Droits fondamentaux et « compétence accessoire » de l’Union européenne : Vers une actualisation de la Charte
La compétence normative de l’Union européenne en matière de droits fondamentaux suscite des tensions persistantes entre l’UE et ses États membres, en raison des strictes limitations imposées par les traités. Pourtant, les droits fondamentaux sont de plus en plus intégrés, de manière incidente, dans les actes législatifs adoptés sur la base des compétences principales de l’Union. Cette dynamique révèle l’existence d’une compétence accessoire, qui, bien qu’inhérente aux compétences principales, contribue à l’évolution des droits fondamentaux. À travers une analyse conceptuelle et l’examen du secteur numérique, caractérisé par des transformations rapides, l’étude met en lumière l’effet d’actualisation des droits fondamentaux permis par cette compétence. Ce cadre offre une nouvelle lecture de l’action normative du législateur européen dans des contextes en mutation, en soulignant son rôle d’ajustement et de renouvellement des normes juridiques.
Farah Jerrari est docteure de l’Université Grenoble-Alpes
La question de la compétence normative de l’Union européenne (UE) en matière de droits fondamentaux demeure une source persistante de tension entre l’UE et ses États membres. Cette tension est illustrée à travers les dispositions de l’article 6 du Traité sur l’Union européenne (TUE)1 et de l’article 51 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la Charte)2, qui établissent expressément les limites de cette compétence. Conformément à ces dispositions, l’Union ne dispose pas d’une compétence générale en matière de droits fondamentaux3. L’importance de cet enjeu réside dans la transversalité des droits fondamentaux, dont l’intégration pourrait permettre au droit européen de « s’immiscer dans les moindres recoins des ordres juridiques et [de] développer une fonction structurante »4. Pourtant, cette perspective semble contredite par le principe d’attribution inscrit dans les traités, selon lequel l’Union n’exerce que les compétences expressément conférées. Dans le champ des droits fondamentaux, elle ne dispose ni d’une compétence exclusive, ni d’une compétence partagée, ni même d’une compétence d’appui, telles que définies par le traité de Lisbonne5.
Toutefois, il apparaît que les actes de droit dérivé adoptés sur le fondement des compétences expressément reconnues à l’Union incluent de plus en plus fréquemment des références aux droits fondamentaux. Si ces mentions relèvent parfois d’un discours politique visant à renforcer la légitimité des textes concernés, certaines dispositions vont au-delà de cette fonction déclaratoire. Elles contribuent, de manière incidente, à préciser la définition ou les conditions d’application des droits fondamentaux évoqués, soulevant ainsi la question de l’existence et de la portée d’une compétence législative accessoire dans ce domaine.
Dès 2006, Jean-Paul Jacqué a souligné l’existence de cette compétence en identifiant la tension entre les évolutions sociétales, technologiques et économiques exigeant une intervention dans le domaine des droits fondamentaux, et les strictes limitations du droit primaire européen6. Elise Muir, quant à elle, a conceptualisé cette dynamique sous la notion de compétence accessoire, désignant une intervention normative de l’Union qui, bien que subordonnée à des compétences principales, permet de compléter les cadres existants7. Cette notion constitue une proposition conceptuelle visant à éclairer certaines actions normatives de l’Union européenne, et non une catégorie juridique expressément reconnue dans les traités.
En droit, l’adjectif accessoire désigne généralement un droit ou une prérogative, qui attaché à un droit principal, suit le sort de celui-ci8. Transposée au cadre européen, cette notion est mobilisée pour qualifier une compétence exercée de manière dérivée ou incidente, c’est-à-dire lorsqu’elle apparaît nécessaire pour atteindre un objectif principal inscrit dans les traités, sans pour autant constituer une finalité autonome. Contrairement à une compétence principale, explicitement conférée par les traités, cette notion de compétence accessoire permet d’interpréter les situations dans lesquelles l’Union intervient dans des domaines où elle ne dispose pas de pouvoirs législatifs directs. Ainsi, la notion de compétence accessoire permet de mieux comprendre et structurer certaines interventions de l’Union, en soulignant leur caractère fonctionnel et leur subordination aux compétences principales. Dans le domaine des droits fondamentaux, la proposition de considérer certaines actions normatives de l’Union comme relevant d’une compétence accessoire trouve une résonance particulière. L’intégration des droits fondamentaux dans des actes législatifs, adoptés au titre de compétences principales comme celles relatives au marché intérieur, illustre ce constat. Elle contribue alors, de manière indirecte, mais significative, à l’évolution et au renouvellement des droits fondamentaux dans l’ordre juridique de l’Union.
L’intérêt de cette analyse réside, outre sa contribution à la conceptualisation de l’action de l’UE, dans l’effet spécifique qu’elle met en lumière : une actualisation des droits fondamentaux. Cette fonction, bien que discrète, se manifeste avec une acuité particulière dans des secteurs en mutation rapide, comme celui du numérique. Les récents textes législatifs, notamment le règlement sur l’intelligence artificielle9 et la loi sur les services numériques10, illustrent la volonté de l’Union d’encadrer ces transformations tout en cherchant à équilibrer innovation et protection des droits.
Le secteur du numérique, caractérisé par des transformations technologiques rapides et des implications profondes pour les droits fondamentaux, constitue un terrain d’analyse privilégié pour examiner cet effet d’actualisation permis par l’exercice de la compétence accessoire. Dans cette perspective, le numérique sert de fil conducteur à cette étude, qui s’articule en deux volets : une première partie vise à clarifier les contours théoriques, encore flous, de la compétence accessoire (I), tandis que la seconde met en évidence l’effet d’actualisation des droits fondamentaux dans des contextes marqués par des évolutions constantes (II).
I — Une identification nécessaire de la compétence accessoire du législateur européen en matière de droits fondamentaux
L’inclusion de références aux droits fondamentaux dans les motifs ou le dispositif des actes de droit dérivé constitue l’aspect le plus visible du travail législatif dans ce domaine. Cependant, elle s’inscrit dans un processus plus vaste initié par la Commission européenne par le biais duquel le législateur semble prendre une place plus importante dans le domaine de la protection des droits fondamentaux. Ce processus censé traduire une « culture des droits fondamentaux »11 (A) permet de mieux comprendre la manière dont la compétence accessoire du législateur s’est construite (B).
