Asile et terrorisme – L’insidieuse érosion des statuts de réfugié et de bénéficiaire de la protection subsidiaire
Par Catherine Gauthier MCF – HDR CERCCLE – Université de Bordeaux
La lutte contre le terrorisme a des incidences de plus en plus immédiates sur le droit de la protection internationale. Le droit issu de cette lutte s’est insidieusement imposé et doit être observé avec attention. Il constitue un risque de mise en cause profonde de l’une des institutions les plus essentielles de notre Etat de droit.
L’asile, entendu au sens large comme la protection accordée par un Etat d’accueil aux personnes ayant fui leur pays, est incontestablement l’un des piliers de l’Etat de droit contemporain. Consacré par des textes de valeur supérieure, constitution et traités internationaux, le droit de demander asile est garanti en Europe en général et en France en particulier par des procédures qui se voudraient complètes et respectueuses des droits processuels les plus élémentaires. Depuis plusieurs années cependant, conjuguée à la pression migratoire, la recrudescence des actes terroristes a fait craindre que l’asile soit accordé à des personnes impliquées dans ce type de menaces à l’ordre public. Par voie de conséquence, un double phénomène s’est dessiné : une interprétation souple des clauses d’exclusion de la protection internationale telles que prévues par les textes internationaux et une prise en compte de plus en plus précise de la menace terroriste dans l’arsenal réglementaire entourant la procédure d’octroi et de révocation du statut de réfugié ou de bénéficiaire de la protection subsidiaire au plan national 1. Ces deux mouvements, qui sont en réalité les deux faces d’une même médaille, se sont considérablement accentués ces toutes dernières années.
Notre propos vise à faire état de ce mouvement d’encadrement de plus en plus manifeste de la procédure d’asile par des éléments relevant du champ pénal et plus précisément de celui de la lutte anti-terroriste. A partir de cet état des lieux, la question posée est celle de savoir si l’institution de l’asile, élément essentiel de l’Etat de droit, est ou non ébranlée par la réglementation et par la jurisprudence visant à lutter contre le terrorisme. A notre sens, la réponse à cette question est globalement positive et le défi pour les prochaines années est précisément de voir comment juguler ce mouvement qui aboutit à éroder l’une de nos plus nobles institutions. Ce mouvement s’est irrésistiblement développé de deux manières : par une interprétation constructive des clauses d’exclusion de la protection internationale (I), mais également par l’adjonction, pour motifs d’ordre public, de possibilités de retrait et de refus de ces statuts protecteurs (II).
I – Le terrorisme, facteur d’exclusion du statut de réfugié
Si l’on prend en compte l’asile tel qu’il est réglementé par le droit international des réfugiés 2l’octroi du statut de réfugié peut être exclu pour une personne qui est soupçonnée d’agissements terroristes. En effet, si la Convention de Genève ne mentionne pas ce type d’infractions, elle prévoit deux clauses d’exclusion du bénéfice de la reconnaissance du statut qui peuvent s’y rapporter (A), comme en atteste d’ailleurs une jurisprudence particulièrement constructive à cet égard (B).
A/ Le double fondement possible de l’exclusion
Si le terme « terrorisme » n’apparaît pas directement dans la Convention de Genève, ce type d’activités criminelles peut tout de même relever de certaines des clauses d’exclusion qui sont prévues à l’article 1F de ladite Convention. La jurisprudence a confirmé ce rattachement et donc, cette possibilité d’exclure de la protection internationale une personne soupçonnée d’activités terroristes. Plusieurs clauses d’exclusion sont prévues à l’article 1F de la Convention de Genève. La première concerne les « personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser a) qu’elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes ». Cette disposition n’est pas appliquée pour exclure les personnes soupçonnées d’activités terroristes, dans la mesure où ces activités n’ont pour l’instant pas été assimilées par la jurisprudence à de telles infractions internationales.
En revanche, les deux dispositions suivantes ont pu servir de fondements possibles pour exclure des personnes impliquées dans des activités terroristes. Le premier fondement réside ainsi dans l’article 1 F b) qui prévoit que « les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser : (…) b) qu’elles ont commis un crime grave de droit commun en dehors du pays d’accueil avant d’y être admises comme réfugiées ». Le deuxième fondement se trouve quant à lui au paragraphe suivant qui énonce que « Les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser : c) qu’elles se sont rendues coupables d’agissements contraires aux buts et aux principes des Nations Unies ». On peut en effet aisément penser que le lien entre activités terroristes et crime de droit commun ou agissements contraires aux buts et principes des Nations Unies peut être rapidement établi.
