Les droits fondamentaux dans les actes de droit dérivé de l’Union européenne : Le discours sans la méthode
Cet article s’intéresse aux références de plus en plus nombreuses aux droits fondamentaux dans les actes de droit dérivé de l’Union. Après avoir proposé d’envisager ces références comme constituant un discours sur la protection des droits fondamentaux tenu par les Institutions de l’Union – au premier rang desquelles la Commission –, il souligne les limites de cette démarche, faute pour les Institutions de suivre une méthode claire et de s’y tenir. Cela ne signifie toutefois pas que ce discours est dépourvu de toute conséquence normative, la Cour de justice pouvant occasionnellement s’appuyer sur ces références afin d’affermir son contrôle juridictionnel du respect des droits fondamentaux dans l’Union.
Romain Tinière est professeur de droit public à l’Université Grenoble-Alpes – IDEDH (EA 3976)
De plus en plus d’actes de droit dérivé de l’Union font référence à la protection des droits fondamentaux, qu’il s’agisse de la Charte, de la Convention européenne des droits de l’homme ou encore, bien que plus rarement, de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne. 1Que ces références apparaissent dans les motifs, sous la forme de considérants dédiés du type « La présente directive respecte les droits fondamentaux et observe les principes consacrés par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Elle vise en particulier à promouvoir le droit à la dignité, à la vie, à l’intégrité physique et mentale, à la liberté et à la sécurité, au respect de la vie privée et familiale, etc … » 2, ou dans le dispositif de l’acte, comme à l’article 5 § 3 de la Directive 2011/82/UE facilitant l’échange transfrontalier d’informations concernant les infractions en matière de sécurité routière : « 3. Lorsque l’État membre de l’infraction décide d’engager des poursuites à propos des infractions en matière de sécurité routière visées à l’article 2, il envoie la lettre de notification dans la langue utilisée dans le document d’immatriculation, s’il est disponible, ou dans l’une des langues officielles de l’État membre d’immatriculation, afin de garantir le respect des droits fondamentaux », elles tendent à se multiplier. Ainsi, selon la base Eurlex, 145 règlements et 112 directives se référent aux droits fondamentaux avec une très nette augmentation du nombre d’occurrences à partir des années 2000 3.
Or, ce phénomène suscite un certain nombre de questions, au premier rang desquelles celle relative à la compétence de l’Union pour légiférer dans le domaine des droits fondamentaux. En effet, celle-ci disposant de compétences d’attributions, ses organes internes ne peuvent adopter d’actes que si elle a été habilitée par les traités pour ce faire. De ce fait, la question se pose en des termes légèrement plus complexes lorsqu’il s’agit des droits fondamentaux, puisqu’il faut distinguer l’adoption d’actes visant à assurer directement la protection d’un ou plusieurs droits fondamentaux, de l’adoption d’actes visant un objectif sans rapport direct avec la protection de ces droits mais dont la mise en œuvre doit se faire en conformité avec eux.
La distinction est importante car, mis à part certains domaines spécifiques comme la non-discrimination, la protection des données personnelles ou la liberté de circulation des personnes (surtout les citoyens européens), l’Union européenne ne dispose pas de base juridique générale lui permettant de légiférer en matière de droits fondamentaux sur le plan interne.
En effet, les États se sont toujours opposés à l’inscription dans les traités d’une telle base juridique de peur de voir l’Union légiférer dans des domaines aussi sensibles que peuvent l’être, par exemple, le droit de la famille (droit à la vie privée et familiale, droit de se marier), le système judiciaire national (droit à un recours juridictionnel effectif et autres droits de procédure) ou, de façon générale, les droits sociaux. En outre, la tendance des droits fondamentaux à s’immiscer dans les moindres recoins des ordres juridiques et à développer une fonction structurante explique qu’ils soient perçus par les États comme un point d’entrée possible dans quasiment n’importe quel domaine relevant des compétences nationales. Il est alors aisé de comprendre pourquoi l’hypothèse de la reconnaissance d’une compétence générale de l’Union en matière de droits fondamentaux suscite l’extrême méfiance de la plupart des États membres. Assez logiquement rejetée par la Cour de justice dans son célèbre avis 2/94 sur l’adhésion de l’Union à la Convention européenne des droits de l’homme du fait de ses implications 4, la reconnaissance d’une telle compétence au profit de l’Union semble durablement écartée à la lecture des articles 6 du TUE et 51 de la Charte qui interdisent explicitement toute compétence générale de l’Union dans ce domaine.
