La doctrine fiscale, la sécurité juridique et le principe de légalité
La doctrine fiscale, la sécurité juridique et le principe de légalité. Réflexions sur un équilibre inédit et pragmatique. A propos d’un avis du Conseil d’Etat (CE, Sect., 8 mars 2013, n° 353782, Mme Monzani)
François Barque
François Barque est maître de conférence à la Faculté de droit de Grenoble
Par cet avis, le Conseil d’Etat franchit une nouvelle étape dans la protection de la sécurité juridique. Dans le prolongement de l’article L. 80 A du livre des procédures fiscales, la Haute Assemblée refuse de donner un effet rétroactif à l’annulation de la doctrine fiscale dans l’intérêt des contribuables qui s’y sont fiés en toute bonne foi. Une solution très audacieuse, mais pragmatique
On sait le Conseil d’Etat sensible à la sécurité juridique. Outre un rapport consacré en 2006 à la question, ont été remarquées de récentes évolutions jurisprudentielles protectrices de ce principe : sa consécration en tant que principe général du droit, la modulation dans le temps des effets de l’annulation contentieuse ou encore des effets de la jurisprudence sont autant de garanties offertes par le juge administratif.
La procédure des avis contentieux (article 113-1 CJA) a donné aux sages du Palais-Royal l’occasion d’approfondir substantiellement ce processus, chaque fois plus explicite et décomplexé. Dans l’avis Monzani du 8 mars 2013 le Conseil d’Etat vient donner d’importantes garanties aux contribuables s’étant fiés en toute bonne foi à la doctrine administrative. Il faut dire que cette dernière occupe une place importante en droit fiscal, l’administration éprouvant le besoin d’interpréter et d’expliquer une norme fiscale pas toujours très intelligible. Ces interprétations ont pendant longtemps été le fait de circulaires, d’instructions ou autres réponses ministérielles. Depuis quelques mois, l’essentiel de la doctrine élaborée a été consolidé dans une base documentaire dite BOFIP-Impôts (Bulletin officiel des finances publiques-Impôts), créée par un arrêté du 7 septembre 2012 en application du décret n° 2012-1025 du 6 septembre 2012.
Outre le fait qu’elle permette une application uniforme de la législation sur l’ensemble du territoire français (Martin Collet, Droit fiscal, PUF, 3° édition, 2012, n°188), la doctrine fiscale constitue également une précieuse source d’information pour un contribuable soucieux de se conformer aux attentes de l’administration et d’éviter notamment des erreurs gênantes dans la rédaction de ses déclarations. Au total, ce sont des dizaines de milliers de pages au service des contribuables. Comme toute administration, l’administration fiscale n’est cependant pas infaillible et peut être à l’origine d’instructions fiscales irrégulières. Il peut en résulter des situations délicates dans lesquelles l’application de la doctrine entraîne quelques incertitudes sur la situation des contribuables comme en témoigne l’affaire Monzani. Par une instruction du 30 octobre 1998, (Instr. 30 décembre 1998 : BOI 5 F-1-99, 7 janvier 1999), le fisc avait organisé un système de déduction de frais professionnels particulièrement avantageux pour certaines professions, dont celle de musicien. Un manque de précision dans la rédaction de ce texte permettait aux professeurs de musique de bénéficier également de ce dispositif dérogatoire. Deux nouvelles interprétations sont donc venues réduire cet effet d’aubaine : une réponse ministérielle à une question parlementaire (Rép. min. n° 2091 à M. Dolez : JOAN Q 11 novembre 2002, p. 4179) et une nouvelle instruction (instruction 5 F-16-03 du 22 octobre 2003, BOI-RSA-BASE-30-50-30-30, 27 novembre 2012). Dès lors, seuls les revenus artistiques annexes des professeurs de musique (et non plus l’ensemble de leurs revenus) étaient susceptibles de bénéficier de la déduction forfaitaire supplémentaire. Seulement, le Conseil d’Etat a jugé cette dernière doctrine parfaitement illégale et, dans le cadre d’un contentieux de l’excès de pouvoir, l’a annulée (CE, 6 mars 2006, n° 262982, Syndicat national des enseignants et artistes, Dr. fisc., 2006, n° 42, commentaire 666).
