi, plusieurs dispositions contenant des références aux garanties fondamentales de procédure, et comportant souvent le juge comme débiteur initial, ont vu leur applicabilité étendue à l’expert judiciaire. Ce constat s’impose, notamment au regard de l’article 6 de la Convention EDH, relatif au procès équitable, depuis l’arrêt Mantovanelli du 18 mars 1997 (Cour EDH : 18 mars 1997, Mantovanelli c/ France, RTD Civ. 1997, p. 1007, obs. J.P. Marguénaud ; JCP éd G 1998, I, 107, n° 24, obs. F. Sudre ; RG proc. 1998, p. 238, obs. Flauss). Il en va de même de certains articles du Code de procédure civile français, désormais applicables eux aussi aux experts (par exemple l’article 16, relatif au principe du contradictoire, applicable également à la phase d’expertise. Cf. Infra, II, de cette contribution). En outre, des dispositions spécifiques aux experts judiciaires complètent cet arsenal normatif, tel que l’illustre le décret n° 2004-1463 du 23 décembre 2004.
La soumission de l’expert au respect de ces garanties processuelles tient au fait que ce technicien occupe une fonction bien spécifique dans le processus juridictionnel, à savoir conduire « un procès en miniature dont l’enjeu consiste à déterminer les faits pertinents » (selon la formule du Professeur R. Encinas de Munagorri, in « Expert et expertise », Dictionnaire de la culture juridique, Lamy-PUF, 2003). Partant, la personne même de l’expert, mais aussi le déroulement de sa mission, se devront donc d’être respectueux des droits processuels. Cependant, plutôt que de poser les fondations d’un véritable droit à « l’expertise équitable » au profit des justiciables (J.P. Marguénaud : «Le droit à « l’expertise équitable » », D. 2000, p. 111), le droit positif offre un tableau plus nuancé.
Plus précisément, l’application des droits fondamentaux processuels aux expertises judiciaires en matière civile (nous limiterons notre propos à ce domaine, laissant ainsi de côté les expertises amiables et pénales), apparaît finalement assez relative et empreinte de pragmatisme. En la matière, les juges tentent de parvenir à un équilibre très délicat, consistant à concilier la nécessaire prise en compte des garanties processuelles fondamentales par l’expert avec un certain nombre de particularités extra-juridiques, concernant tant l’expert que son activité expertale. Or, ces spécificités présentent à première vue une nature davantage économique que juridique.
Quant à l’expert, il apparaît de plus en plus régulièrement que ce dernier mène, tel Janus, une activité à double facette : judiciaire d’une part et privée d’autre part, en tant que prestataire de service ou salarié en faveur d’organismes privés. Dès lors, l’on perçoit quasi-intuitivement que la cohabitation entre ces deux types de missions peut s’avérer source de difficultés car elle fera peser un risque quant à l’indépendance de l’expert, droit fondamental auquel il sera statutairement soumis lorsqu’il exercera son art en matière judiciaire (le Code de procédure civile ne se réfère pas expressément à l’indépendance, contrairement à l’impartialité mentionnée en son article 237. Cependant, l’article 2 du décret n° 2004-1463, modifié par le décret n° 2007-1119 du 19 juillet 2007, érige l’indépendance telle une qualité attendue de l’expert judiciaire et une condition de son inscription ou de sa réinscription sur une liste d’experts).
L’activité d’expertise judiciaire sera elle aussi encadrée en droit positif par un objectif non complètement juridique, mais ressortissant davantage de l’efficience attendue de l’Institution judiciaire, à savoir œuvrer en direction de l’« économie procédurale » (cette expression est empruntée au professeur Soraya Amrani-Mekki, dans ses obs. sous Cass civ. 2ème : 29/11/2012, n° 11-10.805, M. X c/ Société GAN, GP 9/3/2013, p. 42, n° 122d4). La notion d’économie procédurale peut être considérée comme le double impératif consistant à ne pas ralentir exagérément la procédure et à maîtriser son coût. Dès lors, la conciliation de cet impératif économique avec la prise en compte des droits fondamentaux relèvera parfois de l’exercice d’équilibriste, tant ces données peuvent sembler a priori antinomiques.