Précisons que ces clauses d’exclusion ont été reprises, quasiment à l’identique, dans les réglementations européennes et nationales. Bien que beaucoup plus contemporains, les textes européens sont en effet demeurés fidèles à la Convention (Directive 2004/83/CE du Conseil, 29 avril 2004, concernant les normes minimales relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants de pays tiers ou les apatrides pour pouvoir prétendre au statut de réfugié ou les personnes qui, pour d’autres raisons, ont besoin d’une protection internationale, et relatives au contenu de ces statuts, JOUE, 20.09.2004, L 304/12 ; Directive 2011/95/UE du Parlement européen et du Conseil, 13 décembre 2011, concernant les normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale, à un statut uniforme pour les réfugiés ou les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, et au contenu de cette protection, JOUE, 20.12.2011, L 337/9). Ils y renvoient expressément et ont intégré telles quelles les clauses d’exclusion. La directive qualification énonce ainsi ces deux causes d’exclusion en son article 12 § 2 sous b) et c). Quelques adaptations ont été cependant intégrées pour ce qui est des clauses d’exclusion de la protection subsidiaire. De même, l’article 711-3 du CESEDA, qui n’est autre que le résultat de la transposition de la directive de 2011 par la loi du 29 juillet 2015 (Loi n°2015-925 relative à la réforme du droit d’asile) reprend la même formulation des clauses d’exclusion susceptibles de concerner les crimes terroristes.
Ces deux rattachements textuels, qui renvoient à des situations factuelles très différentes, seraient donc éventuellement admissibles s’agissant de l’exclusion du statut de réfugié de personnes dont on a de sérieuses raisons de penser, pour reprendre la formule de la Convention, qu’elles sont coupables de crimes terroristes. On peut le présumer à la seule lecture des dispositions en cause. Mais cette présomption a été clairement confirmée par les juridictions européennes et nationales. Dans un arrêt de grande chambre, la Cour de justice de l’Union européenne a ainsi affirmé l’existence de ce double rattachement et plus précisément la possibilité d’admettre que les actes terroristes peuvent à la fois relever des crimes de droit commun et des agissements contraires aux buts et principes des Nations unies (CJUE, GC, 9 novembre 2010, Allemagne c. B et D, C-57/09 et C-101/09 : « 81. En premier lieu, il s’impose de considérer que les actes de nature terroriste, qui se caractérisent par leur violence à l’égard des populations civiles, même s’ils sont commis dans un objectif prétendument politique, doivent être regardés comme des crimes graves de droit commun au sens dudit point b). 82. En second lieu, s’agissant des agissements contraires aux buts et aux principes des Nations unies visés au point c) de l’article 12, paragraphe 2, de la directive, le vingt-deuxième considérant de celle-ci indique qu’ils sont évoqués dans le préambule et aux articles 1er et 2 de la charte des Nations unies, et précisés, entre autres, dans les résolutions des Nations unies concernant les mesures visant à éliminer le terrorisme international »).
Plus récemment, le Conseil d’Etat français a très clairement confirmé cette analyse (CE, 10ème et 11ème chambres réunies, 11 avril 2018, n°402242 : « Si les actes à caractère terroriste peuvent relever du b) du F de l’article 1er précité de la convention de Genève, les actes terroristes ayant une ampleur internationale en termes de gravité, d’impact international et d’implications pour la paix et la sécurité internationales peuvent aussi être assimilés à des agissements contraires aux buts et aux principes des Nations Unies au sens du c) du F du même article »).
Si ce double rattachement est donc largement admis, il n’est pas sans poser question. Il laisse en effet une grande marge de manœuvre pour écarter le bénéfice de la protection internationale à des personnes soupçonnées de crimes terroristes et nécessite des précisions dans son interprétation substantielle et donc dans son application qui repose sur le juge.
B/ L’interprétation jurisprudentielle constructive
Plusieurs arrêts ont porté sur l’interprétation de la clause d’exclusion et plus précisément sur le fait de savoir si et comment la participation à des activités terroristes pouvait justifier l’exclusion du statut de réfugié parce qu’elle serait constitutive soit de crimes graves de droit commun, soit d’agissements contraires au but et principes de Nations Unies.
Deux questions se posent à cet égard : celle de la qualification des faits et celle de l’évaluation de ces mêmes faits. De ce double point de vue, on mesure à quel point l’interprétation jurisprudentielle va être déterminante.
1°) La qualification des faits
Deux situations sont ici en jeu : les crimes graves de droit commun d’une part et les agissements contraires aux buts et principes des Nations Unies d’autre part. Les activités terroristes peuvent en effet être assimilées à l’une ou l’autre des hypothèses ; et il appartient donc principalement au juge, à l’occasion des contentieux qu’il a à connaître, de préciser le contenu de ces deux notions.
