Gestation pour autrui : le cercle vertueux du dialogue des juges – A propos de l’avis consultatif de la CourEDH du 10 avril 2019
Par Anne-Sophie Brun-Wauthier et Géraldine Vial
La gestation pour autrui a permis un dialogue aussi riche qu’inédit entre les juges de la Cour EDH et ceux de la Cour de cassation. Plus précisément, le combat acharné des époux Mennesson a conduit à l’institutionnalisation de ce dialogue des juges et, par conséquent, à une plus grande effectivité des droits fondamentaux, grâce à l’adoption et à l’utilisation de deux nouvelles procédures : la procédure de réexamen devant la Cour de cassation et la demande d’avis consultatif à la Cour EDH.
Ce combat commence il y a près de vingt ans. Madame Mennesson est atteinte d’une malformation qui l’empêche de porter un enfant. Le couple conclut alors une convention de gestation pour autrui aux Etats-Unis. Des embryons sont conçus par fécondation in vitro avec des spermatozoïdes de l’époux et des ovocytes donnés par une amie du couple. En 2000, la mère porteuse donne naissance à des jumelles. Un jugement de la Cour suprême de Californie ayant établi que le mari et l’épouse seraient respectivement « père et mère des enfants à naître » de la gestatrice, les actes de naissance des jumelles désignent les époux Mennesson comme parents des enfants. Les époux se heurtent cependant au refus de la Cour de cassation de transcrire les actes de naissance étrangers de leurs enfants sur les registres de l’état civil français. Invoquant une violation de leurs droits fondamentaux, les époux Mennesson saisissent alors la Cour EDH. La condamnation de l’Etat français par cette dernière les laisse toutefois doublement insatisfaits. En premier lieu, l’autorité de la chose jugée les empêche de saisir à nouveau les juges français pour corriger le refus de reconnaître la paternité biologique condamné par les juges européens. En second lieu, la reconnaissance de la maternité de l’épouse Mennesson restait en suspens puisque la Cour EDH n’avait pas tranché la question de la maternité d’intention[1].
Sensibilisé à ce combat, le législateur français est alors intervenu pour consentir au réexamen de décisions civiles ayant entraîné une condamnation de la Cour EDH. Cette nouvelle procédure a été immédiatement mise à profit par la famille Mennesson, qui a saisi la Cour de cassation pour solliciter le réexamen de son affaire. Dans le même temps, le législateur a autorisé la ratification du Protocole additionnel n°16 permettant à l’Assemblée plénière de la Cour de cassation, saisie du réexamen de l’affaire Mennesson, d’inaugurer une autre procédure inédite, la procédure de demande d’avis à la Cour EDH.
L’affaire Mennesson est ainsi devenue emblématique de la circulation et de l’application effective des droits fondamentaux, en apportant de nouveaux maillons au cercle vertueux du dialogue des juges. C’est ainsi sous l’angle procédural que le tout premier avis de la Cour EDH rendu le 10 avril 2019, sera envisagé dans le présent article ; il le sera, ultérieurement, sur le fond.
Comme le montre le schéma ci-dessus, la circulation des droits fondamentaux commence par la condamnation de la France par la Cour EDH. Intégrant cette condamnation et le discours des juges européens, la Cour de cassation procède alors à un revirement de sa jurisprudence. Celui-ci ne valant que pour des affaires postérieures, la réception des droits fondamentaux passe également dorénavant par la possibilité d’un réexamen de l’affaire ayant donné lieu à la condamnation. Pouvant douter de la conformité de sa nouvelle décision à la CESDH, en particulier si, comme en l’espèce, des questions ont été laissées en suspens dans la condamnation prononcée par la Cour européenne, la Cour de cassation peut désormais saisir cette dernière pour avis. Cet avis devrait alors, in fine, permettre à l’Assemblée plénière statuant sur le réexamen, d’écrire un épilogue en conformité avec les droits fondamentaux.
Institutionnalisé par ces deux nouvelles procédures, le dialogue des juges favorise la circulation des droits fondamentaux au sein d’un cercle vertueux se dessinant, dans un premier temps, à partir d’un mouvement top down, émergeant de la Cour EDH pour aller vers la Cour de cassation (I), bottom up dans un second temps, c’est-à-dire remontant de la Cour de cassation vers la Cour EDH (II).
I. De la Cour EDH vers la Cour de cassation
Animé par le souci d’une meilleure effectivité de l’exécution des décisions de la Cour EDH et du respect de la Convention, le droit français a récemment mis en place une nouvelle procédure autorisant, sous conditions, le réexamen des décisions civiles ayant conduit à une condamnation de la France par la Cour européenne. De manière moins affichée, cette procédure se voulait également un remède à la situation inextricable de certains requérants dans le contentieux de la gestation pour autrui. Et c’est précisément dans ce contentieux qu’elle a trouvé application pour la première fois, à l’occasion des affaires Mennesson et Bouvet.
A la suite d’un retour sur les circonstances de la naissance de cette procédure de réexamen (A), les grandes lignes de cette nouvelle procédure seront succinctement présentées (B).
A. Les circonstances de la naissance de la procédure de réexamen
Initialement, la Cour européenne pouvait condamner l’Etat français pour violation de la Convention européenne sans qu’aucune remise en cause de la décision de justice française, ayant été déclarée attentatoire aux droits fondamentaux, ne s’ensuive dans notre droit. En effet, l’autorité de la chose jugée par la juridiction nationale faisait obstacle à ce que la décision, pourtant condamnée, puisse être réétudiée par les juges français.
Au-delà de la satisfaction morale du constat de violation de la CESDH, seule une « satisfaction équitable », c’est-à-dire une indemnisation pécuniaire, souvent symbolique, pouvait être mise à la charge de l’Etat condamné et accordée au requérant dont les droits avaient été violés[2]. Cette indemnisation apparaissait cependant tout à fait inadéquate et bien insuffisante dans certains contentieux[3], spécialement celui de la gestation pour autrui, dans lequel les requérants – les parents d’intention – sollicitent de la Cour européenne bien davantage qu’un dédommagement pécuniaire. Ils revendiquent en effet l’établissement de la filiation de leur enfant en droit français ou la transcription de sa filiation à l’état civil français[4]. Or, sur cette question, la jurisprudence de la Cour de cassation n’a, dans un premier temps, pas permis à ces individus d’obtenir satisfaction. La Cour considérait en effet que la transcription à l’état civil des actes de naissance des enfants issus d’une gestation pour autrui réalisée à l’étranger ne pouvait être autorisée[5].
En 2014, cette position a été condamnée par la Cour EDH dans l’affaire Mennesson[6], au nom de la violation du droit des enfants nés par GPA au respect de leur vie privée garantie par l’article 8 de la Convention. Ce droit, qui implique que chacun puisse établir la substance de son identité, y compris sa filiation, a amené la Cour à condamner le refus de transcription de l’acte de naissance dressé à l’étranger lorsque le parent d’intention est également le géniteur de l’enfant.
