Retour sur la jurisprudence Dehaene
Retour sur la jurisprudence Dehaene. Réflexions autour de l’arrêt d’Assemblée du 12 avril 2013, Fédération Force Ouvrière Énergie et Mines
Par Xavier Dupré de Boulois
Par son arrêt du 12 avril 2013, le Conseil d’Etat étend le bénéfice de la compétence de limitation du droit de grève issue de la jurisprudence Dehaene aux personnes privées responsables d’un service public. Il les investit ainsi d’un pouvoir de police, sans que l’on sache très bien, au demeurant, quelles sont les entités privées concernées.
Durant le printemps 2009, les opérations de maintenance et de redémarrage de plusieurs réacteurs nucléaires exploités par la société EDF ont été retardées à raison d’un mouvement de grève des personnels. Deux mois après le déclenchement de la grève, les responsables de la société ont pris une série de mesures afin de permettre les opérations de redémarrage de huit réacteurs nucléaires. En particulier, son directeur général délégué a décidé la réquisition, sous peine de sanctions disciplinaires, de certains salariés (3000 sur 6000) chargés de ces opérations. Cette décision a fait successivement l’objet d’une demande de suspension devant le juge du référé-liberté et d’un recours pour excès de pouvoir devant le Conseil d’Etat. Dans la continuité des deux ordonnances de référé (CE, 7 juillet 2009, n°329284 ; CE, 15 juillet 2009, n°329526), l’assemblé du contentieux affirme par son arrêt du 12 avril 2013 (n°329570) la compétence des organes dirigeants de la société EDF pour prendre des mesures de limitation de l’exercice du droit de grève par ses agents. Il consacre ainsi l’extension du bénéfice de la jurisprudence Dehaene aux entités privées responsables d’un service public. L’arrêt est d’abord l’occasion de s’interroger sur la nature de la compétence issue de l’arrêt Dehaene (I). Surtout, la reconnaissance d’une telle compétence à des personnes privées pose une série de questions qui ne trouvent pas toutes une réponse dans cet arrêt d’assemblée (II).
I. La nature de la compétence issue de l’arrêt Dehaene
La jurisprudence Dehaene trouve généralement place dans les chapitres des ouvrages consacrés aux activités de service public en tant qu’illustration du principe de continuité du service public. Il n’en reste pas moins qu’elle consacre un pouvoir de police (A) exorbitant du droit commun (B).
A. Une compétence de police administrative
Fabuleux destin que celui de la jurisprudence Dehaene lorsque l’on songe à la faiblesse de ses assises constitutionnelles. Le commissaire du gouvernement Gazier n’avait pas caché qu’elle trouvait dans des considérations factuelles ses principales justifications (RDP 1950 p. 702). Elle a résisté à l’avènement de la Ve République, aux critiques récurrentes de la doctrine (à commencer par Louis Favoreu) et, dernièrement, à la frénésie législative de Nicolas Sarkozy. Les lois récentes intervenues en matière d’accueil des enfants (loi n°2008-790 du 20 août 2008), de transports terrestres de voyageurs (loi n°2007-1224 du 21 août 2007) et encore de transport aérien de voyageurs (loi n°2012-375 du 19 mars 2012) ne constituent pas cette législation complète susceptible de conduire à l’éviction de la compétence supplétive des autorités administratives consacrée par l’arrêt Dehaene (en ce sens pour le transport terrestre de voyageurs : CE, 11 juin 2010, Synd SUD RATP, n°333262). L’arrêt Fédération Force Ouvrière Énergie et Mines est une bonne photographie des contours actuels de cette compétence.