En définitive, nous porterons un regard sur les résultats de la conciliation jurisprudentielle des droits fondamentaux processuels avec les particularismes précités de l’expertise civile, au cours de ces dernières années. Deux tendances opposées nous semblent se dégager, soit une réussite et un échec, d’où le caractère mitigé du bilan qui en découle. La réussite concerne la personne même de l’expert et réside plus précisément dans une approche raisonnée de la conciliation de l’indépendance requise par sa mission d’expert judiciaire avec la coexistence de ses activités d’expertise privée (I.). En revanche, le droit positif nous semble adopter une position contestable, et donc apparaître en situation d’échec, lorsqu’il tend à une relative clémence vis-à-vis des experts méconnaissant le principe du contradictoire et ce, par souci d’économie procédurale (II.).
I. La conciliation raisonnée de l’indépendance de l’expert judiciaire avec une activité d’expertise privée
Comme le juge, l’expert sera tenu d’être et d’apparaître indépendant au cours de l’accomplissement de sa mission. L’indépendance de l’expert fait l’objet d’une appréciation relativement souple car une approche trop stricte de cette qualité requise de tout expert judiciaire risquerait de réduire assez considérablement le nombre de techniciens mobilisables (le même constat d’une approche pragmatique et souple de la jurisprudence peut être dressé au sujet de l’impartialité. L’expert se trouve en effet statutairement soumis à cette autre garantie fondamentale, en vertu de l’article 237 du Code de procédure civile. Sur la question, v. N. Fricéro : « L’impartialité de l’expert, un élément clef de l’expertise équitable », in Mélanges en l’honneur de Daniel Tricot, ed. Dalloz/Litec-LexisNexis, 2011, p. 355). Afin d’appréhender la conciliation de l’indépendance de l’expert judiciaire avec son activité parallèle d’expertise privée le cas échéant, nous évoquerons dans un premier temps les fondements de la conciliation (A.), avant d’étudier la construction prétorienne de la conciliation, laquelle s’est déroulée en plusieurs étapes (B).
A. Les fondements de la conciliation
L’indépendance, consacrée par l’article 6 § 1 de la Convention EDH, revêt une grande importance car elle garantit à la fois l’efficacité et la crédibilité de la justice. La jurisprudence européenne apprécie l’indépendance d’un tribunal, notamment au regard de trois éléments : le mode de désignation et la durée du mandat des juges qui le composent, l’existence de mécanismes destinés à prémunir le tribunal des pressions extérieures, émanant de lobbies ou des parties au litige, et enfin les apparences d’indépendance qu’il peut présenter (not. Cour EDH : 28 juin 1984, Campbell et Fell c/ Royaume-Uni, Série A, n° 80, § 78, lequel énumère ces divers critères). Consacrée au départ uniquement pour les tribunaux, au sens européen du terme, cette garantie procédurale compte également les experts judiciaires pour débiteurs (v. not. J.P. Marguénaud : « Le droit à « l’expertise équitable » », préc.).
En droit français, la question de l’indépendance de l’expert judiciaire au regard de son activité d’expert privé se pose de manière récurrente lorsque celui-ci, ayant déjà été inscrit sur la liste des techniciens de la Cour d’appel de son ressort, sollicite sa réinscription sur celle-ci. En la matière, l’article 2 du décret n° 2004-1463 du 23 décembre 2004, modifié par le décret n° 2007-1119 du 19 juillet 2007, énumère un certain nombre de qualités attendues du technicien pour permettre sa réinscription. L’Assemblée Générale des magistrats du siège, organe compétent pour examiner la demande et y répondre favorablement ou non (art. 7 du décret du 23 décembre 2004), devra notamment vérifier que le technicien ne mène aucune activité «incompatible avec l’indépendance nécessaire à l’exercice de missions judiciaires d’expertise », conformément aux dispositions de l’article 2.6. du décret.