Cette condamnation a conduit la Cour de cassation, réunie en Assemblée plénière, à revenir solennellement sur sa jurisprudence antérieure et à décider d’autoriser la transcription à l’état civil de l’acte de naissance de l’enfant né d’une convention de mère porteuse réalisée à l’étranger, dès lors que cet acte est régulier, non falsifié et déclare des faits conformes à la réalité[7]. Depuis 2015, la Cour de cassation accepte ainsi de valider la transcription à l’état civil de la reconnaissance de l’enfant issu d’une mère porteuse par le père biologique et l’adoption de cet enfant par le parent d’intention qui n’est pas son géniteur[8].
Certes, depuis ce revirement, la Cour de cassation donne partiellement satisfaction à ces parents d’intention, mais les plaideurs ayant agi avant cette date se trouvaient jusqu’à une date récente, empêchés, au nom de l’autorité de la chose jugée, d’intenter une nouvelle action devant les juges français. Bien que la décision française ayant refusé la transcription de la filiation ait été condamnée par la Cour européenne, aucune voie de recours ne leur était ouverte en droit interne pour remédier à la violation constatée de leurs droits. Une décision de justice ne pouvant être remise en cause que par une voie de recours et les voies de recours ayant, par hypothèse, été toutes épuisées pour pouvoir saisir la Cour de Strasbourg, leur situation était sans issue. Créant une réelle injustice entre les justiciables selon qu’ils ont saisi la Cour de cassation avant ou après son revirement, cette situation était très insatisfaisante et tout à fait contestable.
Face à ce constat, les Parlementaires ont décidé d’intervenir. A l’occasion du vote de la loi de modernisation de la justice du 21ème siècle[9], un amendement a introduit la procédure de réexamen en matière civile et créé la nouvelle Cour de réexamen des décisions civiles[10], distincte de la Cour de réexamen instituée quelques années auparavant en matière pénale[11]. Des décisions françaises ayant été déclarées contraires à la Convention européenne par les juges de Strasbourg peuvent désormais faire l’objet d’un réexamen en droit interne.
La Cour de réexamen se trouve aujourd’hui chargée de réexaminer les décisions de la Cour de cassation ayant été déclarées contraires à la Convention européenne des Droits de l’Homme par la Cour EDH. Placée auprès de la Cour de cassation, cette nouvelle juridiction est composée de treize conseillers ; chacune des chambres de la Cour de cassation y est représentée par deux de ses membres[12]. Elle est présidée par le Doyen des présidents de chambre. Le parquet général près la Cour de cassation assure les fonctions du ministère public.
B. La procédure de réexamen des décisions civiles
La saisine de la Cour de réexamen (1) ainsi que le déroulement de la procédure (2) sont strictement réglementés par le Code de l’organisation juridictionnelle et le Code de procédure civile[13].
1). La saisine de la Cour de réexamen
La saisine de la Cour de réexamen doit respecter une série de conditions énumérées par l’article L452-1 du COJ. La première condition tient à l’auteur de la saisine. Il doit nécessairement s’agir d’une personne ayant été « partie à l’instance » (ou de son représentant légal en cas d’incapacité) et « disposant d’un intérêt ».
La deuxième condition porte sur la nature du contentieux concerné. Seules les décisions rendues « en matière d’état des personnes » peuvent faire l’objet d’un réexamen[14]. Toutefois, la notion d’état des personnes n’a pas été précisée par le texte. Or son contenu précis est discuté en doctrine. Si les nom, prénom, âge, sexe, statut ou encore filiation semblent pouvoir, de manière consensuelle, être rattachés à l’état des personnes, tel n’est pas le cas du domicile, de la capacité[15] ou encore de la nationalité de la personne[16]. Ce cantonnement discutable du réexamen aux litiges concernant l’état des personnes a pu être expliqué comme une création « sur-mesure » pour remédier, dans le contentieux de la gestation pour autrui, à la situation particulièrement délicate des requérants – tels les époux Mennesson – pour lesquels la Cour de cassation avait statué avant le revirement de 2015.
Une troisième condition énonce que la décision concernée par le réexamen doit être « définitive ». Cela signifie que toutes les voies de recours du droit interne doivent avoir été épuisées concernant ce litige ; étant déjà une condition de saisine de la Cour EDH, cette exigence ne soulève guère de difficultés puisque par hypothèse, la décision dont le réexamen est demandé doit avoir été condamnée par la Cour de Strasbourg. L’épuisement des voies de recours a ainsi nécessairement été constaté.
La quatrième condition porte justement sur l’existence d’une violation constatée de la Convention européenne ou de ses protocoles additionnels et la nécessité d’une condamnation de l’Etat français par la Cour européenne. La procédure de réexamen tend en effet à assurer la pleine exécution d’une décision de la Cour européenne et le respect effectif de la Convention. Cette condamnation doit, en outre, entraîner « par sa nature et sa gravité […] des conséquences dommageables » pour le requérant « auxquelles la satisfaction équitable […] ne pourrait mettre un terme »[17].
Enfin, la demande de réexamen doit être réalisée dans le délai très bref d’un an à compter de la date de la décision de la Cour EDH. S’agissant des décisions rendues avant l’instauration de la procédure de réexamen, le délai est d’un an à compter de l’entrée en vigueur de la loi du 18 novembre 2016, c’est-à-dire un an à compter du 15 mai 2017. Ce délai est aujourd’hui écoulé ; le réexamen ne peut donc plus être demandé que pour les affaires dans lesquelles la Cour EDH s’est prononcée il y a moins d’un an.
L’ensemble de ces conditions était rempli dans les affaires Mennesson[18] et Bouvet[19]. Les auteurs de la saisine de la Cour de réexamen étaient bien les parties à l’instance concernée par le réexamen[20] ; la décision considérée a été rendue en matière de filiation et donc d’état des personnes ; cette décision présente sans conteste un caractère définitif puisque la Cour EDH a été valablement saisie ; la Cour européenne a condamné l’Etat français dans ces deux affaires pour violation du droit à la vie privée de l’enfant sur le fondement de l’article 8 CESDH[21] ; ladite violation, par sa nature et sa gravité, a incontestablement entraîné des conséquences dommageables pour les enfants se voyant refuser la reconnaissance par l’État français de leur filiation paternelle établie à l’étranger et conforme à leur filiation biologique, ces conséquences ne pouvant à l’évidence être réparées par l’octroi d’une indemnisation pécuniaire ; enfin, les requérants agissaient bien dans le délai légal puisque la demande de réexamen a été présentée dans le délai d’un an à compter de la date d’entrée en vigueur de la loi.
Lorsque ces différentes conditions de saisine ont été vérifiées et validées, la procédure de réexamen peut débuter.
2). Le déroulement de la procédure
De manière très classique, la procédure de réexamen se déroule en deux temps. Il convient toutefois de souligner ici une particularité : de manière exceptionnelle devant la Cour de cassation, la première étape de cette procédure relève de la seule compétence du Président de la Cour statuant à juge unique, tandis que la seconde étape est, plus communément, soumise à l’appréciation de la Cour dans une formation collégiale.
