État des lieux de l’exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l’Homme
Par Régis Brillat, ancien Secrétaire exécutif du Comité européen pour la prévention de la torture et des traitements inhumains et dégradants 1.
La particularité principale de la Convention européenne des droits de l’homme est d’avoir instauré une Cour européenne des droits de l’homme (« la Cour »), organe judiciaire chargé de l’examen de requêtes étatiques ou individuelles et de constater ou non des violations de la Convention par les États parties.
L’action de la Cour s’accompagne d’un mécanisme de suivi des arrêts qui exerce une pression sur l’État défendeur, pression venant des autres États parties qui agissent comme les gardiens de la Convention. Encore peu connue, cette phase de la procédure est essentielle afin d’assurer que les droits de la Convention aient un impact dans l’ordre juridique des États parties ainsi que dans le chef des requérants individuels 2.
Esquisser un état des lieux de l’exécution des arrêts conduit à examiner d’abord comment le mécanisme de l’exécution s’est appliqué à la France en 2023 (I), avant de décrire les enjeux du mécanisme de l’exécution (II).
I. L’APPLICATION DU MÉCANISME DE l’EXÉCUTION À LA FRANCE EN 2023
L’article 46, §1, de la Convention se lit ainsi : « 1. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties ».
Un arrêt de la Cour a donc force obligatoire, mais pas directement force exécutoire dans le droit interne de l’État concerné. C’est pourquoi la Convention a confié au Comité des Ministres du Conseil de l’Europe la responsabilité de surveiller la manière dont les États s’acquittent de leur engagement de se conformer aux arrêts de la Cour.
Une procédure très codifiée s’est développée au fil des années par la volonté combinée du Comité des Ministres et du Secrétariat général du Conseil de l’Europe, en l’occurrence du Service de l’exécution au sein de la Direction générale des droits humains et de l’Etat de droit. Elle a aussi évolué dans le cadre du processus de réforme et de renforcement de la Cour, à la suite de la Conférence d’Interlaken.
A. Éléments fondamentaux de la procédure de surveillance de l’exécution des arrêts de la Cour
Le Comité des Ministres (CM), l’organe directionnel et politique du Conseil de l’Europe, assure une surveillance continue de l’exécution des arrêts de la Cour. Il tient quatre réunions spécifiques chaque année, intitulées « CM/DH », en principe en mars, juin, septembre et décembre. L’exécution des arrêts reste sous surveillance jusqu’à l’adoption de l’ensemble des mesures requises. Le but de cette procédure est que toutes les conséquences de l’arrêt de la Cour soient pleinement prises en compte par l’État défendeur. Il incombe à ce dernier :
a) d’abord, de rembourser les frais de procédure et de verser la satisfaction équitable si la Cour l’a décidé et selon les modalités qu’elle a prévues dans son arrêt ;
b) ensuite, de prendre les autres mesures individuelles pour que le requérant se retrouve dans la situation qui prévalait avant la violation ou pour que la violation cesse si elle est continue ;
c) enfin, de prendre des mesures générales pour que des violations du même type ne puissent se reproduire dans le chef d’autres individus.
Lorsque le CM est convaincu que les mesures nécessaires ont été prises et produisent les effets escomptés, la surveillance est close par l’adoption d’une résolution finale. En pratique, dès qu’un arrêt devient définitif, l’État concerné doit indiquer au CM dans des « plans d’action », les mesures qu’il envisage ou qu’il a déjà adoptées. Ultérieurement, l’État doit indiquer l’effet concret de l’application de ces mesures dans un « bilan d’action ».
Le système de surveillance connait deux procédures distinctes :
a) une procédure de surveillance soutenue pour les arrêts nécessitant des mesures individuelles urgentes ; pour les arrêts pilotes ; pour les arrêts révélant des problèmes structurels majeurs et / ou des problèmes complexes tels qu’identifiés par la Cour et / ou le CM ; et pour les affaires interétatiques ; et
b) une procédure standard pour toutes les autres affaires.
La première peut conduire à un examen oral de l’avancement de l’exécution, lors des réunions CM/DH alors que la seconde se déroule essentiellement par écrit 3.
