La personne morale, la vie privée et le référé (Commentaire sous Cass. Civ. 1, 17 mars 2016, n°15-14.072, à paraître au bulletin)
A l’occasion d’un arrêt qui sera publié au bulletin, la première chambre civile de la Cour de cassation a récemment affirmé que « si les personnes morales disposent, notamment, d’un droit à la protection de leur nom, de leur domicile, de leurs correspondances et de leur réputation, seules les personnes physiques peuvent se prévaloir d’une atteinte à la vie privée au sens de l’article 9 du code civil ». Cette décision met en lumière certaines interrogations contemporaines du droit des libertés fondamentales.
Xavier Dupré de Boulois, Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
A l’occasion d’un arrêt qui sera publié au bulletin, la première chambre civile de la Cour de cassation a récemment affirmé que « si les personnes morales disposent, notamment, d’un droit à la protection de leur nom, de leur domicile, de leurs correspondances et de leur réputation, seules les personnes physiques peuvent se prévaloir d’une atteinte à la vie privée au sens de l’article 9 du code civil ». L’affirmation mérite d’être discutée. Elle doit aussi être replacée dans son contexte.
Les faits. En l’espèce, la propriétaire d’un immeuble dans lequel s’exerce une activité de location saisonnière et de réception a installé un système de vidéo-surveillance et un projecteur dans un passage desservant cet immeuble. Le contentieux est né de ce que le passage en question desservait également l’accès au fournil d’un fonds de commerce de boulangerie-pâtisserie. La société gestionnaire de la boulangerie a saisi le juge civil des référés sur le fondement de l’article 809 du Code de procédure civile et de l’article 9 du Code civil afin d’obtenir le retrait de ce dispositif ainsi qu’une provision à valoir sur l’indemnisation du préjudice résultant de l’atteinte à sa vie privée. La Cour d’appel d’Orléans a fait droit à ces demandes après avoir relevé notamment que le dispositif contesté n’était pas strictement limité à la surveillance de l’intérieur de la propriété et que l’appareil de vidéo-surveillance enregistrait également les mouvements des personnes se trouvant sur le passage commun, notamment au niveau de l’entrée du personnel de la société. Ayant affirmé qu’une personne morale ne peut pas se prévaloir d’une atteinte à sa vie privée au sens de l’article 9, la première chambre civile casse l’arrêt d’appel pour violation de la loi.
Plan. Du point de vue du droit des libertés fondamentales, l’arrêt de la Cour de cassation résonne de trois manières. Il est l’occasion de revenir sur le thème classique des droits des entités personnifiées (I). Il invite à faire le constat de la multiplicité des catégories juridiques des droits de la personne et donc à interroger l’unité du droit des libertés fondamentales (II). Enfin, il est l’occasion d’opérer une comparaison des procédures de référé orientées vers la protection des droits au sein des deux ordres de juridiction puisque la Cour de cassation écarte en l’espèce l’éventualité du référé pour autrui (III).
I. Quels droits pour les personnes morales ?
A l’occasion de son arrêt, la Cour de cassation rappelle des solutions connues et tranche une question qui a fait l’objet d’appréciations variables dans le temps : l’aptitude d’une personne morale à se prévaloir d’une atteinte à la vie privée au sens de l’article 9 du Code civil.
Confirmation. Au titre de la confirmation, la Cour de cassation avait déjà été amenée à juger que les personnes morales sont en mesure de se prévaloir d’un droit à la protection de leur nom, leur dénomination sociale pour être précis (Cass. Com., 12 mars 1985, Bull. IV n°95 ; Cass. Com., 12 février 2002, Bull. IV n°32), de leur domicile (Cass. Crim., 23 mai 1995, Bull. crim., n°193), de leurs correspondances (Cass. Crim., 26 octobre 1967, Bull. crim. n°271) et de leur réputation (Cass. Crim., 12 octobre 1976, Bull. crim, n°287 ; Cass. Civ. 2, 5 mai 1993, Bull. II n°167.). Il peut être relevé à ce stade qu’il en est de même dans la cadre du droit de la CEDH qu’il s’agisse du domicile (CEDH, 16 avril 2002, Soc. Colas Est/ France, Rec. 2002-III ; CE Sect., 6 novembre 2009, Soc. Inter-Confort, n°304300, Cass. Com., 12 octobre 2010, Soc. Alternance, n°09-70740), de la correspondance (CEDH, 17 décembre 2007, Wieser et Bicos Beteiligungen GmbH/ Autriche, n°74336/01) et même de la réputation (CEDH, 19 juillet 2011, Uj / Hongrie, n°23954/10).