Selon le texte conventionnel, le crime de droit commun doit revêtir un certain degré de gravité et doit en outre avoir été commis en dehors du pays d’accueil avant d’y être admis. Selon le HCR, « le but de cette clause d’exclusion est de protéger la population d’un pays d’accueil contre le risque qu’il y aurait à admettre un réfugié ayant commis un crime grave de droit commun. Elle vise également à préserver le sort des réfugiés qui ont commis un ou des crimes de droit commun moins graves ou une infraction politique » (UNHCR, Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut des réfugiés au regard de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés, décembre 2011, p. 32). Le critère de la gravité du crime sera donc déterminant. Cette qualification ne dépendra d’ailleurs pas exclusivement du droit interne mais également et surtout « de l’examen complet de toutes les circonstances propres au cas individuel concerné » ainsi que l’a précisé la CJUE (13 septembre 2018, aff. C-369/17, Shajin Ahmed, §53 à 58). Le crime devra en outre avoir été commis pour des raisons de droit commun, ce qui exclut les crimes commis pour des raisons politiques. Cette précision est importante au regard de notre problématique car, et même si c’est évidemment discutable, les activités terroristes peuvent être motivées par des raisons politiques. Pourtant, Thibaut Fleury-Graff et Alexis Marie ont pu affirmer qu’ « un crime de nature terroriste ne pourra jamais, en l’état du droit et de son interprétation, être considéré comme politique » (T. Fleury Graff et A. Marie, Droit de l’asile, PUF, 2019, p. 275). La directive qualification va également dans ce sens puisqu’elle précise que « les actions particulièrement cruelles, même si elles sont commises avec un objectif prétendument politique, pourront recevoir la qualification de crimes de droit commun » (Article 12 §.2 b). Les activités terroristes relèvent certainement, en l’état actuel du droit et en dépit des débats que cette catégorisation peut soulever, de ce type d’actions.
En conséquence, le juge a pu faire entrer les crimes terroristes dans la qualification visée par l’article 1er F b) de la Convention de Genève à différentes reprises. Le statut de réfugié a donc été exclu (ex, CRR, 26 octobre 2005, K., n°399706, Rec. p. 96).
Compte tenu de l’autonomisation de l’infraction terroriste en droit international, l’exclusion pour faits de terrorisme se fonde peut-être plus souvent désormais sur l’article 1er F c) de la Convention de Genève qui vise les personnes coupables d’agissements contraires aux buts et principes des Nations Unies. Cette clause, en ce qu’elle se réfère aux objectifs énoncés de manière très large par le préambule et par le chapitre 1er de la Charte de San Francisco, n’avait pourtant pas vocation à s’appliquer régulièrement et les exclusions étaient davantage fondées sur les deux premières dispositions de l’article 1 F. Ainsi que pouvait le souligner le HCR, cette clause, qui vise une catégorie d’actions « relativement peu claire doit (…) être interprétée avec circonspection ». Et de poursuivre : « l’article 1 F c) s’applique seulement dans des circonstances extrêmes à des activités qui mettent en cause le fondement même de la coexistence de la communauté internationale » (UNHCR, Principes directeurs sur la protection international n°5. Application des clauses d’exclusion : article 1 F de la convention de 1951 relative au statut des réfugiés, 4 septembre 2003). Tel semble être le cas des activités terroristes, notamment telles qu’elles se sont développées ces dernières années et plus particulièrement depuis les événements de septembre 2001. C’est d’ailleurs probablement ces éléments factuels majeurs, ayant profondément marqué la communauté internationale, qui expliquent que cette clause soit désormais appliquée. Les juges y ont vu une justification conventionnelle pour écarter de la protection internationale les personnes soupçonnées de terrorisme. Cette démarche a été confortée par les actes adoptés dans le cadre de l’Organisation des Nations Unies à partir de cette période. La directive qualification, notamment en son considérant 31, vient d’ailleurs opérer un lien direct entre activité terroriste et agissements contraires aux buts et principes des Nations Unies : « Les agissements contraires aux buts et aux principes des Nations Unies sont évoqués dans le préambule et aux articles 1er et 2 de la Charte des nations unies et précisés, entre autres dans les résolutions des Nations Unies visant à l’éliminer le terrorisme, qui disposent que les actes, méthodes et pratiques terroristes sont contraires aux buts et principes des Nations unies et que sont également contraires aux buts et principes des nations unies, pour les personnes qui s’y livrent sciemment, le financement et la planification d’actes de terrorisme et l’incitation à de tels actes ».