Dans un premier temps, le Président de la Cour examine ainsi, seul, la recevabilité de l’action. Il peut décider de rejeter la demande lorsque celle-ci lui apparaît manifestement irrecevable (tel pourrait être le cas, par exemple, dans l’hypothèse où le délai d’un an n’aurait pas été respecté ou en l’absence de toute décision de condamnation rendue par la Cour EDH). Son ordonnance doit alors être motivée. Elle est insusceptible de recours[22]. Il peut à l’inverse, choisir d’accueillir la demande dès lors qu’aucun signe d’irrecevabilité manifeste ne se présente à lui.
Lorsque cette première étape de la recevabilité est franchie, la Cour de réexamen statue, dans sa formation collégiale, sur le bien-fondé de la demande. La demande est alors soit rejetée, si la Cour considère qu’elle est mal-fondée (par exemple, dans l’hypothèse où la Cour estime que la condition de l’existence de conséquences dommageables n’est pas remplie), soit déclarée bien-fondée. Dans ce cas, deux hypothèses se présentent puisque la demande de réexamen peut porter soit sur la décision définitive, soit sur le pourvoi en cassation.
Lorsque la demande concerne une décision définitive rendue par une juridiction du fond[23], cette décision sera annulée par la Cour de réexamen et le requérant sera renvoyé « devant une juridiction de même ordre et de même degré »[24]. L’affaire sera ainsi soumise à une nouvelle juridiction du fond. Cette hypothèse devrait se rencontrer lorsque la réparation de la violation de la Convention européenne nécessite le réexamen d’éléments de fait ou lorsqu’il s’agit d’arbitrer entre deux intérêts particuliers qui s’opposent.
Lorsque la demande de réexamen porte sur le pourvoi en cassation et que le réexamen de ce pourvoi permettrait de remédier à la violation du droit fondamental constatée par la Cour EDH, l’affaire est renvoyée devant l’Assemblée plénière de la Cour de cassation.
Dans les affaires Mennesson[25] et Bouvet[26], la demande portait sur le réexamen du pourvoi en cassation formé par le requérant. Plus précisément, dans la première affaire, le réexamen concernait le pourvoi formé contre l’arrêt de la Cour d’appel de Paris en date du 18 mars 2010[27] ; dans l’affaire Bouvet, la demande portait sur le pourvoi formé par le requérant contre l’arrêt de la Cour d’appel de Rennes du 21 février 2012. Dans ces deux affaires, la Cour de réexamen a déclaré les demandes de réexamen recevables et bien-fondées[28].
Puisqu’elles portaient sur les pourvois en cassation et qu’il était question d’un conflit susceptible d’être tranché par la Cour de cassation afin de mettre un terme à la violation constatée par la Cour EDH, les affaires ont été renvoyées devant l’Assemblée plénière, conformément aux dispositions de l’article L452-6 COJ.
Ouvrir aux requérants la possibilité de demander le réexamen à la suite d’une condamnation de l’Etat français par la Cour européenne, prononcée en matière d’état des personnes, visait à assurer une meilleure effectivité de l’application des décisions des juges de Strasbourg et, par conséquent, du respect de la Convention européenne, spécialement dans le contentieux de la gestation pour autrui. Il s’agissait plus largement de favoriser le dialogue et la coopération entre l’Etat français et les juges européens, le premier acceptant de procéder à des revirements de jurisprudence et, le cas échéant, de remettre en cause des décisions définitives si elles conduisaient à violer les droits fondamentaux. Ce mouvement descendant, de la Cour EDH à la Cour de cassation, se poursuit aujourd’hui, en remontant de la Cour de cassation vers la Cour EDH.
II. De la Cour de cassation vers la Cour EDH
Le cercle vertueux visant à renforcer le dialogue entre les Hautes juridictions françaises et la Cour EDH a été complété grâce à la loi du 3 avril 2018[29] autorisant la ratification du protocole n°16 à la CESDH. Ce texte instaure en effet un mécanisme d’avis consultatif portant sur des questions de principes relatives à l’interprétation ou à l’application des droits et libertés définis par la Convention ou ses protocoles. Il s’agit pour ces juridictions, et notamment pour la Cour de cassation, de pouvoir solliciter un avis a priori de la juridiction européenne, afin d’éviter d’être désavouée a posteriori, comme ce fut le cas pour la transcription des actes d’état civil d’enfants nés dans le cadre d’une gestation pour autrui réalisée à l’étranger.
Ce nouvel outil a été mis en œuvre, pour la première fois, dans la procédure de réexamen de l’affaire Mennesson : saisie par la Cour de réexamen, l’Assemblée plénière a sollicité l’avis de la Cour européenne concernant la filiation de la mère d’intention et décidé de surseoir à statuer. La Cour de cassation s’interrogeait en effet sur la conformité à l’article 8 de la CESDH de sa jurisprudence relative à la GPA, interdisant la transcription de l’acte de naissance mentionnant la mère d’intention, mais autorisant cette dernière à adopter l’enfant. Les magistrats se demandaient également s’il y avait lieu d’opérer une distinction selon que l’enfant a été conçu ou non avec les gamètes de la mère d’intention[30].
La Cour EDH vient de rendre son avis, le tout premier. Celui-ci offre l’occasion d’une mise au point sur cette nouvelle procédure (A) ainsi que sur sa portée (B).
A. La procédure de la demande d’avis
La procédure de demande d’avis a été mise en place par le Protocole additionnel n°16[31]. Rédigé le 2 octobre 2013, il a été ratifié par la France le 12 avril 2018. Cette dixième ratification a permis de déclencher l’entrée en vigueur du Protocole le 1er Août 2018[32]. Depuis lors, et pour l’heure, le Protocole est applicable aux 12 Etats l’ayant signé et ratifié : l’Albanie, l’Arménie, l’Estonie, la Finlande, la France, la Géorgie, la Grèce, la Lituanie, les Pays-Bas, Saint-Marin, la Slovénie et l’Ukraine. Des juridictions de ces Etats peuvent désormais – à l’instar de la Cour de cassation française ici – formuler une demande d’avis (1) auquel la Cour EDH peut répondre favorablement en émettant un avis sur la question posée (2).
1). La demande d’avis
L’article 1er du Protocole prévoit que les demandes d’avis consultatifs peuvent être adressées par « les plus hautes juridictions d’une Haute Partie contractante, telles que désignées conformément à l’article 10 ». Ce dernier texte invite chaque Etat membre à indiquer « au moment de la signature ou du dépôt de son instrument de ratification, d’acceptation ou d’approbation, au moyen d’une déclaration adressée au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe, quelles juridictions elle désigne aux fins de l’article 1, paragraphe 1 ». En droit français, le choix a été fait de confier la possibilité de solliciter un avis consultatif au Conseil d’Etat, à la Cour de cassation ainsi qu’au Conseil constitutionnel.
Le 5 octobre 2018, la Cour de cassation a été la toute première juridiction à saisir la Cour EDH d’une demande d’avis[33]. On apprend dans le texte de l’avis que la demande a été faite par une lettre adressée au greffier de la Cour EDH, conformément aux instructions très précises d’un document intitulé « Lignes directrices concernant la mise en œuvre de la procédure d’avis consultatif prévue par le Protocole n°16 à la Convention »[34].
