Droits fondamentaux et présomption de préjudice en droit de la responsabilité administrative
Droits fondamentaux et présomption de préjudice en droit de la responsabilité administrative
Par Christine Paillard
Christine Paillard est Maître de conférences à l’Université Rennes 1
Cette cinquième contribution du dossier de la RDLF sur le préjudice inhérent aux droits et libertés fondamentaux est l’occasion de faire le point sur la jurisprudence du juge administratif en la matière. L’auteure s’attache aussi à dévoiler les possibles développements de cette jurisprudence ainsi qu’à interroger les conséquences du déploiement de la présomption de préjudice pour le droit de la responsabilité de la puissance publique
Sous l’influence des droits fondamentaux, le préjudice fait l’objet d’une évolution significative. L’absence de préjudice étant un moyen d’ordre public, le juge administratif s’attache à vérifier la réalité du préjudice ; il prend soin d’analyser in concreto les conséquences du dommage, ce passage du fait au droit conduisant d’ailleurs régulièrement à des refus d’indemnisation. Toutefois, le mécanisme présomptif qui jusque-là concernait uniquement la faute et le lien causal gagne progressivement le préjudice. Se détectent en effet dans la jurisprudence administrative récente quelques hypothèses de présomptions de préjudice explicites dont le dénominateur commun se situe invariablement dans l’atteinte illicite aux libertés fondamentales. Plus précisément, certaines atteintes illicites aux droits et libertés fondamentaux sont de nature à ouvrir un droit à réparation sans que les victimes aient besoin de rapporter la preuve d’un préjudice. En droit français, la présomption de préjudice est un système exclusivement prétorien car elle ne trouve sa source dans aucun texte (en droit comparé, voir : M. Samson, « L’atteinte illicite à un droit protégé par la Charte québécoise : source d’un préjudice inhérent ? », RDLF 2012, chron. n°20). Du côté du droit jurisprudentiel, force est d’admettre que le droit de la responsabilité administrative est loin de jouer un rôle précurseur. La paternité du mécanisme revient sans doute au juge judiciaire qui l’exploite bien davantage que son homologue administratif. Plusieurs raisons peuvent expliquer ce phénomène. Une première explication peut tenir au fait que le juge judiciaire retient une acception plus large de la catégorie des droits et libertés fondamentaux que le juge administratif (dans ce sens : X. Dupré de Boulois, « Les notions de liberté et de droit fondamentaux en droit privé », JCP G, n° 49, 5 Décembre 2007, I 211). Une deuxième au fait que le juge administratif se réfère rarement explicitement aux droits et libertés fondamentaux ; les deux cas principaux d’application de cette catégorie étant la voie de fait et le référé-liberté (V. notamment : J. Arrighi de Casanova, « La notion de droits fondamentaux en droit public français », in Les droits fondamentaux, inventaire et théorie générale, Bruylant, 2005, p. 221). Une troisième au fait qu’en contentieux administratif, la protection des droits fondamentaux ne passe pas souvent par le biais du droit de la responsabilité administrative (V. H. Belrhali-Bernard, « Responsabilité administrative et protection des droits fondamentaux », AJDA 2009, p. 1337). Une quatrième, et non la moindre, au fait que l’obligation pour le demandeur d’établir la réalité du préjudice se rattache au principe suivant lequel une personne morale de droit public ne saurait être condamnée à payer une somme qu’elle ne doit pas (CE Section, 19 mars 1971, n° 79962, Mergui) .
Dès lors, il convient de dresser l’inventaire de la présomption de préjudice (I), de signaler quelles peuvent être ses perspectives d’évolution (II) avant d’analyser ses effets sur le droit de la responsabilité administrative (III).
I. Les cas de présomption de préjudices avérés
Les cas de présomption de préjudice avérés sont récents ; ils concernent les décisions dans lesquelles, de manière explicite, le Conseil d’Etat a eu recours au mécanisme présomptif. Quant à la présomption de préjudice implicite, elle est beaucoup plus ancienne, et évidemment plus difficile à détecter. On pense notamment à l’atteinte à certaines libertés qui, par elle-même, est de nature à engendrer un préjudice moral. Ce raisonnement est ainsi susceptible de s’appliquer en cas d’atteinte à la liberté individuelle (sur le préjudice moral s’inférant d’une atteinte illégale par un centre hospitalier spécialisé à la liberté de correspondance d’une personne placée d’office : CE, 6 avril 2007, n° 280494, mentionné dans les tables du recueil Lebon).
En l’état actuel du droit positif, l’énumération des cas de présomption de préjudice explicite est très brève.