Clarification. En revanche, la jurisprudence judiciaire était plus incertaine s’agissant de la possibilité pour une personne morale de se prévaloir du droit au respect de la vie privée. La tendance majoritaire parmi les juridictions du fond était plutôt l’hostilité à l’égard d’une telle reconnaissance (CA Paris, 21 mars 1988, Jurisdata 1988-021125 ; CA Paris, 7 février 1997, Jurisdata 1997-020906) malgré quelques arrêts dissidents (CA Aix-en-Povence, 10 mai 2001, D. 2002, SC, p. 2299 obs. A. Lepage ; CA Limoges, 4 mars 1988, Jurisdata 1988-040911). De son côté, la Cour de cassation a rendu des décisions ambigües (Cass. Civ. 1, 3 novembre 2004, Bull. I n°238 ; Cass. Com., 12 octobre 2010, Soc. Alternance, préc.). L’arrêt de 2016 met donc fin à l’incertitude : une personne morale ne peut pas se prévaloir du droit au respect de la vie privée au sens de l’article 9 du Code civil.
Signification. Pour le profane, la solution s’impose d’évidence tant il est vrai que l’idée qu’une entité abstraite aurait une vie privée peut sembler incongrue. Elle semble inhérente à la personne humaine. Cette idée fait aussi écho aux débats qu’ont pu susciter en leur temps la reconnaissance de la responsabilité pénale des personnes morales (par ex. : E. Picard, « La responsabilité pénale des personnes morales de droit public », Rev. Soc. 1993, p. 261 ; V. Wester-Ouisse, « Responsabilité pénale des personnes morales et dérives anthropomorphiques », Revue pénitentiaire et de droit pénal 2009, n° 1, p. 63) ou encore la réparation du préjudice moral de telles entités (P. Stoffel-Munck, « Le préjudice moral des personnes morales », in Mélanges Le Tourneau, 2007, Dalloz, p. 959). La solution retenue par la Cour de cassation repose donc sur une différenciation au sein des droits qui a été systématisée en son temps par Pierre Kayser (« Les droits de la personnalité, aspects théoriques et pratiques », RTDC 1971 p. 490). D’un côté se trouveraient les droits dont le bénéfice peut être étendu aux personnes morales par analogie, quitte à opérer une adaptation pour tenir compte de la spécificité de leurs titulaires. Si la Cour de cassation a reconnu un droit au nom, à la dénomination sociale pour être plus juste, des entités personnifiées, il n’a pas la même signification que le droit éponyme reconnu à la personne humaine. De l’autre côté figureraient les droits dont, par nature, seule la personne humaine peut se prévaloir. Il s’agit des droits qui supposent d’avoir un corps et des sentiments tels le droit au respect de l’intégrité physique. Cette construction n’est pas sans évoquer l’article 19 de la Loi fondamentale allemande qui reconnaît aux personnes morales le bénéfice des mêmes droits fondamentaux que les personnes physiques mais dans la seule mesure où leur nature le permet. La difficulté de cette approche par analogie est qu’elle a été fragilisée au fur et à mesure de la reconnaissance de nouveaux droits aux personnes morales, droits dont on pouvait supposer qu’ils sont inhérents à la personne humaine. Elle s’est heurtée à la logique fonctionnelle développée par les différentes juridictions. Ces dernières ont été amenées à puiser dans le vivier des droits de la personnalité, des droits garantis par la CEDH et des droits constitutionnels pour assurer la protection de certains intérêts des entités morales. Cette démarche n’a pas été sans susciter des interrogations. On songe par exemple à la séquence autour de la protection des locaux professionnels et commerciaux sur la base de la liberté du domicile garantie par l’article 8 de la CEDH. La CJUE en particulier avait relevé dans un premier temps que « l’objet de la protection de cet article concerne le domaine d’ épanouissement de la liberté personnelle de l’ homme et ne saurait donc être étendu aux locaux commerciaux » (CJCE, 21 septembre 1989, Hoechst AG contre Commission des Communautés européennes, 46/87 et 227/88, §18) avant de se rallier à la solution développée par la Cour EDH (CJCE, 22 octobre 2002, Roquette Frères SA, C-94/00). La Cour de Luxembourg faisait ainsi écho à l’idée traditionnelle selon laquelle la protection du domicile vise d’abord à garantir le respect de la vie privée. En ce sens, le Code pénal incrimine la violation de domicile au titre de l’atteinte à la vie privée (art. 226-4) Le débat autour de la vie privée est donc le nouveau terrain de tension entre l’approche analogique et la logique fonctionnelle. La première est rétive à la reconnaissance d’une vie privée des personnes morales. La seconde est susceptible de justifier le recours au droit au respect de la vie privée pour protéger certains intérêts des sociétés commerciales en l’absence d’autre fondement pour en assurer la protection. On pense en particulier à la protection des données personnelles et au secret des affaires.
