Droit de la concurrence, droit des libertés fondamentales et régulation des pouvoirs numériques (perspective européenne)
L’objet de ce texte est de montrer que les problèmes que soulève la montée en puissance des acteurs du monde numérique font l’objet d’une réponse concertée du droit de la concurrence et des droits fondamentaux, traduisant une forme de convergence entre ces deux mondes a priori éloignés. S’appuyant assez largement sur les procédés issus de la compliance pour pallier aux carences des mécanismes classiques de garantie, cette réponse commune permet d’esquisser quelques perspectives d’avenir pour la protection des droits fondamentaux.
Par Romain Tinière, professeur de droit public, Université Grenoble Alpes, co-directeur du CRJ, Chaire Jean Monnet
Des mondes différents. Le droit de la concurrence et les droits et libertés fondamentaux constituent des mondes éloignés. Certes, les droits et libertés fondamentaux innervent désormais l’ensemble des ordres juridiques au sein desquels ils sont garantis, ce qui inclut aussi le droit de l’entreprise et ses ramifications 1. Les entreprises mobilisent d’ailleurs depuis longtemps les droits fondamentaux dont elles sont titulaires pour contester les décisions adoptées en application du droit de la concurrence 2. Il n’en demeure pas moins que les logiques qui animent initialement ces deux droits sont très différentes : alors que le droit de la concurrence s’emploie à réguler l’activité d’acteurs privés sur les marchés, le droit des libertés fondamentales vise principalement à encadrer l’action des acteurs publics susceptible de porter atteinte aux droits des individus. L’objet comme les outils diffèrent nettement.
Rapprochement. Pourtant, un phénomène récent rapproche ces deux droits par les communes difficultés qu’ils rencontrent à s’en saisir : l’émergence et le développement des nouveaux acteurs du numérique et singulièrement les plus importants d’entre eux, habituellement réunis derrière plusieurs acronymes, dont le fameux GAFAM 3. La taille de ces acteurs, leur pouvoir sur les marchés fondé sur les effets de réseau et peut-être également la relative nouveauté de l’espace dans lequel se déploient leurs activités est telle que le droit de la concurrence semble rencontrer de sérieuses difficultés à les réguler. La multiplication des procédures intentées par la Commission européenne, notamment fondées sur l’article 102 TFUE 4, comme par les régulateurs nationaux 5, ne paraît pas avoir entraîné de modification significative de leur comportement ou de la structure du marché 6. Il est toujours aussi difficile pour les nouveaux acteurs d’émerger et lorsque certains y parviennent, ils sont rachetés et transformés en filiale 7 par les acteurs en place qui peuvent ainsi tuer toute concurrence émergente. Les enjeux de la régulation de ces pouvoirs numériques ne résident toutefois pas seulement dans la recherche d’une concurrence libre et non faussée, mais concernent également les droits et libertés fondamentaux et notamment, la liberté d’expression en ligne. En effet, ces acteurs gèrent pour la plupart des plateformes de réseaux sociaux pour lesquelles se pose la question de la détermination du juste équilibre entre le respect de la liberté d’expression et la lutte contre ses excès. Mais aussi celle du respect effectif de cet équilibre, ce d’autant plus que leur position hégémonique démultiplie les effets d’un éventuel abus. Or, la prolifération des discours de haine, des infox (ou fake news) et des allégations de censure visant certaines plateformes de réseaux sociaux laissent entrevoir les marges de progression considérables qui existent.
Caisse de résonance. Rien de surprenant à cela : ces plateformes jouent un rôle de caisse de résonance amplifiant toutes les expressions, qu’elles soient insipides, pertinentes, dérangeantes, utiles à une cause, mais aussi insultantes, incitant à la haine ou visant à transmettre de fausses informations, tout en favorisant la diffusion des contenus les mieux à même d’intéresser et de susciter des réactions de la part des utilisateurs. La nature humaine fait le reste. Les exemples sont nombreux et régulièrement renouvelés. Citons simplement pour mémoire et dans le désordre, Cambridge Analytica, Donald Trump, la Covid_19 et les différentes théories sur son origine, ses vaccins etc. et, plus généralement, la haine en ligne qui peut viser de façon indistincte des personnalités connues comme anonymes (avec toutefois un net penchant pour celles issues des « minorités ») 8. Autrement dit, les équilibres sur lesquels repose la liberté d’expression hors ligne, sont sérieusement mis à mal en ligne.