Contrôler l’indépendance de l’expert désireux de figurer à nouveau sur la liste des experts judiciaires revêt une particulière importance. L’Assemblée générale des magistrats doit en effet s’assurer que le mélange des genres ne nuira pas à leur indépendance en tant qu’expert judiciaire. En particulier, il faudra éviter que ceux-ci se retrouvent dans une situation de conflit d’intérêts entre leur mission d’auxiliaire de justice et leur activité privée. A défaut de disposition spécifique en la matière, nous retiendrons la définition du conflit d’intérêts dans le secteur public, élaborée par le Service central de prévention de la corruption (SCPC) dans son rapport 2004 (le rapport 2004 du SCPC est consultable en suivant ce lien : http://www.justice.gouv.fr/art_pix/scpc2004.pdf). Selon la définition contenue dans ce document, « un conflit d’intérêts naît d’une situation dans laquelle une personne employée par un organisme public ou privé possède, à titre privé, des intérêts qui pourraient influer ou paraître influer sur la manière dont elle s’acquitte de ses fonctions et des responsabilités qui lui ont été confiées par cet organisme ».
Transposée à notre sujet, le conflit d’intérêts potentiel apparaîtra ainsi lorsqu’un expert, intervenant en qualité d’expert judiciaire, se livrera à une activité supplémentaire d’expertise privée, laquelle pourrait être attentatoire à l’indépendance requise lors de l’exercice de sa mission d’expert judiciaire. Or, comme il est très rare, et peut-être utopique, de trouver des experts ne se livrant à aucune expertise privée, les juges doivent donc combiner cette donnée économique avec le respect de l’indépendance.
B. La construction prétorienne de la conciliation
La 2ème chambre civile de la Cour de cassation, statuant sur les pourvois formés contre les refus de réinscription sur les listes d’experts, a bâti une jurisprudence assez aboutie quant au contrôle de l’indépendance de l’expert, laissant apparaître une conception raisonnée et raisonnable de celle-ci. Nous retracerons ainsi les grandes étapes de cette construction jurisprudentielle (1.), avant d’aborder la permanence de ce modèle prétorien (2.).
- Les étapes de la construction jurisprudentielle
La conciliation entre l’activité privée de l’expert et l’indépendance requise par ses missions d’expertise judiciaire s’est opérée en deux temps. Dans un premier temps, la 2ème Chambre civile de la Cour de cassation a dégagé un principe de compatibilité du cumul des deux activités avec la règle de l’indépendance. Cependant, elle a, dans un second temps, posé des limites d’ordre quantitatif à ce cumul afin d’éviter qu’il ne place l’expert concerné en situation de conflit d’intérêts. Ainsi, dans un arrêt du 22 mai 2008, la Haute juridiction a annulé le rejet de la demande de réinscription d’un expert judiciaire, prononcée par l’assemblée générale des magistrats, au motif qu’il aurait réalisé plusieurs missions d’expertise privée pour des sociétés d’assurance. D’après la Cour de cassation, se livrer à des expertises privées « ne constitue pas, en soi, l’exercice d’une activité incompatible avec l’indépendance nécessaire à l’exercice de missions judiciaires d’expertise » (Cass. civ. 2ème : 22/5/2008, 2 arrêts, n° 08-10.314 et 08-10.840, Bull. civ. 2008, II, n° 122 et 123, D. 2008, p. 2635 n. L. Morlet-Haïdara ; J.B. Prévost : « L’indépendance des experts », GP 11/7/2009, n° 192, p. 9).