On conçoit aisément que ces péripéties n’aient pas facilité les démarches fiscales de Mme Monzani. Professeur de musique, concertiste de façon annexe et soumise à l’impôt sur le revenu, elle n’a pas forcément identifié la bonne partition à exécuter et s’est trouvée en litige avec l’administration fiscale. Cette dernière justifiait un redressement fiscal sur le fondement de la doctrine la plus récente cependant que Mme Monzani invoquait la généreuse instruction de 1998. Le juge de l’impôt fut saisi, puis l’affaire arriva devant le juge d’appel. La réponse à donner n’avait rien d’évident tant il était difficile de déterminer le texte à appliquer à la situation fiscale de la requérante. Les conclusions d’Edouard Crépey en témoignent sensiblement : « l’interprétation la plus libérale, la première, devait-elle rétroactivement être regardée comme admise par l’administration, à la date des opérations en cause, du fait de l’annulation, par le juge, de l’instruction par laquelle elle en avait restreint la portée et lui en avait substitué une autre ? Fallait-il s’en tenir à cette dernière qui, après tout, figurait encore dans une réponse ministérielle intermédiaire, qui, elle, n’avait fait l’objet d’aucun recours […] ? Ou fallait-il en revenir, purement et simplement, à l’application de la loi fiscale, en vertu de laquelle, prise isolément, Mme Monzani n’a assurément pas droit à la déduction à laquelle elle prétend ? » (Dr. fisc., 2013, n° 15).
Ces interrogations ont conduit la Cour administrative d’appel de Bordeaux à saisir le Conseil d’Etat par le biais de la procédure de l’avis contentieux (CAA Bordeaux, 3e et 4e ch., 26 octobre 2011, n° 10BX01100, Mme Monzani, Dr. fisc., 2012, n° 11, comm. 192). Cependant, et c’est l’objet du présent commentaire, ce dernier a dû répondre au préalable à une question tout aussi importante relative à la portée de l’annulation contentieuse de la doctrine fiscale. A priori, cette question peut surprendre : les effets de l’annulation d’un acte administratif ne sont-ils pas bien connus de tous ? C’était sans compter le principe de sécurité juridique et l’existence d’une disposition législative spécifique au droit fiscal, et particulièrement contraignante à l’égard de l’administration : l’article L. 80 A du livre des procédures fiscales (LPF). « Objet stellaire » qui « fascine » (Y. Bénard, « Réponses ministérielles : beaucoup de bruit pour rien ? », RJF, 2006, n°3, p. 185), cette disposition permet tout bonnement aux contribuables ayant appliqué, au cours d’une certaine période, une doctrine fiscale formellement admise par le fisc d’être protégés contre tout changement de doctrine ultérieur. L’administration ne peut pas leur opposer rétroactivement une nouvelle doctrine fiscale et, partant, rehausser leur imposition ou, plus radicalement, les imposer si la doctrine initiale aboutissait à la non-imposition du contribuable (c’est l’objet du deuxième alinéa de l’article L. 80 A, ajouté par la loi 70-601 du 9 juillet 1970) alors que l’application de la doctrine initiale les rendait non imposables.
La sécurité juridique et l’article L. 80 A du LPF (dont le caractère non normatif a été reconnu dans l’avis Monzani, ce qui constitue une première et mériterait une étude à part entière, ayant trait non seulement au droit fiscal mais également au droit administratif et à la théorie du droit), impliquaient alors la recherche d’un équilibre plus subtil entre le principe de légalité et les garanties offertes aux contribuables.
Même si la solution apportée par le Conseil d’Etat emporte, en l’espèce, des conséquences défavorables à Mme Monzani (cf infra), l’avis mérite d’être salué. La solution que propose le juge administratif suprême est particulièrement originale en ce qu’elle permet d’intégrer davantage la problématique de la sécurité juridique (et même, voire surtout, de la confiance légitime) au sein du contentieux fiscal (I). L’équilibre ainsi obtenu entre la sécurité juridique et le principe de légalité apparaît tout à fait acceptable (II).
