Esquisse d’une « conciliation » entre lutte contre le terrorisme international et droits fondamentaux dans l’Union européenne
Les mesures adoptées dans le cadre de la lutte contre le terrorisme international ne cessent d’interroger les juges européens, tant la Cour de justice de l’UE que la Cour européenne des droits de l’homme. Au centre de ces interrogations celle relative à la conciliation entre l’objectif fondamental de lutte contre les actes terroristes et la protection des droits et libertés des individus occupe une place singulière. Par ses arrêts ZZ c/ Royaume-Uni et Kadi (II) rendus en 2013, la Cour de Luxembourg vient provisoirement clore cette problématique, en rappelant avec force que pour se défendre, une démocratie ne peut aller jusqu’à renier ce qui la fonde.
Christophe Maubernard est maître de conférence HDR à l’Université Montpellier I – IDEDH (EA 3976)
Il fut un temps où la sûreté de l’Etat renvoyait inexorablement au triptyque : ordre public, sécurité publique, marge d’appréciation de l’Etat (Voir, par exemple, la Directive 64/221/CEE du Conseil, du 25 février 1964, pour la coordination des mesures spéciales aux étrangers en matière de déplacement et de séjour justifiées par des raisons d’ordre public, de sécurité publique et de santé publique, JOCEE, n° L 56 du 4 avril 1964, p. 850). Dans les Communautés européennes les Etats se voyaient conférer un pouvoir quasi-discrétionnaire pour établir leur propre « échelle de valeurs » et définir les mesures les plus à mêmes d’y répondre. L’Etat exerce alors un contrôle sur la libre circulation des personnes se trouvant sur son territoire et éloigne ceux d’entre eux qu’il estime devoir constituer une « menace réelle et sérieuse » consécutive à un « comportement personnel » jugé dangereux pour la société (CJCE 27 octobre 1977 Régina c/ P. Bouchereau, aff. 30/77). Dans ce contexte, seul le principe de proportionnalité entendu au sens strict permet de donner un sens au contrôle exercé par le juge (CJCE 4 décembre 1974 Y. van Duyn c/ Home Office, aff. 41/74). Est-il besoin de rappeler, qu’en outre, au plan international, aucun droit de libre circulation entre Etats n’est reconnu, sinon celui de se déplacer au sein de son territoire national à condition de ne pas faire l’objet de mesures restrictives et d’en sortir (article 2 du Protocole n° 4 à la CEDH), voire sur un territoire plus vaste comme peut l’être celui de l’Union pour les citoyens européens, les membres de leur famille et des ressortissants en provenance d’Etats tiers ayant conclus des partenariats spécifiques avec l’Union (comme la Turquie), mais certainement pas pour les autres ressortissants d’Etats tiers « de droit commun » pourrait-on dire.
Cette conception traditionnelle devait toutefois entrer en contact – mais pas en conflit – avec les droits fondamentaux, car le domaine de la sûreté de l’Etat, peu transparent et exigeant souvent le recours à des mécanismes d’urgence et des mesures dérogatoires du droit commun, ne pouvait que heurter le respect de certains droits et libertés fondamentaux (CJCE 28 octobre 1975 R. Rutili c/ Ministre de l’Intérieur, aff. 36/75). Il n’est pas rare en effet que les mesures en matière de sécurité constituent des ingérences, au sens de la Convention européenne des droits de l’homme, dans l’exercice de la liberté d’aller et venir, le droit à un recours juridictionnel ou encore le droit au respect de la vie familiale, entre autres exemples (Cour EDH, 19 février 2009 A. et autres c/ Royaume-Uni, requête n° 3455/05).