L’énoncé de ce principe de compatibilité entre les activités d’expertises judiciaires et privées nous apparaît pragmatique. En effet, empêcher tout technicien, s’adonnant à des missions d’expertise privée, de figurer sur la liste des experts judiciaires aboutirait à réduire considérablement le nombre de professionnels disponibles, en particulier dans les régions rurales, ou encore dans les spécialités où ceux-ci ne sont déjà pas légion. Mieux vaut donc composer avec les réalités économiques de l’activité (dès le début des années 90, la Cour EDH s’était déjà montrée sensible à la prise en compte de ces réalités économiques, certes davantage au sujet de l’impartialité. Or, cette garantie va de pair avec l’indépendance. Ainsi, elle a estimé à l’occasion d’un arrêt Brandstetter contre Autriche, du 28 août 1991 (req. n° 11170/84, 12876/87 et 13468/87), que « la circonstance qu’un expert travaille pour le même institut ou laboratoire qu’un confrère, dont l’avis constitue la base de l’acte d’accusation, n’autorise pas en soi à le croire incapable d’agir avec la neutralité voulue. En juger autrement limiterait dans bien des cas de manière inacceptable la possibilité, pour les tribunaux, de recourir à une expertise » ; § 44 de l’arrêt ; c’est nous qui surlignons).
De plus, et en dépit de l’énoncé de ce principe de compatibilité entre les activités d’expert judiciaire et d’expert privé, la Cour de cassation a posé une limitation bienvenue, de nature quantitative à ce cumul. Celui-ci sera donc toléré, à condition de ne point dépasser un certain seuil ou plafond, apprécié in concreto, autrement dit selon les circonstances propres à chaque demande de réinscription. De la sorte, la 2ème chambre civile de la Cour de cassation, dans une espèce en date du 14 mai 2009, a ainsi refusé la réinscription d’un médecin sur la liste des experts judiciaires de la Cour d’appel de Paris (Cass. civ. 2ème : 14/05/2009, n° 09-11.466, Bull. civ. 2009, II, n° 122, J.B. Prévost : « L’indépendance des experts », op. cit. ; H. Causse : « L’indépendance des experts judiciaire, une actualité brûlante », D. 2010, p. 242 ). Elle s’est notamment fondée sur le fait que le praticien menait une activité d’expert privé en faveur de compagnies d’assurances, à hauteur d’environ 200 missions annuelles, au cours des 5 dernières années. En outre, ce dernier se trouvait dans une situation de subordination pour la moitié de son activité d’expert privé. Cette situation était donc incompatible avec l’indépendance requise d’un expert judiciaire. Alors que dans l’arrêt du 22 mai 2008, le volume d’expertises privées semblait raisonnable, de telle sorte qu’il n’aurait pu motiver un refus de réinscription, il apparaissait en revanche excessif dans la décision du 14 mai 2009. En effet, le médecin totalisait environ 1000 missions d’expertises médicales privées en 5 ans, effectuées pour le compte et à la demande de compagnies d’assurance. Le risque qu’il se retrouve en proie à un conflit d’intérêts entre ses activités d’expertises judiciaires et privées était donc relativement élevé. En définitive, plutôt que de risquer d’inscrire un expert pouvant se retrouver facilement à la merci d’une demande de récusation ou de remplacement (demandes encadrées respectivement par les articles 234 et 235 al. 2 du Code de procédure civile) de part de par son manque d’indépendance, la Cour de cassation a préventivement préféré ne pas donner droit à sa demande de réinscription.
- La permanence du modèle conciliatoire
Cette approche pragmatique de l’indépendance de l’expert aspirant à sa réinscription tend à se pérenniser comme l’illustrent deux récents arrêts (Cass. civ. 2ème : 27 juin 2013, 2 arrêts, n° 12-60.608 et n° 13-60.025, publiés au Bulletin), en date du 27 juin 2013. La Haute juridiction rappelle dans ces deux espèces son principe de compatibilité entre les missions d’expertises judiciaires et privées, cumul qui ne saurait être attentatoire à l’indépendance de l’expert. Il s’est avéré que l’activité d’expertise privée était bien compatible avec celle d’expert judiciaire dans l’espèce n°12-60.608 et partant, la réinscription possible. En revanche, dans l’arrêt n°13-60.025, une analyse quantitative, fondée ici sur une comparaison des volumes de chaque activité, a permis de révéler que l’activité d’un expert judiciaire en architecture et ingénierie, inscrit depuis 2006 et sollicitant sa réinscription pour 2012, se composait de 80 % d’expertises privées contre 20 % d’expertises judiciaires. Cet important déséquilibre, au détriment des expertises judiciaires, pouvait donc potentiellement générer des conflits d’intérêts entre les deux activités. La Cour de cassation approuve donc le refus de réinscription de l’expert, prononcé par l’Assemblée générale des magistrats. Une erreur manifeste d’appréciation ne pouvait donc pas lui être imputable.