Nouvelle approche. Le déploiement de la logique fonctionnelle nous a conduit il y a quelques années (RDLF 2011, chron. n°15 et 17 et RDLF 2012, chron. n°1) à promouvoir, à la suite de plusieurs auteurs, une autre approche de la question des droits fondamentaux (R. Pierre, Les droits fondamentaux des personnes morales de droit privé, Thèse Limoges, 2010) et des droits de la personnalité (L. Dumoulin, « Les droits de la personnalité des personnes morales », Rev. Soc. 2006, p. 1) des personnes morales. Elle s’efforce de concilier l’essence humaine des droits en question et la logique fonctionnelle. Elle consiste à partir d’une réflexion sur la nature même des entités personnifiées. Son point de départ est le constat que les différentes catégories de personnes morales ont été établies afin de donner aux individus des outils leur permettant de réaliser collectivement les utilités de leurs propres droits fondamentaux. La société commerciale pour la liberté d’entreprendre ; le syndicat pour la liberté syndicale ; l’association cultuelle pour la liberté religieuse, etc. A partir de là, il convient de reconnaitre à ces entités le bénéfice des droits, – droits de la personnalité, droits fondamentaux -, qui sont nécessaires à la réalisation de leur objet social. Cette approche emporte toute une série de conséquences. Elle implique de partir de la personne morale elle-même pour identifier ses droits plutôt que de recourir au modèle de la personne humaine ; elle suppose également une certaine variabilité dans l’étendue des droits reconnus aux personnes morales liée à la diversité de leurs objets sociaux ; elle peut enfin conduire à reconnaitre aux personnes morales des droits spécifiques, qui n’ont donc pas vocation à bénéficier aux personnes physiques. Une société commerciale, instrument de réalisation de la liberté d’entreprendre, est en mesure de se prévaloir des droits nécessaires à la réalisation de son objet social : liberté d’entreprendre, droit de propriété, droit au procès équitable, mais aussi droit à l’égalité qui, appliqué aux sociétés commerciales, n’est pas sans lien avec la concurrence, droit à la protection de la réputation qui permet à l’entité de s’opposer aux messages de nature à affecter sa place sur le marché. Quant au droit au respect de la vie privée, à l’instar du droit à la protection du domicile et de la liberté des correspondances, il évoque surtout la protection du fonctionnement interne de la société. Dans ce contexte, il peut être l’instrument de la protection des secrets d’affaires et des données personnelles.
II. Des droits de la personnalité et des droits fondamentaux
L’arrêt commenté est une nouvelle illustration des incertitudes relatives à la consistance de la catégorie des droits et libertés fondamentaux. Il est possible de s’interroger sur son unité.