La lutte contre le terrorisme demeura pourtant longtemps étrangère à l’emprise du droit communautaire. Le groupe de TREVI constitué de manière informelle au cours des années 1970 faisait de cette lutte une affaire d’Etats, au sens propre comme au sens figuré, échappant à tout contrôle juridictionnel, en l’absence en outre d’une authentique politique commune. Malgré l’expérience européenne de la lutte contre le terrorisme (IRA, ETA, FAR, Brigades rouges, etc.), il fallut attendre les actions terroristes dirigées contre les Etats-Unis en 2001 pour que cette lutte devînt « internationale » et changea concomitamment de nature, exigeant outre des moyens civils, le recours à des dispositifs militaires et l’application d’un régime répressif singulier. L’Union européenne, qui avait instauré un Espace de liberté de sécurité et de justice, prit une part active dans la lutte contre le terrorisme devenu international, établissant des listes de personnes soupçonnées d’appartenir à des organisations terroristes, adoptant des mesures restrictives à l’encontre de ces personnes, en particulier financières (TPI, Ord., 7 juin 2004, Segi et autres c/ Conseil de l’UE, aff. T-338/02 ou plus récemment CJUE, gde ch., 13 mars 2012, Melli Bank plc c/ Conseil, aff. C-380/09 P).
C’est à ce moment là aussi que le juge de l’Union s’appliqua à rapprocher lutte contre le terrorisme, principe de légalité des actes dans une Union de droit et protection des droits fondamentaux. Il le fit d’abord de manière timide voire maladroite, puis à compter de l’arrêt Kadi de 2008 (CJCE, gde ch., 3 septembre 2008, Y. A. Kadi et autre c/ Conseil, aff. jtes C-402 et 415/05 P) avec une ampleur bien différente. Sous le double étendard de la constitutionnalisation du droit de l’Union au nom du « principe constitutionnel » du respect des droits fondamentaux et de l’autonomisation de ce même droit vis-à-vis de l’ordre juridique international, la Cour de justice en déduisit qu’aucun domaine ne devait échapper au contrôle de la légalité des actes, pas même celui de la lutte contre le terrorisme international. Les résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies, les positions communes établies par le Conseil de l’Union, les règlements de la Commission comportant des sanctions financières, les actes des Etats adoptés sur leur fondement, ne pouvaient en aucun cas constituer un écran immunitaire face au contrôle du juge. En filigrane apparaissait le concept d’ « équivalence », cher un temps à la Cour de Strasbourg (Cour EDH, 30 juin 2005, Bosphorus, requête n° 45036/98), mais ici s’appliquant à l’ordre juridique international : si le Conseil de sécurité exige des Etats membres des Nations Unies qu’ils adoptent des mesures visant à lutter efficacement contre le terrorisme international, encore faut-il que la mise en œuvre de ces résolutions s’effectue conformément à un certain nombre de droits et de valeurs, compris d’ailleurs dans la Charte des Nations Unies ou les autres textes internationaux garantissant les droits de l’homme. Comme le souligne Serge SUR (« Le droit international au défi du terrorisme », in M. J. GLENNON et S. SUR, Terrorisme et droit international, Martinus Nijhoff, 2008, pp. 3-76) en matière de lutte contre le terrorisme, le Conseil de sécurité dispose d’un pouvoir non pas normatif mais d’injonction, qui n’accorde aux Etats qu’une faible marge d’appréciation, cela ne devant pas empêcher toutefois au sens des jurisprudences européennes, que ces derniers respectent leurs obligations en matière de protection des droits fondamentaux (Cour EDH, gde ch., 12 septembre 2012, Nada c/ Suisse, requête n° 10593/08. R. Tinière, « Les ‘black lists » du Conseil de sécurité devant la Cour européenne des droits de l’homme », RTDE, juillet-septembre 2013, p. 515).
Il fallut donc, ici comme ailleurs, concilier la sûreté de l’Etat et la protection des droits fondamentaux. Cette conciliation est-elle du même type que celle qui s’opère, par exemple, dans le cadre du marché intérieur entre la libre circulation des marchandises et tel ou tel droit protégé ? Il nous semble que non pour au moins deux raisons que nous développerons ci-après. D’une part, la conciliation n’est pas uniquement opérée par le juge national puisque les institutions de l’Union prennent une part active dans la mise en œuvre des résolutions du Conseil de sécurité. D’autre part, la conciliation opère moins ici comme une norme de résolution des conflits normatifs que comme un outil garantissant que l’objectif principal de lutte contre le terrorisme international s’inscrit dans le cadre démocratique.