Toutefois, l’absence de compétence générale de l’Union en matière de droits fondamentaux n’interdit pas l’adoption de législations conformes à ces droits 5. Participant des valeurs communes des États membres et de l’Union européenne, les droits fondamentaux innervent en effet l’ordre juridique de l’Union et contraignent, en vertu de l’article 6 TUE, les institutions à agir dans le cadre de leur respect sous le contrôle de la Cour de justice. Ainsi, par le jeu de la hiérarchie des normes au sein de l’ordre juridique de l’Union, l’ensemble des actes de droit dérivé sont, ou sont sensés être, respectueux des droits fondamentaux. Dès lors, les actes de droit dérivé peuvent tout à fait inclure des références à la protection des droits fondamentaux tant que leur objet n’est pas d’organiser le régime juridique de ces droits.
La question de la compétence de l’Union pour légiférer dans le domaine des droits fondamentaux débouche alors sur celle de l’intérêt de l’inclusion des références aux droits fondamentaux dans les actes de droit dérivé. En effet, pourquoi un nombre croissant d’actes de droit dérivé comportent-ils des références aux droits fondamentaux, alors même que de telles références ne sont visiblement pas nécessaires au respect des droits fondamentaux dans l’Union ?
I- Un discours sur les droits fondamentaux aux objectifs clairement affichés
La référence aux droits fondamentaux dans les actes de droit dérivé relève, à notre sens, principalement de la communication politique ou du discours, affirmation qui nécessite quelques explications avant de voir les buts poursuivis par cette communication.
A- La référence aux droits fondamentaux dans les actes de droit dérivé relève de la communication politique
Le travail politique comporte schématiquement deux volets : l’action politique et la communication politique. Ces deux volets, qui sont des idéaux-types, sont complémentaires en ce qu’ils contribuent tous deux à satisfaire les attentes ou exigences des gouvernés- ce qui constitue le but du travail politique-, soit en agissant directement sur le réel, soit en agissant sur les représentations du réel. Or, en appliquant cette grille de lecture, certes un peu rudimentaire, il apparaît assez clairement que la référence aux droits fondamentaux dans les actes de droit dérivé ne relève pas de l’action directe sur le réel.
En effet, les droits fondamentaux sont garantis par le droit primaire et les principes généraux du droit qui, en vertu de la hiérarchie des normes, s’imposent au droit dérivé. Dès lors, peu importe qu’un règlement ou une directive proclame solennellement son respect des droits fondamentaux inscrits dans la CEDH, la Charte des droits fondamentaux ou tout autre instrument. Peu importe également qu’il déclare promouvoir tel ou tel droit consacré par l’Union. Ce texte doit être conforme à l’ensemble des droits fondamentaux garantis par l’Union et doit également être appliqué en conformité avec ces droits, que l’application relève d’institutions ou organes de l’Union ou des États membres 6.
Ainsi, on ne peut que se féliciter de ce que la directive 2011/83/UE relative aux droits des consommateurs énonce dans son 66e considérant que « La présente directive respecte les droits fondamentaux et observe les principes reconnus notamment par la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ». Pour autant, ce considérant n’a pas de conséquence normative en lui-même. Ce constat portant sur les motifs – les considérants – vaut, bien souvent, aussi pour le dispositif. Ainsi, l’article 1er alinéa 3 du règlement 1176/2011 sur la prévention et la correction des déséquilibres macroéconomiques (partie du célèbre « six pack ») précise que « Le présent règlement tient compte de l’article 28 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et, dès lors, n’affecte pas le droit de négocier, de conclure ou de mettre en œuvre des conventions collectives ou de recourir à des actions collectives, conformément au droit et pratiques nationaux ». Certes, mais comment pourrait-il en être autrement ?
Faute d’exercer une influence sur le contenu normatif des actes de droit dérivé ou d’encadrer juridiquement leur mise en œuvre, ces références aux droits fondamentaux ne procèdent donc pas de l’action politique mais bien plutôt de la communication politique. En cela, ils constituent le pendant nécessaire du travail de contrôle interne de la protection des droits fondamentaux mené notamment par les services de la Commission. La partie émergée de l’iceberg en somme.