Difficultés communes. Si les difficultés rencontrées sur le terrain des droits fondamentaux et celui du droit de la concurrence ne sont pas identiques, elles se rejoignent au moins sur un point : l’inadaptation des réglementations actuelles à répondre aux difficultés suscitées par le développement des plateformes numériques. C’est le cas d’abord du droit de la concurrence dont l’intervention ex post, fondée sur une évaluation précise et exigeante du comportement des acteurs économiques au sein d’un marché déterminé 9, intervient souvent tardivement 10, trop tardivement pour empêcher la constitution d’entreprises disposant d’un pouvoir de commandement et de réglementation sur internet ou pour empêcher l’éviction des concurrents potentiels. C’est le cas également des droits fondamentaux dont les mécanismes liés au respect de la liberté d’expression paraissent dans l’incapacité de gérer le flux ininterrompu de contenus publiés, republiés, « likés » ou détournés sur les plateformes de réseaux sociaux. Il en va ainsi du principe de la responsabilité de l’éditeur comme des mécanismes de garantie juridictionnelle existants 11.
Objet commun. Ce n’est donc peut-être pas un hasard si l’Union européenne a décidé d’agir de façon coordonnée pour réglementer l’activité de ces plateformes par deux propositions de règlement déposées le 15 décembre 2020 12. La proposition de règlement relatif aux marchés contestables et équitables dans le secteur numérique (législation sur les marchés numériques ou Digital Market Act – DMA) 13 se penche ainsi sur le volet concurrence en s’efforçant de réguler l’activité des acteurs les plus importants qualifiés de contrôleurs d’accès (ou Gatekeeper), tandis que la proposition de règlement relatif à un marché intérieur des services numériques (législation sur les services numériques / Digital Services Act – DSA) 14 porte moins sur les relations entre acteurs numériques que sur la question des contenus publiés 15.
Certes, le DMA doit davantage être conçu comme un instrument créant un droit spécial de la concurrence que comme une réforme du droit européen de la concurrence 16, et le DSA ne s’intéresse pas qu’à la liberté d’expression. Il n’en demeure pas moins que la lecture et l’analyse de ces deux propositions met en évidence une certaine forme de convergence dans les moyens et les méthodes employées pour tenter de réguler l’activité de ces pouvoirs numériques. Plus précisément et pour nous recentrer sur le droit des libertés, il nous semble que les efforts récents de régulation des activités des pouvoirs numériques visant à préserver la liberté d’expression en ligne empruntent beaucoup au droit de la concurrence, à ses outils comme à ses réalisations, ce qui ne va évidemment pas sans soulever quelques questions quant aux évolutions futures des droits et libertés fondamentaux dans le monde numérique.
1 – Ce que la protection de la liberté d’expression en ligne doit au droit de la concurrence
Un travail d’orfèvre. En France, la liberté d’expression « hors-ligne » fait l’objet d’un encadrement fondée sur un régime principalement répressif : la liberté d’expression est la règle, la loi se contentant de fixer certaines limites (injure, incitation à la haine, diffamation, etc. 17) dont le franchissement peut être constaté par le juge au terme d’un contrôle permettant de mettre en balance l’importance de la protection de ce droit dans une société démocratique et la préservation de l’ordre public ou des droits d’autrui. C’est un travail d’orfèvre dont les spécialistes suivent les évolutions au fil des jurisprudences en fonction du type de discours et de l’intérêt ou du droit auquel l’expression a porté atteinte. Peuvent être amenés à répondre d’éventuels abus de la liberté d’expression, tant l’auteur de l’expression que celui qui en a permis la diffusion, c’est-à-dire l’éditeur au sens large 18.