La « conciliation » opérée par le juge de l’Union à l’égard des actes de mise en œuvre des résolutions du Conseil de sécurité par les institutions au regard des droits fondamentaux.
Si l’affaire Kadi I (2008) a permis à la Cour de justice de rendre un arrêt d’une particulière importance, l’arrêt Kadi II (2013) (CJUE, gde ch., 18 juillet 2013, aff. jtes C-584, 593 et 595/10 P) n’en est pas moins essentiel, car il le prolonge tout en le dépassant. Le Conseil de sécurité a adopté une série de résolutions visant à inciter les Etats à renforcer leur arsenal juridique aux fins de la lutte contre le terrorisme international. Parmi ces résolutions celles qui visent expressément l’organisation Al-Qaida ont ceci de particulier qu’elles n’accordent aux Etats aucune marge d’appréciation effective dans la mesure où, en lien avec le comité des sanctions des Nations Unies, le Conseil de sécurité établit la liste des personnes déjà présumées appartenir à cette organisation (Ibid., points 8 à 15 qui présentent ces différentes actions du Conseil de sécurité). C’est pourquoi sur le fondement de ces résolutions, la Commission européenne et le Conseil de l’Union ont adopté une série de mesures visant tout à la fois à introduire la liste des personnes désignées dans l’ordre juridique européen et à leur appliquer des « mesures restrictives », comme des sanctions financières (gel des avoirs). Cet outil constitue d’ailleurs la ressource principale de l’Union européenne au titre de la lutte contre le terrorisme international. Le financement étant un point sensible, tout contrôle sur ce dernier voire son empêchement constituent des armes non négligeables.
Dans son arrêt Kadi II la Cour de justice rappelle à nouveau (CJUE, gde ch., 21 décembre 2011, France C/ People’s Mojahedin Organization of Iran, aff. C-27/09 P, point 62), qu’à propos de l’inscription sur une liste de personnes soupçonnées appartenir à une organisation terroriste, il convient de distinguer deux phases successives aux conséquences différentes quant à la protection des droits ((Point 113 de l’arrêt Kadi II.)). La première phase concerne la première inscription sur une liste (hypothèse de l’affaire Kadi I). Dans ce cas, la personne visée ne pourra contester cette mesure qu’après son inscription, car pour des raisons évidentes de confidentialité et d’efficacité de la lutte contre le terrorisme, toute autre démarche serait contre-productive. Le contrôle du juge porte sur la légalité de la décision et les recours existants mais également sur les sanctions prises à son endroit pour s’assurer qu’elles sont proportionnées à l’objectif poursuivi.
Dans la seconde phase la logique est différente. Il s’agit ici de l’hypothèse où une institution de l’Union décide de maintenir la personne soupçonnée sur une liste. La Cour de justice dans l’affaire Kadi II considère que la protection juridictionnelle effective doit être garantie avant l’adoption de la décision de maintien, exigeant que « l’intéressé puisse connaître les motifs sur lesquels est fondée la décision prise à son égard soit par la lecture de la décision elle-même, soit par une communication de ces motifs faite sur sa demande, (…), afin de lui permettre de défendre ses droits dans les meilleures conditions possibles et de décider en pleine connaissance de cause s’il est utile de saisir le juge compétent, ainsi que pour mettre ce dernier pleinement en mesure d’exercer le contrôle de la légalité de la décision en cause » (CJUE, 28 novembre 2013, Conseil de l’UE c/ Manufacturing Support & Procurement Kala Naft Co., aff. C-348/12 P ; Kadi II, point 100). Les exigences au titre de cette protection effective sont renforcées, ainsi que l’office du juge, au vu du temps écoulé et des conséquences sensibles que les sanctions entraînent pour la personne visée mais parfois aussi pour les membres de sa famille. C’est pour cette raison que la Cour considérera dans sa seconde décision Kadi que le maintien de l’inscription du requérant sur la liste des personnes soupçonnées, demandé par le comité des sanctions, n’était pas de nature « à justifier l’adoption, au niveau de l’Union, de mesures restrictives à l’encontre de celui-ci, et ce en raison soit d’une insuffisance de motivation, soit de l’absence d’éléments d’information ou de preuve qui viennent étayer le motif concerné face aux dénégations circonstanciées de l’intéressé » (Point 163).
