La nature des droits fondamentaux : être et/ou avoir ?
La contribution de Grégoire Loiseau fait partie des actes du second colloque de la RDLF organisé à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne les 28 et 29 mars 2019.
Grégoire Loiseau, Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (IRJS)
Etre ou avoir. D’emblée, les termes en relation renvoient à la summa divisio des personnes et des choses, au sujet de droit et à l’objet du droit. Cette structure du monde juridique, quoique troublée à l’époque contemporaine, notamment par la situation des animaux, ne nous apprend cependant rien sur la nature des droits fondamentaux. Il faut appréhender ces droits dans leur finalité pour dégager leur rapport avec l’être et faire une place à celui-ci qui ne soit pas celle, uniquement, de sujet de droit. La démarche est aussi celle qui permet d’accorder du sens à l’avoir vu autrement que comme un bien objet de droit. L’être et/ou l’avoir permettent-ils, ainsi considérés, d’éclairer la nature des droits fondamentaux ?
I.- L’être des droits fondamentaux
C’est un trait commun à de très nombreux droits fondamentaux d’être liés indissolublement au sujet. Ils sont inaliénables, insaisissables, intransmissibles à cause de mort. Sujet, l’être est également présent dans leur finalité, qu’il s’agisse de garantir le respect de celui-ci ou d’en organiser les libertés. Mais qui est l’être des droits fondamentaux ? Si l’on songe spontanément à l’être humain, avec à l’esprit les droits humains, l’ordre juridique saisit en réalité l’être dans une pluralité d’entités qui dépassent la singularité de l’humain pour épouser des formes catégorielles : communautés d’intérêts, personnes morales… La diversité des êtres ne les isole cependant pas les uns des autres. Leur appliquant le principe d’égalité, le droit leur garantit un traitement équivalent.
1) La conception de l’être
Une première chose doit être observée : l’humain n’est pas dans la nature des droits fondamentaux. On aurait pu le penser tant les signes sont nombreux que ces droits ont une coloration humaine : la référence soutenue à la dignité humaine, le sens du respect volontiers associé à des valeurs humaines, l’activité des droits qui se rapporte, pour la plupart d’entre eux, à des actions ou des situations qui impliquent l’être humain… La fondamentalité des droits, dans une hiérarchie normative, pourrait d’ailleurs correspondre à une primauté de l’humain dans l’échelle des valeurs. Il n’en est pourtant rien. Spécialement, tout être humain n’est pas à la tête de droits fondamentaux puisque le support de la personnalité juridique conditionne leur jouissance. Ce qui paraît évident a tout de même suscité quelques hésitations de la Cour européenne des droits de l’homme. Celle-ci a en particulier jugé, dans un arrêt du 16 décembre 2010, « que le droit de la femme enceinte au respect de sa vie privée devrait se mesurer à l’aune d’autres droits et libertés concurrents, y compris ceux de l’enfant à naître » 1, ce qui suggérait que l’être anténatal puisse être titulaire de droits et libertés. Mais la Cour s’est ensuite ravisée et a tempéré son propos en indiquant que « la protection de la potentialité de vie dont l’embryon est porteur peut être rattachée au but de protection de la morale et des droits et libertés d’autrui » tout en soulignant que « cela n’implique aucun jugement de la Cour sur le point de savoir si le mot « autrui » englobe l’embryon humain » 2.
Si l’humain n’est pas dans la nature des droits fondamentaux, l’être des droits fondamentaux peut être en outre individuel ou collectif. Dans ce dernier cas, il n’est sujet que s’il possède la personnalité juridique, mais il peut être pris en compte même s’il en est dépourvu 3. On pense, en particulier, à la famille à propos de laquelle il est dit, dans le Préambule de 1946, que la Nation assure les conditions nécessaires à son développement. Ce sont toutefois les groupements dotés de la personnalité morale qui, de manière générale, ont une aptitude à jouir de droits fondamentaux. C’est vrai des droits fondamentaux économiques – comme le droit de propriété ou la liberté d’entreprendre – voire de droits sociaux comme le droit de négociation des syndicats. Mais c’est aussi le cas des droits qui sont génétiquement humains comme le droit au respect de la vie privée. Leur jouissance par les personnes morales, admise aujourd’hui par les Cours suprêmes européennes 4, donne à voir que la nature de l’être est sans effet sur la nature des droits fondamentaux dont la distribution est indifférente à la prévalence de l’humain.