Compte tenu de son rôle central en matière d’initiative législative dans l’Union, c’est la Commission qui est à l’origine de la plupart des références aux droits fondamentaux dans les actes de droit dérivé 7. Il suffit à cet égard de consulter le suivi des procédures interinstitutionnelles (sur le site PreLex) pour constater que les références aux droits fondamentaux apparaissent souvent dès le stade de l’initiative. Toutefois, depuis quelques temps, la Commission n’est plus la seule institution à l’origine de ces références aux droits fondamentaux. le Parlement européen participe également à ce mouvement grâce à son droit d’amendement et le Conseil européen s’est saisi implicitement de cette problématique dans le programme de Stockholm en appelant « les institutions de l’Union et les États membres à veiller à ce que les initiatives juridiques soient et restent conformes aux droits fondamentaux et aux libertés fondamentales tout au long du processus législatif » 8.
En admettant qu’il s’agit bien de communication politique portée principalement par la Commission, il est toutefois nécessaire de s’interroger sur les objectifs d’une telle communication. En d’autres termes, quels sont les objectifs de la Commission et, dans une moindre mesure, du Parlement lorsqu’ils tiennent ce « discours sur les droits fondamentaux » ?
B- Les objectifs poursuivis par cette communication politique
La communication entreprise par la Commission sur le terrain des droits fondamentaux s’est progressivement structurée autour de 3 axes majeurs qui, loin de s’exclure mutuellement, tendent plutôt à se renforcer. Il s’agit, par ordre chronologique d’apparition :
- De renforcer la légitimité de l’action de l’Union européenne et de la Commission dans des domaines relativement sensibles du point de vue de la protection des droits fondamentaux
- Promouvoir la Charte comme instrument de protection des droits fondamentaux propre à l’Union
- Faire connaître aux citoyens européens leurs droits fondamentaux
1- Asseoir la légitimité de l’action de l’Union européenne
Apparaissant comme une sorte de séquelle du procès instruit à la construction européenne lors de ses débuts par les cours constitutionnelles italienne et, surtout, allemande, la poursuite de cet objectif par l’Union vise principalement à convaincre les autorités politiques et juridictionnelles nationales de la prise en compte du respect des droits fondamentaux dans les politiques publiques qu’elle développe. Ce discours peut également participer d’un échange inter-institutionnel, la Commission essayant de convaincre le Parlement européen ou la Cour de justice de ce que sa proposition est bien conforme aux droits fondamentaux. Dans cette perspective, il peut s’agir de références générales aux droits fondamentaux, à la Convention européenne des droits de l’homme ou à la Charte des droits fondamentaux, peu importe. Ce qui compte ici est surtout de montrer l’attachement de l’Union aux droits fondamentaux eux-mêmes.
En ce sens, la directive 2003/86/CE relative au droit au regroupement familial, indique – de façon quelque peu cynique d’ailleurs – dans son 2e considérant que « Les mesures concernant le regroupement familial devraient être adoptées en conformité avec l’obligation de protection de la famille et de respect de la vie familiale qui est consacrée dans de nombreux instruments du droit international. La présente directive respecte les droits fondamentaux et observe les principes qui sont reconnus notamment par l’article 8 de la convention européenne pour la protection des droits humains et des libertés fondamentales et par la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ». Ce faisant, l’objet de ce considérant semble bien être de montrer aux États membres, aux citoyens, mais aussi au Parlement européen que l’Union entend respecter les droits fondamentaux alors même qu’elle légifère dans un domaine susceptible d’entraîner des restrictions à certain de ces droits. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que lorsque la référence aux droits fondamentaux a été insérée par la Commission, comme c’est le cas ici, l’objectif peut également être de renforcer la légitimité de celle-ci. En tout cas, c’est de cette façon que la Commission voit les choses puisque dans sa communication portant sur « le respect de la Charte des droits fondamentaux dans les propositions législatives de la Commission » 9, elle indique comme premier objectif de la « publicité du contrôle interne des droits fondamentaux » la meilleure visibilité de « ses propres efforts en matière de respect des droits fondamentaux, ce qui renforcera la crédibilité de ses initiatives » 10. Dans une perspective analogue, la référence aux droits fondamentaux peut permettre de convaincre que les institutions de l’Union savent remédier aux manquements à la protection des droits fondamentaux qui ont pu être relevé par la Cour de justice. C’est ainsi que dans le règlement 1286/2009 du Conseil du 22 décembre 2009 modifiant le règlement 881/2002 relatif aux mesures restrictives adoptés dans le cadre de la lutte contre le réseau Al-Qaida et les Talibans, le considérant 4 précise que « À la suite de l’arrêt rendu le 3 septembre 2008 par la Cour de justice des Communautés européennes [arrêt Kadi], le règlement (CE) no 881/2002 devrait être modifié afin d’instituer une procédure d’inscription sur la liste garantissant que les droits fondamentaux de la défense et en particulier celui d’être entendu sont respectés ». Le discours vise ici au moins autant les citoyens que la Cour de justice de l’Union européenne pour la convaincre du respect des conditions posées par sa jurisprudence Kadi.