Cette protection effective des droits qui doit être assurée par les institutions malgré un pouvoir d’appréciation a priori restreint, en vertu de leurs obligations internationales, est parfaitement symétrique à celle qui incombe aux Etats dans des hypothèses similaires. Il convient en effet de lire l’arrêt Kadi II à la lumière de celui rendu peu de temps auparavant dans une affaire ZZ c. Secretary of State for the Home Department (CJUE, gde ch., 4 juin 2013, aff. C-300/11). Il y était question d’une procédure devant une autorité britannique, la SIAC (Special Immigration Appeals Commission), procédure qui exclut largement du procès le requérant soupçonné de participation directe ou indirecte à des activités terroristes, celui-ci ne pouvant connaître par ailleurs les griefs exacts retenus à son encontre. La Cour de justice va exiger du juge national compétent qu’il puisse être en mesure d’évaluer les motivations des autorités nationales justifiant les sanctions prononcées à l’égard de la personne soupçonnée. Il faut indiquer, en outre, que dans l’affaire ZZ il s’agissait d’un citoyen européen, ce qui montre qu’au titre de la protection juridictionnelle effective la nationalité importe moins que les actes à l’origine des poursuites et des sanctions spécifiques destinées à lutter contre le terrorisme. Si la question posée par le juge britannique concernait l’interprétation des dispositions de la directive 2004/38 relative à la libre circulation des citoyens et des membres de sa famille puisque le requérant voulait entrer au Royaume-Uni et exercer ainsi son droit de libre circulation et de séjour, le juge de Luxembourg en fait une lecture à la lumière exclusive des dispositions pertinentes de la Charte et en particulier de son article 47. Les droits substantiels n’étant pas en jeu en l’espèce – notamment le droit au respect de la vie familiale –ce sont bien les garanties devant la juridiction compétente et donc au final un modèle de justice dans un Etat de droit qu’il importe pour la Cour de relever.
Ce parallélisme peut s’expliquer par l’obligation de respecter les droits fondamentaux qui s’imposent tant aux Etats membres qu’à l’Union et à ses institutions. De manière moins avouable il pourrait être aussi dans l’intérêt de la Cour de justice d’éviter par là un dernier round judiciaire donnant lieu à un arrêt Kadi III, où le requérant déciderait, au vu d’une inscription prolongée qui a violé certains de ses droits, d’engager la responsabilité de l’Union. Si l’on va au bout de la logique de conciliation entre les impératifs de la lutte contre le terrorisme international et la protection des droits fondamentaux, et compte tenu des conséquences négatives qu’emporte l’inscription, il ne semble pas absurde d’envisager une telle hypothèse.