A – L’émergence d’une compétence législative dans le domaine des droits fondamentaux
Le développement d’une compétence législative en matière de droits fondamentaux s’inscrit dans un cadre plus large de consolidation de ces droits au sein de l’Union européenne. L’une des manifestations les plus marquantes de cette tendance est l’augmentation du nombre de considérants relatifs à la Charte des droits fondamentaux dans les instruments de droit dérivé. Dans un article publié en 2013, Romain Tinière notait déjà que 145 règlements et 112 directives se réfèrent à la Charte des droits fondamentaux avec une très nette augmentation du nombre d’occurrences à partir des années 200012. Entre 2014 et 2024, ce chiffre a continué de croître, atteignant 240 règlements13 et 119 directives14 mentionnant la Charte. Bien que cette pratique ne soit pas entièrement nouvelle — certains actes de droit dérivé incluaient déjà des proclamations de compatibilité avec la Convention européenne des droits de l’Homme ou les principes généraux15 — l’adoption de la Charte en 2000 a constitué un tournant décisif dans l’intégration des droits fondamentaux au sein de l’ordre juridique de l’Union.
Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette tendance. Tout d’abord, la juridicisation croissante de l’action de l’Union a renforcé la nécessité de garantir la légitimité juridique et politique de ses actes. La référence à la Charte des droits fondamentaux contribue à ancrer l’action de l’Union dans un cadre conforme aux valeurs de l’État de droit et de la démocratie, telles que définies à l’article 2 TUE16, et à anticiper d’éventuelles contestations devant la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Ensuite, l’élargissement progressif des domaines d’intervention de l’Union — notamment dans des secteurs sensibles tels que le numérique, la santé publique ou l’énergie — a accru l’importance des droits fondamentaux comme outils de régulation. Par ailleurs, l’influence de la CJUE elle-même ne peut être négligée. En vérifiant la conformité des actes de droit dérivé à la Charte, la Cour a incité les institutions européennes à intégrer davantage les références à la Charte dans leurs actes législatifs pour prévenir des incohérences juridiques ou des invalidations potentielles. Enfin, la mise en place d’évaluations d’impact et le rôle consultatif de l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne (FRA), ont contribué à diffuser l’usage de la Charte comme norme de référence.
Ces causes mettent en lumière une dynamique à la fois politique, juridique et institutionnelle, où les références aux droits fondamentaux dans le droit dérivé ne se limitent pas à un exercice rhétorique, mais traduisent une évolution structurelle de l’ordre juridique de l’Union européenne.
À cet égard, le Conseil de l’Union européenne, la Commission européenne et le Parlement européen17 ont chacun ajusté leurs procédures afin de renforcer la vérification de la conformité avec la Charte des droits fondamentaux lors de l’élaboration et de la négociation des législations. Le rôle de la Commission est particulièrement remarquable dans ce processus18, en raison de sa fonction institutionnelle en tant que gardienne des traités19. Cette position lui confère la responsabilité de veiller à ce que les actes proposés respectent les obligations découlant des traités, y compris celles relatives aux droits fondamentaux.
Dès l’origine, la Commission a été investie de cette responsabilité en raison de son rôle clé dans l’initiative législative. Ce rôle a été renforcé par une approche proactive adoptée peu après la promulgation de la Charte. En 2001, la Commission a déclaré que toutes les propositions d’actes législatifs et réglementaires seraient dorénavant soumises à un contrôle de compatibilité avec la Charte, traduisant une volonté d’inscrire les droits fondamentaux au cœur du processus normatif20. Cette déclaration a été suivie d’une communication en 2005, qui a réitéré l’engagement de la Commission à « vérifier systématiquement et rigoureusement le respect de tous les droits fondamentaux concernés lors de l’élaboration de toute proposition législative »21. Cette démarche s’inscrit dans une dynamique plus large visant à renforcer la légitimité de l’action de l’Union européenne face à ses citoyens, en faisant des droits fondamentaux une norme de référence dans l’élaboration des politiques publiques.
Le choix de confier ce rôle central à la Commission peut également s’expliquer par son expertise technique et juridique, appuyée par des services spécialisés tels que le Service juridique et le Bureau des évaluations d’impact, qui veillent à ce que les propositions soient conformes aux exigences de la Charte. Cette approche centralisée permet de garantir une cohérence dans l’application des droits fondamentaux, réduisant ainsi les risques de contestations juridiques et d’incohérences entre les textes adoptés.
En 2010, la Commission a lancé sa « Stratégie pour la mise en œuvre effective de la Charte des droits fondamentaux par l’Union européenne », visant à renforcer le processus introduit en 200522. Cette stratégie a pour objectif de « rendre les droits fondamentaux contenus dans la Charte aussi effectifs que possible »23. Pour y parvenir, la Commission a développé une méthode incluant un examen systématique du respect des droits fondamentaux par son service juridique, intégré dans le contrôle de légalité. De plus, chaque proposition législative doit être accompagnée d’une évaluation d’impact comprenant un aperçu complet et précis des différents effets sur les droits individuels. Un exposé des motifs doit également inclure, pour certaines propositions, une section consacrée à la motivation juridique du respect des droits fondamentaux24. La Commission entend ainsi promouvoir une « culture des droits fondamentaux »25 à toutes les étapes de la procédure législative, en particulier dès les premières étapes de la conception des textes26. Pour soutenir cette approche, elle a développé une « check list » des droits fondamentaux destinée à guider les institutions lors de la conception des instruments législatifs.
Cependant, malgré ces initiatives, la doctrine demeure sceptique quant aux effets réels de ces pratiques. Laetitia Guilloud-Colliat soutient « qu’un acte de droit dérivé comporte ou non une référence aux droits fondamentaux inscrits dans la Charte, il reste subordonné à cette dernière »27. Cette observation met en lumière l’importance du contrôle juridictionnel, indépendamment de la présence explicite de telles références. En outre, Romain Tinière suggère que ces références relèvent davantage de la communication politique par opposition à l’action politique. Ces deux éléments « qui sont des idéaux-types, sont complémentaires en ce qu’ils contribuent tous deux à satisfaire les attentes ou exigences des gouvernés — ce qui constitue le but du travail politique —, soit en agissant directement sur le réel, soit en agissant sur les représentations du réel »28.
En effet, certaines références aux droits fondamentaux apparaissent superficielles, avec le risque de créer des « références aux droits totalement déconnectées des risques de violation provoquées par l’acte de droit dérivé dans lequel elles sont inscrites »29. Ce risque est particulièrement flagrant lorsque la Commission se contente d’un considérant générique qui n’apporte rien de substantiel, surtout lorsque les droits susceptibles d’être affectés ne sont pas identifiés de manière précise. Par exemple, dans certains instruments législatifs, les considérants relatifs à la Charte peuvent apparaître comme des formules standardisées, dépourvues d’analyse substantielle quant aux droits potentiellement affectés30. Certes, la Cour de justice a parfois su tirer parti de ces formulations standardisées pour développer une interprétation protectrice des droits fondamentaux31. Cependant, même en l’absence de mention explicite, le principe de la hiérarchie des normes au sein de l’ordre juridique de l’Union impose que l’ensemble des actes de droit dérivé respecte les droits fondamentaux consacrés par la Charte32. En conséquence, la présence de références explicites dans les considérants ou dans le corps des textes n’affecte pas systématiquement le contenu normatif des actes, en particulier lorsqu’elles se limitent à des énoncés purement déclaratifs.