Un avis favorable à la sécurité juridique
Jusqu’à l’avis Monzani, les effets de l’annulation de la doctrine fiscale n’avaient jamais fait l’objet d’une position de principe de la part du Conseil d’Etat. On était donc en raison de penser que l’annulation d’un tel texte devrait emporter classiquement un effet rétroactif, comme tout acte annulé par le juge, et ce en vertu d’un principe solennellement exprimé dans l’arrêt Rodière (CE, 26 décembre 1925, Rec. p.1065 ; en ce sens les conclusions de Pierre-François Racine sur CE, Sect., 4 mai 1990, n° 55124-55137, Association freudienne, M. Robinet, Dr. fisc., 1990, n° 25-26). Le doute et même la polémique sont apparus lorsque des Cours administratives d’appel ont osé défier ce « principe » en neutralisant la rétroactivité de l’annulation au bénéfice des contribuables s’étant fiés à la doctrine fiscale ultérieurement annulée (par exemple CAA Lyon, 21 février 2008, n° 05LY01348, Mme Favre, Dr. fisc., 2008, n° 14 ; CAA Paris, 19 mars 2009, SARL Galfa restauration, Dr. fisc., 2009, n° 28). Cette courageuse conception de l’annulation contentieuse allait même jusqu’à se trouver dans… de la doctrine fiscale (Rép. min. n° 29374 à Renaud Muselier, JOAN, 4 décembre 1995, p. 5140) !
Le Conseil d’Etat valide très clairement ces audacieuses positions : « eu égard à l’objectif de sécurité juridique poursuivi par l’article L. 80 A du livre des procédures fiscales (LPF), […] en dépit de l’effet rétroactif qui s’attache normalement à l’annulation pour excès de pouvoir, les dispositions de cet article permettent à un redevable, alors même que serait ultérieurement intervenue l’annulation par le juge de l’acte, quel qu’il soit, par lequel elle avait été exprimée, de se prévaloir à l’encontre de l’Administration de l’interprétation qui, dans les conditions prévues par l’article L. 80 A, était formellement admise par cette dernière » (point 2 de l’avis Monzani).
Finalement, mais mutatis mutandis, il s’est agi pour les Sages de mobiliser de façon inédite et implicite la jurisprudence Association AC ! (CE, Ass., 11 mai 2004, Rec. p.197). Celle-ci est devenue en l’espace de quelques années un précieux outil permettant de privilégier la sécurité juridique ou des considérations d’intérêt général au détriment de l’annulation classique. Si deux alternatives à cette dernière sont prévues dans l’arrêt AC !, une doit attirer l’attention dans le sens où elle permet de prendre en considération les effets produits dans le passé par l’acte annulé. Le juge peut alors décider que « tout ou partie des effets de [cet] acte devront être regardés comme définitifs ». C’est cette dernière forme de modulation que le Conseil d’Etat retient dans l’avis Monzani. Les effets produits par la doctrine fiscale sur la situation fiscale des contribuables l’ayant appliquée de bonne foi doivent donc être systématiquement sauvés de l’annulation contentieuse afin de leur éviter une imposition supplémentaire (ou nouvelle). Soulignons que l’application de la jurisprudence AC ! est ici très particulière. Alors qu’en règle générale, la modulation est toujours une faculté pour le juge et reste modérément prononcée en pratique, ce dernier n’aura pas à décider de moduler ou pas : si l’on en croit les termes de l’avis Monzani, la modulation partielle sera systématique lorsqu’il s’agit d’annulation de la doctrine fiscale.