Aux termes de l’article 2 du Protocole, « un collège de cinq juges de la Grande Chambre se prononce sur l’acceptation de la demande d’avis consultatif au regard de l’article 1 ». Selon le rapport explicatif précité, le collège « dispose d’un pouvoir discrétionnaire pour accepter ou non une demande, même si l’on peut s’attendre à ce que la Cour hésite à refuser une demande qui remplit les différents critères » (§14). L’article 2 prévoit également que « Tout refus du collège d’accepter la demande est motivé ». La dimension pédagogique de l’avis est ainsi présente jusque dans le refus de la Cour d’y donner suite : d’autres Etats pourront trouver, dans des refus d’accepter la demande, des réponses sur les conditions à réunir pour que la demande d’avis soit acceptée[35]. Le 3 décembre 2018, deux mois à peine après transmission, un collège de cinq juges a accepté la première demande d’avis consultatif émise par la Cour de cassation française. Les trois conditions requises par l’article 1er du protocole n°16 pour solliciter un avis consultatif étaient en effet remplies.
En premier lieu, les demandes d’avis consultatifs doivent porter sur « des questions de principe relatives à l’interprétation ou à l’application des droits et libertés définis par la Convention ou ses protocoles ». Ici, la Cour de cassation s’interrogeait sur la conformité à l’article 8 de la CESDH de sa jurisprudence relative à la GPA, interdisant la transcription de l’acte de naissance mentionnant la mère d’intention, mais autorisant cette dernière à adopter l’enfant[36]. Pour les professeurs Gouttenoire et Sudre, « la Cour de cassation détourne la procédure d’avis consultatif pour demander à la Cour européenne comment elle doit exécuter son arrêt Mennesson contre France de 2014. La procédure d’avis consultatif n’est a priori pas faite pour cela »[37]. Pourtant, selon la doctrine majoritaire, la question posée n’avait pas été réglée par la Cour EDH dans l’affaire Mennesson[38]. Et en admettant même que la question de la maternité d’intention ait pu être réglée par la Cour EDH en 2014, les divergences d’interprétation conduisent également à qualifier la question de principe.
En deuxième lieu, « la juridiction qui procède à la demande ne peut solliciter un avis consultatif que dans le cadre d’une affaire pendante devant elle », l’objectif n’étant pas de permettre l’examen théorique d’une jurisprudence ou d’une législation nationale. Là encore, la condition était incontestablement remplie puisque la demande d’avis concernait l’affaire Mennesson, dont le pourvoi en cassation est réexaminé par l’Assemblée plénière de la Cour de cassation.
En dernier lieu, l’article 1er du Protocole n°16 exige de la juridiction qui procède à la demande qu’elle « motive sa demande d’avis et produise les éléments pertinents du contexte juridique et factuel de l’affaire pendante ». La Cour de cassation s’est ainsi appliquée, dans sa demande d’avis, à exposer les éléments de l’affaire Mennesson et, en particulier, l’évolution de sa jurisprudence après la condamnation de l’Etat français dans cette même affaire par la Cour EDH en 2014[39].
La décision de demander un avis consultatif est facultative[40]. En l’occurrence, la demande d’avis était doublement opportune. Elle l’était tout d’abord sur le fond de l’affaire : compte tenu de l’intérêt de l’enfant, des controverses sur la portée de l’arrêt Mennesson de 2014 ou encore des pratiques différentes des Etats membres, il paraissait nécessaire de savoir si, en l’état, la jurisprudence de la Cour de cassation ne viole pas les droits fondamentaux des enfants nés de GPA. Nonobstant, l’on peut y voir « une part de volontarisme de la Cour de cassation qui entend pleinement jouer le jeu de ce nouveau mécanisme de dialogue »[41]. Et, en effet, la demande d’avis était également opportune d’un point de vue politique : la Cour de cassation a fait le choix d’initier le dialogue, de prendre l’initiative sans attendre d’être condamnée et, d’une certaine manière, par la sélection de ses demandes d’avis et leur formulation, pourrait influencer la Cour[42]. Ici, l’accent mis, dans la demande d’avis, sur la conventionalité du recours au mécanisme de l’adoption pour établir la maternité d’intention a conduit la Cour EDH à se positionner sur ce dernier, et à en valider par principe le recours.
2). L’émission de l’avis
Le collège de cinq juges de la Grande Chambre ayant accepté la demande de la Cour de cassation française, la Grande Chambre a rendu un avis consultatif le 10 avril 2019. C’est dire qu’en cinq mois, la Cour est parvenue à examiner la demande d’avis et à rendre l’avis lui-même. La rapidité de traitement, qui contraste avec les délais d’attente pour une décision sur le fond, et constitue incontestablement un avantage de la demande d’avis, résulte de l’article 93.2 du règlement selon lequel « Les demandes d’avis consultatif doivent se voir réserver un traitement prioritaire au sens de l’article 41 du présent règlement »[43]. La juridiction dont émane la demande a, de surcroît, la possibilité de solliciter un examen en urgence, en justifiant sa demande par des circonstances spéciales[44].
L’article 2 du Protocole prévoit que le collège saisi de la demande d’avis et la Grande Chambre rendant l’avis « comprennent de plein droit le juge élu au titre de la Haute Partie contractante dont relève la juridiction qui a procédé à la demande ». L’article offre ainsi, en principe[45], une garantie de bonne compréhension du contexte factuel mais surtout juridique de l’affaire sous examen. Le juge français André Potocki était ainsi présent dans les deux assemblées[46].
Dans l’hypothèse où, comme en l’espèce, la Cour accepte de rendre un avis, l’article 3 du Protocole prévoit la participation au dialogue d’autres personnes ou instances. C’est ainsi que « Le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe et la Haute Partie contractante dont relève la juridiction qui a procédé à la demande ont le droit de présenter des observations écrites et de prendre part aux audiences ». Dans l’affaire Mennesson, le gouvernement français a présenté des observations écrites. Contrairement à ce que laisse penser la rédaction de l’article 3, l’audience n’est pas obligatoire. L’article 94§6 du règlement permet en effet au Président de la Grande Chambre de décider, comme en l’espèce, qu’il n’y a pas lieu de tenir une audience.
L’article 3 prévoit également que « Le Président de la Cour peut, dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, inviter toute autre Haute Partie contractante ou personne à présenter également des observations écrites ou à prendre part aux audiences ». En l’espèce, le Président a invité les parties à la procédure interne – la Procureure générale près la Cour d’appel de Paris, les époux et les enfants Mennesson – à soumettre à la Cour des observations écrites sur la demande d’avis. Averties par lettre le 7 décembre 2018, les parties avaient jusqu’au 16 janvier 2019 pour communiquer, ce qu’a fait la famille Mennesson[47]. L’avis sous examen mentionne que le Président a « autorisé » un certain nombre de personnes à intervenir : ont ainsi été reçues des observations écrites des gouvernements britannique, tchèque et irlandais ainsi que du Défenseur des droits français, d’un centre d’études universitaire italien et de trois ONG. La formule utilisée se distingue de celle de l’article 3 du Protocole aux termes de laquelle le Président peut « inviter » d’autres personnes à présenter des observations écrites ou à prendre part aux audiences. On comprend que l’initiative n’appartient pas seulement au Président mais que celui-ci dispose d’un pouvoir d’autorisation, probablement guidé par le même item que l’invitation : l’intérêt d’une bonne administration de la justice. Nous ne disposons, dans l’avis, ni du contenu des observations écrites communiquées, ni d’indication sur l’existence d’autres personnes ayant sollicité une intervention. Toutefois, la diversité des personnes ayant été autorisées par le Président à intervenir donne à penser qu’aucune autre n’a été refusée. Les diverses observations ont été communiquées à la Cour de cassation conformément à l’article 94§5 du règlement.