En premier lieu, le Conseil d’Etat a, d’une manière on ne peut plus nette, dégagé un cas de présomption de préjudice moral en cas de durée excessive de la procédure résultant de la violation du droit à un délai raisonnable de jugement (CE, 19 oct. 2007, n° 296529, Blin). De manière inédite, le Conseil d’État indique en effet dans sa décision Blin : « que la durée excessive d’une procédure résultant du dépassement du délai raisonnable pour juger l’affaire est présumée entraîner, par elle-même, un préjudice moral dépassant les préoccupations habituellement causées par un procès, sauf circonstances particulières en démontrant l’absence ». La solution n’étonne pas réellement ; elle se situe sans conteste dans le droit fil de la jurisprudence de la Cour européenne qui : « admet comme point de départ la présomption solide, quoique réfragable, selon laquelle la durée excessive d’une procédure occasionne un dommage moral » (CEDH Gde ch., 29 mars 2006, Apicella c/ Italie, n° 64890/01, pt 93). Sous l’aiguillon toujours du droit européen, l’Allemagne a d’ailleurs adopté une loi relative à la protection des droits en cas de procédure juridictionnelle et d’enquête pénale trop longues le 24 novembre 2011 qui pose également une présomption de préjudice (Gesetz über den Rechtsschutz bei überlangen Gerichtsverfahren und strafrechtlichen Ermittlungsverfahren (abrégé ÜVerfBesG), BGBl. I p. 2302 commentée par Anne Jacquemet-Gauché, « chronique de droit administratif allemand 2012 », Dr. adm., à paraître). La portée de la présomption dans le cadre de la jurisprudence Blin appelle quelques observations. D’abord, le droit au délai raisonnable de jugement trouvant son fondement dans les principes généraux qui gouvernent le fonctionnement des juridictions administratives, et non plus dans les stipulations de la Convention européenne des droits de l’homme, le Conseil d’Etat peut admettre que cette solution s’applique à l’hypothèse où c’est une collectivité territoriale défenderesse qui est la victime du dépassement du délai raisonnable de jugement (CE Sect., 17 juill. 2009, n° 295653, Ville de Brest). Ensuite, l’on regrette que la formulation limpide de l’arrêt Blin se retrouve seulement dans l’arrêt Ville de Brest. Non sans affecter la lisibilité de la jurisprudence, une décision du 13 janvier 2010 (CE, 13 janvier 2010, 326589, inédit au recueil Lebon), va jusqu’à indiquer que : » (…) peuvent aussi donner lieu à réparation les désagréments provoqués par la durée abusivement longue d’une procédure lorsque ceux-ci ont un caractère réel (c’est nous qui soulignons) et vont au-delà des préoccupations habituellement causées par un procès « . Mais cette décision est restée isolée, et l’absence de mention explicite de la présomption de préjudice dans la jurisprudence ultérieure ne signifie pas que le Conseil d’Etat a renoncé à l’appliquer dans ce domaine. Enfin, quoique l’examen de la jurisprudence du Conseil d’Etat statuant en premier et dernier ressort montre que les cas d’application positive sont plutôt fréquents, ils n’ont sans doute pas vocation à augmenter en raison de l’amélioration des délais de jugement qui peut actuellement se constater.
En deuxième lieu, en matière de responsabilité hospitalière, dans un arrêt du 24 septembre 2012 (CE, 24 sept. 2012, n° 336223, Cairala), le Conseil d’Etat a posé dans un considérant de principe une présomption de préjudice relative à l’hypothèse particulière où une intervention, au demeurant réussie, a été réalisée sans le consentement du patient : « hors les cas d’urgence ou d’impossibilité de consentir, la réalisation d’une intervention à laquelle le patient n’a pas consenti oblige l’établissement responsable à réparer tant le préjudice moral subi de ce fait par l’intéressé que, le cas échéant, toute autre conséquence dommageable de l’intervention ». L’existence d’un préjudice moral s’infère de l’absence de consentement du patient ; la solution ne surprend pas dans la mesure où le Conseil d’Etat a élevé ce consentement au rang de liberté fondamentale (CE, réf., 16 août 2002, n° 249552, Mme Feuillatey) solution qui ne se vérifie pas pour le droit à l’information. De manière logique, le mécanisme présomptif ne concerne pas les autres préjudices susceptibles de résulter de l’intervention. Toutefois, le champ d’application de cette présomption de préjudice a vocation à rester très limité dès lors que les cas d’interventions chirurgicales pratiquées sans le consentement du patient sont, heureusement, rares.
En troisième lieu, un arrêt du Conseil d’Etat en date du 27 avril 2011 mérite une attention particulière en raison de l’effet d’entraînement qu’il est susceptible d’avoir sur l’étendue du mécanisme présomptif (CE, 27 avril 2011, Fedida / Commune de Nantes, n° 314577, publié au Recueil). Si l’on sait que, la plupart du temps, les atteintes à la vie privée sont le fait de personnes privées, le Conseil d’Etat prend d’abord soin de préciser que : « la protection de la vie privée ne relève pas, par nature, de la compétence exclusive des juridictions judiciaires ; qu’en conséquence et en l’absence de dispositions législatives contraires, les demandes indemnitaires à raison des atteintes au droit à l’image, lequel est une composante du droit au respect de la vie privée, commises par une personne publique dans l’exercice d’un service public administratif relèvent de la compétence du juge administratif ». Ensuite, il dégage, en matière d’atteinte au droit moral d’un auteur et d’un artiste interprète d’une oeuvre de l’esprit, un cas de présomption de préjudice intéressant. Il indique en effet qu’ : « en utilisant l’oeuvre de M. F… D… pour la diffuser dans le cadre d’une exposition, sans qu’il ressorte de l’instruction qu’elle ait obtenu l’autorisation pour ce faire ni de celui-ci ni de ses héritiers, la commune de Nantes a commis une faute de nature à engager sa responsabilité ; que cette atteinte constitue en elle-même le préjudice dont les requérants sont fondés à demander réparation » (semblable raisonnement se retrouve dans un arrêt CAA Versailles, 18 octobre 2012, n° 11VE00766, inédit au recueil Lebon).
Au delà de cet inventaire des cas explicites de préjudices inhérents à la violation d’une liberté fondamentale, il faut envisager la présomption de préjudice moral sous un angle prospectif.
II. Les perspectives d’évolution de la présomption de préjudice
Si la tendance générale à la subjectivisation et à la fondamentalisation du droit administratif ne peut qu’être favorable à un phénomène d’extension de la présomption de préjudice, sa marge de progression apparaît plutôt limitée.
