L’autonomie ecclésiale dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme [article]
L’autonomie ecclésiale dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme
Par Gérard Gonzalez
Gérard Gonzalez est professeur à l’Université de Montpellier 1 – IDEDH (EA3976)
Dans sa dimension collective, la liberté des religions s’accommode mal de contestations qui pourraient, en son sein, remettre en question leur unité interne, doctrinale et organisationnelle. Le principe d’autonomie ecclésiale donne corps, dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, à cette indépendance revendiquée. Pourtant l’isolement est loin d’être complet et les droits de l’homme s’invitent parfois dans les conflits, individuels ou collectifs, auxquels les organisations ecclésiales n’échappent pas. Relativisé, notamment à l’égard des employés laïcs, le principe d’autonomie des communautés religieuses demeure néanmoins intact et reprend même de la vigueur à la faveur de la revalorisation du principe de subsidiarité.
Comme aime à le répéter la Cour européenne depuis 1993, dans une formule désormais rituelle, « la liberté de pensée, de conscience et de religion représente l’une des assises d’une « société démocratique » au sens de la Convention. Elle figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur conception de la vie » 1. Droit individuel, cette liberté ne s’accomplit vraiment que dans son exercice collectif sous la forme de cultes et rites organisés et codifiés dont les autorités ecclésiales sont les ordonnateurs et les gardiens. La Commission l’a bien compris qui a admis que « lorsqu’un organe ecclésial introduit une requête en vertu de la Convention, il le fait en réalité au nom des fidèles » et qu’il « faut admettre qu’un tel organe est capable de posséder et d’exercer à titre personnel, en tant que représentant des fidèles, les droits énoncés à l’article 9, paragraphe 1 » 2. Sans sa dimension collective, la liberté de religion ne saurait s’épanouir. Mais dans une société démocratique au sens de la Convention européenne, la confusion entre l’Etat et la religion est bannie et un parti politique ayant pour objectif l’instauration d’une théocratie peut être dissout afin de préserver les droits et libertés individuels. La Cour a constaté cette incompatibilité per se dans son arrêt Refah Partisi s’agissant du projet de substituer à une société laïque un Etat théocratique musulman fondé sur la charia et sur un système multi-juridique. Comme l’écrit Michel Levinet « telle que la conçoit le juge de Strasbourg, la société démocratique suppose une certaine séparation des sphères publique et religieuse, seule à même de garantir les droits et libertés individuels » 3. Cela ne signifie nullement que l’Etat ne puisse avoir des liens privilégiés avec telle religion adoptée par la majorité de sa population, pour des raisons historiques, comme c’est le cas dans de nombreux Etats parties à la Convention. Mais même dans cette situation de relation particulière, l’Etat doit se porter garant de la liberté de religion des autres groupements présents sur son territoire et en assurer la libre et entière jouissance, tant sur le plan individuel que collectif. Le corollaire de cette forme de séparation peut être trouvé dans le respect du principe d’autonomie des communautés religieuses. Outre les régimes ouvertement laïques qui induisent une forme de séparation entre Etat et communautés religieuses, ce principe reçoit souvent une consécration constitutionnelle sur laquelle la Cour peut aisément s’appuyer comme par exemple l’article 137 de la Constitution de Weimar, faisant partie intégrante de la Loi Fondamentale allemande par renvoi de son article 140, qui prévoit que « chaque société religieuse règle et administre ses affaires de façon autonome, dans les limites de la loi applicable à tous » 4 ou l’article 29 de la constitution roumaine 5 ou encore l’article 13-2 de la constitution bulgare 6. Mais si, dans ces cas, le contexte est particulièrement favorable à la mise en valeur du principe d’autonomie des communautés religieuses, il n’en est pas une condition et la Cour a conceptualisé un principe autonome majeur pour l’effectivité de la liberté collective de religion (I). Générant de véritables enclaves dans une société démocratique, l’autonomisation des communautés religieuses n’en fait cependant pas des lieux de non-droits de l’homme échappant à toute contrainte. Sous certaine conditions, les frontières de ces enclaves sont rendues perméables aux garanties offertes par la Convention au bénéfice de ceux, individus ou communauté rebelle, qui, dans le cadre d’un conflit de droits, sont insuffisamment protégés (II).
I- Consécration d’un principe majeur pour le pluralisme religieux
Expressément ou implicitement la Cour a consacré dans sa jurisprudence le principe d’autonomie des communautés religieuses dans les domaines doctrinal et disciplinaire (A) et aussi dans celui de l’accès à un statut leur permettant d’organiser un culte conformément à des dogmes et rites répondant ainsi aux besoins des fidèles avec des conséquences parfois paradoxales (B).