S’agissant de ses titulaires, l’arrêt Dehaene se bornait à investir le gouvernement, « responsable du bon fonctionnement des services publics » d’une compétence pour limiter l’exercice du droit de grève « en ce qui concerne ces services ». On sait que le juge administratif a, par la suite, redistribué ce titre de compétence en le plaçant dans l’orbite de la jurisprudence Jamart. Il appartient aux chefs de service de réglementer le droit de grève au sein des services dont ils ont la responsabilité. Cette compétence a donc été attribuée aux ministres (CE, 23 octobre 1964, Rec. p. 484), aux exécutifs locaux (CE, 9 juillet 1965, Pouzenc, Rec. p. 421) et aux directeurs d’établissements publics (CE, 14 octobre 1977, Synd général CGT du personnel des affaires sociales, Rec. p. 383). Elle est exclusive de telle sorte que le gouvernement n’est pas compétent pour réglementer le droit de grève au sein des entités publiques à l’égard desquelles il exerce une tutelle sauf dispositions contraires (CE, 14 octobre 1977, préc.). L’un des apports essentiels de l’arrêt du 12 avril 2013 est que la Conseil d’Etat fait le choix d’étendre ce titre de compétence à une société privée, la société EDF. Nous reviendrons sur ce point plus tard.
Sur les finalités de la compétence, l’arrêt de 2013 confirme l’évolution qu’a connue la jurisprudence du Conseil d’Etat en la matière. En 1950, il s’agissait d’éviter « un usage abusif ou contraire aux nécessités de l’ordre public » du droit de grève. Depuis quelques années, le Conseil d’Etat se réfère parfois en sus à la prévention d’un usage contraire « aux besoins essentiels du pays ». Cette inflexion rédactionnelle déjà à l’œuvre dans deux arrêts (CE, 25 septembre 1996, Emard, Rec. p. 355 ; CE, 30 novembre 1998, Rosenblatt, n°183359) est donc reprise à son compte par l’Assemblée du contentieux. Paradoxalement, cette extension fait écho à la décision du Conseil constitutionnel dont certains auteurs se sont prévalus pour contester le maintien de la jurisprudence Dehaene. Dans sa décision 79-105 DC, le Conseil a estimé que les limitations au droit de grève établies par la loi « peuvent aller jusqu’à l’interdiction du droit de grève aux agents dont la présence est indispensable pour assurer le fonctionnement des éléments du service dont l’interruption porterait atteinte aux besoins essentiels du pays » (25 juillet 1979, Rec. p. 33). Surtout, elle permet de mettre en lumière le lien qu’entretient la jurisprudence Dehaene avec la police administrative. Ce lien a pu être oublié en raison de son glissement progressif dans l’orbite de la jurisprudence Jamart. L’arrêt Dehaene en lui-même évoquait surtout la jurisprudence Labonne : une compétence du gouvernement pour encadrer l’exercice d’une liberté au nom de l’ordre public. La redistribution de cette compétence au bénéfice des chefs de service de la jurisprudence Jamart, a fait passer la jurisprudence Dehaene dans le chapitre des ouvrages consacré au service public. Elle est présentée comme la traduction d’une des trois lois de Rolland, la continuité du service public (Par ex. : Traité de droit administratif, P. Gonod et a. (dir.), Dalloz, T2, p. 45 ; P.-L. Frier et J. Petit, Précis de droit administratif, Monchrestien, 4e éd., 2006, n°387 ; D. Truchet, Droit administratif, PUF, 3e éd., 2010, p. 350).
En réalité, la jurisprudence Dehaene se situe bien sur le registre de la police administrative. La jurisprudence Jamart ne renseigne que sur la qualité du titulaire de la compétence, le chef de service ; elle ne détermine pas sa finalité. Elle ne vise pas la continuité du service public pour elle-même mais en tant qu’elle permet de pourvoir à des finalités de police, l’ordre public et la satisfaction des besoins essentiels du pays. Un rapprochement s’impose avec le pouvoir de réquisition du préfet figurant à l’article L. 2215-1 du CGCT. Il a suscité une jurisprudence intéressante du Conseil d’Etat. Il en ressort que « le préfet peut légalement, […], requérir les salariés en grève d’une entreprise privée dont l’activité présente une importance particulière pour le maintien de l’activité économique, la satisfaction des besoins essentiels de la population ou le fonctionnement des services publics, lorsque les perturbations résultant de la grève créent une menace pour l’ordre public (CE ord., 27 octobre 2010, n°343966. Egalement, CE ord., 23 mai 2011, n°349215). La proximité avec la jurisprudence Dehaene est évidente. Cette compétence préfectorale s’inscrit clairement dans le champ de la police administrative. Elle autorise le préfet a décidé à l’égard des salariés d’une entreprise privée, ce que les chefs de service peuvent décider à l’égard des agents publics, à savoir limiter l’exercice du droit de grève pour satisfaire à une finalité de police. La compétence issue de la jurisprudence Dehaene relève donc bien de la police administrative. Elle est aussi exorbitante du droit commun.