Au préalable, il faut signaler que les préjudices patrimoniaux ont vraisemblablement vocation à rester à l’écart du système présomptif. Les cas de présomption de préjudice concernent essentiellement le préjudice moral à propos duquel la jurisprudence reste au demeurant fort laconique. Il est exceptionnel qu’un autre chef de préjudice extra-patrimonial, et l’on pense notamment aux troubles dans les conditions d’existence, soit concerné par le système présomptif (V. toutefois un cas isolé en matière de dépassement du droit à un délai raisonnable de jugement : CE, 26 janv. 2007, n° 293375, inédit au recueil Lebon). Au-delà de ce constat, la coloration punitive dont est parfois teinté le préjudice moral vient conforter l’opinion selon laquelle la présomption de préjudice a vocation à concerner ce seul chef de préjudice.
En outre, la jurisprudence enseigne que le juge est plus enclin à appliquer le mécanisme présomptif lorsque le préjudice moral atteint une personne physique plutôt qu’une personne morale a fortiori lorsque le demandeur est une personne publique. D’abord, la majorité des cas de présomption de préjudice vise exclusivement l’être humain. Ensuite, on peine à croire que ce système présomptif ait sa place lorsque sont invoqués par la collectivité publique des droits fondamentaux tels le principe de libre administration des collectivités territoriales ou des libertés d’ordre économique (l’on pense au droit de propriété ou à la liberté contractuelle). Enfin, l’on connaît la réticence du juge administratif par rapport à la possibilité pour les personnes publiques de se prévaloir des libertés fondamentales contenues dans la Convention EDH.
Pour juger la capacité d’extension de la présomption de préjudice moral, une distinction peut s’établir entre les cas de présomption de préjudice émergents, et les cas de présomption de préjudice envisageables.
A. Les cas de présomptions de préjudice émergents
Premièrement, il faut espérer que la jurisprudence Fedida puisse s’analyser comme le point de départ d’une application de la présomption de préjudice moral à l’ensemble des cas d’atteintes illicites aux droits de la personne, à l’image de la jurisprudence judiciaire qui n’hésite pas à admettre que la seule atteinte à ces droits appelle réparation (J. Antippas, Les droits de la personnalité : de l’extension au droit administratif d’une théorie fondamentale de droit privé : Th. Paris II, Presses universitaires d’Aix-Marseille, 2012. V. aussi : T. Azzi, « Les relations entre la responsabilité civile délictuelle et les droits subjectifs », RTD civ. 2007, p. 227 ; C. Quézel-Ambrunaz, « La responsabilité civile et les droits du titre I du livre I du Code civil », RTD Civ. 2012, p. 251). Aucune raison logique n’impose de limiter le système présomptif au cas de l’atteinte au droit moral d’un auteur sur son œuvre. La jurisprudence administrative, peu abondante dans ce domaine, gagnerait en cohérence et en clarté si elle l’appliquait, par exemple, au cas de l’atteinte à la vie privée. Elle est en effet loin d’avoir atteint le degré de lisibilité de la jurisprudence judiciaire selon laquelle : « la seule constatation de l’atteinte à la vie privée ouvre droit à réparation » (Cass. 1re civ., 5 nov. 1996, n° 94-14.798). Suivant une ligne jurisprudentielle classique, le juge administratif considère parfois que le droit à réparation de la victime d’une telle atteinte demeure subordonné à la preuve du préjudice. Statuant sur le préjudice qui résulterait de la parution d’un magazine d’information municipale prétendument attentatoire à la vie privée, la Cour administrative d’appel de Marseille dans un arrêt du 4 décembre 2012 exige ainsi de la victime qu’elle soit en mesure de prouver l’existence de son préjudice moral (CAA de Marseille, 4 décembre 2012, n° 11MA00826, inédit au recueil Lebon. Voir aussi : CAA de Nancy, 19 octobre 2006, n° 05NC00174, inédit au recueil Lebon où la Cour rejette une demande indemnitaire en raison de l’absence de preuve de préjudice moral résultant d’une illégalité fautive consistant en la divulgation d’éléments d’ordre médical s’analysant pourtant comme une atteinte portée à l’intimité de la vie privée d’un agent public).
Toutefois, il arrive que les juges du fond appliquent le mécanisme présomptif en cas d’atteinte à la vie privée, et notamment, au droit à l’image. Cela étant, et le constat rassure, les cas d’atteinte au droit à l’image qui sont le fait de personnes publiques sont rares. Dans le droit fil de la jurisprudence judiciaire, l’on trouve cependant un jugement du Tribunal administratif de Melun admettant que la seule constatation de l’atteinte au droit à l’image entraîne un droit à réparation (TA de Melun, 26 mai 2005, n° 03-3078). Alors qu’il était reproché à une commune d’avoir utilisé, sans le consentement de ses parents, l’image d’une enfant sur une affiche et sur des brochures municipales, le Tribunal administratif considère que : » toute personne a droit, aux termes de l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, au respect de sa vie privée et familiale, et, selon l’article 9 du code civil, au respect de sa vie privée et de son image ; que l’exploitation sans aucune autorisation de l’image de Mlle A. par la commune de Champigny-sur-Marne constitue une telle atteinte au droit à l’image dont la requérante est fondée à demander réparation devant le juge administratif « .