A- Autonomie doctrinale et disciplinaire
Le principe de l’autonomie doctrinale des communautés religieuses est solidement ancré dans la jurisprudence de la Cour. C’est aussi une formule rituelle qui le consacre, formule selon laquelle « le droit à la liberté de religion au sens de la Convention exclut toute appréciation de la part de l’Etat quant à la légitimité des croyances religieuses ou aux modalités d’expression de celles-ci » et systématiquement reprise depuis l’arrêt Hassan et Tchaouch (§78) s’agissant de l’exercice collectif de la liberté de religion sous la direction d’une autorité ecclésiale. L’Etat n’a ainsi aucune prise sur l’autorité doctrinale des communautés religieuses, interdit qui cadre parfaitement avec le respect du pluralisme religieux mais qui connaît toutefois des limites. Il est en effet tempéré par l’obligation positive de l’Etat d’informer sur certains groupements religieux, obligation qui peut le contraindre « à porter des appréciations de valeur susceptibles d’empiéter sur la sphère religieuse ou philosophique » 7.
De cette autonomie doctrinale résulte une autonomie disciplinaire selon laquelle il est « interdit à l’État d’obliger une communauté religieuse à admettre ou exclure un individu ou à lui confier une responsabilité religieuse quelconque » 8. La consécration de cette autonomie disciplinaire est une constante de la jurisprudence confrontée à des requêtes de desservants, parfois victimes de sanctions ecclésiales le plus souvent motivées par la manifestation dérangeante de désaccords doctrinaux. Dans ce cas, il faut confronter le droit à la liberté individuelle de religion avec le droit à la liberté collective telle que définie par l’autorité ecclésiale hiérarchiquement compétente. La Commission comme la Cour se placent dans une perspective contractuelle. Le pasteur, le prêtre doivent assumer les devoirs de leur charge. Si ces devoirs sont devenus trop éloignés de leurs propres convictions, leur liberté de religion est préservée par la possibilité de renoncer à leurs fonctions.
Se soumettre ou se démettre, tel est le choix qui est offert au rebelle 9.
L’une des conséquences de cette autonomie disciplinaire est que la mesure décidée dans le cadre d’une affaire strictement ecclésiale, qui peut être très grave, peut ne pas porter atteinte à un « droit » défendable en droit interne et donc hors champ matériel de l’article 6 de la Convention 10 ou, dans le meilleur des cas, constituer un tel « droit » défendable mais soumis à un contrôle restreint 11. Récemment, la Cour a été saisie par un prêtre dispensé de son obligation de célibat par le Vatican, marié et père de cinq enfants, qui avait perdu, sur décision de l’évêque liant l’administration, son poste de professeur de religion dans un lycée public 12. Cette mesure sanctionnait le « scandale » provoqué par la publication dans un journal d’un article où il apparaissait en photo avec son épouse et ses cinq enfants et révélait son appartenance au Mouvement pro-célibat optionnel très critique à l’égard du célibat obligatoire des prêtres, de la position de l’Eglise sur l’avortement, le divorce, la sexualité ou le contrôle de natalité. La question était de « savoir si l’État était tenu, dans le cadre de ses obligations positives découlant de l’article 8, de faire prévaloir le droit du requérant au respect de sa vie privée sur le droit de l’Église catholique de refuser de renouveler le contrat » (§79). Terrain glissant sur lequel, on le verra, le principe de l’autonomie disciplinaire est de plus en plus souvent battu en brèche, notamment lorsque sont en cause des laïcs exerçant des « emplois de tendance » 13. Mais ici, s’agissant d’un prêtre sécularisé, la Cour juge « qu’en ne renouvelant pas le contrat du requérant, les autorités ecclésiastiques se sont bornées à s’acquitter des obligations qui leur incombent en application du principe d’autonomie religieuse » (§85). Comme le requérant était tenu à « des obligations de loyauté accrues » (§86) et à une « exigence de réserve et de discrétion …d’autant plus importante que les destinataires directs des enseignements sont des enfants mineurs vulnérables » (§87), la Cour constate l’absence de violation de l’article 8 repoussant d’autant l’avènement des principes de la société démocratique dans les Eglises. L’accumulation de contestation directe de plusieurs dogmes de l’église catholique, comme le célibat des prêtres ou le refus de l’avortement, ont fortement influencée l’appréciation de la situation du requérant au regard de l’article 8 protégeant sa vie privée et l’ont implicitement déporté sur celui de l’article 9, les convictions religieuses du requérant n’étant manifestement plus en phase avec son employeur avec lequel les liens étaient déjà distendus. Toujours pas de liberté de religion au sein des religions !