Pourtant, dès 2009, la Commission a opté pour une approche plus sélective quant à l’inclusion des considérants Charte33, expliquant brièvement comment les droits fondamentaux ont été respectés dans les propositions législatives. Ces efforts ont eu des effets perceptibles, en rendant les références aux droits fondamentaux plus pertinents et mieux ancrés dans le contexte des textes législatifs. Ainsi, l’exposé des motifs des propositions législatives ayant une incidence sur les droits fondamentaux doit « comporter une synthèse expliquant comment les obligations relatives aux droits fondamentaux ont été respectées »34. En conséquence, les propositions présentant un lien particulier avec les droits fondamentaux doivent contenir des considérants détaillant « le raisonnement qui appuie l’adoption de l’acte en question et ainsi de permettre et de faciliter un éventuel contrôle juridictionnel de sa conformité avec la Charte »35. Cette approche vise à éviter une banalisation de l’usage généralisé des considérants Charte, qui pourrait découler d’un usage excessif et non ciblé de ces références.
Il est donc vrai que, dans certains cas, le législateur européen présente de manière détaillée les effets de ses mesures, facilitant ainsi l’évaluation de la manière dont une législation favorise ou promeut les droits fondamentaux36. Dans d’autres hypothèses, l’acte législatif va plus loin en établissant un cadre juridique pour un droit fondamental dans un secteur particulier. Un exemple significatif est le règlement (UE) 2022/2065 sur les services numériques, qui vise à créer des règles communes pour les services en ligne à travers l’Union, tout en assurant une protection efficace des droits fondamentaux, tels que la liberté d’expression et la protection des données personnelles. Ce règlement ne se contente pas d’énoncer des principes généraux, mais clarifie explicitement comment ces droits doivent être équilibrés avec les nécessités d’un environnement numérique sûr. Il organise l’interaction entre les principes de protection des droits fondamentaux et les objectifs économiques ou sécuritaires, et s’efforce d’harmoniser les législations nationales en matière de régulation des services numériques, en offrant une approche cohérente et uniforme pour l’ensemble des États membres. Par ce biais, le règlement contribue à réduire les divergences juridiques entre les pays membres et crée un cadre de référence qui garantit la protection des droits fondamentaux tout en répondant aux défis spécifiques du secteur numérique. Cette harmonisation, en facilitant la mise en œuvre de standards communs, permet également de prévenir les effets négatifs d’une fragmentation juridique qui pourrait nuire à la réalisation de droits fondamentaux à travers l’Union37.
Ces derniers éléments remettent en question le constat d’un simple affichage discursif et suggèrent l’émergence d’une compétence législative s’inscrivant dans un processus plus large de renforcement du rôle du législateur en matière d’encadrement des droits fondamentaux. Cependant, l’œuvre législative européenne demeure inégale. Cette lacune a été relevée par Philip Alston et J.H.H. Weiler dans le rapport Human Rights Agenda for the year 200038. La nouvelle stratégie de la Commission, adoptée en 2020, ne modifie pas substantiellement ce constat. En conséquence, la compétence législative, bien que visible dans certains instruments, ne s’exprime pas de manière systématique. Elle n’est manifeste que dans des cas particuliers, où elle remplit des fonctions spécifiques. Elle émerge donc comme une compétence accessoire, dont il convient désormais de préciser davantage les contours.
B- La définition de la compétence législative dans le domaine des droits fondamentaux
Bien que l’Union ne dispose pas d’une compétence générale en matière de droits fondamentaux, elle a l’obligation de les respecter, comme l’a indiqué la Cour dans son avis 2/94. Cette obligation constitue une condition de légalité de l’action européenne. Comme le souligne Jean-Paul Jacqué, l’Union européenne « est non seulement soumise à l’obligation de veiller à ce que les mesures qu’elle adopte dans le cadre de ses compétences ne contiennent aucune mesure de nature à porter aux droits fondamentaux, elle doit également lorsque cela est nécessaire prendre des dispositions afin d’éviter que les actes qu’elle adopte ne soient pas susceptibles de permettre des violations de ces droits »39. Cela fait référence à l’existence d’obligations positives, qui exigent que l’Union prenne des mesures concrètes et préventives pour garantir et protéger les droits fondamentaux dans l’exercice de ses compétences. Ainsi, une « intervention positive dans le cadre de l’exercice d’une compétence attribuée »40 peut s’avérer nécessaire. La question est de savoir dans quels cas cette intervention est susceptible d’être appréhendée comme l’exercice d’une compétence accessoire dans le domaine des droits fondamentaux.
Quelques travaux doctrinaux offrent une première analyse instructive, bien qu’ils ne se limitent pas à la question d’une compétence législative à proprement parler. Elise Muir, notamment, distingue entre les législations « donnant une expression spécifique » à un droit fondamental, les législations définissant la compétence de la CJUE en matière de droits fondamentaux et celles mettant en œuvre une compétence accessoire de l’Union41. Ces dernières renvoient à des mesures qui, bien qu’incidentes, imposent des standards de protection des droits fondamentaux. Ces mesures se manifestent souvent sous la forme de normes visant à harmoniser les législations nationales, dans le but de réaliser les objectifs de l’Union42.
Dans une approche similaire, Yann Lorans distingue les mesures donnant « une expression spécifique » à un droit fondamental des mesures l’affectant de manière secondaire ou accessoire. Les premières ont une incidence générale sur les droits, car elles définissent le contenu, le champ d’application et les moyens de mise en œuvre de la protection d’un droit. Ces mesures concernent généralement des domaines dans lesquels le législateur dispose « d’une compétence expresse »43. Les secondes mesures sont celles qui « n’ont pas pour but principal de régir la protection d’un droit, mais imposent tout de même, de manière accessoire, des standards de protection »44. La première catégorie doit être exclue du champ d’étude de la présente recherche, puisqu’elle renvoie à une hypothèse où l’Union dispose explicitement d’une compétence45.
Le phénomène qui semble correspondre le mieux à l’hypothèse envisagée est celui observé dans le cadre de la création d’un espace commun. Deux dynamiques s’inscrivent dans ce cadre : la première concerne la création d’un marché commun, et la seconde, celle d’un espace de liberté, de sécurité et de justice. Ces deux espaces reposent sur une logique similaire.