Les applications de la clause 1 F c) par les autorités de l’asile aux activités de terrorisme se sont ainsi développées ces dernières années de manière sensible, en droit national notamment (voir par ex : CNDA, 4 juillet 2018, M. J., n°16040253 C ; CNDA, 11 octobre 2018, M. B., n°17014478 C ou encore CNDA, 14 décembre 2018, M. R., n°17034992 C), mais également en droit européen (CJUE, GC, 31 janvier 2017, Lounani, aff. C-573/14 : sur cet arrêt, v. notamment H. Labayle, « Terrorisme et droit des réfugiés : des liaisons dangereuses ? Libres propos sur le « Muslim Ban » et la jurisprudence Lounani de la Cour de justice », GDR ELSJ, 13 février 2017). Cette application accrue des clauses d’exclusion dans les hypothèses de soupçon d’activités terroristes a été critiquée par la doctrine et a amené les juges à en préciser quelque peu l’application.
2°) L’évaluation des faits
Les juges ont progressivement précisé la méthode d’évaluation des faits susceptibles d’emporter exclusion du statut de réfugié au titre des clauses précitées, notamment sur le terrain spécifique des activités terroristes. Plusieurs illustrations peuvent être données de ce mouvement qui répond probablement à une tendance accrue des autorités nationales de l’asile à l’application de telles clauses.
Ainsi, afin de déterminer l’« existence de raisons sérieuses de penser » que les personnes en cause sont coupables de crimes, le Conseil d’Etat a estimé que la Cour nationale du droit d’asile doit subordonner l’application des clauses d’exclusion à l’établissement des seules raisons sérieuses de penser que le demandeur a commis un crime, et non à l’établissement de faits précis concernant ce crime (CE, 4 décembre 2017, OFPRA c. M. G., n° 403454 B : si l’hypothèse concernait ici 1 F a), la transposition du raisonnement est possible pour les deux autres clauses). Autrement dit, la seule implication personnelle de l’intéressé peut suffire à l’application de la clause en question ; sa responsabilité directe dans la commission du crime ne sera pas requise. C’est donc une application littérale du texte qui est privilégiée par le Conseil d’Etat.
En outre, l’opération de qualification nécessite un examen précis et individuel des faits. La Cour de justice de l’Union européenne a clairement énoncé ce principe en affirmant que « le constat (…) qu’il y a des raisons sérieuses de penser qu’une personne a commis un tel crime ou s’est rendue coupable de tels agissements est subordonné à une appréciation au cas par cas de faits précis en vue de déterminer si des actes commis par l’organisation concernée remplissent les conditions établies par lesdites dispositions et si une responsabilité individuelle dans l’accomplissement de ces actes peut être imputée à la personne concernée » (CJUE, GC, 9 nov. 2010, précit., § 99). Ceci étant dit, la seule instigation ou la seule participation d’un individu aux crimes ou agissements en question peut justifier l’exclusion, comme la Cour de justice l’a posé dans son arrêt Lanouni (précit, §69). Il a été également retranscrit dans la nouvelle mouture de la directive qualification (article 12 §3) ainsi que de manière quelque peu modifiée à l’article L. 711-3 du CESEDA (« Le statut de réfugié n’est pas accordé à une personne qui relève de l’une des clauses d’exclusion prévues aux sections D, E ou F de l’article 1er de la convention de Genève, du 28 juillet 1951, précitée. La même section F s’applique également aux personnes qui sont les instigatrices ou les complices des crimes ou des agissements mentionnés à ladite section ou qui y sont personnellement impliquées »). En revanche, pour la CNDA, des faits graves doivent pouvoir être imputés à la personne qui n’a fait que participer au groupe (CNDA, 4 juillet 2018, M. J., précit). Dans le même sens, la qualification est toujours subordonnée à une appréciation de la gravité des faits. Ainsi, sur l’application de la clause 1 F c) à des activités terroristes, le Conseil d’Etat a rendu un arrêt important en avril 2018, estimant que de telles activités ne pouvaient être assimilées à des agissements contraires aux buts et principes des Nations Unies sans que soient appréciés leur caractère de gravité notamment au regard de leurs effets sur le plan international (CE, 11 avril 2018, M. K., n°402242 B).
Même si la vigilance du juge permet de circonscrire et de préciser les conditions d’application des clauses d’exclusion du statut de réfugié, on ne peut que constater que la pratique s’est développée et que les autorités de l’asile appliquent de plus en plus ces clauses à des demandeurs soupçonnés d’activités terroristes. Cette défiance vis-à-vis des étrangers susceptibles d’avoir participé de près ou de loin à des activités terroristes a probablement conduit à renforcer, de manière complémentaire, les mécanismes permettant de refuser ou de révoquer le statut de réfugié.