B. Une compétence exorbitante du droit commun
Etait-il nécessaire d’étendre le bénéfice de la jurisprudence Dehaene aux organes dirigeants d’EDF pour leur permettre de limiter l’exercice du droit de grève par les salariés de la société ? La question revient à s’interroger sur le caractère exorbitant de la compétence de police issue de la jurisprudence Dehaene. La réponse semble s’imposer d’évidence. La police administrative est pensée comme une compétence exorbitante par nature, ne serait-ce qu’en raison des liens qu’elle entretient avec la souveraineté et des instruments qui en traduisent l’exercice comme l’acte administratif unilatéral. Un rapide tour d’horizon du droit du travail, compris ici comme le droit commun, montre que l’interrogation est loin d’être farfelue. D’abord, le droit du travail connaît depuis longtemps l’équivalent de la jurisprudence Jamart. Le chef d’entreprise dispose d’un pouvoir de direction qui l’autorise à prendre les mesures nécessaires pour assurer le bon fonctionnement de son entreprise. La Cour de cassation a affirmé en ce sens que « l’employeur, responsable de la bonne marche de l’entreprise, a le droit d’en organiser les services » (Cass. Soc., 26 juin 1974, Bull. V n°386). Par ailleurs, le chef d’entreprise est également titulaire d’un pouvoir réglementaire. L’article L. 1321-1 du Code du travail lui impose d’élaborer un règlement intérieur qui fixe notamment « les mesures d’application de la réglementation en matière de santé et de sécurité dans l’entreprise ou l’établissement » et « les règles générales et permanentes relatives à la discipline ». Cet acte réglementaire de droit privé (Cass. Soc., 25 septembre 1991, Société Unigrains, Bull. V n°381) n’est pas sans évoquer l’idée de police à travers ses références à la sécurité et à la discipline. De même, l’employeur est tenu d’une obligation de sécurité de résultat à l’égard de ses salariés (Cass. Soc., 28 février 2002, Bull. V n°81). Il en résulte qu’il lui appartient « de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé des travailleurs » (Cass. Soc., 5 mars 2008, SNECMA, Bull. V n°46). Enfin, il est établi que l’employeur est en droit de restreindre l’exercice des droits et libertés de ses salariés pour autant que ces limitations soient justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché. Cette éventualité, prévue en creux par l’article L. 1121-1 du Code du travail et rappelée par l’article L. 1321-3 au sujet du règlement intérieur, s’illustre très régulièrement dans la jurisprudence du Conseil d’Etat et de la Cour de cassation au sujet par exemple du droit au respect de la vie privée (Cass. Soc., 13 janvier 2009, Association Sauvegarde 71, Bull. V n°3) et de la liberté d’expression (Cass. Soc., 3 mai 2011, Bull. V n°104). Cette série d’éléments pourrait donc laisser penser que le chef d’entreprise est en mesure de réglementer l’exercice du droit de grève dans son entreprise ne serait-ce que pour assurer la sécurité de son personnel voire de tiers comme les voisins d’un site industriel ou les clients d’un magasin.