Ni de liberté syndicale ! Ou alors dans des limites très strictes. Dans l’affaire Sindicatul « Păstorul cel Bun » 14 concernant la création d’un syndicat « ecclésial » par, notamment, des prêtres orthodoxes, la Cour, a jugé en Grande chambre compatible avec la protection de la liberté d’association garantie par l’article 11 le refus de fonder un syndicat opposé à des membres du clergé de l’Eglise orthodoxe de Roumanie, contrairement à ce qui avait été décidé en chambre (31 janvier 2012). Dans une relation de travail, au sens des conventions de l’OIT, avec l’Eglise orthodoxe, les membres du clergé ont normalement accès au droit de fonder des syndicats dans lequel il y a eu ingérence (§149). La nécessité de cette ingérence doit être appréciée à l’aune de la confrontation entre la liberté d’association de l’article 11 et la liberté de religion dont bénéficie l’Eglise au titre de l’article 9 et qui implique le principe de l’autonomie des organisations religieuses. Selon la Cour, « l’Etat s’est simplement abstenu de s’impliquer dans l’organisation et le fonctionnement de l’Eglise orthodoxe roumaine, respectant ainsi l’obligation de neutralité que lui impose l’article 9 » (§ 166). Les membres du clergé peuvent fonder, avec l’autorisation de l’archevêque non sollicitée en l’espèce, des associations de type syndical respectant les statuts de l’Eglise orthodoxe et ne remettant « pas en question la structure hiérarchique traditionnelle de l’Église et la manière dont les décisions y sont prises » (§ 170). Dès lors, compte tenu de l’absence de consensus européen sur les relations entres les Etats et les Eglises, la Cour juge que « le refus … d’enregistrer le syndicat requérant n’a pas outrepassé la marge d’appréciation dont bénéficient les autorités nationales » (§ 172).
Avant d’en venir aux fissures qui, jusqu’à cet arrêt de Grande chambre qui remet le principe d’autonomie en scelle, fragilisaient considérablement ce principe, il faut aussi souligner que son affirmation comme principe majeur entraîne une conséquence paradoxale puisqu’elle contribue à valoriser la liberté collective de religion au sein même des communautés religieuses … facilitant ainsi leur éclatement.
B- Paradoxe de l’autonomie organisationnelle
L’autonomie juridique de toute communauté religieuse dépend de la personnalité morale qu’elle peut acquérir afin d’effectuer les actes nécessaires à son fonctionnement : acquisitions de biens immobiliers et mobiliers pour le culte, défense des droits collectifs en justice et tous autres actes ou avantages dépendant de statuts qui, sous certaines réserves destinées à éviter les discriminations, peuvent être différenciés 15. La garantie apportée par la Convention, au titre de la liberté d’association protégée par l’article 11 de la Convention lu ici à la lumière de l’article 9, permet à tous les groupements religieux, traditionnels 16 ou non 17, de bénéficier de l’accès à la personnalité juridique permettant a minima de gérer leurs biens et de satisfaire leurs fidèles dès lors qu’aucun motif sérieux ou avéré de trouble à l’ordre public n’est établi. Comme l’affirme la Cour « n’étant pas reconnue, l’Eglise requérante ne peut pas déployer son activité … ses prêtres ne peuvent pas officier, ses membres ne peuvent pas se réunir pour pratiquer leur religion et, étant dépourvue de personnalité morale, elle ne peut pas bénéficier de la protection juridictionnelle de son patrimoine » 18.
Le paradoxe de la situation tient en ce que la Cour européenne, au nom de l’autonomie empêche l’Etat, sauf besoin social impérieux, d’intervenir dans une situation de schisme au sein d’une communauté religieuse. Ainsi, l’autonomie favorise la liberté collective de religion d’une communauté sans la mettre à l’abri d’une contestation aboutissant à sa partition. L’autonomie engendre ainsi des autonomies concurrentes qui doivent, dans une société démocratique, trouver à s’exprimer en dehors de toute intervention de l’Etat. L’autonomie peut donc se retourner contre son bénéficiaire au bout du compte en interdisant à l’Etat de privilégier l’unité forcée d’une communauté, ce qui somme toute est en complet accord avec le principe du pluralisme. La jurisprudence sur cette question est claire et abondante. Dans l’affaire Serif, la Cour souligne ainsi que « le requérant avait le soutien d’au moins une partie de la communauté musulmane de Rhodope » et « punir une personne au simple motif qu’elle a agi comme chef religieux d’un groupe qui la suit volontairement ne peut toutefois guère passer pour compatible avec les exigences d’un pluralisme religieux dans une société démocratique ». Surtout elle énonce le principe selon lequel « dans une société démocratique, l’Etat n’a pas besoin de prendre des mesures pour garantir que les communautés religieuses demeurent ou soient placées sous une direction unique » 19.