II– Le terrorisme, facteur de refus ou de retrait de la protection internationale
A côté de la clause d’exclusion prévue par la Convention de Genève, le droit européen puis le droit national ont introduit une clause permettant aux autorités nationales de refuser le statut de réfugié à un demandeur d’asile ou de le retirer à un bénéficiaire de la protection internationale s’il est établi que ces personnes constituent une menace grave pour l’Etat membre dans lequel elles se trouvent. Cette clause, qui a été confortée en France par la réforme de 2018 (Loi n°2018-778 du 10 septembre 2018 pour une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie), a été largement utilisée notamment pour exclure de la protection internationale des personnes soupçonnées d’activités terroristes (A). Emportant des conséquences radicales, elle soulève des questions redoutables (B).
A/ La promotion de la clause de refus ou de retrait de la protection internationale pour motif d’ordre public
Cette habilitation à refuser ou à mettre fin à la protection internationale a été introduite par le droit européen dès 2004 par la première directive qualification (Directive 2004/83/CE du Conseil, 29 avril 2004, concernant les normes minimales relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir prétendre au statut de réfugié ou les personnes, qui, pour d’autres raisons, ont besoin d’une protection internationale, et relatives au contenu de ces statuts, JOUE, 30.09.2004, L 337/9), puis transposée en droit national en deux temps, en 2006 et principalement en 2015. Il convient de distinguer le régime applicable au statut de réfugié et celui concernant la protection subsidiaire qui n’ont pas exactement la même portée. Tous deux sont évidemment et essentiellement susceptibles d’affecter la situation de personnes impliquées dans des activités terroristes.
En droit européen, c’est l’article 14 de la directive qualification qui permet aux autorités nationales de refuser ou de révoquer le statut de réfugié pour des motifs de sécurité publique. Cette disposition prévoit : « 4. Les États membres peuvent révoquer le statut octroyé à un réfugié par une autorité gouvernementale, administrative, judiciaire ou quasi judiciaire, y mettre fin ou refuser de le renouveler,
- a) lorsqu’il existe des motifs raisonnables de le considérer comme une menace pour la sécurité de l’État membre dans lequel il se trouve ;
- b) lorsque, ayant été condamné en dernier ressort pour un crime particulièrement grave, il constitue une menace pour la société de cet État membre.
- Dans les situations décrites au paragraphe 4, les États membres peuvent décider de ne pas octroyer le statut de réfugié, lorsqu’une telle décision n’a pas encore été prise ».
Les activités terroristes ne sont pas ici expressément visées, mais il ne fait aucun doute qu’elles entrent dans le champ d’application de ce texte qui avait été d’ailleurs rédigé dans un contexte très défensif à cet égard (v. sur ce point, E. Guild et M. Garlick, « Refugee protection, counter terrorism, and exclusion in the European Union », Refugee Survey Quaterly, Vol.19, n°4, 2011, pp. 63-82).
La transposition de ce texte en France a été l’occasion de se référer explicitement au terrorisme. La loi du 29 juillet 2015 introduit en effet l’article L. 711-6 au CESEDA, selon lequel : « Le statut de réfugié peut être refusé ou il peut être mis fin à ce statut lorsque : 1° Il y a des raisons sérieuses de considérer que la présence en France de la personne concernée constitue une menace grave pour la sûreté de l’Etat ; 2° La personne concernée a été condamnée en dernier ressort en France soit pour un crime, soit pour un délit constituant un acte de terrorisme ou puni de dix ans d’emprisonnement, et sa présence constitue une menace grave pour la société ». Moins de trois années après, la réforme de 2018 est venue durcir et enrichir ce texte. Le nouvel article prévoit que le statut « est » refusé ou qu’il y « est » mis fin. Il s’agit donc désormais d’un impératif et non plus d’une possibilité. Par ailleurs, ce n’est plus la seule condamnation par des juridictions françaises qui est visée, mais également celles prononcées « dans un Etat membre de l’Union européenne ou dans un Etat tiers figurant sur la liste, fixée par décret en Conseil d’Etat, des Etats dont la France reconnaît les législations et juridictions pénales au vu de l’application du droit dans le cadre d’un régime démocratique et des circonstances politiques générales ». Si l’élargissement aux Etats européens semblent tout à fait logique et correspond aux objectifs de coopération pénale européenne, il pourrait être plus discutable pour ce qui est des Etats tiers.