La position des deux juridictions suprêmes sur cette question n’est pas univoque. Le Conseil d’Etat a jugé à plusieurs reprises que des clauses relatives à l’exercice du droit de grève par les salariés d’entreprise « sont étrangères au champ d’application du règlement intérieur tel qu’il est défini le code du travail » (CE, 8 juillet 1988, Société Comptoir Lyon Alemand Louyaut, n°71484 ; CE, 12 octobre 1992, SA Sofrapain-Lyon, n°94398). Toutefois, la haute juridiction administrative n’a pas exclu de reconnaître un pouvoir de limitation du droit de grève à l’employeur en présence d’entreprises exerçant une activité dangereuse ou vitale. Elle a estimé que les dispositions du règlement intérieur d’une entreprise exploitant une installation dangereuse qui précisent que certains postes de travail doivent être tenus par leurs titulaires ou leurs remplaçants en toutes circonstances, y compris pendant la grève, « ne sont pas étrangères au champ d’application du règlement intérieur tel qu’il est défini par […] le code du travail » (CE, 12 novembre 1990, Soc. Atochem, Rec. T. p. 1012). Il a laissé entendre plus récemment que de telles restrictions ne sont licites que pour autant qu’il n’est pas seulement question d’assurer la sécurité des seuls clients de l’entreprise : « il n’appartient pas à l’employeur de réglementer l’exercice du droit de grève par le truchement du règlement intérieur, en se fondant sur un objectif constitué de la seule sécurité des usagers de l’établissement, alors qu’il ne ressort pas des pièces du dossier que l’absence d’une partie du personnel de l’établissement y mettrait en cause la sécurité générale » (CE, 27 juillet 2005, Ministre des affaires sociales et du travail, n°254600).
De son côté, la Chambre sociale de la Cour de cassation considère de manière constante qu’il n’appartient pas à l’employeur de réglementer l’exercice du droit de grève au sein de son entreprise. Cette compétence est réservée au législateur en vertu de l’alinéa 7 du Préambule de la Constitution de telle sorte « qu’une convention collective ne peut avoir pour effet de limiter ou de réglementer pour les salariés l’exercice du droit de grève constitutionnellement reconnu » (Cass. Soc., 7 juin 1995, Soc. Transports Séroul, Bull. V n°180). Plus récemment, la Cour a jugé que « sauf dispositions législatives contraires, l’employeur ne peut en aucun cas s’arroger le pouvoir de réquisitionner des salariés grévistes » (Cass. Soc., 15 décembre 2009, Lebahy / Soc. Agc France, Bull. V n°283). Cette fidélité à nos textes constitutionnels ne cède que dans l’hypothèse où la loi elle-même confie le soin aux partenaires sociaux de limiter l’exercice du droit de grève. Il peut être relevé qu’en ce sens, le Conseil constitutionnel a jugé « qu’il est loisible au législateur de renvoyer au décret ou de confier à la convention collective le soin de préciser les modalités d’application des règles fixées par lui pour l’exercice du droit de grève » (CC, n°2007-556 DC, 16 août 2007, Loi sur le dialogue social et la continuité du service public dans les transports terrestres réguliers de voyageurs, Rec. p. 319).
Si l’on prend la focale de la Cour de cassation, la compétence fondée sur la jurisprudence Dehaene est donc bien exorbitante du droit commun puisqu’un employeur privé n’est pas en droit de limiter le droit de grève de ses salariés. La jurisprudence administrative est plus ambigüe sur cette question notamment lorsque sont en cause des entreprises exploitant des installations dangereuses. Le Conseil d’Etat a néanmoins fait le choix en l’espèce de se référer à la jurisprudence Dehaene pour reconnaître un tel pouvoir aux organes dirigeants de la société EDF.
II. Une société privée, titulaire d’un pouvoir de police
Il était déjà établi que l’ensemble des services publics, quelle que soit la nature de l’organisme en ayant la charge, sont soumis à un régime de droit public en matière de grève. La loi du 31 juillet 1963 relative à certaines modalités de la grève dans les services publics et codifiée dans le Code du travail s’applique ainsi aux agents de l’Etat et des collectivités territoriales ainsi que « aux personnels des entreprises, des organismes et des établissements publics ou privés lorsque ces entreprises, organismes et établissements sont chargés de la gestion d’un service public » (art. L. 2512-1 CT et une application : Cass. Soc., 9 octobre 2012, n°11-21.508). Mais il n’en résultait pas jusqu’ici l’attribution d’un titre de compétence au chef d’entreprise pour réglementer l’exercice du droit de grève par ses salariés. Par son arrêt du 12 avril 2013, le Conseil d’Etat estime que les organes dirigeants de la société EDF, responsable d’un service public à travers l’exploitation de ses centrales nucléaires, sont compétents pour limiter l’exercice du droit de grève des agents de la société. La solution est originale (A). Sa portée doit être bien comprise (B).