Le protocole est très succinct sur le contenu de l’avis. L’article 4.1 énonce que « Les avis consultatifs soient motivés » ; l’article 4.2 « Si l’avis consultatif n’exprime pas, en tout ou partie, l’opinion unanime des juges, tout juge a le droit d’y joindre l’exposé de son opinion séparée ». L’avis ayant ici été rendu à l’unanimité, aucune opinion dissidente n’était susceptible d’être jointe. En revanche, la Cour a profité de ce premier avis pour donner des informations précises sur son contenu, lesquelles intéressent la portée de l’avis.
B. La portée de l’avis
Tout est dans le préambule du Protocole n°16 : « Considérant que l’extension de la compétence de la Cour pour donner des avis consultatifs renforcera l’interaction entre la Cour et les autorités nationales, et consolidera ainsi la mise en œuvre de la Convention, conformément au principe de subsidiarité ». La portée de l’avis intéresse en effet, au premier chef, la juridiction ayant sollicité l’avis (1) – ici la Cour de cassation – mais également les autres Etats concernés (2) et, enfin, la Cour EDH elle-même (3).
1). La portée sur la juridiction ayant sollicité l’avis
Comme indiqué précédemment, la Cour EDH profite de ce premier avis pour en préciser le contenu (§25 à 34 et §58). L’avis mentionne ainsi que l’objectif est « de donner à la juridiction qui a procédé à la demande les moyens nécessaires pour garantir le respect des droits de la Convention lorsqu’elle jugera le litige en instance » (§25). L’avis poursuit en émettant une limite : « La Cour n’est compétente ni pour se livrer à une analyse des faits, ni pour apprécier le bien-fondé des points de vue des parties relativement à l’interprétation du droit interne à la lumière du droit de la Convention, ni pour se prononcer sur l’issue de cette procédure »[48]. Dans le cas présent, la Cour illustre cette idée dans le §58 en affirmant qu’« il n’appartient pas à la Cour de se prononcer dans le cadre de son avis consultatif sur l’adéquation du droit français de l’adoption ». Dans le §34 de l’avis, la Cour précise qu’elle « prendra dûment en compte les observations écrites et les pièces produites par les divers participants à la procédure [mais] qu’il ne s’agit pas pour elle de répondre à chacun des moyens et arguments qui lui sont soumis, ni de développer en détail les fondements de sa réponse ». Et la Cour de justifier cette limite en insistant sur le fait qu’il lui faut donner une orientation « dans un délai aussi rapide que possible » à la juridiction qui a sollicité l’avis. C’est dire que la Cour limite le contenu de l’avis à des orientations données à la juridiction, à laquelle elle renvoie pour trancher le litige.
La Cour EDH indique ainsi à la Cour de cassation que l’article 8 requiert « que le droit interne offre une possibilité de reconnaissance d’un lien de filiation entre cet enfant et la mère d’intention » mais que l’article 8 « ne requiert pas que cette reconnaissance se fasse par la transcription sur les registres de l’état civil de l’acte de naissance légalement établi à l’étranger ; elle peut se faire par une autre voie, telle que l’adoption de l’enfant par la mère d’intention, à la condition que les modalités prévues par le droit interne garantissent l’effectivité et la célérité de sa mise en œuvre, conformément à l’intérêt supérieur de l’enfant ». La Cour valide ainsi la possibilité d’offrir à la mère d’intention le procédé de l’adoption mais ne se prononce pas sur le point de savoir si les règles du droit français garantissent effectivité et célérité pour la reconnaissance de la filiation[49].
La portée de l’avis est également limitée – et c’est le cas ici – par le fait qu’il est circonscrit à la question posée. Dans l’avis sous examen, la Cour consacre ainsi tout un passage aux cas qui ne sont pas concernés par le litige interne et, par conséquent, par l’avis : « le cas où l‘enfant né d’une gestation pour autrui pratiquée à l’étranger est issu des gamètes de la mère d’intention » (§28) et « le cas où il y a eu procréation pour autrui, c’est-à-dire où l’enfant est issu des gamètes de la mère porteuse » (§29). C’est dire que la Cour ne profite pas de l’avis pour statuer, de manière générale, sur la reconnaissance d’un lien de filiation à l’égard de celui ou celle qui a eu recours à une gestation ou à une procréation pour autrui. La Cour européenne choisit, en particulier, de ne pas répondre à la question posée par la Cour de cassation relativement au cas de la mère d’intention dont les gamètes ont été utilisés. Ce refus est en cohérence avec l’objectif de l’avis qui est de donner à la juridiction les éléments nécessaires pour trancher l’affaire pendante à l’origine de la saisine ; la Cour de cassation n’a pas besoin de connaître l’avis de la Cour sur l’hypothèse de la mère d’intention ayant fourni ses ovocytes, Madame Mennesson n’étant pas dans ce cas. On pourrait ajouter que l’avis ne concerne que le cas de la filiation de la mère d’intention légalement établi à l’étranger, pas les cas dans lesquels la filiation n’a pas été établie ou n’a pas été établie légalement à l’étranger.
Pour finir, la Cour prend le soin de préciser que « l’avis ne portera ni sur le droit au respect de la vie familiale des enfants ou des parents d’intention, ni sur le droit au respect de la vie privée des parents d’intention » (§30). Très clairement, la Cour n’entend pas faire évoluer, dans un avis, une jurisprudence précédente. En l’occurrence, la Cour avait précédemment rejeté dans l’affaire Mennesson l’atteinte à la vie familiale des parents ou des enfants ou l’atteinte à la vie privée des parents d’intention ; seule l’atteinte au droit au respect de la vie privée de l’enfant avait été retenue. La Cour indique nettement qu’elle n’entend pas se prononcer sur la compatibilité de la jurisprudence de la Cour de cassation avec ces droits puisque, au jour où elle a été saisie, leur application avait été exclue. Si la Cour fait évoluer sa jurisprudence, en admettant par exemple l’atteinte au droit de mener une vie familiale normale, elle le fera dans une décision au fond. Les ressortissants des Etats européens, leurs conseils, doivent ainsi avoir en tête que la stratégie consistant à solliciter l’avis de la Cour EDH ne peut déboucher sur une modification ou un revirement de jurisprudence.
Ainsi circonscrit, et nonobstant la règle selon laquelle « Les avis consultatifs ne sont pas contraignants » (art. 5 du Protocole), l’avis permettra indéniablement à la juridiction ayant sollicité et obtenu l’avis de rendre une décision en conformité avec la CESDH telle qu’interprétée par la Cour. Le cas échéant, l’avis permettra à la juridiction d’effectuer un contrôle de conventionalité éclairé.