Précisons en outre que la protection subsidiaire est également et assez logiquement concernée par ces possibilités de refus ou de retrait pour motif d’ordre public (sur ce point, v. F. Boggio-Cosadia, « Protection subsidiaire et menace à l’ordre public ; l’application de la clause d’exclusion de l’article 17-1 (D) de la directive 2004/83/CE du Conseil de l’Union européenne en France », in C. Laly-Chevalier et V. Chetail, Asile et extradition. Théorie et pratique de l’exclusion du statut de réfugié, 2013, pp. 127-150). D’une part, la protection subsidiaire peut ne pas être octroyée pour ce type de motifs (l’article 17 § 1 sous d) de la directive qualification évoque ainsi « une menace pour la société ou la sécurité de l’Etat membre dans lequel il se trouve ») ; elle peut, d’autre part, être révoquée ou non renouvelée (article 19 §3 sous a) de la directive qualification). Ces dispositions ont été transposées en France à l’article L. 712-2 du CESEDA. Les formulations adoptées sont légèrement plus précises, attestant une attention particulière du législateur à la marge de manœuvre dont pourront disposer les autorités nationales pour refuser ou retirer la protection subsidiaire aux personnes dont l’activité sur le territoire français constitue « une menace grave pour l’ordre public, la sécurité publique ou la sûreté de l’Etat ».
Le texte ajoute également que « la protection subsidiaire peut être refusée à une personne s’il existe des raisons sérieuses de penser, d’une part, qu’elle a commis, avant son entrée en France, un ou plusieurs crimes qui (…) seraient passibles d’une peine de prison s’ils avaient été commis en France et, d’autre part, qu’elle n’a quitté son pays d’origine que dans le but d’échapper à des sanctions résultant de ces crimes ». Les personnes soupçonnées d’activités terroristes sont évidemment visées et susceptibles d’être concernées par ces dispositions qui sont très complètes du point de vue de leur portée et de leur champ d’application matériel et temporel.
Cette promotion de la clause de refus ou de retrait de la protection internationale pour motif d’ordre public, dans un contexte de lutte anti-terroriste très présent, vise principalement, mais pas exclusivement, ce type d’infraction. Dans les faits, et même s’il est difficile d’opérer un décompte car on ne dispose pas des chiffres précis d’application de ces clauses par les autorités nationales, les mises en œuvre sont de plus en plus fréquentes, précisément sur le terrain terroriste. En attestent les nombreux exemples contentieux. Ainsi, dans son arrêt M. K. en date du 28 septembre 2018 (n°17021629 C+), la CNDA a estimé que l’idéologie fondamentaliste du requérant diffusée auprès des fidèles d’une mosquée d’obédience radicale, ainsi que ses activités de collecte de fonds en faveur d’une association ayant financé l’envoi de djihadistes en Afghanistan, constituent des raisons sérieuses de considérer que sa présence en France constitue une menace grave pour la sûreté de l’État. L’OFPRA était donc fondé à mettre fin à son statut de réfugié. La Grande formation de la CNDA est allée plus loin en admettant récemment que l’article L. 711-6 1°) du CESEDA pouvait s’appliquer à un ressortissant russe d’origine tchétchène expulsé du territoire français au moment de la décision, mais constituant toujours une menace pour l’Etat français en raison de sa dangerosité et de son allégeance à une organisation terroriste œuvrant sur le territoire français et revendiquant une action directe contre les représentants de l’Etat (CNDA, GF, 31 décembre 2018, M. O., n°17013391 R). Le Conseil d’Etat s’est également illustré en cassant une décision de la CNDA qui avait elle-même annulé une décision de retrait par l’OFPRA de la qualité de réfugié à un ressortissant russe d’origine tchétchène qui avait été fiché « S » par les autorités françaises (CE, 30 janvier 2019, n°416013).
Néanmoins, le juge de l’asile, s’il veille à l’application de la loi, tente également d’en circonscrire les effets et les potentialités. En d’autres termes, il va être attentif à ce que les clauses de refus ou de retrait de la protection internationale pour motif d’ordre public ne soient pas utilisées de manière trop systématique afin de répondre aux exigences, parfois fantasmées et souvent instrumentalisées, de la lutte anti-terroriste. Ainsi, certains arrêts de la CNDA sont intervenus pour annuler des décisions de l’OFPRA qui lui semblaient insuffisamment fondées. Il en est par exemple de l’arrêt du 11 octobre 2018 (Mme K., n°16030591 C) par lequel la Cour a annulé la décision de l’OFPRA de fin de protection d’une ressortissante turque d’origine kurde. Pour fonder sa décision, la CNDA s’est appuyée sur l’ancienneté des faits, sur le rôle concret de la requérante dans la commission d’actes terroristes et sur son absence de condamnation récente. Dans le même sens, la Cour a annulé la décision de refus de la protection subsidiaire à un ressortissant syrien fondée sur le parcours en Syrie de ce dernier et sur ses activités sur les réseaux sociaux. Selon la Cour, qui s’est d’ailleurs utilement référée au positionnement du Conseil constitutionnel en la matière, ces éléments ne suffisaient pas à établir ses liens avec des réseaux terroristes et le fait qu’il constituait une menace grave pour l’ordre public (CNDA, 5 octobre 2018, M. R., n°17013802 C).