Un modèle mis à mal. C’est ce modèle, un peu artisanal, qui a été gravement mis à mal par le développement des réseaux sociaux. Deux raisons principales l’expliquent : la quantité considérable et toujours croissante des contenus publiés sur ces plateformes et le choix de libérer leur gestionnaire de l’obligation de surveillance qui s’applique aux éditeurs. En effet, on pouvait s’interroger sur le point de savoir si un tel gestionnaire est un éditeur dont la responsabilité doit être engagée du fait des contenus mis en ligne sur sa plateforme ou un simple hébergeur. Le choix a rapidement été fait de considérer que les gestionnaires de plateformes sont des hébergeurs et que, partant, ils n’ont pas obligation de surveiller les contenus publiés par leurs utilisateurs pour déceler les éventuels contenus illicites 19, même s’ils doivent retirer ces derniers une fois informés de leur existence 20. C’était implicitement reconnaître l’autonomie des gestionnaires de plateforme dans l’élaboration et l’exécution de leur politique de modération 21. Au risque de caricaturer la situation, la liberté d’expression en ligne fait l’objet d’un contrôle minimal par les autorités publiques, car il faut pointer individuellement les contenus illicites parmi le flot de contenus publiés, et d’un contrôle très variable de la part des gestionnaires de plateformes qui s’appuient sur des conditions générales d’utilisation qui peuvent s’accommoder de contenus potentiellement illicites, tout en bloquant des contenus parfaitement licites mais ne correspondant pas à l’image qu’ils souhaitent renvoyer de leur plateforme. Peuvent ainsi cohabiter, parfois sur la même plateforme, des utilisations abusives de la liberté d’expression et des restrictions tout aussi abusives de cette même liberté…
Apport du DSA. C’est dans ce contexte qu’intervient le DSA. Son apport est double. S’il conserve le principe d’absence d’obligation générale de surveillance ou de recherche des contenus illicites pour les fournisseurs de services intermédiaires 22, il instaure des obligations ciblées visant à réguler la liberté d’expression en ligne et, surtout, des obligations de diligence afin d’imposer davantage de transparence dans le fonctionnement des plateformes. Si les premières sont importantes car elles encadrent la façon dont les plateformes traitent les cas individuels (demande/contestation d’un retrait de contenu, mécanismes facilitant la signalisation des contenus illicites, encadrement de la politique de modération 23), elles ne peuvent, seules, parvenir à réguler de façon satisfaisante la liberté d’expression en ligne du fait du flux de contenu et de la temporalité de l’intervention forcément en décalage avec l’instantanéité des réseaux sociaux 24. Les secondes sont plus intéressantes car novatrice et inspirées directement du droit de la concurrence.
Obligations de diligence. Sans entrer dans le détail, ces obligations de diligence visent principalement les « très grandes plateformes en ligne » 25 du fait des risques accrus qu’elles font peser sur la liberté d’expression en ligne compte tenu de leur taille. Elles leur imposent notamment de publier un rapport annuel détaillé incluant des informations relatives à la politique de modération de contenu avec des précisions sur l’usage éventuel d’un algorithme pour ce faire, aux litiges relatifs à cette modération, aux éventuelles suspensions de comptes d’utilisateurs 26. À ce rapport, s’ajoute l’obligation de recenser, analyser et évaluer « tout risque systémique important trouvant son origine dans le fonctionnement et l’utilisation faite de leurs services au sein de l’Union » notamment ceux relatifs à la diffusion de contenus illicites, aux effets négatifs pour l’exercice de certains droits fondamentaux 27 et à la manipulation intentionnelle de leur service à des fins diverses, criminelles comme électorales 28, en incluant l’influence qu’a leur politique de modération et de hiérarchisation des contenus en la matière. Bel exercice d’introspection qui doit s’accompagner d’un plan de réduction des risques et être rendu public. En outre, ces « très grandes plateformes en ligne » doivent rendre public de façon claire, accessible et aisément compréhensible les principaux paramètres utilisés pour établir leur algorithme de recommandation des contenus (tout en permettant aux utilisateurs d’y échapper pour préférer un affichage chronologique) ainsi que des informations détaillées sur la publicité en ligne qu’elles diffusent et son ciblage éventuel. Et si ces acteurs considèrent qu’ils ne sont pas assez vertueux, ils peuvent renforcer ces obligations en adoptant des codes de conduite. Le respect de ces différentes obligations sera contrôlé par un responsable de la conformité (Compliance Officer) en premier lieu mais pourra aussi faire l’objet d’un contrôle par les États et la Commission avec le prononcé d’amendes significatives à la clé en cas de non-respect.