Au cours du processus de surveillance, les requérants, les Organisations de la société civile ainsi que les institutions nationales des droits de l’homme peuvent soumettre, par écrit, des observations. La procédure est transparente puisqu’en principe, tous les documents transmis par les États défendeurs ainsi que par les tiers intervenants sont publiés sur le site internet du Conseil de l’Europe. De plus, l’ordre du jour annoté des réunions CM/DH est également rendu public avant la tenue desdites réunions. Seuls les échanges oraux au cours des réunions du CM/DH ne sont pas publics, mais les décisions prises sont immédiatement publiées.
Le site internet du Conseil de l’Europe 4 contient de nombreuses informations, en particulier sur le déroulement des procédures, les documents soumis, les décisions prises et une base HUDOC spécifique au processus d’exécution permet d’effectuer des recherches détaillées.
En outre, le CM est aussi chargé du suivi des accords amiables conclus au cours de la procédure. En effet, en cas de règlement amiable, la Cour prend une décision de radiation de l’affaire qui contient un bref exposé des faits et de la solution adoptée. Cette décision est transmise au CM qui surveille l’exécution du règlement amiable.
B. Application en ce qui concerne la France en 2023
Au cours de l’année 2023, 17 nouvelles affaires sont parvenues au stade de l’exécution contre 21 en 2022 et 14 en 2021. 14 affaires ont été closes comme en 2022 (dont 11 seront brièvement examinées ci-dessous, les autres concernant des règlements amiables) contre 17 en 2021.
Le versement de la satisfaction équitable lorsque la Cour l’a prévu ne semble pas avoir donné lieu à des difficultés en 2023 en ce qui concerne la France ; par ailleurs, peu de mesures individuelles ont été prises ou envisagées en raison des circonstances particulières aux affaires en question. Quant aux mesures générales, celles dont le CM a pris note en 2023 pour des affaires contre la France varient significativement selon les affaires concernées.
a) Les résolutions relatives à 5 affaires ne comportent, au titre des mesures générales, que la publication de la décision de la Cour et pas d’autres mesures, parce que les litiges concernaient des situations isolées ou une durée excessive de la procédure. Il s’agit de :
- CourEDH, 7 avril 2022, A.L. c/ France, n° 13344/20, Résolution 13 décembre 2023
L’affaire concernait la comptabilité du refus des juridictions internes d’établir juridiquement la paternité du requérant à l’égard de son fils biologique. La Cour n’a pas constaté de violation substantielle mais une violation de l’article 8 en raison de la durée de la procédure.
- CourEDH, 24 mars 2022, Benghezal c/ France, n° 48045/15, Résolution du 22 février 2023
Une cour d’appel avait condamné le requérant à des dommages et intérêt en des termes susceptibles de le présenter comme coupable d’une infraction pour laquelle il avait été relaxé.
- CourEDH, 12 mai 2022, Tabouret c/ France, n° 43078/15, Résolution du 6 septembre 2023
L’affaire concernait la cession d’une étude d’huissier à la suite de laquelle s’est déroulée une procédure pénale pour escroquerie et abus de confiance. La violation résultait d’une durée excessive de la procédure.
- CourEDH, 9 septembre 2021, Garcia y Rodriguez c/ France, n° 31051/16, Résolution du 5 décembre 2023.
L’affaire concernait la communication tardive des motifs de la condamnation pénale en première instance.
- CourEDH, 7 avril 2022, Callamand c/ France, n° 2338/20, Résolution du 18 octobre 2023
L’affaire concernait le refus injustifié des juridictions d’un droit de visite et d’hébergement de l’enfant d’une ancienne conjointe qui avait été conçu par assistance médicale à la procréation. La Cour a considéré que la motivation de la juridiction interne était insuffisante notamment au sujet de l’intérêt supérieur de l’enfant.
b) Dans une autre affaire, qui était soumise à la procédure soutenue, des mesures générales plus précises ont été prises : CourEDH, 11 juin 2020, Baldassi et autres c/ France, n° 15271/16, Résolution du 13 avril 2023. Cette affaire concernait la liberté d’expression et, plus précisément, des condamnations pénales de onze requérants, militants de la cause palestinienne, pour provocation à la discrimination économique en raison d’actions non-violentes appelant les clients d’un hypermarché à boycotter les produits d’Israël.