Cet effort de légitimation peut, en outre, avoir un objectif plus immédiat lorsqu’il conduit à la mise en place d’un mécanisme de reconnaissance mutuelle, comme l’a fait le Conseil dans la directive 2001/40 relative à la reconnaissance mutuelle des décisions d’éloignement des ressortissants de pays tiers. En effet, un considérant de cette directive précise qu’il « convient d’adopter les décisions d’éloignement des ressortissants de pays tiers en conformité avec les droits fondamentaux, tels qu’ils sont garantis par la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950, notamment ses articles 3 et 8, la convention de Genève relative au statut des réfugiés du 28 juillet 1951, et tels qu’ils résultent des principes constitutionnels communs aux États membres ». Un peu plus loin l’article 3 § 2 précise que « 2. Les États membres mettent en œuvre la présente directive dans le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales ». La référence aux droits fondamentaux vise ainsi à rassurer les États sur une éventuelle baisse du niveau de protection des droits fondamentaux qui résulterait de la mise en œuvre de ce texte, ainsi que la référence aux « principes constitutionnels communs aux États membres » le confirme.
Finalement, comme la Commission le relève fort justement, « L’exemplarité de l’Union (en matière de droits fondamentaux) est indispensable non seulement pour les personnes vivant dans l’Union mais aussi pour le développement de l’Union elle-même. Le respect des droits fondamentaux à l’intérieur de l’Union permet de bâtir la confiance mutuelle entre les États membres ainsi que la confiance du public en général dans les politiques de l’Union » 11. On ne saurait être plus clair !
2- Promouvoir la Charte comme instrument de protection des droits fondamentaux propre à l’Union
La référence aux droits fondamentaux dans les actes de droit dérivé vise aussi à promouvoir l’instrument de l’Union en la matière, c’est-à-dire la Charte des droits fondamentaux. Cette promotion a d’ailleurs revêtu une importance particulière durant la période pendant laquelle la Charte était simplement proclamée et donc dépourvue de force juridique contraignante. En effet, au moment où la place de la Charte dans le dispositif de protection des droits des fondamentaux de l’Union était encore incertaine, l’inclusion de références à la Charte dans de nombreux actes de droit dérivé, notamment au stade de l’initiative par la Commission, a incontestablement contribué à la valoriser, au côté des références présentes dans les conclusions des avocats généraux 12. Le principe de ce « considérant Charte » a été formalisé par la Commission dans une communication du 13 mars 2001 13. Cette formule lapidaire et générique – « Le présent acte respecte les droits fondamentaux et observe les principes qui sont reconnus notamment par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne », parfois assortie d’une référence à un ou deux articles précis – se retrouve dans près de 80 directives ou règlements de l’Union à partir de 2002 14. Conséquence logique de cet objectif, la référence à la Convention européenne des droits de l’homme est souvent absente des actes de droit dérivé concernés.
3- Faire connaître aux citoyens européens leurs droits fondamentaux
Ce troisième et dernier objectif apparaît très nettement dans la dernière communication de la Commission portant « stratégie pour la mise en œuvre effective de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne » 15 adoptée alors que la Charte est devenue contraignante et que sa place au sein du système de protection de l’Union est désormais incontestable. Intitulée « mieux informer les citoyens », la deuxième partie de cette communication par du constat simple suivant lequel pour que « les droits inscrits dans la Charte soient effectifs, il faut que les citoyens soient bien informés sur ces droits et sur les moyens de les faire valoir concrètement lorsqu’ils sont violés ». Participant d’un mouvement plus large d’information des citoyens sur leurs droits fondamentaux, s’agissant notamment du champ d’application de la protection de l’Union et des voies de recours dont ils disposent, la référence aux droits fondamentaux dans les actes de droit dérivé est donc également sensée permettre aux citoyens européens de mieux s’approprier, d’une certaine façon, l’Union européenne et son droit. Dans cette perspective elle s’inscrit dans une démarche de renforcement de l’Union de droit.