Dans le cadre du marché intérieur, l’incursion du législateur dans le domaine des droits fondamentaux se justifie par la finalité de créer entre les États membres un « espace relativement homogène » permettant les « conditions d’une libre circulation des facteurs de production entre les États membres de la Communauté, accompagnée de l’élimination des principales sources de distorsions de concurrence »46. La création de cet espace ne s’oppose pas à ce qu’il subsiste des différences entre les États en matière de protection des droits fondamentaux ; toutefois il existe des limites « à la mise en œuvre décentralisée des droits fondamentaux, c’est-à-dire à abandonner cette mise en œuvre aux États membres, sans harmonisation d’aucune sorte au plan de l’Union européenne »47. Dès lors l’une des bases juridiques les plus fréquemment utilisées est la clause d’harmonisation du marché intérieur. Le recours à ce fondement juridique s’explique assez aisément : étant donné que le développement du marché est susceptible d’interférer avec la protection des droits fondamentaux, tels qu’elle est garantie au niveau national, l’équilibre entre les droits fondamentaux et les libertés du marché est, dans une certaine mesure, transféré au niveau européen. En vertu de l’article 114 TFUE, l’Union adopter « les mesures relatives au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres qui ont pour objet l’établissement et le fonctionnement du marché intérieur »48. Cela implique que l’article 114 TFUE ne peut être utilisé pour légiférer sur les droits fondamentaux que si cette législation permet effectivement d’améliorer les conditions de « l’établissement et du fonctionnement du marché intérieur »49. Les conditions de mobilisation de cet article ont été largement explicitées dans l’arrêt Tobacco Advertising I50. Plusieurs exemples permettent de justifier ce constat général, la directive des données personnelles de 1995 étant l’un des plus prégnants51.
Dans le cadre de l’espace de liberté, de sécurité et de justice, l’intervention du législateur connaît un lien direct avec le principe de reconnaissance mutuelle des décisions de justice rendues en matière répressive et civile. En l’absence d’un certain degré d’« harmonisation des garanties que prévoit, au bénéfice de l’accusé, la procédure pénale de chaque État membre, les États offrant les garanties les plus fortes vont être tenus de coopérer avec les États offrant les garanties les plus faibles, ce qui peut amener, dans l’ensemble, une réduction des droits de l’accusé »52. La nécessité d’une harmonisation est soulignée par la Commission dans le livre vert du 19 février 2003 qui affirme que l’espace de liberté, de sécurité et de justice exige que les normes de protection applicables aux suspects et aux personnes mises en cause dans des procédures pénales doivent être suffisantes dans toute l’Union européenne53.
Comment désigner alors cette compétence ? Puisqu’il ne s’agit pas d’une compétence reconnue par les traités, la classification classique prévue par ceux-ci n’est d’aucune utilité. Il semble également opportun d’exclure le terme de compétences implicites. Celles-ci peuvent être définies comme toutes les compétences qui « non prévus textuellement par les créateurs du service, sont, à chaque période de la vie de l’organisation, reconnus ou acceptés par les États membres comme moyens accessoires et subordonnés, d’accomplir, dans cette période, les fins permanentes pour lesquelles l’organisation a été fondée »54. Si cette définition semble correspondre au phénomène étudié, il ne semble pas pertinent de l’utiliser dans le cadre de l’Union européenne. En effet, ce terme renvoie à une doctrine précise reconnue par la CJUE55. Il recouvre un principe de parallélisme des compétences entre les compétences internes et externes de l’Union. Le terme de compétence horizontale, parfois invoqué par la doctrine56, semble également trop ambigu, en ce qu’il rappelle la question de l’effet horizontal de la Charte.
Par effet d’élimination, l’expression de « compétence accessoire », utilisée par la doctrine, est privilégiée. Cette expression permet de désigner plus précisément le phénomène que celle de « compétences implicites », tout en étant plus neutre. Elle implique que la compétence exercée par le législateur est une compétence annexe à une compétence expressément reconnue à l’Union. Cette compétence est susceptible de produire des effets notables, dont certains n’ont pour l’heure pas été étudiés par la doctrine.
II — Une actualisation des droits fondamentaux par l’exercice de la compétence législative
Dans son article, Yann Lorans a mis en lumière la fonction de concrétisation que remplit le législateur en exerçant sa compétence accessoire. Il définit la concrétisation comme le fait, pour une norme de rang inférieur, de préciser ou de rendre concrète une norme de rang supérieur. Elle peut revêtir différentes formes, telles qu’une « mesure venant préciser la définition du droit, son champ d’application, l’étendue de sa protection ou encore les modalités de sanction en cas de violation »57. Elle peut également avoir une dimension négative comme lorsqu’« une mesure visant à protéger un droit viendrait en même temps restreindre l’exercice d’un autre »58. Cette fonction est essentielle en matière de droits fondamentaux au regard du haut degré d’indéterminisme qui les caractérise. En effet, les droits fondamentaux sont « généralement formulés de manière vague et […] leur réalisation soulève des débats entre les membres d’une même communauté »59. En revanche, il n’évoque pas une autre fonction, complémentaire de la première, remplie par l’exercice du législateur, mais qui est tout autant significative. L’exercice de la compétence accessoire du législateur européen permet une actualisation des normes. À cet égard, lorsque les circonstances d’application d’une norme évoluent depuis sa création, il devient nécessaire de l’adapter aux besoins et aux situations nouvelles qu’elle est amenée à régir.60 Cette thématique de l’adaptabilité a été investie par les internationalistes au prisme de l’interprétation évolutive du juge61. Toutefois, le juge n’est pas seul à participer à ce travail d’actualisation des droits fondamentaux et on note une complémentarité du travail du législateur et du juge. Si cette œuvre contribue au renforcement de la protection des droits fondamentaux (A) elle n’est pas sans montrer quelques limites (B).
A – Une actualisation renforçant la protection des droits fondamentaux
L’effet adaptatif de la compétence accessoire permet d’ajuster les droits fondamentaux face aux mutations technologiques, économiques et sociales. Il permet en particulier de prendre en compte les évolutions techniques susceptibles de modifier l’exercice de certains droits ou de répondre à de nouvelles menaces. Dans sa communication de 2020 visant à actualiser sa stratégie en matière de droits fondamentaux, la Commission rappelle que la protection de ces droits ne saurait être « considérée comme acquise »62. En outre, elle identifie des tensions propres aux transitions écologique et numérique, lesquelles, si elles offrent des opportunités inédites, posent également des défis considérables, tels que la propagation des discours haineux en ligne ou la surveillance accrue des individus63. La compétence accessoire du législateur européen permet précisément de répondre à ces problématiques, comme en témoigne l’évolution normative dans plusieurs domaines. Deux exemples illustrent cet ajustement législatif.