A. Une compétence de police inédite
La compétence de police reconnue aux organes dirigeants de la société EDF est exorbitante du droit commun. Elle est aussi inédite au regard des principes consacrés en droit public. Tant le Conseil d’Etat (CE Ass., 17 juin 1932, Commune de Castelnaudary, Rec. p. 595) que le Conseil constitutionnel (CC, n°2011-625 DC, 10 mars 2011, LOPPSI 2) ont en effet jugé que les personnes privées ne sauraient se voir déléguer des compétences de police administrative. On sait aussi que ce principe comporte de multiples exceptions, notamment législatives, de telle sorte qu’il ne joue que de manière très relative à l’égard des prestations matérielles de police (pour une synthèse, E. Lemaire, « Actualité du principe de prohibition de la privatisation de la police », RFDA 2009 p. 767). De ce point de vue, l’arrêt Fédération Force Ouvrière Énergie et Mines présente néanmoins une double originalité. D’abord, les organes dirigeants d’EDF sont investis d’une compétence normative de police. Ils sont fondés à édicter des actes juridiques relatifs à l’exercice du droit de grève et non seulement à prendre en charge de simple prestations matérielles de police. Par ailleurs, le contentieux en la matière met généralement en cause la délégation d’une compétence de police par voie contractuelle. Or en l’espèce, l’attribution d’un pouvoir de police aux organes dirigeants d’EDF n’a d’autre fondement que la décision du Conseil d’Etat. La Haute juridiction ne mentionne aucun texte constitutionnel ou législatif qui serait de nature à justifier la délégation d’une compétence de police à une société privée. Et la solution interpelle d’autant plus que cette reconnaissance ne se limite pas à la société EDF.
B. Une compétence pour quelles entités privées ?
L’arrêt du 12 avril 2013 concerne la société EDF. Limitée à cet ancien EPIC, la solution interpellerait moins son lecteur. Après tout, il était question du fonctionnement de centrales nucléaires. Elles incarnent le risque industriel « absolu » et couvrent 80% de la consommation électrique française. Cette spécificité aurait pu en soi justifier la reconnaissance d’une compétence de police sur-mesure à la société EDF. Le considérant de principe est néanmoins formulé de telle manière que la solution retenue à vocation à s’appliquer à d’autres entités privées. Le Conseil d’Etat précise de manière générale que les organes dirigeants « d’un organisme de droit privé responsable d’un service public, agissant en vertu des pouvoirs généraux d’organisation des services placés sous leur autorité, sont, sauf dispositions contraires, compétents pour déterminer les limitations à l’exercice du droit de grève ». Les personnes privées concernées sont celles qui sont responsables d’un service public. L’expression est assez neutre. Elle renvoie à la jurisprudence Jamart ; elle est mobilisée pour justifier l’attribution de la compétence issue de l’arrêt Dehaene aux ministres et aux directeurs d’établissements publics. Mais en l’espèce, le Conseil d’Etat a, semble-t-il, tenté d’en user pour limiter la portée de la solution nouvelle. C’est du moins ce que révèle la lecture de la chronique à l’AJDA des deux membres du Conseil d’Etat (AJDA 2013, p. 1052). Aurélie Bretonneau et Xavier Domino ont en effet relevé que cette compétence n’a vocation à jouer qu’à l’égard des organismes de droit privé « responsables d’un service public » et non au bénéfice de ceux qui se bornent à assurer une mission de service public. Autrement dit, les organes dirigeants d’une entité privée délégataire d’une mission de service public ne disposeraient pas d’un tel pouvoir. Cette distinction entre la personne privée responsable d’un service public et la personne privée simplement en charge d’une telle mission serait déduite de l’arrêt Ville d’Aix-en-Provence (CE Sect., 6 avril 2007, Rec. p. 155). A cette occasion, le Conseil d’Etat évoque effectivement le cas de la personne privée qui exerce « sous sa responsabilité » une activité dont elle a pris l’initiative et qui