Envisagé comme un « discours sur les droit fondamentaux » tenu par les institutions de l’Union et plus particulièrement par la Commission européenne, la référence aux droits fondamentaux dans les actes de droit dérivé poursuit donc un ensemble d’objectifs parfaitement légitimes et structuré de façon relativement cohérente. Malheureusement, cette cohérence dans les objectifs poursuivis semble faire défaut à la démarche effectivement entreprise.
II- Un discours sur les droits fondamentaux manquant de méthode
La faiblesse de la méthode suivie par la Commission s’explique par deux raisons principales. D’une part les références aux droits fondamentaux semblent totalement déconnectées des risques de violation provoqués par l’acte de droit dérivé dans lequel elles sont inscrites. D’autre part, les références mêlent souvent Charte et Convention européenne des droits de l’homme sans raison apparente.
A- Des références aux droits fondamentaux déconnectées des risques de violation
Dans certaines hypothèses, les références aux droits fondamentaux semblent en léger décalage avec la teneur de l’acte de droit dérivé, alors même que plusieurs actes abordant des sujets particulièrement sensibles se contentent d’un considérant Charte générique.
Ainsi, la « Directive 2003/37/CE du Parlement européen et du Conseil, du 26 mai 2003, concernant la réception par type des tracteurs agricoles ou forestiers, de leurs remorques et de leurs engins interchangeables tractés, ainsi que des systèmes, composants et entités techniques de ces véhicules, et abrogeant la directive 74/150/CEE » (ouf) comporte un considérant n° 7 qui précise que « La présente directive respecte les droits fondamentaux et observe les principes reconnus notamment par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, en tant que principes généraux du droit communautaire » 16. Dans sa communication de 2005 relative au respect de la Charte des droits fondamentaux dans les propositions législatives, la Commission relevait d’ailleurs à juste titre que ses « services doivent trouver le juste équilibre entre le risque d’une banalisation qui découlerait d’un usage généralisé du considérant et la vigilance nécessaire pour garantir que toute question sérieuse touchant au respect d’un droit fondamental soit appréhendée ». Peut être les rédacteurs de la communication avaient-ils en tête cette directive…
Par ailleurs, certains textes comme, par exemple, la directive 2011/98 dite permis unique ou le règlement 1077/2011 portant création d’une agence pour la gestion opérationnelle des systèmes d’information à grande échelle au sein de l’espace de liberté, de sécurité et de justice, se contentent d’une simple considérant Charte. Il en est de même pour les règlements d’exécution du Conseil instaurant des mesures restrictives ciblées, notamment dans le cadre de la lutte contre le terrorisme 17.
Le résultat de cette référence quasi-systématique à la Charte dans des considérant types inclus de façon indifférenciée quel que soit le risque de violation des droits fondamentaux induits par l’acte de droit dérivé donne l’impression que la communication ne constitue pas ici le prolongement d’une véritable action sur le réel. Le contrôle interne sensé être réalisé par la Commission apparaît comme un simple leurre et il n’est alors pas certain que la légitimité de l’intervention de l’Union et des propositions de la Commission en sortent grandies…
Certes, le citoyen averti est informé de ses droits fondamentaux 18. Toutefois, il peut être désorienté par des références mêlant les différentes sources de protection sans raison apparente.
B- Des références mêlées à la Charte et à la Convention sans raison apparente
Certains actes de droit dérivés juxtaposent en effet les références à la Charte et au droit de la Convention européenne des droits de l’homme, brouillant de ce fait la communication autour de la place particulière de la Charte des droits fondamentaux en tant que catalogue des droits fondamentaux de l’Union. Ainsi, la Directive 2012/29/UE 19 établissant des normes minimales concernant les droits, le soutien et la protection des victimes de la criminalité comporte un considérant charte classique, ce qui ne l’empêche pas de comporter (parmi ses 72 considérants!) un considérant comportant le passage suivant : « Les mesures visant à protéger la vie privée et l’image de la victime et des membres de sa famille devraient toujours être conformes au droit à un procès équitable et la liberté d’expression, tels que reconnus aux articles 6 et 10, respectivement, de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales » 20. Donc l’instrument officiel de protection des droits fondamentaux dans l’Union est la Convention et non la Charte … De la même façon, de nombreux actes de droit dérivé comportent une double référence à la Charte et à la Convention européenne des droits de l’homme 21.