La liberté d’expression constitue un exemple emblématique des ajustements opérés sous l’égide de la compétence accessoire. Inscrite à l’article 11 de la Charte des droits fondamentaux, cette liberté reflète à la fois un héritage des garanties offertes par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH)64 et une adaptation aux réalités contemporaines, notamment numériques. Tandis que la dimension intellectuelle de cette liberté, telle que la liberté de pensée65, reste relativement stable, son volet relatif à la communication d’informations et à la formation d’opinions66 subit de profondes mutations. L’essor des plateformes numériques et la transformation des médias audiovisuels ont généré des menaces inédites. C’est dans ce contexte que le législateur européen a été conduit à intervenir, par exemple, pour protéger les mineurs. La directive sur les services de médias audiovisuels (SMA) impose, à cet égard, aux plateformes de vidéos à la demande des obligations spécifiques pour protéger les mineurs contre des contenus inappropriés ou préjudiciables67.
La dignité humaine offre un autre exemple des avancées normatives permises par la compétence accessoire. Concept central et évolutif68, la dignité humaine constitue un « principe matriciel »69. La Cour européenne des droits de l’homme a par ailleurs affirmé qu’elle constitue l’essence même de la Convention européenne70. Si elle est consacrée à l’article 1 de la Charte et aux articles 2 et 21 du TUE71, son contenu concret reste souvent imprécis. C’est par l’intermédiaire de la législation dérivée que cette notion prend une forme tangible72. La dimension adaptative de cette action est manifeste avec l’adoption du règlement 2024/1689 encadrant le déploiement des systèmes d’IA73. Bien que les dispositions relatives à la protection des données reposent sur l’article 16, qui constitue une compétence spécifique de l’Union européenne, c’est avant tout l’article 114 qui permet au législateur d’intervenir au-delà de cette question et de garantir la protection de la dignité humaine dans un cadre plus large.
Dès la proposition du règlement IA présentée en 2021, la Commission européenne identifie des risques nouveaux pour les droits fondamentaux et la dignité humaine74. Certaines pratiques sont considérées contraires à la dignité humaine et interdites par l’article 5 du règlement75. Celui-ci encadre de manière encore plus spécifique les systèmes d’IA utilisés dans des domaines sensibles comme la santé et l’accès à des services essentiels. Les risques soulevés par l’usage abusif de l’IA ne sont plus de l’ordre de la fiction dystopique76. Plusieurs organisations ont déjà souligné les dérives observées, notamment en matière de droits humains77. En invoquant la dignité humaine pour encadrer l’usage de l’IA, le législateur européen précise non seulement les contours de cette notion, mais l’adapte aussi aux défis sociétaux actuels. L’adoption du règlement garantit ainsi que l’utilisation de l’IA à des fins de manipulation, de surveillance sociale ou de discrimination soit désormais reconnue comme contraire au respect de la dignité humaine. Sont par exemple interdites « la mise sur le marché, la mise en service ou l’utilisation d’un système d’IA qui a recours à des techniques subliminales au-dessous du seuil de conscience d’une personne pour altérer substantiellement son comportement d’une manière qui en cause ou est susceptible de causer un préjudice physique ou psychologique à cette personne ou à un tiers »78.
Ces interventions permettent dès lors de répondre aux défis posés par des technologies émergentes, ainsi que d’assurer la pérennité des droits fondamentaux dans un cadre juridique en constante évolution. Toutefois, bien que ce travail d’adaptation accompagnant la concrétisation des droits fondamentaux soit essentiel, il convient de s’interroger sur les limites de sa mise en œuvre.
B– Une compétence lacunaire face aux enjeux des droits fondamentaux
Est-il réellement judicieux que l’actualisation des droits fondamentaux soit réalisée par le biais d’une compétence accessoire, comme une sorte d’arrière-pensée ? Il semble en effet discutable que la régulation des droits fondamentaux soit si fréquemment abordée sous l’angle d’un objectif politique distinct, auquel ces droits semblent subordonnés. Il peut être soutenu que le droit fondamental en question a été réglementé à travers le prisme d’un autre objectif politique, auquel est accordée une priorité supérieure à celle du droit fondamental79. Cette situation se manifeste lorsque les objectifs économiques, de sécurité ou de compétitivité sont jugés plus pressants que les exigences de protection des droits fondamentaux. Ainsi, le droit fondamental en question n’est pas traité comme une fin en soi, mais plutôt subordonné à ces autres priorités. Cela peut se traduire par une approche pragmatique où le législateur européen cherche à atteindre un compromis qui, bien qu’il respecte les principes généraux de la Charte des droits fondamentaux, ne garantit pas pleinement la protection des droits visés, voire en réduit l’impact effectif. Dès lors, on peut légitimement s’interroger sur la mesure dans laquelle la réflexion préalable à l’intervention du législateur prend réellement en compte l’ensemble des enjeux liés à la protection effective des libertés en question.
Cette critique trouve une illustration particulière dans l’analyse du règlement sur les services numériques (Digital Services Act). Dans ce texte, la Charte des droits fondamentaux est mentionnée trente-sept fois, tandis que la liberté d’expression apparaît à dix-neuf reprises. L’importance accordée aux droits fondamentaux y semble manifeste. Le règlement note alors que « la transformation numérique et l’utilisation accrue de ces services ont également engendré de nouveaux risques et défis pour les différents destinataires des services concernés »80. Parmi ces risques, celui lié à la désinformation semble prégnant. Pourtant l’équilibre retenu par le législateur entre lutte contre le risque de désinformation et protection de la liberté d’expression est discutable. Plus particulièrement, ce sont les moyens d’intervention choisis par la Commission qui interrogent.
Le phénomène de la désinformation, bien qu’ancien81, s’est considérablement amplifié avec le développement des nouveaux moyens de communication. Comme le souligne la Commission européenne, « internet a non seulement considérablement accru le volume et la diversité des informations disponibles, mais il a également modifié en profondeur la manière dont les citoyens accèdent à l’information et s’investissent par rapport à cette dernière »82. La Commission reconnaît également le rôle des utilisateurs individuels dans la propagation de la désinformation, affirmant que les « utilisateurs eux-mêmes jouent aussi un rôle dans la diffusion de la désinformation et leur tendance à partager des contenus sans effectuer de vérifications préalables ne fait qu’accroître la vitesse de circulation sur les médias sociaux »83.
L’encadrement de la liberté d’expression dans le contexte de la lutte contre la désinformation est particulièrement délicat. Contrairement à certains contenus comme les discours haineux, les contenus à caractère terroriste et les contenus discriminatoires illégaux, la désinformation ne peut être explicitement interdite par le règlement sur les services numériques. Ces autres types de contenus peuvent être immédiatement retirés ou supprimés. En revanche, une interdiction aussi catégorique de la désinformation irait à l’encontre de l’article 11 de la Charte, alignée sur celle de la CEDH de l’article 10. Comme le rappelle la CourEDH, la liberté d’expression s’étend également aux informations et aux idées qui « heurtent, choquent ou inquiètent »84.