La Cour a considéré que, par nature, le discours politique était source de polémiques et souvent virulent. Il est cependant d’intérêt public sauf s’il dégénère en un appel à la violence, à la haine ou à l’intolérance. En l’espèce, la motivation de la Cour d’appel n’était pas circonstanciée notamment à la lumière des facteurs entourant l’appel au boycott (sa teneur, ses motifs et ses circonstances).
À la suite de l’arrêt, la Cour de révision a décidé la réouverture de la procédure pénale. De plus, l’arrêt de la Cour a connu une très large diffusion dans le monde juridique mais aussi à l’intention du public en général. Les exigences de motivation des décisions ont été rappelées aux magistrats qui ont déjà appliqué, plusieurs fois, à d’autres affaires, les principes de l’arrêt Baldassi. Enfin, le ministère de la Justice a rappelé à tous les parquets qu’ils sont invités à poursuivre les seuls faits d’appel au boycott représentant un véritable appel à la haine ou la discrimination et non pas de simples discours et actions politiques.
c) Enfin, plusieurs affaires ont donné lieu à des mesures d’ordre général plus consistantes. Il s’agit des affaires suivantes :
- CourEDH, 25 mai 2019, Chebab c/ France, n° 542/13, Résolution du 13 décembre 2023
Lors d’une tentative de cambriolage, le requérant avait été victime d’un tir d’arme à feu de la part d’un fonctionnaire de police que le requérant avait menacé d’un couteau. Sa plainte avait conduit à un non-lieu pour le fonctionnaire de police. La Cour a constaté une violation des aspects de procédure de l’article 2 de la Convention car l’enquête et l’information judiciaire n’ont été ouvertes que 2 ans plus tard, à l’initiative du requérant. Parmi les mesures générales autres que la publication de l’arrêt, figurent un rappel détaillé des mesures en cas de mise en cause d’un fonctionnaire de police à l’intention des magistrats ainsi que la prise en compte de la problématique dans les formations des fonctionnaires de police.
- Groupe d’affaires Boukrourou 5, résolution du 9 mars 2023
Dans ces trois affaires, un nombre important de mesures générales ont été prises outre la diffusion et la publication des arrêts. En particulier, depuis les faits qui ont conduit aux arrêts, le code de déontologie de la police nationale et de la gendarmerie nationale est entré en vigueur le 1er janvier 2014. Il précise que toute personne appréhendée est placée sous la protection des policiers et préservée de toute forme de violence et de tout traitement inhumain ou dégradant. En outre, l’utilisation de menottes ou d’entraves n’est justifiée que si la personne est dangereuse pour autrui ou pour elle-même ou risque de s’enfuir.
Par ailleurs, les techniques d’immobilisation utilisées par les forces de l’ordre ont évolué : il a été mis fin à la technique dite de l’étranglement et trois nouvelles techniques sont désormais enseignées aux policiers : amener au sol par pivot, contrôle de l’épaule, maîtrise de la tête.
Parallèlement, les procédures disciplinaires et les règles déontologiques ont été renforcées et des formations ont été organisées pour les forces de l’ordre.
- CourEDH, 26 mai 2011, Duval c/ France, n° 19868/08
L’affaire concernait un traitement dégradant d’un détenu au cours d’une extraction médicale en raison du port de menottes, d’entrave et de la présence des agents de l’escorte pendant l’examen médical. La Cour a considéré qu’il n’était pas démontré que ce traitement était strictement nécessaire.
Dans les informations communiquées par les autorités françaises, il est rappelé que l’arrêt de la Cour n’a pas remis en cause le cadre législatif. C’est bien l’administration pénitentiaire qui est chargée des extractions et des transfèrements judiciaires, y compris les extractions médicales. La gendarmerie et la police peuvent être sollicitées en cas de risque sérieux de trouble à l’ordre public ou à la demande de l’administration pénitentiaire pour un renfort. Depuis les faits qui ont conduit à l’arrêt, des notes ont été adressées au personnel de l’administration pénitentiaire sur le port de moyens de contrainte ; de plus, différents niveaux d’escorte ont été prévus et doivent être adaptés aux circonstances de l’extraction elle-même. En outre, le code pénitentiaire impose à l’administration pénitentiaire de respecter le droit au secret médical ainsi que le secret de la consultation. Par ailleurs, les formations initiales et continues des surveillants pénitentiaires intègrent tous ces éléments.