Deuxièmement, dans la jurisprudence des Cours administratives d’appel, depuis quelques années, la présomption de préjudice gagne du terrain en cas d’atteintes à la dignité des détenus. Certains arrêts de CAA optent effectivement pour une présomption de préjudice moral résultant de conditions de détention ne respectant pas la dignité inhérente à la personne humaine. On peut ainsi citer un arrêt de la Cour administrative d’appel de Bordeaux dont la motivation mérite d’être reproduite : « de pareilles conditions de détention méconnaissaient les stipulations de l’article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et les dispositions sus-rappelées du code de procédure pénale en n’assurant pas le respect de la dignité inhérente à la personne humaine et que cette méconnaissance constituait une faute de nature à engager la responsabilité de l’Etat à l’égard de l’intéressé » (CAA Bordeaux, 20 mars 2012, n° 11BX01223, inédit au recueil Lebon). Et elle arrive à la conclusion selon laquelle : « les conditions de vie imposées à M. A au cours de son séjour de dix mois à la « maison d’arrêt » de Rémire-Montjoly, rendues encore plus éprouvantes par son état dépressif, ont nécessairement entraîné un préjudice moral ouvrant droit à réparation » (voir aussi : CAA de Bordeaux, 4 octobre 2011, n° 10BX02902, inédit au recueil Lebon ; CAA de Marseille, 15 décembre 2011, n° 11MA02831, inédit au recueil Lebon). Deux autres arrêts de CAA retiennent, au terme d’une motivation encore plus explicite, que l’atteinte à la dignité humaine résultant des conditions de détention est par elle-même constitutive d’un préjudice moral indemnisable. C’est ainsi que dans un arrêt du 31 mars 2011, la CAA de Lyon indique que : « ce dernier a été détenu dans des conditions n’assurant pas le respect de la dignité inhérente à la personne humaine, en méconnaissance de l’article D. 189 du code de procédure pénale et de l’article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ; qu’une telle atteinte au respect de la dignité inhérente à la personne humaine entraîne, par elle-même, un préjudice moral par nature et à ce titre indemnisation » (CAA de Lyon, 31 mars 2011, n° 10LY01546, inédit au recueil Lebon. Voir aussi : CAA de Douai, 12 novembre 2009, n°09DA00782).
Pour l’instant, à notre connaissance, le Conseil d’Etat n’a pas eu l’occasion de se prononcer pour confirmer ou infirmer cette présomption de préjudice. Mais l’on peut gager, sans prendre trop de risques, qu’il validerait cette initiative des juges du fond notamment en raison du caractère éminemment attractif de la dignité de la personne humaine. S’observe effectivement une tendance jurisprudentielle favorable à la présomption de préjudice en cas d’atteinte à la dignité de la personne humaine (V. notamment : X. Bioy, « Dignité et responsabilité, Genèse d’une rencontre entre éthique et droit », in Ch. Girard et S. Hennette-Vauchez (dir), La dignité de la personne humaine, recherche sur un processus de juridicisation, PUF, 2005, p. 191, spéc. p. 205).
Troisièmement, ce dernier constat incite à s’interroger sur l’utilisation du mécanisme présomptif en cas de violation du défaut d’information en matière médicale. En effet, l’important arrêt de la Cour de cassation du 3 juin 2010 relatif au défaut d’information du patientsur les risques de l’acte médical a fourni une nouvelle illustration de présomption de préjudice particulièrement intéressante (Cass. 1re civ., 3 juin 2010, n° 09-13591). La Cour de cassation y effectue un revirement de jurisprudence en posant le principe selon lequel : « le non-respect du devoir d’information [résultant des articles 16 et 16-3, alinéa 2 du Code civil relatifs au droit au respect de la dignité et au droit au respect de l’intégrité corporelle] cause à celui auquel l’information était légalement due, un préjudice qu’en vertu de l’article 1382 du Code civil, le juge ne peut laisser sans réparation ». Renonçant à la nécessité d’apprécier in concreto l’existence d’une perte de chance d’échapper au risque qui s’est finalement réalisé, la Cour de cassation opte pour l’admission systématique du préjudice moral né de la violation du droit subjectif à l’information lui-même dérivé du droit au respect de la dignité de la personne humaine ce que confirme un arrêt du 12 juin 2012, rendu au visa des « principes de la dignité de la personne humaine et d’intégrité du corps humain » (Civ. 1re, 12 juin 2012, n° 11-18.327). Or, dans son arrêt du 10 octobre 2012, le Conseil d’Etat n’a que partiellement emboité le pas : « indépendamment de la perte d’une chance de refuser l’intervention, le manquement des médecins à leur obligation d’informer le patient des risques courus ouvre pour l’intéressé, lorsque ces risques se réalisent, le droit d’obtenir réparation des troubles qu’il a pu subir du fait qu’il n’a pas pu se préparer à cette éventualité, notamment en prenant certaines dispositions personnelles ; que, toutefois, devant les juges du fond, M. C. n’a pas invoqué un tel préjudice, dont il lui aurait appartenu d’établir la réalité et l’ampleur ; que, contrairement à ce qu’il soutient, la cour administrative d’appel n’a pas commis d’erreur de droit en ne déduisant pas de la seule circonstance que son droit d’être informé des risques de l’intervention avait été méconnu, l’existence d’un préjudice lui ouvrant droit à réparation (…) » (CE, 10 oct. 2012, n° 350426, Beaupère c/ CHRU de Rouen). A l’instar de la Cour de