Cette modulation juridictionnelle, tout comme celle prévue à l’article L. 80 A (point 2 de l’avis Monzani), repose sur le principe de sécurité juridique, ou plus exactement (même si le Conseil d’Etat n’emploie pas l’expression) sur la confiance légitime. Cette dernière consiste « en une dimension assurantielle dégagée par une personne publique, de nature à faire naître des espérances ou expectatives dans l’esprit des citoyens. […] Le principe de confiance légitime s’applique lorsqu’une personne publique adopte un comportement, ou pré-comportement, propre à constituer une base de confiance » (Anne-Laure Valembois, La constitutionnalisation de l’exigence de sécurité juridique en droit français, Paris, LGDJ, 2004, p.241). « On ne peut parler d’une violation de la confiance [qu’au cas où] le comportement des institutions […] inciterait à la conviction qu’une situation juridique déterminée ne serait pas modifiée » (Avocat général Reischl, Conclusions sur CJCE, 25 octobre 1978, Koninklijke Scholten-Honig, cité par Anne-Laure Valembois, op. cit., p.241). Ne peut-on donc pas voir dans la doctrine fiscale une position de l’administration qui est de nature à faire naître la confiance chez les contribuables ? Ceux-ci peuvent la considérer à juste titre comme un véritable manuel de droit fiscal ou, plus prosaïquement, une notice explicative leur permettant de réaliser leurs obligations fiscales en toute sérénité. L’article L. 80 A LPF et, dans sa lignée, l’avis Monzani, permettent de ne pas remettre en cause cette confiance légitime dans la doctrine fiscale. D’ailleurs, cette explication se justifie par un raisonnement a contrario. Fort logiquement, un contribuable n’ayant pas appliqué, à l’époque, la doctrine fiscale annulée par la suite par le juge, ne peut demander à en bénéficier rétroactivement : dans une telle situation, l’annulation produit pleinement ses effets. Cela n’est guère étonnant, l’inverse eût été de nature à conduire le fisc à revoir une situation parfaitement légale pour appliquer une solution qui ne l’aurait pas été…
Il faut reconnaître que la solution retenue dans l’avis Monzani a le mérite de préserver la confiance des contribuables qui aurait pu être altérée fréquemment par certaines orientations prétoriennes. Depuis l’arrêt Duvignères (CE, Sect., 18 décembre 2002, Mme Duvignères, Rec. p.463 ; jurisprudence logiquement appliquée aux circulaires fiscales par CE, 19 février 2003, Sté Auberge Ferme des Genêts, n° 235697), les circulaires sont davantage exposées aux recours en annulation. En outre, depuis l’arrêt Sté Friadent France (CE, Sect., 16 décembre 2005, n° 272618), les réponses ministérielles écrites peuvent être déférées au juge de l’excès de pouvoir à la condition qu’elles comportent une interprétation de la loi fiscale opposable sur le fondement des dispositions de l’article L. 80 A LPF. Notons aussi que la confiance des contribuables aurait pu être perdue suite à l’annulation d’une doctrine ayant reçu une publicité insuffisante. En effet, dans ce cas de figure, le Conseil d’Etat estime que le recours pour excès de pouvoir contre cette doctrine n’est soumis à aucune condition de délai de recours (CE, 11 février 1998, Martin, n°185804 : la publication dans l’ancien Bulletin officiel des impôts n’est pas de nature à donner à la doctrine concernée une publicité suffisante ; dans un autre registre, voir CE, 6 mars 2006, Syndicat national des enseignants et artistes, précité). Sans la modulation opérée dans l’avis Monzani, il est évident que la rétroactivité de l’annulation aurait pu emporter de redoutables conséquences pour la confiance légitime.
Cependant, l’avis ne bénéficiera guère à la requérante, Mme Monzani. En effet, en réponse aux questions de la Cour administrative d’appel, le Conseil d’Etat livre deux précisions importantes. D’un côté, il juge que la doctrine fiscale reste applicable au contribuable tant que l’administration ne l’a pas formellement abandonnée (point 3). De l’autre, et contrairement à une jurisprudence constante, il estime que l’article L. 80 A LPF ne permet au contribuable de « se prévaloir d’une interprétation de la loi fiscale que dans son dernier état formellement accepté par l’administration ». Dès lors, il ne saurait invoquer l’interprétation initialement admise par le fisc dans un premier acte suite à l’annulation du deuxième acte modifiant ou abrogeant cette première interprétation (point 4). On doit constater que l’application des points 3 et 4 à l’affaire Monzani empêche la requérante de profiter, comme elle le demandait, des effets de l’instruction de 1998, antérieure à l’instruction annulée et particulièrement intéressante pour elle.
Globalement favorable à la sécurité juridique/confiance légitime, l’avis rendu par le Conseil d’Etat n’en demeure pas moins une solution de conciliation reposant sur un équilibre réalisé avec le principe de légalité. Dès lors, il mérite d’être interrogé. A la réflexion, et même s’il apparaît déroutant compte tenu de la tradition juridique française, cet équilibre nous apparaît acceptable car pragmatique.