En toute logique, si une juridiction souhaite être éclairée par un avis de la Cour EDH sur une question de principe soulevée par une affaire pendante, il lui appartient de surseoir à statuer sur le litige en cause, dans l’attente de la décision d’un collège des cinq juges d’accepter la demande et, le cas échéant, de l’avis consultatif. Étonnamment pourtant, le §21 des « Lignes directrices » en fait une faculté. La Cour de cassation a quant à elle pleinement joué le jeu en suspendant le réexamen du pourvoi dans l’affaire Mennesson. Allant plus loin encore, la Cour de cassation a sursis à statuer, dans l’attente de l’avis, dans quatre autres affaires en raison de la proximité des problèmes soulevés. Dans les deux premières, deux couples d’hommes ont eu recours à une GPA aux Etats-Unis. La Cour de cassation valide la transcription partielle de la paternité biologique mais surseoit à statuer concernant la paternité d’intention[50]. Dans les deux autres affaires, était sollicitée la transcription, sur les registres de l’état civil, des actes de naissance étrangers d’enfants conçus par assistance médicale à la procréation et non à l’issue d’une convention de gestation pour autrui. Selon la Cour, « si la question posée par les présents pourvois n’est pas identique (…) elle présente cependant un lien suffisamment étroit avec la question de la « maternité d’intention » soumise à la Cour européenne des droits de l’homme pour justifier qu’il soit sursis à statuer dans l’attente de son avis et de l’arrêt de l’assemblée plénière à intervenir »[51]. Le sursis à statuer est même double car la première chambre civile décide de surseoir dans l’attente de l’avis de la Cour de Strasbourg et de l’arrêt de l’Assemblée plénière à intervenir dans l’affaire Mennesson.
2). La portée sur d’autres Etats
Au-delà de la juridiction ayant sollicité l’avis, celui-ci est susceptible d’éclairer les autres Etats membres du Conseil de l’Europe, dont les juridictions pourraient être confrontées à des difficultés analogues ou similaires à celles ayant donné lieu à l’avis. En effet, les avis consultatifs s’insèrent dans la jurisprudence de la Cour, aux côtés de ses arrêts et décisions : « l’interprétation de la Convention et de ses protocoles contenue dans ces avis consultatifs est analogue dans ses effets aux éléments interprétatifs établis par la Cour dans ses arrêts et décisions » (Rapport explicatif du Protocole 16, §27).
La Cour EDH donne, du reste, un titre à l’avis, qui contribue à conférer à ce dernier une portée plus générale. En l’occurrence, il est intitulé « avis consultatif relatif à la reconnaissance en droit interne d’un lien de filiation entre un enfant né d’une gestation pour autrui pratiquée à l’étranger et la mère d’intention ». L’idée d’un avis qui n’est pas limité à la juridiction qui a saisi la Cour transparaît également dans une disposition des « Lignes directrices » aux termes de laquelle la procédure a pour objectif de « fournir aux juridictions nationales des orientations sur des questions de principe relative à la Convention applicables dans des cas similaires » (§75). Mais c’est surtout la rédaction de l’avis qui fait ressortir la vocation de ce dernier à éclairer d’autres juridictions : autant la demande d’avis doit être contextualisée, autant l’avis lui-même est formulé en termes généraux. Ainsi, la partie de l’avis sous examen dans lequel la Cour se positionne sur la question de principe posée ne fait plus référence au cas de la famille Mennesson[52].
Avec le processus de rapprochement des juridictions supérieures européennes déjà à l’œuvre dans le cadre non-juridictionnel du Réseau des Cours supérieures, en constant développement[53], l’avis constitue un nouvel instrument permettant aux Etats membres de garantir la bonne application, sur leur sol, des droits fondamentaux tels qu’interprétés par la Cour EDH. S’inscrivant pleinement dans la logique de subsidiarité, la possibilité de solliciter un avis consultatif devrait contribuer à faciliter le contrôle de la Cour EDH, permettant, à terme, de sauver le système de la CESDH.
3). La portée sur le contrôle opéré par la Cour EDH
Il est déjà acquis que la Cour ne saurait, sauf raisons sérieuses, substituer sa propre appréciation à celle de juridictions nationales, indépendantes et impartiales, qui ont soigneusement examiné les faits, appliqué des standards de protection des droits de l’homme conformes au droit de la Convention et dûment mis en balance les intérêts en présence[54]. La formule ne prive pas la Cour de la possibilité de livrer sa propre appréciation des critères du juste équilibre mais le contrôle est incontestablement allégé.
Tel devrait être le cas, également, si la juridiction ayant sollicité l’avis rend une décision en conformité avec celui-ci. La partie concernée par l’affaire pendante n’est certes pas empêchée d’exercer, par la suite, son droit de recours individuel en vertu de l’article 34 de la Convention. Le rapport explicatif du Protocole 16 le rappelle ; mais il précise qu’il est escompté que les éléments de la requête ayant trait aux questions traitées dans l’avis consultatif soient déclarés irrecevables ou rayés du rôle (§26). Si l’Assemblée plénière de la Cour de cassation, dans le cadre du réexamen du pourvoi des époux Mennesson, n’accorde pas à ces derniers la transcription de l’acte de naissance de la mère d’intention mais invite celle-ci à déposer une requête en adoption, les parties pourront saisir de nouveau la Cour EDH. Ils ne pourront cependant se plaindre de l’absence de transcription et devront motiver leur requête très précisément, sans doute aux fins d’examen de la compatibilité des règles françaises de l’adoption avec l’article 8.
L’avis, à l’instar de l’appropriation par les juridictions du contrôle de conventionalité ou de l’existence d’institutions d’alerte sur les droits fondamentaux, devrait ainsi contribuer à renforcer le rôle du juge européen, en tant qu’interprète ultime des droits de la Convention, les Etats assumant au premier chef la responsabilité de garantir sur leur sol les droits découlant de la Convention. En d’autres termes, l’avis s’inscrit dans les mécanismes qui permettent à la subsidiarité de fonctionner réellement. Dans son allocution d’ouverture lors de l’audience solennelle de rentrée de la Cour EDH le 25 janvier 2019, le président Guido Raimondi a souligné que « pour que la subsidiarité fonctionne, il faut que les autorités nationales jouent leur rôle plein et entier d’acteurs du système de la Convention ».
A terme, l’enjeu est de réguler la charge de la Cour et de sauver le système de contrôle des droits fondamentaux mis en place par le Conseil de l’Europe. Une subsidiarité qui fonctionne bien, servie notamment par les demandes d’avis, devrait permettre à la Cour de relever le « véritable défi de traiter les 4 700 affaires prioritaires non répétitives, présentant un caractère nouveau ou complexe »[55]. D’autres leviers devront en revanche être actionnés pour résoudre le problème des très nombreuses affaires répétitives, en particulier si elles révèlent le refus de l’Etat de respecter les droits fondamentaux[56].