Il est vrai que la Cour de justice accueille avec réserve les demandes visant à engager la responsabilité de l’Union sur le fondement de ses obligations internationales et conventionnelles, comme en témoignent, par exemple, les affaires FIAMM à propos des dispositions GATT-OMC (CJCE, gde ch., 9 septembre 2008, aff. jtes C-120 et 121/06 P) ou Mugraby à propos de la clause « droits de l’homme » contenue dans les accords d’association conclus par l’Union avec des Etats tiers (CJUE, Ord., 12 juillet 2012, aff. C-581/11 P). Toutefois, il n’est pas certain qu’elle puisse aussi aisément écarter la responsabilité de l’Union dans le domaine spécifique de la lutte contre le terrorisme international. Alors que de nombreuses dispositions issues de traités internationaux ne contiennent pas de droits et d’obligations clairement identifiés, ce qui oblige la Cour à rappeler que l’on ne peut « faire abstraction de l’origine internationale des dispositions en cause » avant toute reconnaissance d’un effet direct (Arrêt FIAMM précité, point 108), il n’en va pas de même des résolutions du Conseil de sécurité et surtout des décisions adoptées par le comité des sanctions qui désignent avec précision les personnes soupçonnées de terrorisme. La Commission et le Conseil sont les premiers à souligner la faible marge de manœuvre voire la compétence liée qui en découle. En outre, et il s’agit de la seconde condition exigée par la jurisprudence concernant l’engagement de la responsabilité de l’Union, le lien de causalité est ici évident entre les actes des Nations unies et la décision de maintenir l’inscription d’une personne sur la liste des entités soupçonnées de terrorisme, puisque le plus souvent il s’agit de la retranscription pure et simple de la liste dressée par le comité des sanctions dans un acte de l’Union. Cette causalité peut aussi être déduite du dispositif même de l’arrêt, puisque seule l’inscription et le maintien du nom de la personne soupçonnée font l’objet d’une annulation, et non l’ensemble du règlement lui-même, aboutissant à une limitation ratione personae des effets de l’arrêt. Enfin, compte tenu de la gravité particulière des sanctions et des conséquences provoquées par celles-ci, ne pourrait-on convoquer la jurisprudence de la Cour selon laquelle « un acte normatif communautaire dont l’application conduit à des restrictions au droit de propriété et au libre exercice d’une activité professionnelle, qui porteraient une atteinte démesurée et intolérable à la substance même desdits droits, le cas échéant à défaut, précisément, d’avoir prévu une indemnisation propre à éviter ou à corriger ladite atteinte, pourrait engager la responsabilité extracontractuelle de la Communauté » (FIAMM., point 184) ? En effet, c’est bien la « substance » des droits que le juge de l’Union s’attache à faire respecter.
Voilà pourquoi, selon nous, l’arrêt Kadi II contient cette formule pour le moins étonnante et qui mériterait à elle seule des commentaires substantiels : « le propre d’une protection juridictionnelle effective doit être de permettre à la personne concernée de faire constater par le juge, par un arrêt d’annulation que l’inscription ou le maintien de son nom sur la liste en cause a été entachée d’une illégalité, dont la reconnaissance est susceptible de réhabiliter cette personne ou de constituer pour elle une forme de réparation du préjudice moral subi » (Point 134. C’est nous qui soulignons) …
De la « conciliation » à la « pondération » des droits dans une Union démocratique de droit.
Nous avons déjà eu l’occasion dans cette Revue d’évoquer la question de la conciliation. Celle-ci constitue une norme de résolution des conflits normatifs, en lieu et place du principe de primauté, autre norme de résolution mais difficilement compatible avec la logique des droits fondamentaux, sauf dans l’hypothèse où des droits auxquels on ne peut déroger sont en jeu, par une espèce de primauté inversée au profit de ces derniers.
Dans le cadre spécifique de la mise en œuvre des résolutions du Conseil de sécurité et des décisions adoptées par le comité des sanctions, le sens de la conciliation nous apparaît bien différent. La raison première en est que les droits fondamentaux invoqués (notamment le droit à un recours juridictionnel effectif contre ces décisions et le droit de propriété au titre des sanctions financières), ne le sont pas à l’encontre d’un autre « droit » qui pourrait être invoqué par un Etat ou les institutions de l’Union. Il s’agit plutôt de savoir si, au regard d’un objectif particulier, la lutte contre le terrorisme international, un standard différent doit prévaloir au nom de l’importance de cet objectif et de sa réalisation effective et efficace. Tel était le point de vue de l’avocat général Y. Bot qui concluait sous les affaires Kadi II et ZZ (Conclusions présentées respectivement le 12 septembre 2012 (ZZ) et le 19 mars 2013 (Kadi II)) et qui estimait, en substance, que l’objectif devrait primer en toutes circonstances car la démocratie doit être « apte à se défendre » contre le fléau du terrorisme (concept tiré du droit constitutionnel allemand, voir Cour EDH, gde ch., 26 septembre 1995, Vogt C. Allemagne, requête n° 17851/91). Si la thèse de l’avocat général avait le mérite de la clarté, sa mise en œuvre n’était pourtant pas aisée, car comment concilier dès lors ce qui n’est pas comparable, d’un côté des actes, des procédures et des actions visant à garantir la sécurité des personnes et à lutter contre les terroristes et de l’autre les droits fondamentaux d’un individu isolé ? Face à cette difficulté, la Cour décide de ne pas suivre son avocat général et inverse la prémisse. Partant de l’idée qu’ « il n’existe pas de présomption en faveur de l’existence et du bien-fondé des raisons invoquées par une autorité » (Affaire ZZ précitée, point 61. Le même raisonnement peut s’appliquer, mutatis mutandis, aux institutions de l’Union puisque la Cour s’y réfère dans l’arrêt Kadi II), elle en déduit que doit s’opérer une « pondération du droit à une protection juridictionnelle effective avec la nécessité d’assurer la protection de la sûreté de l’Etat » (Ibid. point 66).