va se voir reconnaître le caractère de service public par la grâce de la volonté de l’administration. Le problème est que le recours à l’expression « personne privée responsable » ne semblait alors se justifier que pour rendre compte de l’initiative privée de la création de l’activité. Pour le reste, cette dernière, une fois labellisée comme service public, devait être comprise comme étant simplement assurée par la personne privée sous le contrôle d’une personne publique (en ce sens, les conclusions de F. Seners, RJEP 2007, n°664, com. 3 et GAJA, 2010, 18e éd., n°51.4). Il paraît donc fort douteux que le Conseil d’Etat ait eu à l’esprit en 2007 de particulariser une catégorie des personnes privées responsables d’un service public par opposition à la simple gestion. Il aurait aussi subrepticement remis en cause une solution bien établie du droit administratif : il semble en effet acquis que la responsabilité d’un service public ne peut appartenir qu’à une personne publique (par ex. P.-L. Frier et J. Petit, Précis de droit administratif, Montchrestien, 6e éd., 2010, n°310) et que cette exigence justifie par exemple que la volonté de l’administration (fût-elle « reconstruite » pour les besoins de la cause) soit toujours prise en compte pour apprécier la nature de l’activité assurée par un organisme de droit privé. Par ailleurs, le raisonnement mobilisé supposerait qu’à côté de la société EDF, l’association qui gère le festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence soit également considérée comme étant responsable d’un service public, et à ce titre, bénéficie de la compétence pour limiter l’exercice du droit de grève par ses personnels. Enfin, il peut être constaté que pour démontrer que la société EDF est bien responsable d’un service public en tant qu’elle gère ses centrales nucléaires, le Conseil d’Etat mobilise dans la suite de son arrêt la grille de lecture dégagée à l’occasion de son arrêt APREI (CE Sect., 22 février 2007, Rec. p. 92). Or, cette grille est censée permettre d’identifier les organismes privés simplement chargés de la gestion d’une mission de service public et non de spécifier ceux qui en seraient responsables. Il n’est qu’à citer le considérant de principe de l’arrêt : « Considérant qu’indépendamment des cas dans lesquels le législateur a lui-même entendu reconnaître ou, à l’inverse, exclure l’existence d’un service public, une personne privée qui assure une mission d’intérêt général sous le contrôle de l’administration et qui est dotée à cette fin de prérogatives de puissance publique est chargée de l’exécution d’un service public ; que, même en l’absence de telles prérogatives, une personne privée doit également être regardée, dans le silence de la loi, comme assurant une mission de service public lorsque, eu égard à l’intérêt général de son activité, aux conditions de sa création, de son organisation ou de son fonctionnement, aux obligations qui lui sont imposées ainsi qu’aux mesures prises pour vérifier que les objectifs qui lui sont assignés sont atteints, il apparaît que l’administration a entendu lui confier une telle mission ». Si l’on peut comprendre le souci de la haute juridiction de limiter la portée de l’extension du bénéfice de la jurisprudence Dehaene aux entités privées, la voie suggérée par les commentateurs autorisés paraît bien hasardeuse.
L’arrêt Fédération Force Ouvrière Énergie et Mines marque donc une rupture dans l’application de la compétence de police issue de la jurisprudence Dehaene : il en étend le bénéfice aux personnes privées « responsables d’un service public ». En même temps, on sent bien que la solution retenue par l’Assemblée du contentieux est intimement liée aux spécificités du service public en cause dans l’espèce, la production d’énergie électrique nucléaire. En choisissant « d’objectiver » la compétence reconnue aux organes dirigeants d’EDF, le Conseil d’Etat s’est engagé sur un terrain périlleux comme en atteste ici la référence peu convaincante à l’entité privée responsable d’un service public.