Cet objectif ne devra pas être déjoué par une prolifération des saisines de la Cour pour avis, qui alimenterait l’engorgement de la Cour. A cet égard, le reproche ne peut être fait à la Cour de cassation de multiplier les demandes d’avis. Il est en revanche possible de regretter la dimension bien peu pédagogique de l’arrêt se contentant d’affirmer « qu’il n’y a pas lieu d’accueillir la demande aux fins d’avis consultatif de la Cour européenne des droits de l’homme »[57]. Les conditions précédemment décrites devraient servir de filtre et les juridictions nationales devraient sélectionner avec soin les affaires dans lesquelles une demande d’avis se révèle nécessaire. La nécessité pourrait être érigée au rang de condition d’admission de la demande d’avis, nonobstant le fait qu’elle n’est pas mentionnée expressément dans le Protocole n°16. Elle l’est en effet dans les « Lignes directrices » qui précise que « la juridiction dont émane la demande doit considérer que cet avis est nécessaire pour trancher l’affaire » (§ 6.2) et est sous-entendue par l’objectif de l’avis de permettre à la juridiction de trancher l’affaire pendante. La nécessité est enfin mobilisée dans ce tout premier avis puisque la Cour le circonscrit à la question nécessaire pour permettre à la Cour de cassation française de trancher le litige – celle de la mère d’intention n’ayant pas donné ses gamètes, en excluant de répondre à une autre question, présentant un intérêt certain mais non nécessaire à la résolution du litige – celle de la mère d’intention ayant donné ses gamètes.
Formons le souhait que la demande d’avis ne soit pas conçue comme une soumission des juridictions nationales au juge européen mais comme l’instrument d’un dialogue, dans lequel les juridictions nationales sont actrices, dialogue qui pourrait contribuer à sauver le mécanisme de sauvegarde des droits fondamentaux le plus opérationnel au monde.
[1] Voir infra Partie I.
[2] Art. 41 CESDH.
[3] « Le rôle normatif de la Cour de cassation », Etude annuelle de la Cour de cassation, 2018, La Documentation française.
[4] Lorsque sa filiation a été constatée dans un acte d’état civil dressé à l’étranger.
[5] Cass. Civ.1, 6 avr. 2011, n°09-66.486, n°10-19.053 et n°09-17.130. – Cass. Civ.1, 13 sept. 2013, n°12-30.138, et n°12-18.315.
[6] Cour EDH 26 juin 2014, n°65192/11, Mennesson c/ France.
[7] Cass. Ass.Plén., 3 juill. 2015, n°15-50.002 et n°14-21.323.
[8] Cass. Civ.1, 5 juill. 2017, n°15-28.597. – Cass. Civ.1, 29 nov. 2017, n°16-50.061. – Cass. Civ.1, 14 mars 2018, n°17-50.021.
[9] Loi n°2016-1547 du 16 nov. 2016 de modernisation de la justice du 21è siècle.
[10] T. Le Bars, « Convention EDH : instauration d’une procédure de réexamen des décisions de justice en matière civile », Dr. famille 2017, dossier 12. – F. Chénedé, « Réexamen d’une décision civile après condamnation par la CEDH », AJ fam. 2016, p. 595 – G. Vial, « Le réexamen des décisions civiles rendues en matière de gestation pour autrui – Procédure, enjeux et perspectives », in Les mutations contemporaines du droit de la famille, PUG, à paraître.
[11] La Cour de réexamen a été instituée par la loi n° 2000-516 du 15 juin 2000 renforçant la protection de la présomption d’innocence et les droits des victimes.
[12] Art. L452-3 COJ.
[13] Art. 1031-8 et s. CPC et articles L452-1 et suivants du COJ.
[14] Sur le cantonnement critiquable de la procédure de réexamen au domaine de l’état des personnes, voir G. Vial, « Le réexamen des décisions civiles rendues en matière de gestation pour autrui – Procédure, enjeux et perspectives », art. précit.
[15] Certains auteurs excluent la capacité de l’état des personnes au vu de la rédaction de l’article 3 du Code civil qui dispose que « Les lois concernant l’état et la capacité des personnes régissent les Français […] ». Sur les différentes positions doctrinales, voir not. : Th. Le Bars, « Convention européenne des droits de l’homme et état des personnes : instauration d’une procédure de réexamen des décisions de justice en matière civile », D. fam. 2017, dossier 12.
[16] Voir not. sur les différentes postures doctrinales : Th. Le Bars, « Convention EDH : instauration d’une procédure de réexamen des décisions de justice en matière civile », précit.
[17] Art. L452-1 COJ.
[18] Cour de réexamen, 16 février 2018, n°17 RDH 001.
[19] Cour de réexamen, 16 février 2018, n°17 RDH 002.
[20] Les demandes de réexamen portaient sur le pourvoi formé contre l’arrêt de la Cour d’appel de Paris en date du 18 mars 2010 dans l’affaire Mennesson et sur celui formé contre l’arrêt de la Cour d’appel de Rennes du 21 février 2012 dans l’affaire Bouvet. Les différents demandeurs étaient bien parties dans ces arrêts respectifs.
[21] Cour EDH, Mennesson c/ France, 26 juin 2014, n°65192/11.
[22] Art. L452-4 COJ.
[23] Malgré l’absence de précision dans le texte, il semblerait qu’il puisse s’agir d’une décision rendue par une juridiction du fond (dans le cas où il apparaît inutile de saisir la Cour de cassation au vu de sa jurisprudence bien établie) ou par la Cour de cassation (dans l’hypothèse par exemple où le pourvoi a été jugé irrecevable ou non-admis ; la décision de la Cour de cassation n’a alors pas statué sur le fond du litige). Voir sur ce point : X. Vuitton, JCl. Procédure civile, fasc. 1100-20, Pourvoi en cassation, n° 71, mai 2018.
[24] Art. L452-6 COJ.
[25] Cour de réexamen, 16 février 2018, n° 17 RDH 001, précit.
[26] Cour de réexamen, 16 février 2018, n° 17 RDH 002, précit.
[27] Rendu sur renvoi après cassation (Cass. Civ.1, 17 déc. 2008, n°07-20.468).
[28] Voir not. : J. Guillaumé, « La Cour de réexamen des décisions civiles rend ses premières décisions en matière de gestation pour autrui », D. 2018, p. 825.
[29] Loi n° 2018-237 du 3 avril 2018.
[30] Cass, AP, 5 octobre 2018, n°10-19.053, précit. Dans l’affaire Bouvet (Cass, AP, 5 octobre 2018, n°12-30.138), la parenté d’intention n’était pas en cause, de sorte que l’Assemblée plénière a pu réexaminer le pourvoi et ordonner la transcription, sur les registres de l’état civil français, des actes de naissances des enfants, mentionnant le père d’intention géniteur en qualité de père légal et la mère porteuse en qualité de mère légale.
[31] Sur l’origine de la proposition, depuis le sommet de Varsovie en 2005, en passant par celui de d’Izmir en 2011 et de Brighton en 2012, voir le rapport explicatif du Protocole, n°1 à 6 https://www.echr.coe.int/pages/home.aspx?p=basictexts&c=fre
[32] Art. 8 : « Le présent Protocole entrera en vigueur le premier jour du mois qui suit l’expiration d’une période de trois mois après la date à laquelle dix Hautes Parties contractantes à la Convention auront exprimé leur consentement à être liées par le Protocole conformément aux dispositions de l’article 7 ».