La pondération est-elle une autre forme de conciliation ? Nous ne le pensons pas car le résultat auquel peut aboutir l’une et l’autre de ces méthodes n’est pas nécessairement identique. La pondération suppose que dans la poursuite d’un objectif essentiel, la substance des droits ne soit jamais corrompue au nom d’une forme d’immunité qui s’étendrait à l’ensemble des actes participant à la réalisation de cet objectif. En d’autres termes, la pondération maintient le droit fondamental dans son essence là où la conciliation peut aboutir à l’écarter. Dès l’affaire Kadi I la Cour de justice avait rejeté le principe d’une immunité juridictionnelle des actes de l’Union sur le fondement du « principe constitutionnel » du respect des droits fondamentaux. Dans la seconde affaire Kadi elle en tire les conséquences et procède à un contrôle approfondi de la motivation des actes et des informations et des preuves sur lesquelles se fonde la décision de maintenir l’inscription du requérant sur la liste. Le contrôle semble même plus étendu que celui auquel doit procéder le juge interne au sens de la jurisprudence ZZ, puisque ce dernier pourra, par exemple, ne pas avoir accès à l’ensemble des éléments de preuve au nom de la sûreté de l’Etat (ZZ, points 63 et 66). La pondération suppose ainsi que les droits fondamentaux soient dans tous les cas maintenus, quel que soit l’objectif poursuivi. Contrairement à la conciliation qui peut donc aboutir à faire prévaloir l’un ou l’autre. Ainsi, par exemple, dans l’affaire Omega qui mettait en jeu d’un côté le respect de la dignité humaine et de l’autre la libre prestation de services (CJCE, 14 octobre 2004, aff. C-36/02), le juge allemand aurait pu tout aussi bien écarter le jeu de la liberté de circulation au profit du respect de la dignité humaine, comme il pouvait considérer qu’un jeu virtuel n’est pas en mesure d’y porter atteinte. Dans cette hypothèse, le droit fondamental ne trouve pas à s’appliquer.
Deux observations pour conclure sur le concept de pondération. En premier lieu, s’il s’avère que la pondération ne souffre pas de domaines dans lesquels les droits fondamentaux seraient exclus au regard du caractère vital de l’objectif poursuivi, une telle solution recèle des potentialités importantes. Tel pourrait être le cas, par exemple, dans le domaine de l’union économique et monétaire. L’affaire Pringle est ici d’un maigre secours car la Cour se fonde sur le caractère international du traité conclu entre les Etats afin d’instaurer un Mécanisme européen de stabilité (MES), pour exclure celui-ci du champ d’application de la Charte des droits fondamentaux (CJUE, ass. plén., 27 novembre 2012, T. Pringle c/ Governement of Irland, Irland and The Attorney General, aff. C-370/12). Mais à la lecture combinée des affaires ZZ et Kadi II, on voit mal comment justifier que des actes d’exécution de résolutions du Conseil de sécurité ne bénéficient d’aucune immunité, et exclure de la logique de la pondération des droits fondamentaux, des traités conclus entre Etats membres qui participent à la réalisation d’objectifs propres à l’Union, comme le MES (F. Martucci, « La Cour de justice face à la politique économique et monétaire : du droit avant toute chose, du droit pour seule chose », RTDE, 2013, n° 2, p. 239).