Depuis quelques années, l’arsenal réglementaire a donc été modifié et complété afin que les Etats n’aient pas ou n’aient plus à protéger et à offrir l’asile à des personnes susceptibles d’appartenir à la mouvance terroriste et de constituer, de près ou de loin, une menace pour l’ordre public. Cette orientation forte n’est cependant pas sans poser de sérieuses difficultés.
B/ Des conséquences importantes
Dans le contexte de lutte anti-terroriste, l’insertion de clauses habilitant les autorités de l’asile à refuser ou à retirer la protection internationale pour des motifs d’ordre public a des implications radicales sur l’asile en tant qu’institution. Elle l’affaiblit tant du point de vue procédural que du point de vue de la garantie des droits en cause.
Du point de vue procédural, il convient d’abord de souligner que les évolutions du droit européen puis du droit national ont abouti à doter l’OFPRA et plus généralement les autorités administratives d’un pouvoir important en matière de refus ou de retrait du statut de réfugié ou de bénéficiaire de la protection subsidiaire. Le maintien du statut étant conditionné non seulement au comportement passé de la personne mais encore et surtout au comportement présent dans l’Etat d’accueil, l’OFPRA joue désormais un rôle de sentinelle et ce d’autant plus que la loi du 10 septembre 2018 le met désormais en situation de compétence liée. Rappelons que la formulation en vigueur aujourd’hui est impérative (« le statut de réfugié est refusé ou il y est mis fin »). L’Office devient ainsi l’un des garants de la préservation de la sûreté de l’Etat et se transforme dès lors en un partenaire privilégié des autorités étatiques chargées de ces questions (ministère de l’intérieur et autorités préfectorales). En attestent les affaires, de plus en plus fréquentes, où l’OFPRA communique, d’ailleurs souvent tardivement, des « notes blanches » ou autres documents fournis par la Direction générale de la sécurité intérieure ou par l’Unité de coordination de la lutte anti-terroriste (v. par exemple, CNDA, M. K., 28 septembre 2018, précit. : dans cette affaire, la Cour s’est notamment appuyée sur trois notes de l’Unité de coordination de la lutte anti-terroriste, sur une note blanche des services de renseignement français et sur un arrêt de la cour d’appel de Paris pour estimer que le retrait du statut de réfugié au requérant par l’OFPRA en application de l’article 711-6 du CESEDA était fondé). A cet égard, les juridictions administratives devront être attentives au respect des droits fondamentaux des personnes suspectées, afin que les dispositions de l’article L. 711-6 du CESEDA ne leur soient pas appliquées de manière arbitraire et systématique au nom de la lutte anti-terroriste (v. par exemple, 11 octobre 2018, Mme K., précit. ; pour rappel, la Cour annule ici la décision de retrait de l’OFPRA au motif que la requérante n’avait pas eu de rôle de décision dans les activités terroristes de l’organisation à laquelle elle avait appartenue). Ce rôle, pourtant essentiel, n’est cependant pas favorisé par la récente loi du 10 septembre 2018 qui confie les affaires relevant de l’article L. 711-6 aux formations à juge unique de la CNDA (V. nouvel article L. 731-2 CESEDA).
Sur le fond ensuite, la multiplication et le durcissement de ces clauses d’ordre public sont sources de confusion et d’érosion de la protection prévue, notamment pour les personnes soupçonnées d’activités terroristes, premières visées par ce type de dispositifs. D’une part, elles manquent de lisibilité et s’articulent difficilement entre elles. Elles n’ont en effet pas la même portée s’agissant de la protection conventionnelle ou de la protection subsidiaire. Dans ce dernier cas, l’application de la clause peut aboutir à l’exclusion pure et simple de la protection ; tel n’est pas exactement le cas, comme nous le verrons, dans le cadre de la protection conventionnelle. D’autre part, l’adjonction de ces dispositions au régime conventionnel a pu faire craindre aux praticiens et à une partie de la doctrine qu’une nouvelle clause d’exclusion ait été insidieusement insérée par l’article 14 de la directive qualification puis par l’article L.711-6 du CESEDA, au détriment du droit international des réfugiés (v. notamment HCR, « Commentaires du HCR sur la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil concernant les normes minimales relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale, et relatives au contenu de cette protection » [COM(2009) 551, du 21 octobre 2009] ; M. Eudes, « L’exclusion des protections internationale et européenne », in. C-A. Chassin, dir., La réforme de l’asile mise en œuvre, Pedone, 2017, p.194 et s.). Saisie par voie préjudicielle par des juridictions de plusieurs Etats membres (République Tchèque et Belgique), la Cour de justice de l’Union européenne s’est récemment prononcée sur la portée de l’article 14 de la Directive qualification et sur sa compatibilité avec le droit primaire qui se réfère expressément à la Convention de Genève sur le statut de réfugié (v. article 78 §.1 TFUE et article 18 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne). Autrement dit, c’est la conventionnalité de l’article 14 qui était en jeu.