[33] Le 23 novembre 2018, le Conseil constitutionnel a refusé de transmettre une demande d’avis : « Conseil constitutionnel et Cour européenne des droits de l’homme : premier non-usage, justifié, du Protocole n°16 », J. Roux, D. 2019, 439. Le Conseil d’Etat a également refusé de transmettre deux demandes d’avis : 28 mai 2019, n° 420870 et n°421779.
[34] §25. Aux termes des lignes directrices, « La demande doit : a) être au format A4, dactylographiée, et comprendre une marge d’au moins 3,5 cm ; b) être rédigée dans une police de caractères d’au moins 12 points dans le corps du texte et 10 points dans les notes en bas de page, avec un interligne de 1,5 ; c) ne comporter que des nombres exprimés en chiffres ; d) être paginée (pages numérotées consécutivement) ; e) être divisée en paragraphes numérotés ; f) être présentée dans le respect des exigences exposées à l’article 92, paragraphe 2.1, du chapitre X du règlement » §16 ; « La demande complète ne doit pas en principe dépasser vingt pages » (§17). Voir aussi les §18 et 19 sur la langue de la demande et l’anonymat.
[35] La Cour EDH était critique sur cette obligation de motivation. Voir l’avis de la Cour sur le projet de Protocole n° 16, adopté par la Cour plénière le 6 mai 2013 : « Cela va à l’encontre de l’avis émis par la Cour dans son document de réflexion, où elle disait préférer que soient adoptées des lignes directrices sur la portée et le fonctionnement de sa compétence consultative, plutôt que d’être obligée de motiver chaque refus. La Cour admet néanmoins qu’il peut être utile d’indiquer les motifs d’un refus, cela étant de nature à permettre l’établissement d’un dialogue constructif avec les juridictions nationales. La Cour estime que pareille motivation ne sera normalement pas très détaillée », §9.
[36] Sur la notion de « question de principe », les incertitudes qu’elle peut soulever, Voir P. Deumier et H. Fulchiron, « Première demande d’avis à la CEDH : vers une jurisprudence « augmentée » ? », D. 2019, 228.
[37] A. Gouttenoire et F. Sudre, note sous Cass. ass. plén., 5 oct. 2018, n°10-19.053, JCP 2018, 1190.
[38] Voir A. Gouttenoire, D. 2014. 1787 ; F. Sudre, JCP 2014. 83 ; H. Fulchiron et C. Bidaud-Garon, « Ne punissez pas les enfants des fautes de leurs pères, regard prospectif des arrêts Labassée et Mennesson de la CEDH du 26 juin 2014 », D. 2014. 1773.
[39] Voir supra P1.
[40] Art. 1§1 du Protocole ; art. 92 §1, du chapitre X du règlement.
[41] C. Boiteux-Picheral, C. Husson-Rochcongar, M. Afroukh, RDLF 2019, chr. n°11.
[42] Selon la rapporteure de la loi de ratification devant l’Assemblée nationale, B. Poletti, préc. : « il s’agit là d’une opportunité de permettre aux opinions de nos juridictions d’être mieux prises en compte dont il serait dommage de se priver. Par ces avis, qui participent au renforcement du dialogue des juges, nos juridictions doivent pouvoir mieux se faire entendre, voire chercher à influencer en amont la jurisprudence européenne. En ce sens, le Protocole 16 est donc un outil juridictionnel qui est aussi potentiellement politique ».
[43] L’article a été adopté conformément au rapport explicatif du protocole qui, dans son §17, suggérait qu’une telle procédure aurait une priorité haute. Article 41 : « Pour déterminer l’ordre dans lequel les affaires doivent être traitées, la Cour tient compte de l’importance et de l’urgence des questions soulevées, sur la base de critères définis par elle. La chambre et son président peuvent toutefois déroger à ces critères et réserver un traitement prioritaire à une requête particulière ».
[44] Dans ce cas, « Il est souhaitable qu’elle consulte au préalable à ce sujet les parties à la procédure devant elle et qu’elle joigne à sa requête leurs opinions respectives sur la question. Il appartient à la Cour de décider si les motifs avancés par la juridiction sont de nature à justifier un traitement accéléré de la demande. La Cour tiendra compte de ses propres critères régissant l’ordre de traitement des requêtes introduites en vertu de l’article 34 de la Convention » (« Lignes directrices » §29). Même en l’absence d’une demande spécifique, la Cour peut décider d’office de traiter la demande en urgence (§30).
[45] « En cas d’absence de ce juge, ou lorsqu’il n’est pas en mesure de siéger, une personne choisie par le Président de la Cour sur une liste soumise au préalable par cette Partie siège en qualité de juge ».
[46] Au-delà de cette règle, sur la composition du collège, Voir l’article 93§1 du règlement de la Cour. Sur la composition particulière de la Grande Chambre lorsque celle-ci examine une demande d’avis consultatif, voir l’article 24§2, h, du règlement qui renvoie aux paragraphes 2 a), b) et e) de l’article 93.
[47] L’article 24 des lignes directrices prévoit que « si cette partie ne dispose pas de ressources suffisantes et si les règles nationales le permettent, la juridiction dont émane la demande peut accorder à cette partie le bénéfice de l’assistance judiciaire pour lui permettre de faire face aux frais, notamment d’avocat, liés à la procédure devant la Cour. La Cour elle-même peut accorder l’assistance judiciaire lorsque la partie en question ne bénéficie pas d’une aide au niveau national ou que cette aide ne couvre pas, ou pas entièrement, les frais engagés devant elle ».
[48] Ce dernier passage n’est que la reprise du §75 des « Lignes directrices ».
[49] Voir le commentaire, à venir dans cette revue, de l’avis sur le fond.
[50] Cass. 1re civ. 20 mars 2019, n°18-11.815 et 18-12.327.
[51] Cass. 1re civ. 20 mars 2019, n°18-14.751 et 18-50.007.
[52] §35 à 58.
[53] 71 cours supérieures venant de 35 pays en font partie à ce jour.
[54] Voir par ex. Cour EDH, Gde ch., 12 sept. 2011, Palomo Sánchez et al. c/ Espagne, n°28955/06, § 57 ; Gde ch., 7 février 2012, Von Hannover c/ Allemagne (n° 2), n°40660/08, § 107 ; formule récemment réitérée dans le cadre du contrôle de l’éloignement des étrangers délinquants, par ex. Cour EDH 4 septembre 2017, Ndidi c. Royaume-Uni, n°41215/14.
[55] H. Hurpy, « Pour une subsidiarité renforcée, encore et toujours ! », JCP 2019, 192.
[56] Voir par ex. les chiffres de l’année 2017, G. Gonzalez, « Cour européenne des droits de l’homme – Bénie soit la subsidiarité ! À propos du rapport d’activités 2017 de la Cour EDH », JCP 2018, 169.
[57] Cass. civ. 1re, 21 nov. 2018, n°18-11.421, D. 2018. 2236 : contestation de la décision de placement en rétention par un étranger objet d’une OQTF, notamment au regard de l’article 5 de la CESDH.