Politique de conformité/compliance. De façon intéressante, le DSA importe ici une technique, déjà éprouvée en matière de protection des données 29 et bien connue du droit de la concurrence 30 : le recours à la compliance ou « mise en conformité » (même si cette traduction ne permet pas de restituer toute la signification du mot anglais). De quoi s’agit-il ? La compliance consiste en l’internalisation par des entreprises de mécanismes de régulation publique leur permettant d’éviter ex ante la survenance d’une infraction aux règles et ayant pour effet de rendre plus transparent leur fonctionnement. Si cette démarche est habituellement volontaire (quoique partiellement, car possiblement imposée par le niveau des sanctions encourues en cas de violation des règles), elle est ici clairement imposée aux pouvoirs numériques par le DSA. Néanmoins la logique demeure. Il s’agit de responsabiliser les acteurs privés et de les inciter à œuvrer à la poursuite des objectifs d’intérêt général fixés par les autorités publiques, à savoir la libre concurrence, mais aussi la recherche du juste équilibre s’agissant de la liberté d’expression en ligne. Or, en plus d’être inspirée du droit de la concurrence, cette piste nous semble plutôt prometteuse car bien plus en mesure de trouver des remèdes aux risques systémiques pesant sur l’exercice de la liberté d’expression en ligne, que l’intervention classique d’un juge suite à la saisine d’un utilisateur 31.
Convergence des luttes. Au-delà de cet emprunt méthodologique au droit de la concurrence, on assiste avec le DSA et le DMA, à une forme de convergence des luttes en ce que la régulation des marchés numériques concourt à la recherche d’une protection optimale de la liberté d’expression en ligne. En effet, les obligations qui s’imposent aux contrôleurs d’accès / Gatekeepers 32 et qui visent à garantir aux entreprises utilisatrices un accès équitable au service essentiel qu’elles contrôlent 33, contribuent également, en favorisant la libre concurrence, à la préservation d’un milieu favorable à la liberté d’expression. En effet, celle-ci a plus de chance de s’épanouir lorsqu’il existe plusieurs canaux d’expression appartenant à des acteurs différents que lorsqu’il n’y en qu’un, ou du moins que tous appartiennent au même acteur. Cette remarque valant aussi bien pour les canaux d’expression « en ligne » que pour ceux « hors ligne ». Ces obligations applicables ex ante viennent dès lors renforcer la démarche relative aux « très grandes plateformes en ligne » suivie par le DSA, car les géants de l’internet sont à la fois des « très grandes plateformes en ligne » et des Gatekeepers au sens du DMA. Certes, la participation du contrôle des concentrations à la protection de la liberté d’expression n’est pas nouveau et n’a pas attendu le monde numérique 34, mais ce qui frappe ici est la coordination des actions.
Phénomène similaire outre-Atlantique. De façon intéressante, on assiste à un mouvement similaire de l’autre côté de l’Atlantique 35. Un rapport parlementaire bipartisan adopté par le Subcommitee on antitrust, commercial and administrative law de la Chambre des représentants sur la concurrence dans les marchés numériques 36 souligne ainsi les conséquences négatives de la domination de certaines entreprises du numérique sur la vie privée, la protection des données et la liberté et la diversité de la presse avant de formuler plusieurs préconisations visant à restaurer la concurrence dans l’économie numérique en renforçant le droit antitrust. La Federal Trade Commission a d’ailleurs engagé des poursuites contre Facebook, lui reprochant d’avoir étouffé la concurrence en rachetant successivement Instagram et WhatsApp, acquisitions dont elle demande l’annulation 37. Si cette procédure de démantèlement pourrait prendre des années, elle n’est pas isolée et le Department of Justice a, par exemple, également introduit des poursuites, cette fois à l’encontre de Google dont le monopole dans les domaines des moteurs de recherche et des publicités liées est mis en cause. Si le Freedom of Speech n’est pas expressément mobilisé au-delà de la liberté de la presse, les menaces que font peser ces grandes entreprises du numérique sur les libertés fondamentales des citoyens américains paraissent ici aussi justifier un affermissement du droit antitrust.
2 – Quels enseignements pour les évolutions en cours du droit des libertés fondamentales ?
Au moins trois enseignements nous semblent pouvoir être tirés de cette forme de convergence entre droit de la concurrence et protection de la liberté d’expression en ligne.