Cette approche quantitative de l’activité d’expertise privée, qu’elle soit appréhendée seule ou en comparaison avec le volume d’expertises judiciaires, permet donc de motiver l’acceptation ou le refus de réinscription de l’expert judiciaire, étant donné les conflits d’intérêts potentiels risquant de se profiler par la suite.
II. La conciliation contestable du caractère contradictoire de l’expertise avec l’impératif d’économie procédurale
Appréhendé tel un principe central de procédure postulant que le juge ne pourra se déterminer que sur des éléments ayant pu être discutés par chacune des parties à un litige, le principe du contradictoire, non mentionné dans la lettre de l’article 6 § 1 de la Convention EDH, se dégage toutefois de son esprit. Il tend à devenir le principe central du déroulement de l’expertise. En effet, ce principe s’applique désormais, non seulement aux discussions portant sur le rapport d’expertise (notamment sur le fondement de l’article 16 du C. pr. civ.), mais aussi aux opérations d’expertise elles-mêmes depuis l’arrêt Mantovanelli (préc.). Cette décision énonce que « le respect du caractère contradictoire d’une procédure implique, lorsque le tribunal ordonne une expertise, la possibilité pour les parties de contester devant l’expert les éléments pris en compte pour l’accomplissement de sa mission »). Depuis peu, il concerne aussi le montant de la rémunération demandée par l’expert. En effet, le décret du 24 décembre 2012, réformant certains points de l’expertise judiciaire, a ajouté un dernier alinéa à l’article 282 du Code de procédure civile imposant un débat contradictoire avec les parties à ce sujet, lequel était jusqu’ici inexistant (cf. N. Fricéro : « La réforme de l’expertise judiciaire par le décret du 24 décembre 2012, Chron. pr. civ., D. 2013, p. 269, II., C., 2).
Malgré cette extension du domaine du contradictoire en matière d’expertise judiciaire, l’activité jurisprudentielle de ces derniers mois tend cependant à en relativiser la portée. Tel est l’enseignement majeur de plusieurs décisions récentes ayant statué sur le sort des opérations d’expertises judiciaires menées en méconnaissance partielle de ce principe fondamental. Ces actes litigieux n’ont pas à être annulés et ont donc conservé toute leur force au nom de l’impératif d’économie procédurale (A.). Ce second système conciliatoire n’est donc pas exempt de critiques, lesquelles invitent à le repenser (B.).