Quelle est la marge de manœuvre de l’Etat en pareille circonstance ? Elle apparaît extrêmement réduite. La Cour souligne « que des tensions risquent d’apparaître lorsqu’une communauté, religieuse ou autre, se divise, mais c’est là l’une des conséquences inévitables du pluralisme » et « le rôle des autorités en pareilles circonstances ne consiste pas à éliminer la cause des tensions en supprimant le pluralisme mais à veiller à ce que les groupes concurrents se tolèrent les uns les autres » 20. La Cour confirmera ce devoir de retenue de l’Etat, reprenant les principes de l’arrêt Serif en leur apportant parfois quelques précisions, en fonction du contexte. Ainsi dans l’affaire Hassan et Tchaouch, qui concernait aussi des dissensions apparues au sein d’une communauté musulmane sur fonds de textes internationaux régissant le statut des minorités religieuses après la fin de l’empire ottoman, la Cour précise-t-elle que « des mesures de l’Etat favorisant un dirigeant d’une communauté religieuse divisée ou visant à contraindre la communauté, contre ses propres souhaits, à se placer sous une direction unique constitueraient également une atteinte à la liberté de religion » 21. Dans cet arrêt, la Cour aide à prendre conscience de l’enjeu de la retenue de l’Etat qui, au-delà de la protection de la liberté de religion du groupement concerné touche aussi à l’essence de celle des fidèles, pris individuellement. Elle souligne en effet que « les cérémonies religieuses ont une signification et une valeur sacrée pour les fidèles lorsqu’elles sont célébrées par des ministres du culte qui y sont habilités en vertu de ces règles » ; aussi « le droit des fidèles à la liberté de religion suppose que la communauté puisse fonctionner paisiblement, sans ingérence arbitraire de l’Etat … l’autonomie des communautés religieuses (…) présente un intérêt direct non seulement pour l’organisation de la communauté en tant que telle, mais aussi pour la jouissance effective par l’ensemble de ses membres actifs du droit à la liberté de religion » 22.
Ces principes servent de grille d’analyse pour ce contentieux schismatique important dans les communautés orthodoxes particulièrement divisées 23. Très protecteur de la liberté des communautés religieuses de s’organiser pour satisfaire, dans une cadre juridique protecteur, les attentes de leurs fidèles, le principe d’autonomie s’étiole cependant au gré de la jurisprudence relative aux conflits de droits, qui sont aussi souvent en ce domaine des conflits de valeurs.
II- Minoration relative du principe
Tout en préservant le principe d’autonomie des communautés religieuses, la Cour en tempère fortement la portée sous les influences conjuguées de la procéduralisation de la garantie des droits de la Convention (A) et d’un confinement de l’effectivité du principe aux seules relations « cléricalisées » (B).
A-Les contraintes procédurales
Les contraintes procédurales peuvent permettre d’identifier un manquement de l’Etat au principe de l’autonomie des communautés religieuses. Ainsi, fréquemment, les contentieux relatifs à la reconnaissance d’un statut juridique ont-ils une dimension principalement procédurale. C’est vrai de l’affaire Eglise catholique de la Canée marquée par une discrimination procédurale mais aussi d’autres affaires jugées sur le terrain des articles 11 et/ou 9 de la Convention. Ainsi ce sont les lourdeurs et/ou abus procéduraux qui entraînent presque systématiquement un constat de violation de la Convention par la Russie à l’égard de groupements en mal d’immatriculation et confrontés aux demandes arbitraires de documents et/ou à des délais considérables injustifiés 24. Ces éléments procéduraux, souvent révélateurs ici de violations de fond de la convention, servent le principe d’autonomie des communautés religieuses et sa réalisation conformément au but de préservation du pluralisme religieux. Il en va autrement dans le cas où un intérêt individuel entre en conflit avec l’intérêt collectif, groupal, de préservation du principe d’autonomie dont la sanctuarisation n’est pas assurée. L’affaire Pellegrini avait constitué de ce point de vue un premier avertissement indirect 25. L’Italie est trouvée en violation de l’article 6 de la Convention pour avoir accordé l’exequatur à la déclaration de nullité d’un mariage prononcée par les tribunaux ecclésiastiques du Vatican. Certes la Cour prend soin de souligner que la « tâche de la Cour consiste donc non pas à examiner si l’instance devant les juridictions ecclésiastiques était conforme à l’article 6 de la Convention, mais si les juridictions italiennes, avant de donner l’exequatur à ladite déclaration de nullité, ont dûment vérifié que la procédure y relative remplissait les garanties de l’article 6 » (§ 40). Pourtant la violation par l’Italie résulte bien de l’absence de respect du contradictoire devant lesdites juridictions. Par la suite, les contraintes procédurales vont directement porter atteinte au principe d’autonomie des communautés religieuses. Dans l’affaire Lombardi-Vallauri, la Cour minimise l’intérêt d’une université catholique « d’inspirer son enseignement de la doctrine catholique » au profit des garanties procédurales de ce professeur dont la candidature a été écartée à cause « d’opinions prétendument hétérodoxes » 26. N’ayant pas pu se défendre sur ces motifs qui ne lui avaient pas été explicités par le Conseil de faculté, ce professeur a subi une violation procédurale de sa liberté d’expression protégée par l’article 10.