Place des acteurs privés. Le premier ne constitue pas vraiment une nouveauté, mais amplifie plutôt un phénomène existant. Certains acteurs privés peuvent, du fait de leur taille, de leur implantation transnationale et de leur activité être à l’origine de violations parfois massives des droits fondamentaux, tout en échappant aux mesures de régulation de leurs activités et aux mécanismes de protection des droits et libertés fondamentaux existants. C’est le cas de certaines grandes entreprises du numériques, dont les GAFAM, mais aussi plus largement des entreprises multinationales. Les violations imputables à ces acteurs, pour être potentiellement massives, ne semblent pour autant pas de la même gravité que celles commises par des acteurs dotés de prérogatives de puissance publique. Il faut certes se garder de trop minorer les risques que font peser ces acteurs sur les droits fondamentaux en les ramenant à une simple problématique de surveillance visant à perfectionner le ciblage des publicités en ligne. Même en se cantonnant aux acteurs privés du monde numérique, de nombreux droits fondamentaux peuvent être affectés par leur activité 38. Mais il ne faut pas non plus tomber dans l’excès inverse et voir dans ces acteurs la principale menace pesant sur la protection des droits fondamentaux, au risque de perdre de vue la responsabilité des États qui demeurent à l’origine de l’immense majorité des violations, singulièrement de celles impliquant certains des droits les plus proches de la dignité de la personne humaine. Il n’en demeure pas moins que le droit des libertés fondamentales s’est d’abord essentiellement intéressé à la puissance publique en tant que source unique de violation des droits et libertés des individus et ne s’est tourné que plus récemment vers les acteurs privés. Il ne dispose donc pas nécessairement des outils permettant la protection effective des droits fondamentaux de la part de tels acteurs qui ne sont, en outre, pas des acteurs privés ordinaires. Leur implantation géographique leur permet d’échapper assez largement aux législations nationales et ils ne sont, pour l’heure, que rarement inquiétés par des mécanismes internationaux, dont le champ d’application territorial est souvent inversement proportionnel à l’effectivité des obligations énoncées 39. L’Union européenne est de ce point de vue un acteur doté de valeurs fortes (au moins dans le discours) et de la capacité juridique d’en imposer le respect aux acteurs privés, y compris à de telles entreprises, ce en jouant principalement sur l’attractivité économique de son marché. Après l’avoir fait s’agissant des données personnelles avec un certain succès 40, elle propose d’intervenir également en instituant une obligation générale de vigilance à destination des entreprises en matière de respect des droits de l’homme et des normes environnementales 41. Cette prise en compte par l’Union de la responsabilité des acteurs privés dans les violations éventuelles des droits fondamentaux, peut d’ailleurs être mise en regard avec la protection accrue des lanceurs d’alerte 42 dont le rôle est amené à se renforcer.
Procéduralisation des mécanismes de garantie. Le deuxième enseignement tient plus précisément à l’usage de mécanismes de compliance pour tenter de réguler l’action des pouvoirs numériques, déjà expérimenté pour la protection des données personnelles avec le RGPD 43 et ici étendu à la liberté d’expression. Si le développement de tels mécanismes utilisés initialement en matière fiscale peut être perçu comme une innovation dans le domaine de la protection des droits fondamentaux, il faut néanmoins souligner sa proximité avec les obligations positives procédurales dégagées par la Cour européenne des droits de l’homme. Cette dernière a en effet déduit de l’existence des obligations de respect des droits inscrits dans la Convention européenne des droits de l’homme l’existence d’obligations positives substantielles supposant l’adoption de mesures propres à permettre la jouissance effective de ces droits, mais aussi d’obligations positives procédurales exigeant la mise en place de procédures permettant aux individus de revendiquer la jouissance du droit en cause et de contester les mesures lui portant atteinte 44. La proximité avec les dispositifs introduits par le DSA évoqués plus haut est patente, à une différence près peut-être : le destinataire de l’obligation n’est plus un État, mais un acteur privé sommé de montrer qu’il a fait le maximum pour assurer le respect effectif d’un droit fondamental en prévoyant des procédures internes adaptées. De ce point de vue, l’introduction de la compliance dans la protection des droits fondamentaux ne serait que le dernier avatar du phénomène de procéduralisation des droits fondamentaux, avec ses avantages (l’objectivation et la dédramatisation des enjeux) et ses inconvénients (faiblesse du contrôle sur le terrain substantiel et perte de sens des droits). Les gestionnaires de plateformes ne devront ainsi pas prouver, au titre de leurs obligations de vigilance, qu’ils ont respecté la liberté d’expression, mais qu’ils ont prévu les procédures adéquates pour que la liberté soit respectée au risque que la protection effective du droit dans un cas d’espèce précis importe peu 45.