A. L’annulation délicate des opérations d’expertises attentatoires au contradictoire au nom de l’impératif d’économie procédurale
Dans un arrêt du 28 septembre 2012 abondamment commenté (Cass, ch. mixte : 28/9/2012, n° 11-11381, Sté Swisslife prévoyance c/ M. X, JCP éd G, 2012, 1200, n. S. Amrani-Mekki ; GP 8/12/2012, p. 25, n. L. Raschel ; RTD Civ. 2012, p. 771 et Procédures 2012, comm. n° 321, obs. R. Perrot ; GP 10/01/2013, p. 19 et s., 112n1, obs. Ch. Hugon ; D. 2013, p. 269 et s., II., B. obs. N. Fricéro), la chambre mixte de la Cour de cassation s’est prononcée sur la sanction encourue par des opérations d’expertise judiciaire méconnaissant le principe du contradictoire, mettant ainsi un terme à des divergences d’appréciation entre les différentes chambres (antérieurement à cet arrêt, la violation du principe du contradictoire était diversement appréciée par les différentes chambres de la Cour de cassation. Ainsi, la 2ème chambre civile a pu estimer que la violation du principe du contradictoire, au cours d’une mesure d’expertise, pouvait entraîner directement l’annulation de celle-ci, sans avoir à fournir la preuve d’un grief. Cf. en ce sens, Cass. civ. 2ème : 24/2/2005, n° 03-12.226, GP 18/8/2005, p. 11, n. M. Olivier ; D. 2006, pan. p. 545, obs. P. Julien et N. Fricéro. De son côté, la Chambre commerciale s’est prononcée en faveur de l’inopposabilité de la mesure d’instruction viciée à l’égard de la partie qui la critiquait, sans que celle-ci n’ait à démontrer de grief. Elle énonce clairement qu’en l’espèce, « il ne pouvait être retenu que le principe de la contradiction avait été respecté et […] qu’il ne pouvait dès lors être tenu compte des indications de cette expertise » et ce, sans que la partie invoquant le manquement de l’expert au principe du contradictoire n’ait à démontrer de grief. V. Cass. com. : 4/11/2008, n° 07-18.147, Procédures 2009, comm. n° 4, obs. R. Perrot ; AJDI 2009, p. 212, obs. H. Heugas-Darraspen.). Elle a ainsi rejeté le pourvoi formé devant elle, au motif qu’une partie ne saurait invoquer l’inopposabilité à son égard d’un rapport d’expertise en raison d’irrégularités affectant le déroulement de celle-ci. Elle a précisé que la méconnaissance du contradictoire, lors du déroulement de l’expertise, devait être sanctionnée sur le fondement de l’article 175 du Code de procédure civile, renvoyant aux règles applicables à la nullité des actes de procédure. Autrement dit, la partie contestant un rapport d’expertise, établi après une expertise non contradictoire, ne doit pas se cantonner à une « position purement passive » (selon l’expression du Professeur R. Perrot, in obs. ss arrêt ch. mixte : 28/9/2012, Procédures 2012, comm. n° 321, préc.) ou défensive en déclarant le rapport inopposable à son encontre. Elle doit au contraire adopter une démarche offensive consistant à déclencher l’action en nullité de cette expertise. Or, la nullité n’ayant pas été invoquée en l’espèce, le pourvoi a logiquement fait l’objet d’un rejet. L’espèce n’a donc apporté aucune indication quant à la question de savoir si la nullité encourue concernait un vice de fond ou de forme. La réponse à cette question est pourtant essentielle en ce qu’elle modifiera largement le travail probatoire de la partie qui l’invoque. En effet, la nullité pour vice de fond sera obtenue sans avoir à démontrer de grief, la seule violation du principe du contradictoire ouvrant droit à l’anéantissement de l’acte litigieux (v. Cass. civ. 2ème : 24/2/2005, préc.) et ce, tant sur le fondement de l’article 16 du Code de procédure civile que sur celui de l’article 6§1 de la Convention EDH. La nullité pour vice de forme ne pourra en revanche être obtenue que par la démonstration d’un grief, conformément aux prescriptions de l’article 114 du Code de procédure civile.
Par arrêt du 29 novembre 2012, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation a répondu à la question en se prononçant clairement en faveur du vice de forme (Cass civ. 2ème : 29/11/2012, n° 11-10.805, m. X c/ Société GAN, JCP éd G, 2013, 15, n. D. Cholet ; GP 9/3/2013, p. 42, n° 122d4, obs. S. Amrani-Mekki, JCP éd. G, 2013, doctr., 519, chron. droit judic. Privé, II. 5., obs. S. Amrani-Mekki). En l’espèce, elle a estimé qu’une partie ne pouvait obtenir la nullité d’une expertise car « elle ne prouvait pas le grief que lui aurait causé l’atteinte alléguée au principe de la contradiction résultant de l’absence de dépôt d’un pré-rapport ». Elle précise en outre que le demandeur en nullité avait les moyens de critiquer devant le juge les conclusions de l’expert. Autrement dit, la Cour de cassation a relevé l’existence d’une sorte de contradictoire de rattrapage, de nature à purger l’irrégularité imputable à l’expert. Partant, le demandeur en nullité n’était pas en mesure d’effectuer la démonstration d’un grief.