Suivant les conclusions de l’avocat général Wathelet (conclusions sur les affaires jointes C-391/16, C-77/17 et C-78/17, 21 juin 2018), la Cour de justice a opéré une subtile distinction entre qualité et statut de réfugié. Elle a en effet estimé que « les personnes relevant de l’une des hypothèses décrites à l’article 14, paragraphes 4 et 5 de la directive 2011/95 (…) sont, certes, susceptibles de faire l’objet (…) d’une décision de révocation du statut de réfugié (…) ou d’une décision de refus d’octroi de ce statut, mais l’adoption de telles décisions ne saurait affecter leur qualité de réfugié lorsqu’elles remplissent les conditions matérielles requises pour être considérées comme des réfugiés (CJUE, GC, 14 mai 2019, aff. C-391/16, C-77/17 et C-78/17, §.110 ; note F. Gazin, Europe n°7, juillet 2019, comm. 268). Si cette jurisprudence doit être saluée car elle n’avalise pas l’adjonction pure et simple et très contestable d’une clause d’exclusion de la qualité de réfugié telle qu’elle est prévue par la Convention de Genève, elle soulève néanmoins des difficultés redoutables du point de vue des droits des personnes concernées par l’application de ces clauses. Ces personnes, qui sont souvent comme il a été souligné soupçonnées d’avoir participé à des activités terroristes, bénéficieront en effet d’un « statut amoindri » (l’expression est empruntée à T. Fleury-Graff et A. Marie, Droit de l’asile, op. cit., p. 316). Protégées théoriquement contre l’expulsion et le non-refoulement (l’article 33 § 2 de la Convention de Genève fait de la clause d’ordre public une exception au principe de non refoulement ; en outre, la récente jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme met en mal ce principe : v. CEDH, 29 avril 2019, A. M. c. France, n°12148/18), elles pourront également jouir de certains droits en vertu de l’article 14 §.6 qui précise que les personnes auxquelles sont appliquées les articles 4 et 5 continuent de bénéficier de différents droits : non-discrimination, liberté de religion, droit d’ester en justice, accès à l’éducation, absence de sanction pénale du fait du séjour irrégulier dans l’Etat d’accueil, protection contre le refoulement et l’expulsion ainsi qu’il vient d’être précisé). Elles ne peuvent en revanche prétendre à un titre de séjour, à l’obtention de documents de voyage ou encore à bénéficier de droits tout autant essentiels que le droit à la protection sociale ou encore le droit à travailler. Appliqué à des personnes supposées constituer un danger pour la sécurité de l’Etat, ce statut amoindri génère « une situation inutilement complexe, qui crée davantage d’insécurité juridique pour le réfugié qu’elle ne permet de protéger la sécurité de l’Etat membre concerné » (T. Fleury-Graff et A. Marie, Droit de l’asile, op. cit., p. 323).
Interprétation constructive des clauses d’exclusion prévues par la Convention de Genève, adjonction progressive de réglementations européennes et nationales défensives au nom de la protection de la sûreté publique, la lutte anti-terroriste a depuis quelques années fait évoluer la tradition et l’institution du droit d’asile. Cet inexorable mouvement doit être observé avec attention car la lutte évidemment légitime contre le terrorisme ne peut aboutir à altérer l’une des plus emblématiques constructions de notre Etat de droit.
Notes:
- v. D. Tavassoli, « Droits des réfugiés et lutte contre le terrorisme : la fragilité des frontières entre les perceptions fantasmagoriques et les potentialités des risques réels », in. S. Jacopin et A. Tardieu, La lutte contre le terrorisme, Pedone, 2017, p.259 et s ↩
- Convention de Genève des Nations Unies du 28 juillet 1951 relative au statut de réfugié et protocole de New-York de 1967) ↩