Gestion des risques systémiques pour les droits fondamentaux. Ce qui conduit au troisième et dernier enseignement : que peuvent les mécanismes juridictionnels classiques de protection des droits fondamentaux face à des violations systémiques telles que celles susceptibles de se produire sur les réseaux sociaux ? 46 On l’a évoqué, les mécanismes classiques renforcés par le DSA peuvent certes contribuer à une protection satisfaisante de la liberté d’expression. Mais ils ne peuvent y parvenir seuls, tant les procédures individuelles sur lesquelles ils sont fondés semblent noyées dans la masse des contenus publiés. Pour essentiel qu’il soit, le contrôle juridictionnel doit donc être complété par d’autres dispositifs de protection. Les mécanismes fondés sur la compliance semblent ainsi davantage en mesure d’appréhender les violations systémiques causées par les acteurs privés tels que, par exemple, les géants du numérique. Cependant, de tels mécanismes n’ont pas été conçus pour traiter des violations ponctuelles des droits et sont incapables de permettre une protection effective pour une situation individuelle donnée, notamment par qu’ils interviennent en amont d’une éventuelle violation. Or, les droits fondamentaux sont (aussi) des droits subjectifs dont la jouissance individuelle importe. Aucun mécanisme de protection ne semble donc en mesure d’assurer un respect effectif des droits fondamentaux au niveau micro (celui de l’individu) et au niveau macro (celui du système dans son ensemble). C’est plutôt dans la combinaison des mécanismes de protection, ceux fondés par exemple sur la compliance 47 et le contrôle juridictionnel « classique » qu’une protection en mesure d’appréhender ces deux niveaux est envisageable.
Un modèle d’avenir ? L’hybridation des mécanismes classiques de protection des droits fondamentaux et du droit de la concurrence, telle qu’elle résulte des projets de régulation des plateformes dans l’Union européenne, constitue-t-elle un modèle pour l’avenir de la protection des droits fondamentaux ? La prospective juridique étant un terrain glissant, on se gardera bien de l’affirmer de façon définitive. On se contentera de relever qu’une telle hybridation propose des outils intéressants pour tenter de faire en sorte que le développement difficilement contrôlable d’acteurs privés de niveau mondial dans le monde numérique et/ou IRL, ne se fasse pas au détriment de la protection des droits fondamentaux.
Notes:
- Voy. par ex. L. Milano (dir.), Convention européenne des droits de l’homme et droit de l’entreprise, Anthemis, 2016, 356 p. ↩
- Par exemple, en droit de l’UE, CJCE, 13 fév. 1979, Hoffman La Roche, aff. 85/76 ou CJCE, 26 juin 1980, National Panasonic, aff. 136/79. ↩
- Acronyme qui ne reflète d’ailleurs plus exactement la réalité, la maison mère de Google étant Alphabet et celle de Facebook, Meta. Le sigle AAMAM est certes un peu moins facile en bouche… Encore que, avec IBM parfois ajouté à la liste on parvient à faire MIAAAM… On trouve aussi les NATU (Netflix, Airbnb, Tesla et Uber) ou les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi). ↩
- Par exemple à l’encontre de Google avec les affaires Google Search (Shopping) (affaire AT.39740), Google Android (affaire AT.40099) ou Google Search (AdSense) (affaire AT.40411) ↩
- Également s’agissant de la publicité en ligne (Aut. Conc., déc. n°21-D-11 du 7 juin 2021 avec une transaction d’un montant de 220 millions d’Euros). Voy. J.-Ch. Roda, « Un an de droit de la concurrence dans l’univers numérique », Communication – Commerce électronique, 2021, Chron. 11., §§ 6 s. et E. Claudel, « Numérique : le droit de la concurrence français à l’offensive », RTD Com. 2020, p. 806. ↩
- Comme en atteste, par exemple, l’ouverture par la Commission européenne d’une nouvelle enquête sur un possible comportement anticoncurrentiel de Google et Meta dans le secteur de la publicité en ligne (affaire AT.40774, communiqué de presse du 11 mars 2022) ↩