cassation, le Conseil d’État finit par opter en faveur de l’autonomisation du préjudice lié à un manquement à l’obligation d’information par rapport à la perte de chance. La dimension novatrice de l’arrêt n’est pas négligeable car l’on sait que selon la jurisprudence Telle, le seul préjudice réparable résultant d’une absence ou d’une insuffisance d’information était la perte d’une chance sérieuse de se soustraire au risque causé par l’acte médical en le refusant (CE Sect., 5 janv. 2000, n° 181899). En l’occurrence, la perte de chance de refuser l’intervention n’est pas retenue ce qui n’empêche pas le CE d’admettre l’existence d’un préjudice distinct, c’est-à-dire, d’un préjudice existant « indépendamment de la perte de chance ». Ce préjudice a donc vocation à exister même s’il s’avère que le patient n’aurait pu échapper à l’intervention ou au traitement, en raison de son caractère indispensable au regard de son état de santé. Toutefois, il ne se rallie pas entièrement à la solution de son homologue judiciaire. D’abord, il ne va pas jusqu’à reconnaître l’autonomie de ce chef de préjudice par rapport au dommage corporel tandis que l’examen de la jurisprudence de la Cour de cassation laisse apparaître qu’indépendamment de la question de l’existence ou de l’absence d’un dommage corporel, tout manquement à l’obligation d’information est préjudiciable. Conformément aux conclusions du rapporteur public S.-J. Lieber, le Conseil d’Etat considère que le manquement à l’obligation d’information des risques encourus par le patient lui ouvre un droit à réparation au titre d’un préjudice d’impréparation sous réserve que ces risques se soient réalisés. Il s’agit en effet seulement pour le juge administratif de compenser un préjudice d’impréparation, et non de compenser le préjudice inhérent à la violation d’un droit subjectif à l’information. En conséquence, l’absence de réalisation du risque exclut certainement que le manquement à l’obligation d’information puisse emporter un préjudice. Cela étant, il n’est pas exclu que le juge judicaire raisonne également en terme de préjudice d’impréparation. La Cour de cassation a en effet indiqué que la réparation peut concerner : « un préjudice moral, résultant d’un défaut de préparation psychologique aux risques encourus et du ressentiment éprouvé à l’idée de ne pas avoir consenti à une atteinte à son intégrité corporelle » (Cass. 1re civ., 12 juill. 2012, n° 11-17.510). Ensuite, une différence assez nette concerne la charge de la preuve du préjudice. Pour l’instant, le juge administratif n’a pas renoncé à l’appréciation in concreto du préjudice. C’est à la victime qu’il revient d’établir la réalité et l’ampleur du préjudice qui ne se déduit donc pas automatiquement de la violation du droit à l’information. En l’occurrence, la victime n’ayant pas invoqué le préjudice devant les juges du fond, le Conseil d’État estime que c’est à bon droit que la cour administrative d’appel n’a pas reconnu l’existence d’un préjudice de la seule circonstance que son droit d’être informé des risques de l’intervention avait été méconnu.
B. Les cas de présomption de préjudices envisageables
Premièrement, la présomption de préjudice moral pourrait utilement trouver à s’appliquer en cas d’atteintes à certains droits-créances, à tout le moins lorsque le législateur a fixé à la charge de l’Etat une obligation de résultat (cette catégorie de droits fondamentaux ne dispose d’ailleurs pas nécessairement d’un socle constitutionnel ou international). L’on sait en effet, d’une part que l’action en responsabilité, et notamment cette présomption de préjudice, ne remplissent pas seulement une fonction indemnitaire mais incitent aussi les personnes publiques à prendre les mesures légalement exigées. Ce faisant, le mécanisme présomptif pourrait constituer un aiguillon intéressant en faveur de l’effectivité de ces droits qui actuellement s’avère essentiellement garantie par le vecteur du contentieux indemnitaire. D’autre part, les obligations de résultat contribuent à assouplir le droit de la responsabilité administrative ; la tâche de la victime dans l’établissement de la réalité du fait dommageable fautif allégué en sort facilitée car il lui suffit de prouver que le résultat exigé n’est pas atteint. Mais il est regrettable que cette libéralisation ne se soit absolument pas poursuivie sur le terrain du préjudice. Dans le prolongement des solutions jurisprudentielles actuelles, trois domaines pourraient ainsi accueillir le mécanisme présomptif (et évidemment sans que cette liste ait un quelconque caractère limitatif) : le droit au logement opposable (TA Paris, 17 déc. 2010, n° 1004946. V. Hafida Belrhali-Bernard, « L’action en responsabilité : recours de la dernière chance pour le DALO ? » : AJDA 2011, p. 690), la matière du droit à l’éducation et notamment celle du droit à l’éducation des enfants handicapés (CE, 8 avr. 2009, n° 311434, Laruelle), la prise en charge pluridisciplinaire d’un enfant autiste (CE, 4e et 5e ss-sect., 16 mai 2011, n° 318501, Beaufils).
Deuxièmement, la place de la présomption de préjudice en matière environnementale mérite d’être examinée sous deux angles, quoique des chevauchements ne sont pas exclus : sous celui du dommage écologique pur entendu comme l’atteinte causée à l’environnement envisagée indépendamment de ses répercussions sur les personnes puis sous celui, plus classique, des préjudices dérivés d’une atteinte à l’environnement.