À l’issue de cet examen rapide des résolutions adoptées en 2023, il peut être constaté un contraste entre la précision des raisonnements de la Cour et le caractère relativement général des informations fournies par l’État défendeur, qui mêlent une répétition des arguments, des listes de mesures prises parfois avant même l’arrêt de la Cour et peu de détails sur les modalités de leur mise en œuvre. De plus, les mesures générales consistent, dans la plupart des cas, en une publication de l’arrêt de la Cour, accompagnée d’une information sur le raisonnement de la Cour et d’une incitation des acteurs nationaux à en tenir compte au quotidien. Pour apprécier si les mesures dont le CM a pris note auront conduit à une exécution intégrale et effective des arrêts de la Cour en question, il conviendra de suivre les évolutions de jurisprudence et de pratique nationales ainsi que l’évolution des saisines de la Cour sur des questions connexes.
En termes de bilan, le taux d’exécution des arrêts par la France atteint 96% selon les chiffres de mars 2024 publiés sur la page du service de l’exécution (France – Service de l’exécution des arrêts<br>de la Cour européenne des droits de l’homme (coe.int)), ce qui parait un chiffre élevé. La France se classe ainsi parmi les 10 États membres qui ont le pourcentage le plus élevé. En nombre, 1099 arrêts ont été exécutés sur les 1139 soumis à la procédure d’exécution ; un nombre limité d’arrêts contre la France sont encore soumis à la procédure devant le CM. D’important enjeux subsistent cependant afin que l’exécution fonctionne d’une manière pleinement satisfaisante.
II. LES ENJEUX DU MéCANISME DE L’EXÉCUTION
Les enjeux concernent d’abord les arrêts contre la France non encore exécutés, ensuite le fonctionnement de la procédure elle-même.
A. Enjeux matériels
Parmi les arrêts concernant la France encore à exécuter, cinq affaires ou groupes d’affaires qui font l’objet d’une surveillance soutenue et d’une affaire qui pourrait aussi justifier un tel traitement, méritent l’attention. On peut les présenter en trois catégories qui illustrent des domaines dans lesquels subsistent des difficultés d’exécution. Il s’agit des :
a. Conditions de détention et surpopulation carcérale 6.
CourEDH, 30 janvier 2020, J.M.B et autres c/ France, n° 9671/15
Cette affaire concernait les traitements dégradants subis par des requérants, en raison de la surpopulation carcérale et des mauvaises conditions de leur détention (espace personnel inférieur à 3 m2 dans la majorité des établissements et manque d’intimité dans l’utilisation des toilettes, d’aération, d’hygiène et d’activités hors cellule) dans différents établissements, pendant des périodes différentes depuis 2006 (violation de l’article 3). Cette affaire concernait aussi l’absence de recours interne préventif effectif (violation des articles 13 et 3 combinés), les référés administratifs étant ineffectifs en pratique du fait de la portée limitée des injonctions du juge et des difficultés d’exécution des mesures prononcées. Relevant un problème structurel de surpopulation, la Cour a recommandé à la France, au titre de l’article 46, d’adopter des mesures générales, afin de parvenir à une résorption définitive de la surpopulation.
Des mesures individuelles 7 ont été prises. Quant aux mesures générales, la France a soumis plusieurs plans d’action au CM qui en débattu à plusieurs reprises. De plus, un nombre très élevé de communications ont été faites par différents intervenants, en particulier le Syndicat de la Magistrature, le Conseil national des barreaux, la Commission nationale consultative des droits de l’homme, la Contrôleure générale des lieux de privation de liberté, l’Observatoire international des prisons arguant notamment de l’inefficacité des mesures prises. En ce qui concerne la surpopulation carcérale, les autorités ont, par exemple, indiqué que la loi du 23 mars 2019 de programmation et de réforme pour la justice a modifié la libération sous contrainte, en systématisant l’exécution en milieu ouvert des peines inférieures ou égales à cinq ans de prison, à partir des deux tiers. Cette loi vise aussi à favoriser les alternatives à la détention par des nouvelles peines autonomes, dont la détention à domicile sous surveillance électronique, le développement du travail d’intérêt général, la simplification de l’assignation à résidence sous surveillance électronique de la détention provisoire. Des circulaires ont été adressées aux parquets, les invitant à établir « une politique volontariste de régulation carcérale », en privilégiant les alternatives à la détention. En outre, une sensibilisation de la magistrature et de l’administration pénitentiaire aux alternatives à la détention est menée. Par ailleurs, 15 000 nouvelles places de prison seront créées, portant le nombre à 75 000 d’ici 2027, pour arriver à un taux d’encellulement individuel de 80 %. En outre, les budgets d’entretien des structures ont été augmentés afin d’améliorer les conditions de détention. Au 1er janvier 2019 (date de référence pour l’arrêt de la Cour), il y avait 70 059 détenus. Au 1er janvier 2024, la population carcérale était passée à 75 897 détenus avec des taux moyen d’occupation toujours en hausse.