Cependant, si l’Union ne prohibe pas la désinformation au nom de la liberté d’expression, elle l’encadre. La Commission agit avec prudence : le règlement ne fixe pas de mesures à proprement parler, mais renvoie à des codes de conduite. La Commission précise que le règlement « détermine certains domaines à prendre en considération pour ces codes de conduite », notamment les « éventuelles répercussions négatives des risques systémiques sur la société et la démocratie, tels que la désinformation ou les manipulations et les abus »85. Bien que la participation à ces codes de bonne conduite soit facultative pour les opérateurs (moteur de recherche, plateforme), le refus de participer sans explication valable peut être pris en compte « pour déterminer si la plateforme en ligne ou le moteur de recherche en ligne a enfreint les obligations prévues »86 par le règlement. Il s’agit d’un mécanisme cardinal de la RSE, dans le modèle de type « comply or explain » (se conformer ou s’en expliquer)87.
Le problème réside alors dans la délégation de la régulation des contenus en ligne aux opérateurs de plateformes. Cela inclut la modération des contenus, définie par le règlement comme les « activités, qu’elles soient automatisées ou non, entreprises par des fournisseurs de services intermédiaires qui sont destinés, en particulier, à détecter et à identifier les contenus illicites ou les informations incompatibles avec leurs conditions générales, fournis par les destinataires du service, et à lutter contre ces contenus ou ces informations, y compris les mesures prises qui ont une incidence sur la disponibilité, la visibilité et l’accessibilité de ces contenus ou ces informations, telles que leur rétrogradation, leur démonétisation, le fait de rendre l’accès à ceux-ci impossible ou leur retrait, ou qui ont une incidence sur la capacité des destinataires du service à fournir ces informations, telles que la suppression ou la suspension du compte d’un destinataire ». Cette régulation par les opérateurs de plateformes de l’expression en ligne affecte inévitablement l’accès des citoyens au débat public, car l’utilisation des réseaux sociaux et des moteurs de recherche joue un rôle dans la formation et à l’échange d’opinions88. Toutefois, le choix de confier cette mise en œuvre aux opérateurs de plateformes, sans proposer un encadrement plus strict, peut donner l’impression que la Commission privilégie les objectifs du marché intérieur liés au développement de ces plateformes, sans tenir compte des implications que cela peut avoir sur la liberté d’expression.
C’est sans doute en cela que l’expression de compétence accessoire prend tout son sens et révèle son caractère péjoratif. En investissant les droits fondamentaux à travers le prisme d’autres objectifs, il existe un risque que ceux-ci deviennent véritablement secondaires.
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Il ressort de cette analyse que le rôle du législateur européen en matière de droits fondamentaux ne se limite pas à une simple obligation négative de ne pas y porter atteinte ; il inclut également une action positive de mise en œuvre pouvant s’apparenter à une compétence accessoire. Elle se manifeste principalement dans des domaines spécifiques afin de permettre la réalisation d’objectifs concrets, notamment celui du marché intérieur.
Ainsi, l’étude de cette compétence montre qu’elle est intrinsèquement liée aux domaines dans lesquels l’Union exerce déjà une compétence, permettant au législateur européen d’adapter les droits fondamentaux aux transformations sociales contemporaines, comme en témoigne l’exemple des régulations dans le domaine numérique. Cette fonction d’adaptation et d’évolution des droits illustre l’importance et l’étendue de la compétence accessoire de l’Union européenne en matière de droits fondamentaux.
En analysant l’absence d’une compétence générale explicite de l’Union en matière des droits fondamentaux, Jean-Paul Jacqué concluait ainsi : « En l’état actuel des traités, la recherche d’une compétence interne générale permettant à la Communauté d’agir dans le domaine des droits fondamentaux est vouée à l’échec. Cette situation n’est pas vraisemblablement pas appelée à se modifier dans un proche avenir, car les auteurs des traités ne souhaitent que la Communauté, ou demain l’Union, soit autorisée à intervenir dans une matière qui relève de choix fondamentaux propres à leur société »89. En 2024, cette observation demeure valable. L’existence d’une compétence accessoire, dont les contours demeurent mouvants et les manifestations changeantes, ne pallie pas pleinement l’absence d’une compétence expressément reconnue par les traités.
Toutefois, et la présente réflexion rejoint l’analyse Jean-Paul Jacqué, l’exercice de cette compétence accessoire contribue à la construction d’un régime européen des droits fondamentaux, intrinsèquement « lié au progrès de l’intégration communautaire ». Il est vrai que « si cette attitude peut paraître moins héroïque aux faiseurs de système, elle a le mérite, sur la base des compétences existantes, d’assurer l’efficacité au quotidien de la protection des droits fondamentaux dans la Communauté »90.
1 Traité sur l’Union européenne, art. 6.
2 Charte des droits fondamentaux, art. 51.
3 Cette limitation a été confirmée par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) dans son avis 2/94 de 1996, relatif à l’adhésion de la Communauté à la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH). Avis de la Cour du 28 mars 1996, Adhésion de la Communauté à la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, avis 2/94, Recueil de jurisprudence, 1996.
4 R. Tinière, « Les droits fondamentaux dans les actes de droit dérivé de l’Union européenne : le discours sans la méthode », RDLF, 2013, chron. N° 14.
5 Ibid.
6 J.-J. Jacqué, « Droits fondamentaux et compétences internes de la Communauté européenne », in Libertés, Justice, Tolérances. Mélanges en hommage au Doyen Gérard Cohen-Jonathan, volume II, Bruxelles, Bruylant, 2004, p. 1008.
7 E. Muir, « The Fundamental Rights Implications of EU Legislation : Some Constitutional Challenges », Common Market Law Review, 2014, p. 226.
8 Accessoire, Dictionnaire juridique, en ligne, disponible sur dictionnaire-juridique.com.
9 Règlement (UE) 2024/1698 du Parlement européen et du Conseil du 13 juin 2024 établissant des règles harmonisées concernant l’intelligence artificielle et modifiant les règlements (CE) n° 300/2008, (UE) n° 167/2013, (UE) n° 168/2013, (UE) 2018/858, (UE) 2018/1139 et (UE) 2019/2144 et les directives 2014/90/UE, (UE) 2016/797 et (UE) 2020/1828 (règlement sur l’intelligence artificielle), 12 juillet 2024, JO,
10 Directive 2010/13/UE du Parlement européen et du Conseil du 10 mars 2010 visant à la coordination de certaines dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres relatives à la fourniture de services de médias audiovisuels (directive Services de médias audiovisuels), 14 avril 2010, JO, p. 1-24.
11 Commission européenne, Rapport 2010 sur l’application de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, 2010, p. 1.
12 R. Tinière, « Les droits fondamentaux dans les actes de droit dérivé de l’Union européenne : le discours sans la méthode », RDLF, 2013, chron. N° 14.
13 S’agissant des règlements c’est 31 en 2014, 16 en 2015, 15 en 2016, 18 en 2017, 20 en 2018, 24 en 2019, 12 en 2020, 36 en 2021, 16 en 2022, 22 en 2023 et 30 en 2024.