D’abord, s’il arrive que le juge judiciaire utilise la présomption de préjudice moral des associations de protection de l’environnement pour compenser l’absence de réparation du dommage écologique (V. M. Boutonnet et L. Neyret, « préjudice moral et atteintes à l’environnement », D. 2010, p. 912), semblable raisonnement se retrouve, mais nettement plus rarement, dans la jurisprudence administrative (par exemple : CAA Nantes, 1er déc. 2009, n° 07NT03775, AJDA 2010, p. 900, comm. A. Van-Lang. Selon la Cour, les associations : « eu égard à leur objet statutaire, ont été victimes d’une atteinte importante aux intérêts collectifs environnementaux qu’elles se sont données pour mission de défendre, constitutive d’un préjudice moral de nature à leur ouvrir droit à réparation »). Quoiqu’il en soit, l’avenir de cette hypothèse de présomption de préjudice moral paraît compromis dès lors que le droit positif s’apprête à accueillir la réparation du dommage écologique. C’est ce qui ressort de la solution adoptée le 25 septembre 2012 par la chambre criminelle de la Cour de cassation dans l’affaire Erika (Crim. 25 sept. 2012, n° 10-82.938). S’oriente aussi dans ce sens, la proposition de loi visant à inscrire la notion de dommage causé à l’environnement dans le Code civil adoptée par le Sénat le 16 mai 2013 (proposition de loi de Bruno Retailleau, 23 mai 2012, Sénat n° 516).
Ensuite, une autre piste consiste à se demander si, dans le giron de la responsabilité administrative, la présomption de préjudice pourrait être exploitée pour faciliter la réparation des préjudices personnels et subjectifs résultant d’une atteinte à l’environnement. Elle suppose d’admettre que le droit à un environnement sain et équilibré de l’article 1er de la Charte de l’environnement constitue un droit subjectif dont ses titulaires pourraient exiger le respect, notamment de la part des collectivités publiques (et l’on ignore pas que la doctrine, y compris depuis la décision du Conseil constitutionnel n° 2011-116 du 8 avril 2011, reste divisée sur ce point). Dans cette perspective, une solution serait de considérer que la seule constatation de l’atteinte à ce droit subjectif en raison d’une activité d’une collectivité publique puisse ouvrir droit à réparation d’un préjudice moral. Cela étant, l’on constate que la Cour de cassation ne déduit pas de la charte des règles de preuve spécifiques (Cass. 3e civ., 18 mai 2011, n° 10-17.645 : JurisData n° 2011-009087), et du côté de la jurisprudence administrative, on trouve seulement une ordonnance de référé du Tribunal administratif de Châlons-en-Champagne indiquant qu’ : « en adossant à la Constitution une charte de l’environnement qui proclame en son article 1er que chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé, le législateur a nécessairement entendu ériger le droit à l’environnement en liberté fondamentale de valeur constitutionnelle » (TA Châlons-en-Champagne, réf., 29 avr. 2005, Conservatoire du patrimoine naturel, Ligue de protection des oiseaux, Fédération des conservatoires d’espaces naturels c/ Préfet de la Marne, n° 0500828, 05008829 et 0500830). Et surtout, selon une ligne jurisprudentielle classique, une disposition constitutionnelle formulée en des termes trop généraux ne saurait constituer une base directe à la reconnaissance d’un droit subjectif dans le chef d’un particulier (dans ce sens V. concl. Y. Aguila sur CE Ass., 3 octobre 2008, Commune d’Annecy, req. n° 297931, RFDA 2008, p. 1147). En conséquence, en l’état actuel de la jurisprudence administrative, l’article premier de la charte de l’environnement ne paraît pas pouvoir être utilement invoqué à l’appui d’un recours en responsabilité. Tout laisse à penser, et sans même qu’il soit besoin de prendre parti sur l’opportunité d’une telle solution, que l’utilisation par le juge administratif de la présomption de préjudice moral en cas d’atteinte illicite au droit à un environnement sain est plus qu’improbable.
Si la présomption de préjudice a vocation à rester cantonnée dans un périmètre raisonnable, ses effets sur le droit de la responsabilité administrative n’en doivent pas moins être examinés.
III. L’importance des effets de la présomption de préjudice
La présomption de préjudice étant d’application encore limitée, il est impossible de mesurer précisément son impact sur le droit de la responsabilité administrative (en droit civil : C. Quézel-Ambrunaz, « La contraction des conditions de la responsabilité civile en cas d’atteinte à un droit fondamental », RDLF, 2012, chron. n°27. Voir aussi : L. Gratton, « Le dommage déduit de la faute », RTD Civ. 2013, p. 275). Toutefois, en se fondant essentiellement sur la base de l’échantillon des cas avérés et émergents de présomptions de préjudice, et accessoirement sur une part d’intuition, l’on peut préciser ses caractéristiques et mesurer ses effets sur la structure et sur la fonction du droit de la responsabilité administrative.
A. Les caractéristiques de la présomption de préjudice
En cas d’application d’une présomption de préjudice, la victime se voit seulement dispensée de prouver l’existence du préjudice moral à la fois parce qu’il est difficile à caractériser (en raison de sa nature subjective) et parce qu’il est très probable. Mais, et on a là un élément de différenciation important par rapport à la présomption de faute, la présomption de préjudice est davantage qu’une simple technique probatoire destinée à faciliter la tâche de la victime. L’on retrouve également l’idée que le préjudice est inhérent à la violation d’une liberté fondamentale ce qui implique en bonne logique d’admettre que la présomption est irréfragable. Cependant, conformément à la position de la Cour de Strasbourg, le Conseil d’Etat a expressément indiqué que la présomption de préjudice moral applicable dans le contentieux de la responsabilité de l’Etat du fait d’une violation du droit à un délai raisonnable de jugement est réfragable. L’arrêt Ville de Brest l’illustre clairement où le Conseil d’Etat signale que : « si la durée excessive d’une procédure résultant du dépassement du délai raisonnable pour juger une affaire est présumée causer par elle-même un préjudice moral dépassant les préoccupations habituellement causées par un procès, il résulte des circonstances particulières de l’espèce qu’en raison tant de la nature du litige en cause et des sommes en jeu, dont la ville a eu la disposition jusqu’à l’exécution de la décision du Conseil d’Etat, que de la qualité de la requérante, que l’existence d’un tel préjudice n’est pas établi » (CE Sect., 17 juill. 2009, n° 295653, Ville de Brest, préc.). L’on constate que la qualité de personne morale de droit public (la collectivité publique ayant de surcroît le statut de défenderesse dans la procédure contentieuse litigieuse) joue certainement un rôle déterminant dans le renversement de la présomption de préjudice moral.