Un avis pragmatique
Si le principe de légalité est au cœur du contentieux de l’excès de pouvoir, il l’est également en matière de contentieux de l’imposition, qui relève du plein contentieux objectif. Cela a d’ailleurs justifié le rejet par le Conseil d’Etat de l’estoppel dans le contentieux fiscal (CE, Avis, 1er avril 2010, SAS Marsadis, n° 334465, AJDA, 2010, p.1327, note Hafida Belrhali-Bernard ; cf les conclusions particulièrement explicites de Pierre Colin, Dr. fisc., 2010, n°17-18). Alors que la rétroactivité de l’annulation est une garantie marquante et importante du principe de légalité, l’avis Monzani y porte atteinte. Dès lors, la conciliation provient essentiellement du fait que l’effet abrogatif de l’annulation est maintenu (l’effet pro futuro de l’annulation est clairement établi par le Conseil d’Etat : « s’agissant d’une imposition dont le fait générateur est postérieur à la date de l’annulation d’un acte renfermant une interprétation de la loi fiscale, au sens et pour l’application de l’article L. 80 A LPF, cette annulation a en revanche pour effet de priver le redevable de la possibilité de se prévaloir de cet acte au titre de la garantie que donne l’article L. 80 A », Avis Monzani, point 2).
Il va de soi qu’une telle conciliation peut apparaître déroutante tant elle malmène les principes fondamentaux du contentieux administratif. Les justifications données par le Conseil d’Etat sont peu prolixes. C’est par une réflexion plus poussée que l’on peut estimer que la conciliation retenue, qui répond à un problème particulièrement délicat, est acceptable.
L’article L. 80 A LPF peut être considéré comme le fondement de la solution Monzani, les modalités de la conciliation retenues par le Conseil d’Etat étant directement inspirées de cette disposition. Comme le fisc ne peut exercer son droit de reprise en opposant rétroactivement une nouvelle doctrine au contribuable, un prolongement logique serait d’empêcher l’annulation contentieuse d’avoir un effet rétroactif. Dès lors, eu égard à cette déroutante disposition législative, il aurait été quelque peu surprenant que l’annulation d’une doctrine entraîne une modification de la situation fiscale des contribuables l’ayant appliquée en toute bonne foi, en toute confiance. La solution rendue dans l’avis doit être considérée comme le prolongement « naturel » de la garantie constituée par l’article L. 80 A LPF. A la garantie législative, s’ajoute la garantie juridictionnelle. En fin de compte, il s’est agi pour le juge d’instaurer « une garantie contre l’annulation des instructions administratives » (Jérôme Turot, « Le roi et le moulin. Brèves observations sur l’avis Monzani », Dr. fisc., n° 15). Il importait alors que le juge défendît la régularité de cet article pour consolider sa propre réponse. Cela n’était pas chose facile. Les critiques à son égard ont été sévères, cette disposition ayant été souvent envisagée comme une façon d’octroyer au fisc un pouvoir normatif et de « couvrir » son utilisation parfois contraire à la loi fiscale. S’inscrivant dans une démarche de « dédiabolisation », l’avis Monzani est très clair sur ce sujet : l’article L. 80 A n’altère pas la hiérarchie des normes. Il n’a « ni pour objet ni pour effet de conférer à l’administration fiscale un pouvoir réglementaire ou de lui permettre de déroger à la loi » (en ce sens : Victor Haïm, « L’article L. 80 A du LPF est-il inconstitutionnel ? », Dr. fisc., 1995, n°12). Il s’agit plus modestement d’« un mécanisme de garantie au profit du redevable qui, s’il l’invoque, est fondé à se prévaloir, à condition d’en respecter les termes, de l’interprétation de la loi formellement admise par l’Administration, même lorsque cette interprétation ajoute à la loi ou la contredit » (point 1 de l’avis Monzani, nous soulignons ; cf également l’avis du 8 avril 1998, Sté de distribution de chaleur de Meudon et Orléans, Dr. fisc., 1998, n° 18). Finalement, comme l’a reconnu Martin Collet (op. cit., n°212), « le juge est simplement empêché par l’article L. 80 A de purger l’ordonnancement juridique d’une situation factuelle contraire aux prévisions de la loi fiscale. En somme, est simplement en cause une limite à l’action du juge et une limite à l’effectivité du droit (mais il en existe beaucoup d’autres […]) ».