Cette ingérence procédurale va devenir une constante de la jurisprudence mettant en cause l’autonomie décisionnelle, notamment en cas de sanctions, des communautés religieuses. Dans ce cas il faut que l’employé sanctionné bénéficie d’une procédure équitable permettant d’apprécier la nature des intérêts en jeu et d’en doser l’importance. La coloration procédurale de l’affaire Schüth, sur le terrain de l’article 8, est primordiale, la Cour jugeant que « les juridictions du travail n’ont pas suffisamment exposé pourquoi, d’après les conclusions de la cour d’appel du travail, les intérêts de la paroisse l’emportaient de loin sur ceux du requérant, et qu’elles n’ont pas mis en balance les droits du requérant et ceux de l’Eglise employeur d’une manière conforme à la Convention » 27. A l’inverse, dans l’affaire Siebenhaar relative au licenciement d’une assistante maternelle par l’Eglise protestante en raison de son engagement au sein d’une autre communauté religieuse, elle juge que « les juridictions du travail ont suffisamment démontré que les obligations de loyauté étaient acceptables en ce qu’elles avaient pour but de préserver la crédibilité de l’Eglise protestante à l’égard du public et des parents des enfants du jardin d’enfants » 28. S’agissant d’employés laïcs, cette prégnance des contraintes procédurales n’est pas choquante. Elle constitue la même limite à l’égard du principe de l’autonomie des communautés religieuses qu’à l’égard du principe de l’immunité des Etats 29 ou des organisations internationales 30.
S’agissant de clercs, les contraintes procédurales s’amenuisent et peuvent être limitées à un contrôle restreint. Dans l’affaire Fernandez Martinez concernant un prêtre sécularisé, situation qui peut être qualifiée de semi-cléricale, la Cour examine la situation du requérant, dont le contrat de professeur de religion n’avait pas été renouvelé en raison de sa situation « scandaleuse » étalée au grand jour, dans le cadre de l’article 8. Mais, lors de son contrôle, elle observe que le requérant avait eu la possibilité de porter son affaire devant les juges nationaux « qui ont été appelés à examiner la licéité de la mesure litigieuse à la lumière du droit du travail en tenant compte du droit ecclésiastique, et à mettre en balance les intérêts divergents du requérant et de l’Église » (§ 82). Plus le caractère des mesures concernées apparaît marqué du sceau des affaires internes de la communauté religieuse du fait de la personnalité de leur destinataire, plus la prégnance des garanties, même simplement procédurale, s’amenuise comme en atteste les décisions d’irrecevabilité prononcées, sur le terrain de l’article 6, dans les affaires Baudler, Reuter et Müller 31, dessinant ainsi un critère dont il faut mesurer la pertinence non seulement du point de vue des garanties procédurales mais aussi, et surtout, des garanties substantielles de la Convention.
B- Confinement du principe aux relations « cléricalisées »
Les affaires Baudler c/Allemagne et Reuter c/Allemagne concernaient la mise en « disponibilité » de pasteurs de paroisses protestantes. Les requérants se plaignaient de n’avoir eu accès à aucun autre tribunal que la commission régionale de l’Eglise pour défendre leur cause. La Cour s’en remet entièrement aux appréciations des juridictions internes saisies en vain pour conclure que « les procédures engagées par le(s) requérant(s) n’ont pas porté sur un droit que l’on pouvait prétendre, de manière défendable, reconnu en droit allemand » et que « l’article 6 § 1 de la Convention n’est pas applicable ». La Cour s’appuie ainsi sur la décision du tribunal administratif selon laquelle « la mise en disponibilité du requérant s’analysait clairement en une mesure relevant du domaine des affaires internes de l’Eglise et qu’elle ne pouvait dès lors faire l’objet d’un contrôle par les juridictions de l’Etat … car le litige en question n’était pas fondé sur le droit de l’Etat, mais exclusivement régi par le droit ecclésiastique ». Dans l’affaire Müller relative à la « mise en indisponibilité » d’un directeur de l’Armée du Salut la Cour se satisfait du contrôle restreint opéré par une juridiction interne dans le cadre d’une jurisprudence, isolée, que l’on peut qualifier de progressiste au regard de l’absence de recours consacré dans les affaires Baudler et Reuter. Selon la Cour, les juridictions nationales « ont soigneusement pesé les intérêts en conflit, à savoir, d’une part, ceux militant pour la possibilité même de faire contrôler des décisions ecclésiastiques telles que celle de l’Armée du Salut de congédier les requérants, et, d’autre part, ceux militant pour une limitation de ce contrôle aux fins de tenir dûment compte du droit d’autonomie de l’Armée ». Elle considère que, « ayant ainsi circonscrit l’étendue de son contrôle, la Cour fédérale de justice a considéré que ni les observations des requérants devant les instances judiciaires inférieures ni d’autres indices ne permettaient de dire que la décision de l’Armée du Salut avait été arbitraire ou contraire aux bonnes mœurs ou à l’ordre public » et valide ce contrôle restreint. Cette jurisprudence est aux contentieux relatifs aux affaires internes des communautés religieuses concernant leur personnel clérical ce que la jurisprudence Vilho Eskelinen 32 est aux recours ouverts, sous conditions, à certains fonctionnaires.