- C’est le cas, par exemple, de Shazam par Apple, de Whatsapp et Instagram par Facebook/Meta ou encore de Skype et LinkedIn par Microsoft. ↩
- Voy. sur ce point l’avis de la CNCDH du 8 juillet 2021. ↩
- C’est le cas, par exemple, de l’abus de position dominante dont le constat suppose de délimiter le marché pertinent et d’identifier l’existence d’un pouvoir de marché de l’entreprise concernée (fixation unilatérale du prix et possibilité de ne pas se préoccuper de la qualité de ses produits et services). ↩
- En ce sens, W. Chaiehloudj, « Le droit de la régulation numérique marginalisera-t-il le droit de la concurrence ? Réflexions à la lumière de l’affaire Epic Games c/ Apple », Concurrences, 3-2021. ↩
- Voy. Infra. ↩
- Pour une première analyse, voy. K. Favro et C. Zolynski, « DSA, DMA : L’Europe encore au milieu du gué », Dalloz IP/IT, 2021, p. 217. ↩
- COM(2020) 842 final. ↩
- COM(2020) 825 final. ↩
- Si les discussions entre les deux co-législateurs semblent s’être arrêtées sur un accord s’agissant du DMA (voy. la lettre du président du COREPER), elles sont encore en cours concernant le DSA. ↩
- D. Bosco, « La Commission dévoile ses propositions pour façonner l’avenir digital de l’Europe », Contrats – Concurrence – Consommation 2021, n°27 ↩
- Limites réunies dans le chapitre IV de la loi du 29 juillet 1881. ↩
- E. Dreyer, Droit de la communication, LGDJ, 2018, 1162 pp. ↩
- Directive 2000/31/CE du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2000 relative à certains aspects juridiques des services de la société de l’information, et notamment du commerce électronique, dans le marché intérieur dite « directive sur le commerce électronique », article 15. ↩
- Il ne fallait pas entraver l’essor de ces nouveaux acteurs du numérique et peut-être s’interrogeait-on déjà sur l’opportunité de leur confier un tel rôle de surveillance. ↩
- En ce sens, P. Auriel, « La liberté d’expression et la modération des réseaux sociaux dans la proposition de Digital Service Act », Rev.UE, 2021, p. 413. ↩
- Notamment à l’article 7 de la proposition de la Commission : « Les fournisseurs de services intermédiaires ne sont soumis à aucune obligation générale de surveiller les informations qu’ils transmettent ou stockent, ou de rechercher activement des faits ou des circonstances révélant des activités illicites » ↩
- Respectivement aux articles 8, 9 et 12 de la proposition de la Commission ↩
- Par exemple : https://www.lemonde.fr/pixels/article/2021/12/01/twith-ajoute-un-outil-pour-lutter-contre-le-harcelement-en-ligne_6104263_4408996.html ↩
- Définies à l’article 25 de la proposition de DSA comme celles réunissant au moins 45 millions d’utilisateurs mensuels moyen au sein de l’UE. ↩
- Article 33 de la proposition de la Commission ↩
- Art. 26 DSA dont le § 1 b) mentionne à cet égard le droit au respect de la vie privée et familiale, la liberté d’expression et d’information, l’interdiction des discriminations et les droits de l’enfant consacrés aux articles 7, 11, 21 et 24 de la Charte. ↩
- Sur ce dernier point, cf la récente proposition de la Commission COM(2010) 731 du 25 novembre 2021 sur la transparence et le ciblage de la publicité politique. ↩
- K. Favro, « La démarche de compliance ou la mise en œuvre d’une approche inversée », Legicom, 2017, p. 21 et C. Zolynski, « Compliance et droit des données personnelles », in N. Borga, J.-C. Marin et J.-Ch. Roda (dir.), Compliance : l’entreprise, le régulateur et le juge, Dalloz, 2018, p. 129. ↩
- M. Dumarçay, « L’entreprise : anticiper, gérer et digérer un contentieux – variations autour des programmes de compliance », in G. Godiveau (dir.), La systématique des contentieux de concurrence en Europe, Bruylant, 2021, p. 137 et J.-Ch. Roda, « Compliance et antitrust, le discours de la méthode », Revue internationale de la Compliance et de l’éthique des affaires, 3/2020, p. 11. ↩
- Voy. Infra 2 ↩