« Au sens de l’article 9 du Code civil ». La première chambre civile prend le soin de relever que les personnes morales ne peuvent pas se prévaloir d’une atteinte à la vie privée « au sens de l’article 9 du code civil ». Cette affirmation évoque en creux l’idée que cette solution ne vaut que pour le seul article 9 du Code civil. La Cour sous-entend ainsi qu’une entité personnifiée pourrait subir une atteinte à la vie privée au sens d’une autre disposition juridique. On pense bien sûr à l’article 8 de la CEDH. A notre connaissance, son interprète « authentique », la Cour EDH, n’a pas eu l’occasion d’affirmer que les personnes morales sont titulaires du droit au respect de la vie au sens de l’article 8. Mais les juridictions de l’Union européenne se sont clairement engagées dans cette voie (CJCE, 14 février 2008, Varec / Belgique, C-450/06, §48 ; TPI ord., 11 mars 2013, Pilkington Group Ltd, T-462/12, §44). Il en résulte donc que le droit au respect de la vie privée n’a pas nécessairement les mêmes titulaires selon qu’il est supporté par l’article 9 du Code civil ou par l’article 8 de la CEDH. En élargissant le propos, on comprend aussi que la catégorie des droits de la personnalité dont l’article 9 est l’expression la plus emblématique n’a pas nécessairement vocation à coïncider les droits proclamés par la CEDH. Cette situation n’est pas originale. Elle reste gênante au regard du lien qu’entretiennent droits de la personnalité et droits fondamentaux.
Les droits de la personnalité sont des droits fondamentaux. La catégorie des droits de la personnalité est généralement présentée comme une espèce dans le genre des droits subjectifs au même titre que les droits réels et les droits de créance. Or, dans sa quête d’une définition de la notion de droit subjectif, la doctrine du droit privé a toujours opposé droits subjectifs et libertés. Parmi les très nombreux critères de distinction avancés dans le temps, il est possible d’en distinguer cinq. En premier lieu, la liberté, de par son haut niveau de généralité, se situerait à un stade « pré-juridique » et serait donc impuissante à se réaliser directement devant le juge. A l’inverse, les droits subjectifs constitueraient des modalités techniques de réalisation des intérêts dans les rapports privés. En second lieu, la liberté serait indéterminée dans son contenu alors que l’objet d’un droit subjectif serait précisément défini : son assiette « est délimitée par la configuration physique de la chose (droit réel), par la détermination de la loi ou du contrat (droit de créance) » (F. Rigaux, La protection de la vie privée et les autres biens de la personnalité, Bruylant-LGDJ, 1990, n°662). En troisième lieu, le droit subjectif reposerait sur une relation particulière de son titulaire par rapport à une autre personne (droit personnel) ou à un bien (droit réel). Il lui est donc spécifique alors que la liberté appartiendrait à tous de manière égale et universelle. En quatrième lieu, le bénéfice des libertés procéderait du seul fait de la naissance alors que l’acquisition d’un droit subjectif supposerait un acte juridique (contrat, testament) ou un fait juridique (en matière de responsabilité) spécifique. En cinquième lieu, les droits subjectifs seraient susceptibles de faire l’objet d’actes de disposition alors que les libertés seraient inaliénables. Il n’est pas le lieu ici d’interroger l’appartenance des droits de la personnalité à la catégorie des droits subjectifs en droit privé. On sait qu’un auteur important l’a niée (P. Roubier, Droits subjectifs et situations subjectives, Dalloz, 1963, p. 49 et s.). Il n’est guère contestable que leur régime, du moins celui des plus importants d’entre eux, évoque plus les libertés que les droits subjectifs : ils ne sont pas précisément déterminés ; leur existence ne repose pas sur un rapport particulier ; chacun en est titulaire dès la naissance ; ils sont inaliénables. Il n’est donc pas abusif de retenir l’idée que les droits de la personnalité constituent une expression des droits fondamentaux dans le droit civil français.