14 S’agissant des directives, c’est 25 en 2014, 9 en 2015, 15 en 2016, 9 en 2017, 9 en 2018, 21 en 2019, 3 en 2020, 5 en 2021, 6 en 2022, 6 en 2023 et 17 en 2024.
15 Voir par exemple la directive 97/36/CE, directive 95/46/CE, directive 98/44/CE.
16 R. Tinière, « Les droits fondamentaux dans les actes de droit dérivé de l’Union européenne : le discours sans la méthode », RDLF, 2013, chron. N° 14.
17 Pour le Conseil v. par exemple, Council of the European Union, Guidelines on methodological steps to be taken to check fundamental rights compatibility at the Council’s preparatory bodies, Council Doc. No.10140/11.
18 Pour une analyse plus approfondie du travail de la Commission, v. I. de Jesus Butler, « Ensuring Compliance with the Charter of Fundamental Rights in Legislative Drafting : The Practice of the European Commission », European Law Review, Issue 4, 2012, pp. 397 — 418.
19 TUE, art. 17.
20 Commission, Decision on the Application of the Charter of Fundamental Rights of the European Union, SEC (2001) 380/3.
21 Communication de la Commission, Le respect de la Charte des droits fondamentaux dans les propositions législatives de la Commission, Méthodologie pour contrôle systématique et rigoureux, 27 avril 2005, COM (2005) 172 final.
22 Communication de la Commission, Stratégie pour la mise en œuvre effective de la Charte des droits fondamentaux par l’Union européenne, 19 octobre 2010, COM (2010) 573 final.
23 Ibid., p. 3.
24 Ibid., p. 6 et s.
25 Commission européenne, Rapport 2010 sur l’application de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, 2010, p. 1.
26 COM (2010) 573 final, p. 5.
27 L. Guilloud-Colliat, « La Charte des droits fondamentaux et les actes législatifs de l’Union européenne : de la subordination à la concrétisation », in R. Tinière, C. Vial (dir.), Les dix ans de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, Bruxelles, Bruylant, 2020, p. 204.
28 R. Tinière, « Les droits fondamentaux dans les actes de droit dérivé de l’Union européenne : le discours sans la méthode », RDLF, 2013, chron. N° 14.
29 Ibid.
30 Cela peut prendre la forme d’une formulation générique, par exemple « la présente directive respecte les droits fondamentaux et observe les principes reconnus, en particulier, par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ». Cette formule se retrouve dans plusieurs instruments. Voir par exemple, la directive (UE) 2019/2121 du Parlement européen et du Conseil du 27 novembre 2019 modifiant la directive (UE) 2017/1132 en ce qui concerne les transformations, fusions et scissions transfrontalières (Texte présentant de l’intérêt pour l’EEE), 12 décembre 2019, JO, p. 1-44 ou encore la directive (UE) 2018/410 du Parlement européen et du Conseil du 14 mars 2018 modifiant la directive 2003/87/CE afin de renforcer le rapport coût-efficacité des réductions d’émissions et de favoriser les investissements à faible intensité de carbone, et la décision (UE) 2015/1814 (Texte présentant de l’intérêt pour l’EEE, 19 mars 2018, JO, p. 3-27.
31 Voir par exemple, CJUE, 29 juillet 2024, C-318/24.
32 R. Tinière, « Les droits fondamentaux dans les actes de droit dérivé de l’Union européenne : le discours sans la méthode », RDLF, 2013, chron. N° 14.
33 Communication de la Commission, Stratégie pour la mise en œuvre effective de la Charte des droits fondamentaux par l’Union européenne, 19 octobre 2010, COM (2010) 573 final.
34 Ibid.
35 Ibid, p. 8.
36 Y. Lorans, « Le législateur européen et la protection des droits fondamentaux dans l’Union : vers une concrétisation législative de la Charte », RTDeur, 2021, p. 59 et s. La directive (UE) 2024/1346 se réfère par exemple à la Charte à plusieurs reprises et de manière précise. Le considérant 31 précise ainsi que le « traitement des demandeurs placés en rétention devrait respecter pleinement la dignité humaine, et leur accueil devrait être spécifiquement conçu pour répondre à leurs besoins dans cette situation. En particulier, les États membres devraient veiller à ce que l’article 24 de la Charte [soit appliqué] ». Le considérant 75 liste les dispositions précises de la Charte pouvant être affectées par la directive. Ainsi la directive vise « à garantir le plein respect de la dignité humaine et à favoriser l’application des articles 1er, 4, 6, 7, 18, 21, 24 et 47 de la Charte ». Directive (UE) 2024/1346 du Parlement européen et du Conseil du 14 mai 2024 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant une protection internationale, 22 mars 2024, JOUE.
37 C’est cette hypothèse qui est analysée dans le cadre de cette recherche pour aborder la question d’une compétence accessoire de l’Union.
38 P. Alston, J. Weiler, « The European Union and Human Rights: Final Project Report on an Agenda for the Year 2000 », in A . Cassese et al. (dir.), Leading by Example: A Human Rights Agenda for the European Union for the Year 2000. Agenda of the Comité des Sages and Final Project Report, Europea University Institute, Florence, 1998, pp. 19-117; P. Alston, J. Weiler , « An Ever Closer Union in Need of a Human Rights Policy », European Journal of International Law, 199, pp. 658- 721.
39 J.-J. Jacqué, « Droits fondamentaux et compétences internes de la Communauté européenne », in Libertés, Justice, Tolérances. Mélanges en hommage au Doyen Gérard Cohen-Jonathan, volume II, Bruxelles, Bruylant, 2004, p. 1021.
40 Ibid.
41 E. Muir, « The Fundamental Rights Implications of EU Legislation : Some Constitutional Challenges », Common Market Law Review, 2014, p. 226.
42 Ibid.
43 Y. Lorans, « Le législateur européen et la protection des droits fondamentaux dans l’Union : vers une concrétisation législative de la Charte », RTDeur, 2021, p. 59 et s.
44 Ibid.
45 C’est le cas en matière de protection des données personnelles ou d’égalité entre les femmes et les hommes. Ces cas ne permettent pas de répondre à la question de l’existence d’une compétence générale informelle.
46 O. De Schutter, « Les droits fondamentaux dans le projet européen. Des limites à l’action des institutions à une politique des droits fondamentaux », in O. De Schutter, P. Nihoul (dir.), Une Constitution pour l’Europe. Réflexions sur les transformations du droit de l’Union européenne, Larcier, Bruxelles, 2004, p.
47 Ibid.
48 Traite sur le fonctionnement de l’Union européenne, art. 114.
49 Ibid.
50 CJCE, République fédérale d’Allemagne c. Parlement européen et Conseil de l’Union européenne, arrêt, 5 octobre 2000, Affaire C-376/98.