S’agissant des droits substantiels, comme le respect de la vie privée ou la liberté d’expression, étant acquis que le principe d’autonomie s’oppose quasiment à toute manifestation individuelle de la liberté de religion des desservants du culte concerné 33, le critère de la relation cléricale est-il pertinent ? Il aboutit à régler le conflit sur la base d’un critère fonctionnel dont dépend très largement la teneur de l’obligation de loyauté qui joue un rôle important dans le contrôle de proportionnalité de l’ingérence. Ainsi le directeur pour l’Europe des relations publiques de l’Eglise mormone peut-il être licencié pour motif d’adultère sans que soit violé l’article 8 « en raison de la gravité de l’adultère aux yeux de l’Eglise mormone et de la position importante que le requérant y occupait et qui le soumettait à des obligations de loyauté accrues » 34. En revanche, viole l’article 8 le licenciement de l’organiste et chef de chœur d’une paroisse catholique coupable d’adultère et, aux yeux de l’église, de bigamie, au motif que les juridictions internes ne se sont pas suffisamment penchées sur « la question de la proximité de l’activité du requérant avec la mission de proclamation de l’Eglise » (§69) ; notamment « l’on ne saurait interpréter la signature apposée par le requérant sur ce contrat comme un engagement personnel sans équivoque de vivre dans l’abstinence en cas de séparation ou de divorce », ce qui affecterait « le cœur même du droit au respect de la vie privée de l’intéressé » qui n’était pas soumis à « des obligations de loyauté accrues » (§71). On peut noter que, dans cet arrêt, la Cour reproche aux autorités allemandes de s’être satisfaites des déclarations de l’église concernée pour déterminer la proximité de l’activité du requérant avec sa propre mission, ce qui revient à saper l’autorité doctrinale et morale de l’institution concernée et les fondements mêmes du principe d’autonomie qui ne retrouve sa pertinence qu’à l’égard des employés ecclésiaux incontestables, et encore sous certaines conditions 35. Mais cette affaire est actuellement pendante devant la Grande chambre 36 qui devra dire si le principe d’autonomie des communautés religieuses peut à ce point être sacrifié sur l’autel des droits substantiels, notamment ici le droit à la liberté d’association après celui de la protection de la vie privée. Le critère n’est plus ici fonctionnel puisque appartiennent à ce syndicat autant des employés cléricaux que laïcs.