Le raisonnement du Conseil d’Etat peut se comprendre, mais il ne nous semble pas suffisamment détaillé pour justifier l’éviction de l’effet rétroactif de l’annulation. Si l’on en croit les conclusions du rapporteur public, celle-ci pourrait se comprendre en raison du découplage entre l’interprétation du texte fiscal réalisée par la doctrine fiscale et l’acte la supportant. « Ce dont le redevable est fondé à se prévaloir, ce n’est pas l’acte par lequel l’Administration a pu faire connaître son interprétation, mais « l’interprétation […] non rapportée à la date des opérations en cause. C’est donc à cette dernière date qu’il convient de se placer pour apprécier l’existence de la garantie, quelles que soient ensuite les péripéties contentieuses qui affectent le support normatif de la doctrine » (Edouard Crépey, Conclusions précitées). De surcroît pour le président Fouquet, « puisque la doctrine ne procède pas d’un pouvoir normatif, l’annulation d’une circulaire, qui s’il s’agissait d’une norme serait rétroactive, ne saurait faire échec à la garantie de l’article L. 80 A. Dans la mesure où la doctrine applicable est celle en vigueur à la date du fait générateur de l’impôt, si l’annulation est intervenue postérieurement à la date du fait générateur de l’impôt, la doctrine annulée demeure opposable et inversement » (Olivier Fouquet, « Note sous l’avis Monzani », Dr. fisc., 2013, n°15). Ce dernier argument, non explicitement repris par le juge, peut être discuté. Si le texte tombe, on voit mal comment l’interprétation pourrait être considérée comme « détachable » alors même qu’elle est également entachée d’illégalité. Par ailleurs, comment expliquer que l’annulation de circulaires interprétatives intervenant dans d’autres domaines que la fiscalité emporte un plein effet rétroactif ?
Finalement, seule la considération relative à la sécurité juridique apparaît comme de étant de nature à justifier de façon convaincante la modulation de l’annulation établie par le Conseil d’Etat. Mais là encore, on attendait davantage d’explications, la simple référence à ce principe (point 2) n’étant guère suffisante. A priori, l’équilibre en lui-même qui ressort de l’avis pourrait cependant être discuté. Le Conseil d’Etat systématise la modulation de l’annulation, en empêchant le fisc d’exercer rétroactivement son droit de reprise sur une situation fiscale établie à partir de la doctrine annulée. Or, ce caractère systématique peut surprendre de prime abord : si la sécurité juridique est un principe important, à garantir, ne pourrait-elle pas, comme toute règle juridique, connaître des dérogations au profit d’autres intérêts ? Le rapprochement avec la jurisprudence AC ! (cf supra) a ses limites dès lors qu’avant de procéder à la modulation de l’annulation contentieuse, le juge doit réaliser un bilan des intérêts en présence, l’arrêt AC ! étant sans ambigüité sur ce sujet (« il appartient au juge administratif […] de prendre en considération, d’une part, les conséquences de la rétroactivité de l’annulation pour les divers intérêts publics ou privés en présence et, d’autre part, les inconvénients que présenterait, au regard du principe de légalité et du droit des justiciables à un recours effectif, une limitation dans le temps des effets de l’annulation », CE, Ass., 11 mai 2004, Association AC !, précité). Ensuite, un parallèle pourrait être effectué (mutatis mutandis certes) avec les lois de validation. Si l’article L. 80 A LPF et l’avis Monzani viennent finalement valider une imposition (ou une non-imposition) antérieure irrégulière, ces lois sauvent de l’annulation des actes pris antérieurement par l’administration. Or la validation n’est pas systématique : les jurisprudences constitutionnelle, administrative et européenne l’encadrent fortement et c’est notamment après un bilan des intérêts qu’une loi de validation pourra être jugée régulière ou non (notamment Cour EDH, 28 octobre 1999, Zielinski c / France, Rec. 1999. VII ; Conseil constitutionnel, décision 99-422 DC du 21 décembre 1999, Loi de financement de la Sécurité sociale pour 2000, Rec. p.143 ; CE, Sect., 8 avril 2009, Association Alcaly et autres, Rec. p.112).