Pour autant, la considération de l’être n’est pas absente de ces droits qui ne se présentent pas comme les droits d’une personne juridique abstraite, désincarnée. Pour tous les droits dont l’objet appréhende l’être dans une activité ou une situation qu’ils garantissent ou qu’ils protègent, c’est l’être concret qui est dans leur optique. De ce point de vue, l’être compte plus que la personne du titulaire du droit car c’est la conscience de cet être qui fonde la reconnaissance de droits et libertés formatés selon ses besoins ou l’idée que l’on se fait de son épanouissement. La nature humaine de l’être nous a accoutumés à ce raisonnement mais celui-ci est largement reproduit à propos de l’être moral servi par des droits fondamentaux qui lui profitent en tant qu’acteur social 5. Et c’est encore la voie que suivent les animaux après qu’il a été obtenu de les considérer comme des êtres vivants et non plus comme des choses. A ces êtres sensibles peuvent se destiner des droits dédiés à leur respect, quoiqu’il leur manque la personnalité juridique pour qu’ils en soient les titulaires. L’être animal n’en est pas moins un candidat à la reconnaissance de droits fondamentaux dont la déclaration universelle des droits de l’animal proclamée à la Maison de l’UNESCO en 1978 donne une première idée. Sans préjuger d’une très hypothétique évolution du droit à ce sujet, c’est la démarche qui compte : la considération de l’être donne sens aux droits et libertés qui participent à son respect, motivant l’octroi d’une personnalité juridique pour l’instituer en sujet. Être humain et être social 6 aujourd’hui, demain peut-être être animal 7 ou être électronique 8, il n’y a pas de hiérarchie entre eux car le principe est celui de l’égalité des êtres.
2) L’égalité des êtres
L’égalité des êtres dans la jouissance des droits fondamentaux est sans accroc en ce qui concerne les êtres humains. Elle est dans la veine de l’universalité du genre humain. Tout au plus certains droits sont associés à des catégories d’individus en fonction de caractères qui leur sont propres et qui les placent dans une situation différente d’autres individus, ce qui ne constitue pas dès lors une entorse au principe d’égalité. Il en est ainsi, parmi d’autres, des droits fondamentaux des patients, des droits fondamentaux des personnes âgées, des droits fondamentaux des personnes handicapées ou, plus finement encore, du droit à l’éducation des enfants handicapés 9. Cette spécificité de certains droits fondamentaux confirme, s’il en était besoin, que les êtres auxquels ils se destinent sont appréhendés in concreto au regard de leur situation particulière qui justifie l’attribution du droit.
Sous cette réserve, l’égalité des êtres ne s’établit pas qu’entre les êtres humains et a cours également dans les rapports avec les groupements dotés d’une personnalité juridique. Pour ceux-là, le principe d’égalité a d’ailleurs été le moyen d’accéder aux mêmes droits que les personnes humaines, y compris des droits que l’on aurait pu penser attachés à la nature humaine de l’être comme le respect de la vie privée ou la liberté de religion 10. Ripert l’avait décelé le premier dès la moitié du XXe siècle en relevant que la « grande habilité » du capitalisme avait été de revendiquer pour les personnes morales, sous couvert du principe d’égalité, la jouissance des mêmes droits que ceux des personnes humaines 11. Il existe, il est vrai, des droits fondamentaux dont la jouissance est réservée, de fait, aux êtres humains comme le droit à la vie, le droit à l’intégrité physique et mentale ou la garantie contre des traitements inhumains ou dégradants. Seulement, c’est parce que ces droits ne présentent aucune utilité pour les personnes morales, eu égard à la nature de l’être moral, qu’ils sont pour celles-ci inopérants. Comparativement, la revendication d’une personnalité juridique des animaux n’a que pour objet de les faire bénéficier directement de droits qui garantiraient leur respect, tel que l’habeas corpus qu’une cour argentine a décidé d’appliquer en décembre 2014 à un orang-outan après lui avoir reconnu la qualité de personne non-humaine. D’autres droits, comme la liberté d’entreprendre, n’auraient en revanche aucune utilité pour les êtres animaux. C’est dire, au bout du compte, que l’être des droits fondamentaux est bel et bien présent dans leur finalité sans cependant que sa nature soit décisive, en soi, de leur attribution.
II.- L’avoir dans les droits fondamentaux
Après l’être, quelle place occupe l’avoir dans la nature des droits fondamentaux ? Spontanément, ce sont les droits économiques qui sont intéressés par cet aspect des choses, à commencer par le droit de propriété. Si l’être est toujours présent dans les droits fondamentaux, l’avoir serait une clé de répartition de ces droits, distinguant les droits patrimoniaux, d’un côté, et les droits extrapatrimoniaux, de l’autre. Cette catégorisation ne présente cependant pas vraiment d’intérêt, sauf à relever que l’intensité du lien avec le sujet de droit est susceptible de varier en fonction du degré de patrimonialité du droit. Et encore, l’observation est contingente car la liberté d’entreprendre, bien qu’elle présente une nature économique, est indissociable de la personne, physique ou morale, qui entend l’exercer.