Dans un souci d’homogénéisation, ne vaudrait-il pas mieux avoir recours à un critère axiologique qui mettrait en avant la doctrine de la communauté religieuse concernée pour gérer ses relations avec tous ses employés ? C’est sans doute une orientation qui aurait les faveurs de tel commentateur qui fustigeait la Cour européenne des droits de l’homme pour avoir, dans l’affaire Schüth c/Allemagne (23 sept. 2010), renoué avec les errements de l’arrêt Lombardi Vallauri c/Italie (20 oct. 2009) par lequel elle « s’était déjà anormalement ingérée dans le fonctionnement des institutions religieuses » 37. Une telle option ne semble plus correspondre à l’interprétation évolutive des droits de l’homme dans une société démocratique, cette même interprétation d’ailleurs qui conduit la Cour à rejeter l’idée même d’une Etat théocratique musulman mais aussi, on peut le penser, chrétien. Désormais, c’est toute idée de toute organisation théocratique entrant en concurrence avec les droits garantis par la Convention qui semble de plus en plus défaite, même lorsque celle-ci est limitée à la seule communauté religieuse. Pourtant le doute s’installe lorsque la Grande chambre juge que l’abaissement du principe d’autonomie ainsi concrétisé n’interdit pas de faire obstacle à la constitution d’un syndicat regroupant le personnel clérical et laïc d’une communauté religieuse dans le but de « promouvoir la libre initiative, la concurrence et la liberté d’expression de ses membres, à assurer la participation au Saint Synode d’un membre du syndicat, à demander à l’archevêque de produire un rapport financier annuel et à utiliser la grève comme moyen de défense des intérêts de ses membres » 38. Ainsi, selon la Grande chambre, le sacrifice du principe d’autonomie des communautés religieuses sur l’autel des droits substantiels, notamment ici le droit à la liberté d’association, trouve ici ses limites. Avec les six juges auteurs d’une opinion dissidente commune, on peut se demander si la démonstration a bien été faite de « raisons convaincantes et impératives » propres à justifier des restrictions à la liberté d’association d’interprétation stricte et normalement cantonnées aux « membres des forces armées, de la police ou de l’administration d’Etat » 39. Quoiqu’il en soit, le principe d’autonomie ici préservé et (trop ?) largement entendu révèle « la face potentiellement liberticide d’une certaine conception de la séparation Eglises-Etat » 40. Il s’agit aussi d’une nouvelle illustration des potentialités du lustre retrouvé du principe de subsidiarité dont le Protocole 15 en cours de ratification 41 prévoit l’inscription dans le Préambule de la Convention et qui fait bon ménage avec le principe d’autonomie des Eglises.
Pour citer cet article : G. Gonzalez, « L’autonomie ecclésiale dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », RDLF 2013, chron.n°29 (www.revuedlf.com)
Notes:
- CEDH, 25 mai 1993, Kokkinakis c/Grèce, §31 ↩
- Déc. 5 mai 1979, X et church of Scientology c/Suède, DR p. 76 ↩
- « Société démocratique et laïcité dans la jurisprudence de la Cour EDH » dans G. Gonzalez (Dir.), Laïcité, liberté de religion et Convention EDH, Coll. Droit et Justice n°67, Bruylant-Nemesis 2006, p.106 ↩
- le principe d’autonomie est au cœur de nombreuses affaires allemandes : CEDH, 3 février 2011, Siebenhaar c/Allemagne, § 41 ; déc. 6 déc. 2011, Hanna et Peter Müller c/Allemagne, n°12986/04 ; déc. 6 déc. 2011, Baudler c/Allemagne, n°38254/04 ; déc. 6 déc. 2011, Reuter c/Allemagne, 39775/04 ↩
- CEDH, GC, 9 juillet 2013, Sindicatul « Păstorul cel Bun » c/Roumanie, §27 ↩
- CEDH, GC, 26 octobre 2000, Hassan et Tchaouch c/Bulgarie ↩
- CEDH, 6 novembre 2008, Leela Forderkreis E.V. et a. C. Allemagne , RTDH 2009 n°78 p. 553 obs. G. Gonzalez ↩
- CEDH, 14 juin 2007, Sviato-Mykhaïlivska Parafiya c. Ukraine, no 77703/01, § 146 ↩
- Déc. 8 mars 1976, X c/Danemark, D.R. 5, p. 157 ; déc. 8 mars 1985, Borre Arnold Knudsen c/Norvège, D.R. 42, p. 268 ; déc. 8 sept. 1988, Jan Ake Karlsson, D.R. 57, p. 176 ↩
- Déc. 30 janvier 2001, Duda and Dudová v. the Czech Republic : « licenciement » de prêtres ; CEDH, 23 sept. 2008, Ahtinen c/Finlande : mutation d’un prêtre ; déc. 6 déc. 2011, Baudler c/Allemagne et, même jour, Reuter c/Allemagne : mise en « disponibilité » de pasteurs de paroisses protestantes ↩