On aurait aimé trouver dans l’avis davantage sur cette modulation systématique. L’entreprise était très délicate : la simple référence à l’article L. 80 A ne suffisait pas et il importait de prendre position sur la question de la portée de l’annulation en contentieux administratif. Le rapporteur public Edouard Crépey avait, pour sa part, estimé qu’avec l’arrêt Association AC !, le Conseil d’Etat avait « clairement montré que la rétroactivité, pour solidement ancrée qu’elle soit dans [la] tradition jurisprudentielle [du Conseil d’Etat], ne repose sur aucune règle impérative du droit public et n’est pas consubstantielle à l’autorité de la chose jugée ou à la séparation des pouvoirs » (Conclusions sur l’avis Monzani, précitées). Il ne semble pas que le juge ait suivi sur ce point son rapporteur public, tant l’annulation à effet rétroactif demeure une garantie pour l’Etat de droit et la cohérence de l’ordre juridique. Tout juste se borne-t-il à reconnaître que la réponse retenue dans son avis s’inscrit en opposition à « l’effet rétroactif qui s’attache normalement à l’annulation pour excès de pouvoir » (Avis Monzani, point 2). De façon précautionneuse, la Haute Assemblée rappelle dans l’avis Monzani ce qu’elle avait déjà posé dans l’arrêt Association AC ! : l’annulation rétroactive doit demeurer le principe, la modulation doit être utilisée « à titre exceptionnel » (arrêt Association AC ! précité).
Dès lors, comment la sécurité juridique pourrait-elle justifier une telle modulation systématique ? L’annulation de la doctrine administrative et, a fortiori, l’article L. 80 A LPF peuvent être rendus nécessaires par la spécificité des situations qu’elles traitent. Tous deux concernent la matière fiscale. D’un côté, la doctrine a acquis en l’espace de quelques décennies une place importante. Les explications données par l’administration sont devenues un moyen incontournable pour permettre aux contribuables de comprendre une loi fiscale pas toujours intelligible. Ces derniers leur accordent une grande confiance tant elle leur est utile pour remplir leurs obligations fiscales. De l’autre, les enjeux financiers pour ces mêmes contribuables sont évidents : leur opposer rétroactivement une nouvelle doctrine fiscale, leur demander de payer davantage d’imposition n’a rien d’anodin. Dès lors, l’absence de rétroactivité serait une façon de les protéger de tout désagrément financier et de reconnaître le rôle si particulier acquis par la doctrine fiscale.
Un obstacle à ce raisonnement doit, selon nous, être levé. Cette vision des choses est incomplète dans le sens où elle fait abstraction des intérêts financiers du fisc. En opposant rétroactivement un changement de doctrine fiscale, celui-ci ne ferait finalement qu’exercer son droit de reprise dans l’intérêt général. Aussi, la situation est-elle beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît de prime abord tant la neutralisation du caractère rétroactif de l’annulation peut ne pas être sans conséquences graves sur les finances publiques. Dès lors, le Conseil d’Etat n’aurait-il pas pu retenir une solution beaucoup plus nuancée, davantage conforme aux principes fondamentaux du contentieux administratif, et s’en tenir à une application traditionnelle de la jurisprudence Association AC ! ? Dans ce cas, le juge aurait pu décider de la mettre en œuvre ou non après avoir mis en balance les différents intérêts en présence : d’un côté, les intérêts du contribuable, de l’autre, le principe de nécessité de l’impôt (découlant de l’article 13 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789), mais également l’exigence constitutionnelle de bon emploi des deniers publics (dégagée par le Conseil constitutionnel sur le fondement des articles 14 et 15 de la précédente Déclaration).