Cette décision, cherche donc à concilier deux données : le respect, certes très relatif, du principe du contradictoire avec l’impératif d’économies procédurales et ce, en vue de faire échec au prononcé de la nullité de « mesures d’instruction longues et coûteuses » (v. note D. Cholet, 2).
Au sujet de l’impératif d’économie procédurale, et notamment de l’économie du temps, la Cour de cassation a peut-être cherché à se conformer à la jurisprudence européenne. En effet, la Cour EDH a affirmé depuis plus de 20 ans, la nécessité d’inclure la durée consacrée aux opérations d’expertise en vue d’apprécier si le jugement rendu dans une affaire l’a été ou non dans un délai raisonnable (CEDH : 26 février 1993, Billi c/ Italie, aff. n° 13/1992/358/432, spéc. § 17 et 20). Vouloir assurer l’effectivité du droit à être jugé dans un délai raisonnable constitue une attitude fort louable. En revanche, elle l’est beaucoup moins lorsque le principe du contradictoire doit en pâtir et n’être que différé devant le juge. Dès lors, la Cour de cassation semble avoir cherché à minimiser cette situation, en délivrant des interprétations a contrario d’au moins deux arrêts de la Cour EDH. On songe en premier lieu à l’arrêt Mantovanelli (op. cit.), dans lequel les juges de Strasbourg ont estimé que la question incombant à l’expert se confondait avec celle que devait trancher le tribunal. Dès lors, le moyen le plus efficace de formuler des observations sur ce rapport consistait donc, pour les parties, à se faire entendre par l’expert avant le dépôt dudit rapport. Or, comme les parties n’ont pu présenter leurs remarques sur ce document qu’au cours de la discussion contradictoire devant le juge, la Cour EDH en a conclu que celles-ci « n’eurent pas la possibilité de commenter efficacement l’élément de preuve essentiel » (§ 36 de l’arrêt). Dans l’arrêt du 29 novembre 2012, la Cour de cassation prend au contraire le plus grand soin de préciser, qu’à défaut de discussions devant l’expert, son travail a pu être efficacement commenté devant la Cour d’appel, puisque la partie le contestant « avait pu critiquer devant elle les conclusions de l’expert, produire d’autres barèmes que ceux mentionnés dans le rapport et faire valoir tous éléments de nature à lui permettre d’apprécier s’il y avait lieu de les remettre en discussion ».
En second lieu, la décision du 29 novembre 2012 peut également être appréhendée telle une interprétation a contrario de l’arrêt Baccichetti (Cour EDH : 18 février 2010, Baccichetti c/ France, n° 22584/06, JCP éd G, 2010, 859, § 14, obs. F. Sudre ; JCP éd G 2010, 546, obs. Y.-M. Sérinet). En l’espèce, un stomatologue avait reçu une sanction disciplinaire sans que lui soit communiqué, préalablement à l’audience, le pré-rapport d’expertise qui l’accablait. La Cour EDH a alors reconnu une violation du principe du contradictoire puisqu’il n’était pas avéré que ce document ait été sans incidence sur l’issue du litige. Une juste application du principe du contradictoire aurait donc commandé que le médecin puisse soumettre ses commentaires en réponse au contenu du pré-rapport, avant que celui-ci ne soit débattu à l’audience. La Cour de cassation soutient au contraire que l’absence de dépôt du pré-rapport n’a eu aucune incidence sur l’issue du litige, puisque le travail de l’expert a pu faire l’objet d’une discussion contradictoire relativement poussée devant le juge.
En définitive, quelles que soient les sources d’inspirations de cet arrêt, le résultat auquel il parvient ne convainc guère en ce qu’il fait subir de trop lourds sacrifices au principe du contradictoire. Si la conciliation du contradictoire avec l’impératif d’économie procédurale est en théorie défendable, puisque cet impératif correspond, du moins pour partie, au droit à être jugé dans un délai raisonnable, donc à un autre droit fondamental d’égale valeur normative, encore faudrait-il procéder en pratique, à une amélioration du système conciliatoire.