Une autre façon d’envisager les choses est d’apprécier le rapport que les droits fondamentaux entretiennent avec l’avoir à l’instar de celui qui existe avec l’être. L’avoir peut être entendu ici comme ce qui est possédé, voire, dans un sens plus large, comme l’aptitude à posséder. La question qui se pose est alors de savoir s’il entre dans la nature des droits fondamentaux de conférer une telle prérogative ou une telle aptitude s’agissant d’une chose, à strictement parler, et, le cas échéant aussi, en ce qui concerne l’être lui-même.
1) La possession d’une chose
Le droit de propriété est le parangon des droits fondamentaux établissant une relation d’être à avoir. Le Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme a une façon particulière de le présenter en énonçant à son article 1er que toute personne physique ou morale a le droit au respect de ses biens. L’élargissement constant de la notion de bien conduit à l’appliquer à toute espèce de créance et, au-delà, à toutes les espérances légitimes dès l’instant où il existe un intérêt substantiel susceptible d’être protégé. Autrement dit, la simple vocation à « avoir », si l’espérance est jugée légitime, peut être prise en compte et protégée par la propriété. Encore faut-il toutefois qu’un lien d’appartenance existe avec une personne physique ou morale, ce qui laisse à l’écart du droit fondamental les biens qui ne sont pas appropriés comme peuvent l’être les biens communs.
Cela étant, ainsi considérée sous l’angle de la propriété, la place faite à l’avoir paraît singulièrement restreinte au sein des droits fondamentaux. Ils sont bien plus nombreux à reconnaître au profit du sujet de droit une créance dont la particularité est de porter sur une prestation attendue de la société ou de l’Etat. Les droits-créances, à cet égard, ont en commun de fonder une prétention légitime au bénéfice d’une prestation qui n’est pas sans évoquer, sans se confondre avec elle, l’espérance légitime protégée au titre du droit au respect des biens. Pour de nombreux droits, l’avoir vu comme une créance légitime ne peut toutefois être dissocié de l’être. C’est plus précisément la légitimité de la créance – attente ou espérance légitime – qui est solidaire de la considération de l’être. Pensons, parmi d’autres, au droit à un logement décent que le Conseil constitutionnel a rattaché au principe de dignité de la personne humaine 12.
La mixité de l’être et de l’avoir est plus sensible encore à mesure que la créance devient une simple expectative à laquelle l’ordre juridique n’apporte pas de garantie. Le volontarisme libéral est ici à l’œuvre qui favorise la prolifération des « droits à » dans lesquels la virtualité de l’avoir fait douter de l’existence même du droit : droit à l’enfant, droit au sexe, droit au bonheur… Subjectivisée, la fondamentalité n’est plus alors que ce que le sujet estime lui être fondamental. Il en reste tout de même quelque chose : l’avoir, sous les traits d’une créance, constitue un puissant moteur du développement des droits fondamentaux pour la réalisation de besoins évoluant vers la satisfaction de désirs. L’intrication, dans ces droits, de l’être et de l’avoir pose du coup une question complémentaire : l’avoir peut-il porter sur l’être ?
2) La possession de l’être
L’interdiction de l’esclavage et de la servitude par de nombreuses chartes et conventions, et notamment par la Convention européenne des droits de l’homme, semble régler la question. Il existe, autrement dit, un droit négatif de l’être de ne pas être l’objet d’un droit. Toutefois, il n’est pas empêché qu’il soit lui-même l’objet de son propre droit. La Cour européenne des droits de l’homme en conçoit la formule en dégageant du droit à l’autodétermination ou l’autonomie personnelle, qui est lui-même un droit gigogne du droit à la vie privée, un droit de disposer de son corps 13. Le droit à l’autodétermination assure alors à chaque individu la faculté de traiter son corps conformément à ses choix, y compris si cela doit conduire à porter atteinte à son intégrité physique ou psychique. Sans préjuger de la qualification du corps comme le substrat de l’être ou un bien objet de propriété 14, c’est bel et bien dans un rapport d’être à avoir qu’il est mis au pouvoir de la personne de décider des actes dont il peut faire l’objet. Et quoique ce pouvoir puisse être juridiquement limité ou encadré, c’est là encore le volontarisme libéral – chacun faisant ce qu’il veut de son corps – qui pousse à convertir en droit la possession en fait du corps.