Cette proposition alternative, a priori très séduisante, doit pourtant être écartée en raison des difficultés pratiques qui auraient surgi. Le bilan des intérêts aurait été trop délicat à effectuer. Les conséquences financières d’une annulation rétroactive auraient été beaucoup trop complexes à apprécier et il n’est pas sûr qu’au final la personne publique soit sortie forcément gagnante d’une annulation rétroactive de doctrine fiscale. En effet, si le montant des créances fiscales attendues peut être estimé sans trop de difficultés, il ne faut pas oublier que l’annulation « classique » d’une doctrine illégale peut entraîner des actions en responsabilité contre l’Etat. Les contribuables ayant en tout bonne foi appliqué les informations erronées contenues dans de la doctrine pourraient se voir demander un surplus d’imposition et il est probable que cette demande leur fasse subir un préjudice, matériel ou/et moral, important (problèmes de trésorerie résolus par la vente de biens ou encore par un prêt auprès d’une banque, prêt auquel s’ajoutent des intérêts…). A ce sujet, les conditions d’engagement de la responsabilité administrative sont, depuis longtemps, particulièrement souples, une faute simple suffisant, en vertu d’une jurisprudence constante (notamment CE, 20 février 1974, Sucrerie coopérative agricole de Vic-sur-Aine, Rec. p.121 ; cf aussi Victor Haïm, op. cit. D’ailleurs, le Conseil d’Etat, en tant que juge de la responsabilité, a déjà connu de telles affaires, avant que les dispositions aujourd’hui codifiées à l’article L. 80 A LPF ne soient adoptées : par exemple CE, 16 janvier 1935, Jacque, Rec. p.62 ; CE, 22 juillet 1949, Aubery, D., p.24, note Marcel Waline ; CE, 22 juillet 1949, Sté Ernest Lambert et Cie, Rec. p.371). Au total, il n’est pas sûr qu’une alternative à la solution Monzani ait été de nature à préserver systématiquement les finances de l’Etat en raison des recours en responsabilité, potentiellement très abondants dont l’ampleur et les conséquences financières auraient été difficilement prévisibles. La position adoptée par le Conseil d’Etat nous apparaît donc la plus pragmatique : l’argument fondé sur la préservation des finances publiques eût entraîné des conséquences difficilement maîtrisables par le juge.
Cette même réflexion conduit à proposer le maintien de l’article L. 80 A LPF. Au fond, il s’agissait d’une question sous-jacente, mais fondamentale dans l’affaire Monzani. En acceptant de remettre en cause l’effet rétroactif de l’annulation de la doctrine fiscale, le juge administratif conforte ce mécanisme législatif ô combien controversé. Est-ce à dire pour autant que celui-ci est totalement « sauvé » ? Une réponse positive peut être osée. Si le spectre d’une abrogation par le Conseil constitutionnel semble s’éloigner sérieusement (le Conseil d’Etat ayant refusé de renvoyer au Conseil constitutionnel une QPC en la matière : CE, 29 oct. 2010, Limousin, n° 339200, notamment le considérant 2), la Cour de justice de l’Union européenne ne s’est pas encore prononcée. Dans certaines affaires, l’article L. 80 A ne pourrait-il pas être jugé contraire au droit de l’Union européenne dès lors qu’il permet de valider des impositions qui lui sont pourtant contraires (cf spécialement l’ingénieux considérant se trouvant dans CAA Paris, 25 mars 2010, SARL À la Frégate, n° 08PA03658) ? Il ne nous le semble pas dès lors que le principe européen de confiance légitime pourrait permettre de sauver le texte français (en ce sens : Albane Geslin, « Le droit communautaire est-il transparent face à la doctrine administrative fiscale ? », Bulletin fiscal, 2003, n°8-9, p.605 ; Jérôme Turot, « Le roi et le moulin. Brèves observations sur l’avis Monzani », op. cit.).
Au-delà des questions techniques (pour ne pas dire arides) évoquées dans l’affaire Monzani, la solution rendue et le raisonnement du Conseil d’Etat pourraient être envisagés comme un appel à la constitutionnalisation explicite de la sécurité juridique, voire de la confiance légitime. Une telle reconnaissance permettrait assurément de revisiter certains principes et certaines jurisprudences dans le but de prendre en compte l’importante confiance accordée par le citoyen à son administration. L’avis Monzani pourrait donc être interprété comme un audacieux avant-goût des effets que pourrait produire la sécurité juridique si celle-ci était mieux implantée (i.e. constitutionnalisée) dans notre ordre juridique.
merci et bien profitable. mais je prépare mon mémoire sur le thème l’exécution du contrôle fiscal face à la sécurité juridique du contribuable en droit fiscal. vos critique et analyse me paraissent pertinentes et utile, d’ou une nécessité pour moi de solliciter votre assistance sur mon thème si possible. je veux avoir une documentation nécessaire pour mieux étayer mon thème. merci de bien vouloir me revenir cher Me.