L’intervention du Parlement européen explique en grande partie ce brouillage de la communication sur les références aux droits fondamentaux. En effet, si l’on peut reprocher à la Commission d’avoir eu tendance à insérer des considérants chartes génériques (critique qu’elle reconnaît d’ailleurs), elle semble toutefois beaucoup plus sobre que les parlementaires européens. En ce sens, le règlement 1176/2011 sur la prévention et la correction des déséquilibres macroéconomiques comporte deux références à l’article 28 de la Charte ajoutées par le Parlement européen durant la procédure législative.
Compte tenu des objectifs poursuivis, l’entreprise de communication portée principalement par la Commission ne semble pas en mesure de porter ses fruits faute de suivre une ligne claire. Il n’est en effet pas certain que le particulier confronté à un acte de droit dérivé soit réellement éclairé quant aux droits fondamentaux dont il dispose à la lecture de cet acte. Il est alors permis de penser qu’une communication plus resserrée sur la seule Charte des droits fondamentaux en tant qu’instrument de la protection des droits fondamentaux dans l’Union – c’est-à-dire sans passer par des « considérants droits fondamentaux» génériques et/ou confus – serait au moins aussi efficace.
Peu satisfaisant sur le terrain de la communication, le discours sur les droits fondamentaux dans les actes de droit dérivé est toutefois loin d’être dépourvu de conséquences juridiques.
III- Un discours sur les droits fondamentaux générant indirectement des effets juridiques
C’est principalement par l’entremise de la Cour de justice de l’Union européenne que le discours sur les droits fondamentaux a pu accéder à la force juridique contraignante. En effet, les références aux droits fondamentaux dans les actes de droit dérivé ont permis à plusieurs reprises à la Cour de justice de l’Union européenne de renforcer l’emprise de ces droits sur le droit de l’Union en jouant un rôle de catalyseur. Plus précisément, la référence aux droits fondamentaux a permis à la Cour de justice de s’appuyer sur la Charte des droits fondamentaux avant son accession à la force juridique contraignante et lui permet, encore aujourd’hui, de développer plus aisément une interprétation des actes de droit dérivé en conformité avec les droits fondamentaux.
A- La facilitation de l’utilisation contentieuse de la Charte
Comme chacun sait, la Charte a été pendant plusieurs années un texte dépourvu de force juridique contraignante. Dans un premier temps utilisée par certains avocats généraux dans leurs conclusions et par le Tribunal de l’Union (alors de première instance), la Charte a acquis une fonction confirmative des droits fondamentaux garantis par le droit de la Convention européenne des droits de l’homme et la jurisprudence communautaire (son fabuleux destin comme l’a écrit un membre distingué de la doctrine).
Toutefois, la Cour de justice a longtemps refusé d’évoquer la Charte dans son raisonnement, ne souhaitant probablement pas aller à l’encontre de la décision des États de ne pas lui conférer une force juridique contraignante pour l’heure. Du moins jusqu’à sont arrêt Parlement c. Conseil du 27 juin 2006 22 dans lequel, s’appuyant sur le considérant charte de la directive 2003/86, elle accepte de s’y référer. Certes, ce n’est pas le seul considérant charte qui explique ce revirement de jurisprudence, le fait que le projet de traité établissant une constitution pour l’Europe incluant une Charte contraignante ait été signé par l’ensemble des États membres puis abandonné en cours de ratification a certainement joué un rôle important. Toujours est-il que cette référence à la Charte des droits fondamentaux dans la directive lui a donné l’opportunité de modifier sa jurisprudence pour lui donner une nouvelle audience en l’intégrant à ses instruments de référence en tant que source confirmative des droits déjà consacrés dans l’ordre juridique de l’Union. Cependant, cela n’aura pas de conséquence tangible sur le contrôle de la directive 2003/86 sur le droit au regroupement familial, la Cour s’appuyant d’ailleurs abondamment sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme dans la suite de son raisonnement, montrant par la même qu’elle n’entendait pas renoncer à cette source privilégiée des droits fondamentaux dans l’Union.
Outre l’arrêt Parlement c. Conseil qui s’inscrit dans le contexte particulier de la Charte proclamée et donc dépourvue de force juridique contraignante, les références aux droits fondamentaux dans les actes de droit dérivés peuvent également faciliter l’interprétation conforme de ces actes de droit dérivé aux droits fondamentaux.