Malaise dans la catégorie des droits fondamentaux. Compte tenu de ce qui a été dit ci-dessus sur la nature des droits de la personnalité, la solution retenue par la Cour de cassation peut être vue comme une nouvelle manifestation de la précarité de la catégorie des droits et libertés fondamentaux. Ce type de solution convainc en réalité qu’elle n’existe pas, du moins au singulier. Elle renvoie d’abord au constat qu’il existe différentes catégories de droits de la personne protégés dans les différentes disciplines du droit, catégories aux dénominations et aux contours variables. Le droit public n’est pas avare en la matière. On songe à la notion de liberté fondamentale « au sens de l’article L. 521-2 du CJA » dans le cadre du référé-liberté. Avec l’avènement de la QPC a émergé la catégorie des droits et libertés constitutionnels. Sans oublier la vénérable catégorie des libertés publiques qui tend à tomber en désuétude mais qui a une forte assise dans nos textes constitutionnels. Enfin, les droits de la personnalité ont opéré une entrée timide dans le contentieux administratif il y a quelques années (CE, 27 avril 2011, Commune de Nantes, n°314577). Du côté du droit privé, la recherche n’est pas moins fructueuse. Mis de côté les droits de la personnalité, les droits et libertés constitutionnels et les droits garantis pas la CEDH, il n’est pas rare que le juge judiciaire se réfère à la notion de droit fondamental (X. Dupré de Boulois, Les notion de droit et liberté fondamentaux en droit privé », JCP éd. gén. 2007,I,211). Le droit du travail connaît également la catégorie des libertés individuelles et collectives (art. L. 1121-1 du Code du travail). Au total et en prenant en compte le droit de la CEDH et le droit de l’Union européenne, pas moins de sept notions de droits de la personne cohabitent dans notre système juridique. Elles se déploient en fonction des usages qu’en développent et les fonctions que leur attribuent les juridictions concernées et donc sans logique d’ensemble. Pire. Il arrive qu’une même notion recouvre des marchandises différentes. La liberté individuelle garantie sur le fondement de l’article 66 de la Constitution et assimilée au droit à la sûreté par le Conseil constitutionnel (2015-527 QPC, 22 décembre 2015) a un champ resserré par rapport à son homonyme du droit du travail qui recouvre l’ensemble des libertés de l’individu. De même, si les notions de droits et libertés fondamentaux se sont largement déployées dans les différentes jurisprudences, force est de constater que leurs contours varient au gré du contexte dans lesquelles elles sont mobilisées (X. Dupré de Boulois, Les notion de droit et liberté fondamentaux en droit privé », art. préc.). L’arrêt commenté est donc une nouvelle illustration de l’atomisation des droits de la personne : le droit au respect de la vie privée n’a pas vocation à avoir les mêmes titulaires selon le type de textes qui le supporte. Mieux même, il n’est pas impossible que cette disjonction se donne à voir dans la jurisprudence de la Cour de cassation à l’avenir puisqu’elle applique les droits de la CEDH tels qu’interprétés par les juridictions européennes. Au total, il y a donc de quoi désespérer pour qui ambitionne de rendre compte de l’expérience des droits de la personne dans l’ensemble de notre système juridique.
III. Le référé entre juge judiciaire et juge administratif
A l’heure où se pose la question des rôles respectifs du juge judiciaire et du juge administratif dans la protection des libertés, la présente décision est aussi l’occasion de procéder à une petite comparaison entre le référé-liberté de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative et le référé de l’article 809 du Code de procédure civile. Elle invite à penser que dans une espèce similaire, le juge administratif aurait pu adopter une solution différente à l’égard de la recevabilité de l’action.
Des différences relatives. L’article L. 521-2 dispose que le juge des référés peut ordonner « toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public […] aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale ». De son côté, l’article 809, dupliqué en matières commerciale (art. 873 CPC) et en sociale (art. R. 1455-6 Code du travail) précise que le juge des référés « peut toujours, même en présence d’une contestation sérieuse, prescrire en référé les mesures conservatoires ou de remise en état qui s’imposent, soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite ». De manière générale, il existe plusieurs différences notables entre les deux procédures. Le référé de l’article 809 CPC n’est pas spécifiquement orienté sur la protection des droits fondamentaux. Il vise à prévenir un dommage imminent ou à faire cesser un trouble manifestement illicite. Il n’est toutefois pas douteux que l’atteinte à un droit fondamental est de nature à justifier l’intervention du juge civil des référés. Il en est ainsi pour des atteintes à la