En second lieu, la pondération devrait également trouver à s’appliquer, en tenant compte de ses spécificités, au sein du système des Nations unies. La Cour de justice trouve une formule qui fait écho au nouvel article 21, point 1, TUE ( « L’action de l’Union sur la scène internationale repose sur les principes qui ont présidé à sa création, à son développement et à son élargissement et qu’elle vise à promouvoir dans le reste du monde: la démocratie, l’État de droit, l’universalité et l’indivisibilité des droits de l’homme et des libertés fondamentales, le respect de la dignité humaine, les principes d’égalité et de solidarité et le respect des principes de la charte des Nations unies et du droit international. L’Union s’efforce de développer des relations et de construire des partenariats avec les pays tiers et avec les organisations internationales, régionales ou mondiales qui partagent les principes visés au premier alinéa. Elle favorise des solutions multilatérales aux problèmes communs, en particulier dans le cadre des Nations unies. »), en rappelant que les droits fondamentaux « constituent des valeurs communes à l’ONU et à l’Union » (Kadi II, point 131). Par ce biais, le juge parvient à préserver le multilatéralisme qui s’impose au nom des obligations internationales de l’Union et des Etats, et à promouvoir la définition de standards de protection des droits fondamentaux qui sans être « équivalents » n’en reposent pas moins sur des « valeurs communes ». S’il ne peut être demandé aux actes mêmes des organes des Nations unies de répondre en tout point au standard de protection qu’exige l’Union européenne, on peut imaginer que ces derniers rappellent aux « parties intéressées » par ces actes de tenir compte de la protection des droits fondamentaux au cours de leur mise en œuvre. En effet, si l’Union européenne prétend devenir un « pilier central du système des Nations unies » (Communication de la Commission au Conseil et au Parlement du 10 septembre 2003, « Union européenne et Nations Unies : le choix du multilatéralisme », COM(2003) 526 final, p. 3), encore faut-il garantir la cohérence de son action interne et extérieure. Plusieurs organes de protection et de promotion des droits de l’homme des Nations unies, comme le Conseil ou le Comité des droits de l’homme, portent ainsi un regard lucide sur les lacunes actuelles de l’Union, en particulier à la suite du transfert de nombreuses compétences des Etats et les difficultés que ce transfert engendre quant au contrôle du respect des engagements internationaux (« Rapport des présidents des organes créés en vertu d’instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme sur leur vingt-deuxième réunion », Assemblée générale des NU, 6 août 2010, A/65/190, sp. p.5) Le multilatéralisme ne peut pas s’interpréter comme une coopération « à la carte », fût-elle essentielle pour les deux parties. Il doit s’entendre d’une authentique mise en commun d’objectifs et de moyens, et de la reconnaissance de standards réciproques. C’est à cette condition que l’Union européenne pourra prétendre devenir un « acteur global » et les Nations unies s’appuyer sur un partenaire efficace.
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La lutte contre le terrorisme international a suscité chez les juristes et les juges nombre de réactions face à la nécessité absolue de ne pas laisser les actes de violence faire vaciller les fondements des démocraties (H. LAURENS et M. DELMAS-MARTY, Terrorismes. Histoire et droit, Ed. CNRS, 2010), mais aussi rappeler que la démocratie se nourrit de valeurs, de principes et de droits qui doivent être préservés. C’est à l’occasion de la décision rendue par la Cour suprême américaine dans l’affaire Hamdi vs. Rumfeld du 28 juin 2004 que le juge O’Connor eut cette opinion à laquelle se rallièrent les juges Kennedy et Breyer : « It is during our most challenging and uncertain moments that our Nation’s commitment to due process is most severely tested ; and it is in those times that we must preserve our commitment at home to the principles for which we fight abroad ». Tel est aussi le sens de la « pondération » des droits dans l’Union européenne, afin qu’ils ploient mais ne cassent jamais.