B- La facilitation de l’interprétation conforme aux droits fondamentaux des actes de droit dérivé
Si les considérants Charte ont été critiqués pour leur caractère générique, voire relevant de la simple caution morale dans certains cas, la Cour de justice semble avoir décidé de les prendre au pied de la lettre. Ainsi, si le considérant d’un acte de droit dérivé indique qu’il respecte les droits fondamentaux et observe les principes consacrés par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, cela doit être effectivement le cas. Dans plusieurs arrêts, portant d’ailleurs sur des actes relevant de l’espace de liberté, sécurité et justice, la Cour de justice, suivant en cela son avocat général, a logiquement rappelé l’existence d’un tel considérant et son importance pour l’interprétation de l’acte en cause.
C’est ainsi que dans son arrêt Y et Z 23, la Cour indique que « l’interprétation des dispositions de la directive [2004/83 dite directive qualification] doit, dès lors, être effectuée à la lumière de l’économie générale et de la finalité de celle-ci, dans le respect de la convention de Genève et des autres traités pertinents visés à l’article 78 § 1 TFUE. Cette interprétation doit également se faire, ainsi qu’il ressort du considérant 10 de la directive, dans le respect des droits reconnus par la Charte ». Ce qu’elle fait par la suite et de façon éclatante 24.
Cet arrêt n’est d’ailleurs pas isolé et la Cour de justice s’est déjà à plusieurs reprises appuyée sur les références aux droits fondamentaux pour adopter une telle démarche 25.
Certes, là aussi, il est difficile d’affirmer que la référence aux droits fondamentaux est l’élément déterminant dans le raisonnement du juge. Tout au plus s’agit-il d’un argument supplémentaire en faveur d’une interprétation conforme aux droits fondamentaux qui semble, de toute façon, exigée par la hiérarchie des normes !
Il semble donc que la Cour de justice participe aussi à cette vaste entreprise de communication autour de la protection des droits fondamentaux dans l’Union en général et de la Charte en particulier. La seule différence, et elle est de taille, est qu’elle essaye de mettre un peu d’ordre – de méthode – dans les références parfois foisonnantes aux droits fondamentaux tout en faisant en sorte que la communication soit en phase avec l’action. Pour le dire autrement que le « discours sur les droits fondamentaux », à défaut de méthode, corresponde autant que possible avec leur respect effectif et c’est bien le moins que l’on puisse attendre de la part de la Cour de justice de l’Union européenne en matière de protection des droits fondamentaux.
Notes:
- Voir par exemple, la Directive 2006/54/CE du Parlement européen et du Conseil du 5 juillet 2006 relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité des chances et de l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière d’emploi et de travail dont de nombreux considérants renvoient à la jurisprudence pertinente de la Cour de justice dans le but d’en codifier les principaux aspects. Outre cet exemple un peu particulier compte tenu de la place du principe d’égalité hommes femmes en droit de l’Union, voir la Directive 2010/64/UE du Parlement européen et du Conseil du 20 octobre 2010 relative au droit à l’interprétation et à la traduction dans le cadre des procédures pénales dont le considérant 33 indique que « Les dispositions de la présente directive, qui correspondent à des droits garantis par la CEDH ou par la charte, devraient être interprétées et mises en œuvre de manière cohérente avec ces droits, tels qu’ils sont interprétés par la jurisprudence pertinente de la Cour européenne des droits de l’homme et de la Cour de justice de l’Union européenne ». ↩
- Considérant 66 de la Directive 2012/29/UE du Parlement européen et du Conseil du 25 octobre 2012 établissant des normes minimales concernant les droits, le soutien et la protection des victimes de la criminalité et remplaçant la décision-cadre 2001/220/JAI du Conseil. ↩
- Consultation de la base EurLex le 29 avril 2013. ↩
- Voir toutefois, C. Blumann, « Les compétences de l’Union européenne en matière de droits de l’homme », RAE, 2006-1, pp. 11-30. ↩
- J.-P. Jacqué, Droits fondamentaux et compétences internes de la Communauté européenne, in Libertés, justice, tolérance, Mélanges G. Cohen-Jonathan t. 2, Bruylant, 2004, pp. 1007-1028. ↩