- déc. 6 déc. 2011, Hanna et Peter Müller c/Allemagne : mise en « indisponibilité » d’un directeur de l’Armée du Salut ↩
- CEDH, 15 mai 2012, Fernandez Martinez c/Espagne, JCP G 2012, act. p.1059, obs. G. Gonzalez. L’affaire a été déférée en Grande chambre ↩
- CEDH, 23 sept. 2010, Obst c/Allemagne ; 23 sept. 2010, Schüth c/ Allemagne, § 75, JCP G 2010, act. 1006, M. Levinet ; 3 févr. 2011, Siebenhaar c/ Allemagne ↩
- GC, 9 juillet 2013 ↩
- Par exemple en France distinction entre les associations cultuelles de la loi de 1905 et associations de droit commun de la loi de 1901, en Allemagne personnalité de droit privé ou de droit public … Sur les régimes différenciés : déc. 14 juin 2001, Fernández et Caballero Garcia c/ Espagne, req. 53072/99 ; voy. G. Gonzalez, Convention européenne des droits de l’homme, cultes reconnus et liberté de religion, Revue de droit canonique n° 54, 2004 p. 49-65 ↩
- Implicitement le principe est consacré par l’arrêt Eglise catholique de La Canée c/Grèce (CEDH, 16 déc. 1997) qui retient une violation combinée des articles 6 et 14 de la Convention (empêchement discriminatoire d’ester en justice du fait de l’absence de formalités qui ne sont pas requises des communautés juives ou orthodoxes ↩
- Par exemple : CEDH, 5 avril 2007, Eglise de Scientologie de Moscou c. Russie), RTDH 2007, p. 1137 s. note G. Gonzalez ; CEDH, 10 juin 2010, Témoins de Jéhovah de Moscou c. Russie, RTDH 2011 n°85, p. 199-217, note G. Gonzalez ↩
- CEDH, 13 déc. 2001, Eglise métropolitaine de Bessarabie et a. c/Moldova, § 105 ↩
- CEDH, 14 décembre 1999, § 52 ↩
- Ibid. § 53 ↩
- Op. cit., §78 ↩
- Hassan et Tchaouch préc., § 62. Pour la communauté musulmane voir aussi CEDH, 16 déc. 2004, Supreme Holy Council of the Muslim Community v. Bulgaria , § 96 ↩
- Eglise métropolitaine de Bessarabie préc., §116-118 ; CEDH, 14 juin 2007, Svyato-Mykhaïlivska Parafiya, §121 ; CEDH, 22 janvier 2009, Holy Synod of the Bulgarian Orthodox Church (Metropolitan Inokentiy) and Others v. Bulgaria, §119-120 ; CEDH, 15 sept. 2009, Miroļubovs et autres c. Lettonie, §80 qui systématise les acquis de la jurisprudence sur ces questions en 9 points ↩
- Eglise de scientologie de Moscou, op. cit., § 95 ; Témoins de Jéhovah de Moscou, op. cit., §174-175 ; a contrario CEDH, 26 févr. 2009, Verein der Freunde der Christengemeinschaft and Others v. Austria, §59 : absence de violation du délai raisonnable pour la reconnaissance de la requérante compte tenu de la complexité de l’affaire ↩
- CEDH, 20 juillet 2001, Pellegrini c/Italie ↩
- CEDH, 20 oct. 2009, §47 ↩
- CEDH, 23 sept. 2010, Schüth c/Allemagne, §74 ↩
- CEDH, 3 février 2011, Siebenhaar c/Allemagne, §46 ↩
- Par exemple CEDH, 23 mars 2010, Cudak c/Lituanie ; CEDH, GC, 29 juin 2011, Sabeh el Leil c/France ↩
- CEDH, GC, 18 février 1999, Waite et Kennedy c/Allemagne ↩
- déc. 6 déc. 2011, op. cit. ↩
- CEDH, Gr. ch., 19 avril 2007, Vilho Eskelinen et a. c. Finlande, RFDA 2007 n° 6, p. 1071 note G. Gonzalez ↩
- Voir l’autonomie disciplinaire ci-dessus. Cependant la liberté individuelle peut être revendiquée à l’extérieur de la communauté concernée et aboutir à la création d’un courant, voire d’une communauté distincte. Il s’agit des situations schismatiques déjà évoquées. Cette relation complexe liberté de religion contre principe d’autonomie externalisée mériterait à elle seule de plus amples développements ↩
- Obst c/Allemagne, op. cit., §51 ↩
- Voir ci-dessus l’affaire Fernandez où, malgré le caractère cléricalisé de la fonction, la Cour multiplie les éléments qui font pencher le contrôle de proportionnalité en faveur de l’institution (situation du requérant rendue publique, enfants mineurs « vulnérables » concernés par l’emploi de professeur de religion, nouvel emploi trouvé par le requérant ↩
- Le renvoi en Grande chambre à la demande du gouvernement roumain a été accepté le 19 juillet 2012 ↩
- M. Levinet, obs. JCP G 2010 act.1006 ↩
- Sindicatul « Păstorul cel Bun » c. Roumanie, op. cit., §164 ↩
- CEDH, GC, 12 nov. 2008, Demir et Baykara c. Turquie, § 119, GACEDH n°64 ↩
- G. Gonzalez, obs. sous Sindicatul …, JCP G, 2013 actu, 919 ↩
- F. Sudre, La subsidiarité, « nouvelle frontière » de la Cour européenne des droits de l’homme, JCP G, 2013.1086, pp. 1912-1920 ↩