- Un contrôleur d’accès est une entreprise dont le poids important et durable sur le marché intérieur (7,5 milliards d’Euros de chiffre d’affaires annuel au sein de l’EEE pendant trois ans, ou bien sa capitalisation atteint les 75 milliards d’Euros et il propose ses services dans au moins 3 États membres) s’accompagne d’une fonction de point d’accès majeur au marché pour d’autres entreprises du fait du « service de plateforme essentiel » qu’elle propose, c’est-à-dire par exemple, un réseau social, une place de marché, un système d’exploitation, un moteur de recherche en ligne… (Art. 3 du DMA et les éléments de définition de la notion de « service de plateforme essentiel » à l’article 2§2). ↩
- Par les articles 5 et 6 du DMA. Par exemple, sera interdit le fait d’inscrire d’office des utilisateurs à un service du Gatekeeper en s’appuyant sur les données collectées dans le cadre du service de plateforme essentiel. Le Gatekeeper devra également permettre aux entreprises utilisatrices de proposer les mêmes services que les siens à un prix différent, de promouvoir lesdits services auprès des utilisateurs et de conclure des contrats avec eux sans forcément utiliser le service de plateforme essentiel, etc. ↩
- En France, la Loi n° 86-897 du 1 août 1986 portant réforme du régime juridique de la presse interdit, dans son article 11, à une personne de contrôler plus de 30 % des quotidiens nationaux, tandis que la loi du 30 septembre 1986, dite « loi Léotard », réglemente la concentration dans les médias audiovisuels (not. art. 41-1 et 41-2). L’Union européenne semble également se saisir du problème avec une prochaine proposition de règlement visant à préserver la libertés des médias qui devrait intégrer un volet concurrence. ↩
- Sur ce phénomène, voy. J.-Ch. Roda, « Un an de droit de la concurrence dans l’univers numérique », préc., §§ 9 et 10 ↩
- Investigation of Competition in Digital Markets, juin 2020, avec en annexe une impressionnante liste de l’ensemble des acquisitions des GAFA ↩
- Federal Trade Commission, Plaintiff v. Facebook, Inc., Defendant, Case 191 0134 ↩
- Par exemple et sans soucis d’exhaustivité, le droit au respect de la vie privée, le droit à la protection des données personnelles, la liberté d’expression et d’information, le droit à la non-discrimination ou encore la présomption d’innocence. La liste peut être largement enrichie avec les droits sociaux dès lors que l’on s’intéresse aux conditions de travail des employés de ces entreprises et de leurs parfois nombreux sous-traitants ↩
- On pense ici notamment aux « principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme » (21 mars 2011, A/HRC/17/31) adoptés dans le cadre des Nations-Unies. Sur cette question Voy. notamment D. Palombo, Business & Human Rights – the obligations of the european home states, Hart Publishing, 2019, 280 p. ↩
- Essentiellement avec le règlement général sur la protection des données dont le champ d’application territorial est particulièrement large et dont le chapitre V est consacré au transfert de ces données vers des pays tiers. ↩
- Proposition de directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité du 23 février 2022, COM(2022) 71 final. ↩
- Directive (UE) 2019/1937 du Parlement européen et du Conseil du 23 octobre 2019 sur la protection des personnes qui signalent des violations du droit de l’Union ↩
- Références citées infra ↩
- F. Sudre (dir.), Droit européen et international des droits de l’homme, PUF, 15e éd., 2021, §§ 161-163 et N. Le Bonniec, La procéduralisation des droits substantiels par la Cour européenne des droits de l’homme – réflexion sur le contrôle juridictionnel du respect des droits garantis par la Convention européenne des droits de l’homme, Bruylant, 2017 et résumé sur le site de la RDLF ↩
- Sans préjuger cependant d’une éventuelle intervention complémentaire du juge, suite, par exemple, à une plainte. ↩
- Voy. précisément sur la question des violations massives, la contribution de Caroline Picheral-Boiteux dans le présent dossier ↩
- Mais aussi, les dispositifs de protection non-juridictionnel. ↩