liberté religieuse (Cass. Civ. 1, 29 octobre 1990, Bull. I, n°226), au droit à la non discrimination (Cass. Soc., 18 février 2014, Bull. V n°55), au droit d’agir en justice (Cass. Soc. 6 févr. 2013, Bull. V n°80) et au droit de propriété (Cass. Civ. 3, 20 janvier 2010, Bull. III, n°19). La loi a été amenée à préciser les pouvoirs du juge des référés notamment en cas d’atteinte à la vie privée (art. 9 Code civil) et à la présomption d’innocence (art. 9-1). Par ailleurs, l’intervention du juge administratif du référé-liberté est subordonnée à une condition d’urgence. L’article 809 CPC ne la mentionne pas. Elle est implicite lorsqu’il est question pour le juge d’intervenir pour prévenir un dommage imminent. La constatation de l’imminence de ce dommage suffit à caractériser l’urgence d’une décision du juge. Il semble en revanche que l’urgence n’est pas requise quand il s’agit de faire cesser un trouble manifestement illicite (Cass. Civ. 3, 22 mars 1983, Bull. III, n°83)
Le référé pour autrui. Le présent arrêt laisse entendre qu’il existe une autre différence entre les deux procédures. Elle concerne le référé pour autrui c’est-à-dire la possibilité pour une entité morale de saisir le juge des référés pour faire cesser une atteinte subie par une ou plusieurs personnes physiques. Nous avions eu déjà eu l’occasion de faire le point sur les différentes manifestations du référé pour autrui dans le cadre du référé-liberté (« Le référé-liberté pour autrui », AJDA 2013 p. 213). Il existe également dans le référé de l’article 809 CPC. Les règles applicables en la matière sont communes avec les principes qui régissent de manière générale l’action en justice en droit privé (Pour une synthèse : N. Cayrol, « Action en justice », Encyclopédie Dalloz – Procédure Civile, janvier 2016). A défaut d’intérêt personnel, seule une habilitation à agir autorise une entité personnifiée à engager une procédure de référé pour prévenir ou faire cesser des atteintes à des droits d’autrui qui auraient le caractère de troubles manifestement illicites. Ce type d’habilitation existe au bénéfice des syndicats pour la défense des salariés (ex. : art. L. 1154-2 du Code du travail en matière de harcèlement) et au bénéfice des associations en matière de discriminations (art. 1263-1 CPC) sous réserve de l’accord de la personne intéressée. En l’espèce, l’action engagée par la société gérant la boulangerie ne visait pas à faire cesser une atteinte à sa vie privée en tant que telle. Il était question en réalité d’obtenir le retrait d’un dispositif de nature à porter une atteinte illicite à la vie privée de ses salariés et de ses fournisseurs. En ce sens, la Cour d’appel a relevé que l’appareil de vidéo-surveillance enregistrait les mouvements des personnes se trouvant sur le passage commun, notamment au niveau de l’entrée du personnel de la société. L’arrêt commenté laisse donc entendre qu’une entreprise n’est pas recevable à agir en référé pour assurer la protection des droits de ses salariés et de ses fournisseurs. Cette solution, conforme aux principes qui régissent le droit d’agir en procédure civile, doit être mise en perspective avec l’arrêt Ville de Paris du Conseil d’Etat (CE Sect., 16 novembre 2011, n°353172 et notre commentaire, « Le référé-liberté pour autrui. Une société commerciale au secours du droit à la vie », RDLF 2013 chron. 12). En l’espèce, la société H&M avait été jugée recevable à invoquer le droit à la vie à l’occasion d’un référé-liberté. Elle n’agissait pas pour son compte propre puisque les sociétés commerciales et de manière générale les entités personnifiées ne sont pas titulaires du droit à la vie garanti par l’article 2 de la CEDH. La société requérante entendait seulement obtenir qu’il soit enjoint à l’autorité publique de prendre les mesures nécessaires pour prévenir des atteintes à la vie de ses salariés et de ses clients. En l’occurrence, il s’agissait d’éviter que les travaux de démolition de la dalle du Forum des Halles entraînent la chute de gravats dans le magasin exploité par la chaîne sous cette dalle. Le Conseil d’Etat a donc retenu une solution différente de celle de la Cour de cassation dans l’espèce sous commentaire. Il est possible d’imaginer que dans une affaire similaire à celle en cause, il aurait considéré qu’une société commerciale est recevable à agir en référé pour assurer le respect de la vie privée de ses salariés ou de ses fournisseurs.
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L’arrêt du 17 mars 2016 est en définitive une bonne photographie des défis contemporains du droit des libertés fondamentales : le risque d’une dénaturation de son objet lié ici à la reconnaissance de droits fondamentaux à des entités abstraites ; la confirmation de l’enchevêtrement des normes et des juges qui interroge sa cohérence et son intelligibilité ; la cohabitation de deux ordres de juridictions dont l’articulation n’est pas toujours d’une grande fluidité.