51 Les autres exemples sont étudiés dans la partie 2 de cet article.
52 O. De Schutter, « Les droits fondamentaux dans le projet européen. Des limites à l’action des institutions à une politique des droits fondamentaux », in O. De Schutter, P. Nihoul (dir.), Une Constitution pour l’Europe. Réflexions sur les transformations du droit de l’Union européenne, Larcier, Bruxelles, 2004, p.
53 Livre vert de la Commission européenne du 19 février 2003 : Garanties procédurales accordées aux suspects et aux personnes mises en cause dans des procédures pénales dans l’Union européenne, COM/2003/0075 final, point 1.4.
54 Ch. Chaumont, « La signification du principe de spécialité des organisations internationales », in Mélanges Rolin (H.), Problèmes de droits des gens, Pedone, Paris, 1964, p. 59
55 CJCE, Commission des Communautés européennes c. Conseil des Communautés européennes, arrêt, 31 mars 1971, affaire 22-70.
56 J. Weiler, S. Fries, A Human Rights Policy for the European Community and Union: The Question of Compétences, Jean Monnet Working Paper, en ligne, disponible sur jeanmonnetprogram.org, consulté le 25 août 2024.
57 Y. Lorans, « Le législateur européen et la protection des droits fondamentaux dans l’Union : vers une concrétisation législative de la Charte », RTDeur, 2021, p. 59 et s.
58 Ibid.
59 Ibid.
60 P.-M. Dupuy, « Evolutionary interpretation of treaties: between memory and prophecy », in E. Cannizzaro (éd.), The law of treaties beyond the Vienna Convention, O.U.P., Oxford, 2011, p. 12
61 J. Ferrero, L’interprétation évolutive des conventions internationales de protection des droits de l’homme. Contribution à l’étude de la fonction interprétative du juge international, Paris, Pedone, 2019, 620 p.
62 Communication de la Commission, Stratégie pour la mise en œuvre effective de la Charte des droits fondamentaux par l’Union européenne, 19 octobre 2010, COM (2010) 573 final, p. 2.
63 Communication de la Commission, Stratégie pour la mise en œuvre effective de la Charte des droits fondamentaux par l’Union européenne, 19 octobre 2010, COM (2010) 573 final, p. 2.
64Directive 2010/13/UE du Parlement européen et du Conseil du 10 mars 2010 visant à la coordination de certaines dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres relatives à la fourniture de services de médias audiovisuels (directive Services de médias audiovisuels), 14 avril 2010, JO, p. 1-24. Voir par exemple, D. Mardon, « La protection de la liberté d’expression et d’information », in A. Biad, voir Parisot (dir.), La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Bilan d’application, Anthemis, Limal, 2018, p. 255.
65 P. Wachsmann, « Liberté d’expression », in J. Andriantsimbazovina et al. (dir.), Dictionnaire des Droits de l’homme, PUF, Paris, 2008, p. 498.
66 D. Mardon, « La protection de la liberté d’expression et d’information », in A. Biad, voir Parisot (dir.), La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Bilan d’application, Anthemis, Limal, 2018, p. 253.
67 Directive 2010/13/UE, art. 6.
68 C. Vial, « Article 1. Dignité humaine », in F. Picod, S. Van Drooghenbroeck (dir.), Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, Bruxelles, Bruylant, 2018, p. 43.
69 B. Mathieu, « Pour une reconnaissance de “principes matriciels” en matière de protection constitutionnelle des droits de l’homme », Recueil Dalloz, 1995, p. 211.
70 CourEDH, C. R. c. Royaume-Uni, 22 novembre 1995, n° 20190/92, para. 42.
71 Traité sur l’Union européenne, art. 2 et art. 21.
72 Elle se concrétise, notamment dans deux domaines historiques : le droit des étrangers et les droits sociaux
73 Règlement (UE) 2024/1689 du Parlement européen et du Conseil établissant des règles harmonisées concernant l’intelligence artificielle et modifiant les règlements (CE) n° 300/2008, (UE) n° 168/2013, (UE° 2018/1139 et [UE] 2019/2144 et les directives 2014/90/UE, [UE] 2016/797 et [UE] 2020/1828 [règlement sur l’intelligence artificielle]
74 Proposition du Parlement européen et du Conseil établissant des règles harmonisées concernant l’intelligence artificielle (législation sur l’intelligence artificielle) et modifiant certains actes législatifs de l’Union, 21 avril 2021, COM (2021) 206 final, préambule, para. 14.
75 Règlement sur l’intelligence artificielle, art. 5.
76 Sur ce point, v. F. Pasquale, « A Rule of Persons, Not Machines: The Limits of Legal Automation », The George Washington Law Review, 2019, pp. 1-55.
77 Conseil de l’Europe, Algorithmes et droits de l’homme. Étude sur les dimensions des droits de l’homme des techniques de traitement automatisé des données et les implications réglementaires possibles, Rapport, 2017, 64 p. ; AGNU, Promotion et protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression, 29 août 2018, A/73/348, para. 19–20.
78 Règlement sur l’intelligence artificielle, art 5.
79 E. Muir, « The Fundamental Rights Implications of EU Legislation : Some Constitutional Challenges », Common Market Law Review, 2014, p. 233.
80 Règlement (UE) 2022/2065 du Parlement européen et du Conseil du 19 octobre 2022 relatif à un marché unique des services numériques et modifiant la directive 2000/31/CE (règlement sur les services numériques), para. 1.
81 Voir M. Van Heekeren, « The Curative Effect of Social Media on Fake News : A Historical Re-evaluation », Journalism Studies, Vol. 21, 2020, pp. 306-318.
82 Commission européenne, Lutte contre la désinformation en ligne, en ligne, disponible sur digital-strategy.ec.europa.eu, consulté le 6 août 2024.
83 Ibid.
84 CEDH, Handyside c. United Kingdom, 7 décembre 1976, requête n° 5493/72, para. 49.
85 Règlement sur les services numériques, para. 104.
86 Ibid.
87 Sur ce principe v. par exemple, A. Keay, « Comply or explain in corporate governance codes : in need of greater regulatory oversight ? », Legal Studies, Vol. 34, 2018, pp. 279-304.
88 P. Auriel, M. Unger, « A la liberté d’expression ? Réflexions à partir des approches états-unienne (Zhang v. Baidu.com, 2014) et italienne (Casapound contro Facebook, 2019), RDLF, n° 80 (www.revuedlf.com).
89 J.-J. Jacqué, « Droits fondamentaux et compétences internes de la Communauté européenne », in Libertés, Justice, Tolérances. Mélanges en hommage au Doyen Gérard Cohen-Jonathan, volume II, Bruxelles, Bruylant, 2004, p. 1027.
90 Ibid., p. 1028.