Cette possession peut-elle s’étendre à un corps étranger au sujet ? La question s’est posée à propos du droit revendiqué par une femme de disposer d’embryons issus d’une fécondation in vitro dans le but d’en faire don à la recherche scientifique. Après avoir écarté l’application aux embryons humains de l’article 1er du Protocole n° 1 « eu égard à la portée économique et patrimoniale qui (s’y) attache », la Cour européenne a mis l’accent, en revanche, sur le « lien existant entre la personne qui a eu recours à une fécondation in vitro et les embryons ainsi conçus, (qui) représentent à ce titre une partie constitutive de celle-ci et de son identité biologique ». Elle a jugé en conséquence que « la possibilité pour la requérante d’exercer un choix conscient et réfléchi quant au sort à réserver à ses embryons touche à un aspect intime de sa vie personnelle et relève à ce titre de son droit à l’autodétermination » 15. On ne peut être dupe : s’il ne fonde pas un droit de disposer des embryons, le droit à l’autodétermination n’en légitime pas moins une certaine autorité pour décider de leur sort. L’avoir a pris le pas sur l’être et, pour le coup, on peut y voir, tout en la déplorant, une dénaturation des droits fondamentaux.
Notes:
- CEDH, 16 décembre 2010, affaire A, B et C c/ Irlande, req. n° 25579/05 ; D. 2011, p. 1360, note S. Hennette-Vauchez ; RTD civ. 2011, p. 3003, note J.-P. Marguénaud. ↩
- CEDH, 27 août 2015, affaire Parrillo c/ Italie, req. n° 46470/11 ; JCP G 2015, 1187, note G. Loiseau ; RTD civ. 2015, p. 830, note J.-P. Marguénaud. ↩
- G. Loiseau, Les groupements sans personnalité juridique, Mélanges en l’honneur de Jean-Jacques Daigre, 2017, p. 61. ↩
- CJCE, 14 février 2008, affaire C-450/06, Varec SA ; RTD europ. 2009, p. 511, chr. A.-L. Sibony et A. Defossez. – CEDH, 2 avril 2015, affaire Vinci Construction et GTM Génie Civil et Services c. France, req. n° 63629/10, § 63 ; RLC 7/2015, p. 81, note M. Baillat-Devers ; RJDA 2015, p. 495, note A. Marie ; Légipresse 2016, p. 60, n° 5, obs. G. Loiseau ↩
- G. Loiseau, Des droits humains pour personnes non-humaines, D. 2011, chron., p. 2558. ↩
- La considération de l’être social s’agissant des sociétés a été confortée par la loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises qui consacre l’existence d’un intérêt social (nouvel article 1833 du Code civil) et permet la reconnaissance d’une raison d’être (nouvel article 1835 du Code civil). ↩
- G. Loiseau, La sensibilité de l’animal en droit civil : entre chose et être, in La sensibilité de l’animal, CNRS Editions, 2015, p. 71 ; L’animal et le droit des biens, RSDA 2016, p. 419. ↩
- G. Loiseau, La personnalité juridique des robots : une monstruosité juridique, JCP G 2018, 597. ↩
- CEDH, 18 décembre 2018, affaire Dupin c/ France, req. n° 2282/17. ↩
- CEDH, 30 juin 2011, affaire Association Les Témoins de Jéhovah c/ France, req. n° 8916/05 ; RTD civ. 2012, p. 702, obs. J.-P. Marguénaud ; Clunet 2012, p. 1083, note E. Decaux. ↩
- G. Ripert, Aspects juridiques du capitalisme moderne, 2e éd., 1955, LGDJ, p. 74, n 30. ↩
- Cons. const., 19 janvier 1995, décision n° 94-359 DC ; AJDA 1995, p. 455, note B. Jorion. ↩
- CEDH, 17 février 2005, affaire K.A. et A.D. c/ Belgique, req. n° 42758/98, § 83 ; JCP G 2005, I, 159, n° 12, obs. F. Sudre ; RTD civ. 2005, p. 341, obs. J.-P. Marguénaud ; D. 2005, chr., p. 2973, étude M. Fabre-Magnan, Le sadomasochisme n’est pas un droit de l’homme. ↩
- Th. Revet, Le corps humain est-il une chose appropriée ?, RTD civ. 2017, p. 587. ↩
- CEDH, 27 août 2015, affaire Parrillo c/ Italie, req. n° 46470/11 ; JCP G 2015, 1187, note G. Loiseau ; RTD civ. 2015, p. 830, note J.-P. Marguénaud. ↩