Concernant les autres hypothèses de présomption de préjudice, la jurisprudence s’est abstenue de se prononcer explicitement. Le juge administratif ne dit rien sur la possibilité pour le défendeur de renverser la présomption en démontrant l’absence de préjudice. Cela étant, il est en effet difficile de concevoir de quelle manière il pourrait y parvenir ; la présomption paraît donc irréfragable. De surcroît, à partir du moment où l’existence du préjudice est admise, il ne fait aucun doute qu’il est indemnisable : ses caractères direct, certain et personnel seront à leur tour présumés, et alors même que l’on ne se situe pas dans le cadre de la responsabilité sans faute, on peut considérer que le préjudice moral qui s’infère de l’atteinte illicite à une liberté fondamentale est nécessairement anormal.
Reste la délicate question de l’évaluation de ce préjudice moral découlant de la violation d’un droit. Conformément à la fonction fondamentalement réparatrice de la responsabilité administrative, la fixation des dommages et intérêts est censée s’effectuer seulement à l’aune de l’étendue du préjudice subi ce qui s’avère impossible lorsque le préjudice est présumé. En outre, sur l’évaluation du préjudice inhérent à la violation d’une liberté fondamentale, la jurisprudence, certes peu abondante (d’autant plus que le Conseil d’Etat se prononce rarement en tant que juge du fond), montre que le montant des indemnités allouées est faible (le propos gagnant parfois à être nuancé comme en matière de dépassement du droit à un délai raisonnable de jugement où le Conseil d’Etat prend essentiellement en considération la durée de la procédure pour évaluer ledit préjudice. Par exemple : CE, 25 janvier 2006, n° 284013, SARL Potchou. Pour une durée excédant 18 ans, allocation à la SARL au titre du préjudice moral d’une indemnité de 18 000 euros), voire, symbolique. Dès lors, il est évident que la fonction de la présomption de préjudice n’est pas seulement réparatrice, elle est également punitive ; elle permet en effet de sanctionner un acte ou un comportement de nature à porter atteinte à un droit subjectif. Sans originalité aucune, on rejoint là l’idée selon laquelle l’indemnisation accordée au titre du préjudice moral revêt le caractère d’une peine privée (sur la réparation d’un tel préjudice inhérent à la violation d’un droit de la personnalité, V. S. Carval, La responsabilité civile dans sa fonction de peine privée, LGDJ, 1995, préf. G. Viney, n° 22 s.). Cela étant, de manière logique au regard du principe de réparation intégrale, la présomption de préjudice moral ne saurait empêcher la victime d’obtenir l’indemnisation d’autres chefs de préjudice sous réserve cette fois qu’ils soient caractérisés.
B. Les effets de la présomption de préjudice sur le schéma de la responsabilité administrative
Premièrement, il faut indiquer que la présomption de préjudice n’a probablement pas sa place en droit de la responsabilité administrative sans faute. En effet, d’une part ce régime se caractérise par une large indifférence à l’égard du fait générateur ; or dans les cas de présomption de préjudice, l’atteinte au droit fondamental est toujours illicite et il est difficile de ne pas analyser cette violation en une faute. D’autre part, la présomption de préjudice ne rentre pas dans les hypothèses réputées traditionnellement se rattacher au droit de la responsabilité sans faute, qu’il s’agisse du risque, de la rupture d’égalité devant les charges publiques ou de la garde (mais pour une opinion contraire, voir les conclusions du rapporteur public S. Dewailly sur TA de Melun, 26 mai 2005, n° 03-3078, AJDA 2005, p. 1853 qui indique que : « la transposition du régime de responsabilité qui se borne à constater une atteinte à un droit protégé ne relève pas de la faute » et qui considère que la violation d’un dispositif légal de protection de la personne est de nature à constituer une atteinte à l’égalité des citoyens devant les charges publiques). Cela étant, une autre solution serait de dépasser la présentation binaire des régimes du droit de la responsabilité administrative et d’inscrire la présomption de préjudice dans le cadre d’un régime de responsabilité sui generis de nature objective sur la base d’une distinction entre le constat d’une violation illicite d’une liberté fondamentale et la qualification de faute (une partie de la doctrine considère ainsi que la distinction entre l’illicéité et la faute n’est pas totalement inconnue du juge administratif ; elle se retrouverait notamment dans l’arrêt CE Ass., 8 févr. 2007, n° 279522, Gardedieu sur la responsabilité de l’Etat du fait d’une loi inconventionnelle). Mais outre qu’il ne paraît pas souhaitable de supprimer le rempart qu’est la faute, l’analyse de la jurisprudence empêche d’adhérer à ce raisonnement dès lors que la qualification de faute apparaît régulièrement dans les décisions où le préjudice moral est présumé.