B. L’amélioration attendue de ce système conciliatoire
L’arrêt du 29 novembre 2012 a fait l’objet de critiques doctrinales légitimes car il aboutirait, d’une part, à consacrer un principe du contradictoire de moindre qualité (cf. S. Amrani-Mekki, in JCP éd. G, 2013, doctr., 519, chron. droit judic. Privé, II. 5) et entacherait d’autre part la crédibilité et la légitimité de l’expertise judiciaire (v. obs. N. Fricéro sous l’arrêt, préc.). Quant au contradictoire de moindre qualité, il apparaît en effet très délicat de prouver un grief dans ce contexte et partant d’obtenir la nullité de l’acte litigieux. Autrement dit, l’acte subsistera presque toujours bien que l’expert n’ait pas été très rigoureux. Certes, les parties bénéficieront d’un contradictoire différé devant le juge, lequel permettra de « purger » in extremis l’irrégularité commise par l’expert. Or, il n’est guère satisfaisant de cantonner à un unique stade procédural, fusse-t-il devant le juge, un principe fondamental de procédure devant normalement se dupliquer à chaque étape de celle-ci.
En outre, cette décision porte un coup sévère à la crédibilité des experts. En effet, le juge se voit contraint d’assurer le contradictoire, non seulement en vertu de sa mission juridictionnelle propre, mais aussi pour pallier les défaillances du technicien. Or, cette situation venant d’un homme de l’art, sélectionné pour ses qualités, dont l’attention portée aux droits fondamentaux doit faire partie intégrante est difficilement acceptable (l’article 4-1 du décret du 23 décembre 2004, relatif aux experts judiciaires, dans sa rédaction issue du décret n°2012-1451 du 24 décembre 2012, dispose ainsi que : « les demandes d’inscription sur les listes d’experts judiciaires sont examinées en tenant compte : a) Des qualifications et de l’expérience professionnelle des candidats, y compris les compétences acquises dans un Etat membre de l’Union européenne autre que la France ; b) De l’intérêt qu’ils manifestent pour la collaboration au service public de la justice ». Il est donc pertinent d’inclure, au cours de l’examen des candidatures, la sensibilisation au respect des droits fondamentaux processuels, tant dans les « compétences acquises » des candidats au cours de formations, au sens du a) du texte, que dans la volonté de collaborer «au service public de la justice », conformément au b)).
Si cette jurisprudence se pérennise malgré tout, il serait alors souhaitable que la nullité d’actes d’expertise litigieux, conditionnée à la preuve d’un grief, ne demeure pas une hypothèse d’école et ce, par une « appréciation compréhensive du grief »(cf. note D. Cholet, op. cit. in fine) de la part des juges. Une alternative, cadrant mieux avec la force du principe du contradictoire, consisterait à revenir à la situation dans laquelle le simple constat d’une méconnaissance de ce principe suffirait à entraîner l’annulation de la mesure litigieuse (v. Cass. civ. 2ème : 24/2/2005 cité supra, note de bas de page n° 23).
Enfin, bien en amont des arrêts de la Cour de cassation, il faut insister sur la formation des experts et futurs experts en vue d’éviter au maximum ce genre de bévues (Nous tentons de contribuer à cette situation, notamment par le biais d’un cours magistral, dispensé en Diplôme d’Université d’Expertise Judiciaire, à la Faculté de Droit et des Sciences Economiques de Limoges. Celui-ci, consacré à la « Cour EDH et l’expertise judiciaire », est destiné aux professionnels souhaitant tenter de s’inscrire sur les listes d’experts judiciaires. Il vise à attirer leur attention sur l’importance du respect des droits fondamentaux processuels dans leur future et éventuelle mission d’expert judiciaire). Il s’agit du meilleur moyen de concilier la réalisation d’expertises conformes aux droits fondamentaux processuels avec l’impératif d’économie procédurale, même si quelques fausses notes demeureront inévitables.