- CJCE, 13 juillet 1989, Wachauf, aff. 5/88, point 19. ↩
- Mais ce n’est pas la seule comme le montre, par exemple, la directive 2001/40 relative à la reconnaissance mutuelle des décisions d’éloignement des ressortissants de pays tiers évoquée plus loin. ↩
- pt 2.1 du programme de Stockholm, JOUE 2010 C 115. ↩
- COM(2005) 172 final, § 30. ↩
- Voir également le point 5 in fine : l’un des trois objectifs de cette communication est de « rendre plus visible pour les autres institutions et pour le public les résultats du contrôle des droits fondamentaux par la Commission. La Commission devra donner le bon exemple, ce qui lui permettra également de veiller avec crédibilité et autorité au respect des droits fondamentaux dans les travaux des deux branches du pouvoir législatif ». Ou l’on voit comment le discours sur les droits fondamentaux peut aider la Commission à tenter de reprendre la main dans le processus décisionnel face au Conseil et au Parlement. ↩
- « Stratégie pour la mise en œuvre effective de la Charte des droits fondamentaux par l’Union européenne » COM(2010) 573 final, p. 4. ↩
- Conclusions largement popularisées par la célèbre contribution de Laurence Burgorgue-Larsen aux mélanges Pactet (Burgorgue-Larsen L., La « force de l’évocation » ou le fabuleux destin de la Charte des droits fondamentaux de l’UE, in Mélanges P. Pactet, L’esprit des Institutions, l’équilibre des Pouvoirs, Dalloz, 2003, pp. pp. 77-104). ↩
- SEC(2001) 380/3, « Application de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ». ↩
- Le premier exemple est celui du règlement (CE) n° 2320/2002 du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2002 relatif à l’instauration de règles communes dans le domaine de la sûreté de l’aviation civile. ↩
- COM(2010) 573 final du 19 octobre 2010. ↩
- Pour être parfaitement honnête, la directive prévoit un droit de recours en cas, notamment, de refus d’immatriculation… Toutefois, aucune explication n’est fournie par la Commission dans sa proposition. ↩
- Par exemple, règlement d’exécution (UE) n ° 84/2011 du Conseil du 31 janvier 2011 modifiant le règlement (CE) n ° 765/2006 concernant des mesures restrictives à l’encontre du président Lukashenko et de certains fonctionnaires de Biélorussie, ou règlement (UE) n ° 204/2011 du Conseil du 2 mars 2011 concernant des mesures restrictives en raison de la situation en Libye. ↩
- du moins s’il prend connaissance des considérants de l’acte de droit dérivé applicable à sa situation ↩
- Directive 2012/29/UE du Parlement européen et du Conseil du 25 octobre 2012 établissant des normes minimales concernant les droits, le soutien et la protection des victimes de la criminalité et remplaçant la décision-cadre 2001/220/JAI du Conseil et la directive 2010/64/UE précitée. ↩
- Cons. 54 in fine. ↩
- Par exemple, Directive 2009/52/CE du Parlement européen et du Conseil du 18 juin 2009 prévoyant des normes minimales concernant les sanctions et les mesures à l’encontre des employeurs de ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier ; le règlement (CE) n° 81/2009 du Parlement européen et du Conseil du 14 janvier 2009 modifiant le règlement (CE) n° 562/2006 en ce qui concerne l’utilisation du système d’information sur les visas (VIS) dans le cadre du code frontières Schengen ou encore le règlement n ° 493/2011 du Parlement européen et du Conseil du 5 avril 2011 modifiant le règlement (CE) n ° 377/2004 du Conseil relatif à la création d’un réseau d’officiers de liaison «Immigration». ↩
- CJCE, 27 juin 2006, Parlement c. Conseil, aff. C-540/03 ↩
- CJUE, gde ch., 5 septembre 2012, Y et Z, aff. C-71 et 99/11 ↩
- Dans cet arrêt la Cour réalise d’ailleurs une interprétation très favorable aux droits fondamentaux des conditions d’accession au statut de réfugié en raison d’une atteinte à la liberté de religion. Voir à ce sujet, H. Labayle, « Le droit d’asile devant la persécution religieuse : la Cour de justice ne se dérobe pas » ↩
- CJUE, 27 septembre 2012, Cimade et Gisti, aff. C-179/11, point 42 à propos de la directive 2003/9 relative aux conditions d’accueil des demandeurs d’asile ou encore CJUE, 19 décembre 2012, Mostafa Abed El Karem El Kott e.a., aff. C-364/11, encore sur la directive qualification, point 43 ou, dernièrement, CJUE, 6 juin 2013, MA e.a., aff. C-648/11, point 56 sur la prise en compte de l’intérêt supérieur de l’enfant dans l’application des dispositions du règlement Dublin II. ↩