Deuxièmement, le mécanisme présomptif affecte, dans une certaine mesure, les conditions classiques d’engagement du droit de la responsabilité administrative à base de faute.
Dans tous les cas de figure qui ont été envisagés, la présomption concerne à l’évidence le préjudice dont le requérant n’a donc pas à établir la réalité (voilà qui traduit une rupture certaine avec une conception plus classique suivant laquelle le préjudiceest une notion principalement subjective et sélective qui s’apprécie par rapport à une personne déterminée. Plus précisément, il constitue une catégorie juridique incluant certaines conséquences d’un dommage, propres à la victime, dont il fonde le droit à réparation). La formulation, sans doute maladroite, selon laquelle une « atteinte constitue en elle-même le préjudice dont les requérants sont fondés à demander réparation » ne saurait être comprise comme traduisant une contraction entre l’atteinte à la liberté fondamentale et le préjudice. Elle signifie seulement que l’existence du préjudice moral est inhérente à la transgression de cette liberté. En revanche, dès lors que le préjudice est présumé, le fait générateur et le dommage sont régulièrement imbriqués dans la notion d’atteinte illicite à une liberté fondamentale à tel point qu’ils peuvent se confondre. S’observe alors un phénomène de contraction entre l’atteinte et le dommage ; l’atteinte constitue en elle-même le dommage qui est nécessairement la source d’un préjudice moral dont les requérants sont fondés à demander réparation.
Plus délicate est la question de savoir si la présomption concerne seulement ce chef de préjudice ou si s’observe ou devrait s’observer un cumul de présomptions : une présomption de faute et une présomption de préjudice. Dans cette dernière hypothèse, le seul constat de l’atteinte illicite emporte à la fois présomption de faute et présomption de préjudice. L’architecture d’un tel régime de responsabilité est fort simple : l’atteinte révèle une faute de laquelle s’infère systématiquement un chef de préjudice indemnisable (en l’occurrence, le préjudice moral). En l’état actuel de la jurisprudence administrative, l’existence d’une présomption de faute dans l’hypothèse d’une violation d’une liberté fondamentale est loin d’être systématique. La plupart du temps, le juge continue d’exiger de la victime la preuve d’une faute indépendante de l’atteinte (c’est le cas en matière de dépassement du droit à un délai raisonnable de jugement). Mais il n’est pas exclu que le juge admette que la faute résulte de la seule constatation de l’atteinte illicite à une liberté fondamentale. Pareil raisonnement ressort très nettement de la décision Fedida (CE, 27 avril 2011, Fedida / Commune de Nantes, n° 314577) où le Conseil d’Etat signale qu’ : « en utilisant l’oeuvre de M. F… D… pour la diffuser dans le cadre d’une exposition, sans qu’il ressorte de l’instruction qu’elle ait obtenu l’autorisation pour ce faire ni de celui-ci ni de ses héritiers, la commune de Nantes a commis une faute de nature à engager sa responsabilité ; que cette atteinte constitue en elle-même le préjudice dont les requérants sont fondés à demander réparation ».
En tout état de cause, la présomption de faute, lorsqu’elle existe, ne revêt pas un caractère irréfragable. Le défendeur peut démontrer l’absence d’atteinte illicite à une liberté fondamentale (par exemple, dans l’affaire précédente, en établissant l’autorisation de diffuser l’oeuvre) ou qu’elle existe mais qu’elle revêt un caractère minime. Par ailleurs, la faute n’est pas caractérisée dans l’hypothèse où s’effectue une conciliation entre des droits fondamentaux, et l’on pense évidemment à la liberté d’information qui est susceptible d’entrer en concurrence avec le droit au respect de la vie privée (dans ce sens, TA Toulouse, 13 févr. 2006, n° 203117, Bonsirven, Dr. adm. n° 6, Juin 2006, comm. 96 : « si le droit au respect de la vie privée permet à toute personne de s’opposer à la diffusion, sans son autorisation expresse, de son image, attribut de sa personnalité, il en va cependant différemment lorsque la photographie reproduisant cette image a été prise en dehors du cadre de l’intimité de la vie privée, notamment dans le cadre professionnel, que sa diffusion correspond à un but d’information, y compris dans un but de préservation de la mémoire historique d’un fait ou d’une activité particulière ou dans un but éducatif, que la personne photographiée n’est pas représentée dans une attitude attentatoire à sa dignité et que l’existence d’un préjudice particulier en résultant n’est pas établie ». Et à propos de la même affaire : CAA de Bordeaux, 12 février 2008, n° 06BX00749, AJDA 2008, p. 1005).
La présomption de préjudice fait en l’état actuel du droit de la responsabilité administrative, l’objet d’une application encore très mesurée notamment par comparaison avec le droit civil. Elle concerne essentiellement l’action en réparation du préjudice moral subi par une personne physique résultant d’atteintes illicites à certaines libertés fondamentales (cette conclusion n’est pas sans rejoindre celle de l’étude menée en droit européen : K. Blay-Grabarczyk, « L’incertaine présomption de préjudice pour violation d’un droit protégé par la Convention EDH », RDLF, 2013, chron. n°2). Toutefois, lorsqu’elle est employée par le juge, elle vient modifier de manière importante la structure de la responsabilité administrative sans qu’il soit possible d’aller jusqu’à considérer que toutes ses conditions se contractent lorsqu’un droit fondamental de la victime est atteint (une telle conclusion ressortant de l’étude menée en droit civil : C. Quézel-Ambrunaz, « La contraction des conditions de la responsabilité civile en cas d’atteinte à un droit fondamental », préc.).