En ce qui concerne le recours, la loi du 8 avril 2021 a créé un recours permettant aux personnes détenues de saisir le juge lorsqu’elles estiment subir des conditions de détention contraires à leur dignité afin qu’il y soit mis fin. Ce recours s’ajoute au recours administratif en référé-liberté mais sa portée fait l’objet de critiques 8.
L’état de l’exécution de l’arrêt J.M.B. a été examiné par le CM en mars 2024. À cette occasion, la décision suivante a été prise :
« les Délégués (…)
- expriment toutefois leur profonde préoccupation face aux derniers chiffres attestant, depuis l’arrêt de la Cour et le dernier examen du Comité, d’une aggravation de la situation, surtout en maisons d’arrêt et quartiers maisons d’arrêt où se trouvent les personnes en détention provisoire et les condamnés à de courtes peines (cf. taux moyen d’occupation de 147,6 %), et d’une croissance constante de la population carcérale ;
- dès lors, invitent instamment les autorités à reconsidérer leur stratégie de lutte contre la surpopulation, en s’attaquant à ses causes profondes et en évaluant, de manière détaillée, l’impact des dernières réformes, le tout en prenant en considération les recommandations du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) ainsi que les observations des acteurs de terrain ;
- invitent aussi les autorités à examiner sérieusement et rapidement l’idée d’introduire un mécanisme national contraignant de régulation carcérale, selon les modalités qu’il leur appartiendra de déterminer, face à l’urgence de la situation carcérale et compte tenu des recommandations croissantes à ce sujet ;
- invitent les autorités à fournir des informations actualisées d’ici fin mars 2025 au plus tard et décident de reprendre l’examen de cette affaire lors de l’une de leurs réunions DH en 2025. »
b. Droits des étrangers
1. Dans ce domaine, quatre affaires ou groupes d’affaires font l’objet d’une surveillance soutenue
- Groupe – CourEDH, 1er février 2018, M.A. c/ France, n° 9373/15
Éloignement d’un ressortissant algérien en 2015 en dépit d’un risque de mauvais traitements dans le pays de destination.
Violation du droit de recours individuel dans deux affaires, en ce que les autorités ont créé des conditions dans lesquelles les requérants ne pouvaient que très difficilement demander à la Cour européenne une mesure provisoire.
- CourEDH, 28 février 2019, Khan c/ France, n° 12267/16
Défaut de prise en charge et de protection d’un mineur étranger non-accompagné en raison de ses conditions de vie entre 2015 et 2016 dans la « jungle » de Calais et de l’inexécution de l’ordonnance du juge des enfants, destinée à̀ le protéger.
- CourEDH, 25 juin 2020, Moustahi c/ France, n° 9347/14
Placement en rétention de mineurs non accompagnés après leur rattachement arbitraire à un adulte en vue de permettre leur expulsion collective et expéditive de Mayotte vers les Comores, et absence de recours interne effectif en lien avec l’expulsion et la vie familiale des requérants.
- CourEDH, H.F. et autres c/ France, n° 24324/19
Violation du droit d’entrée sur le territoire d’un ressortissant en raison de l’absence de garanties appropriées contre l’arbitraire dans l’examen des demandes de rapatriement des enfants français retenus depuis 2019 dans les camps du nord-est de la Syrie.
2. Quatre affaires ou groupes d’affaires font l’objet d’une surveillance standard.
- Groupe – CourEDH, 15 avril 2021, K.I. c/ France, n° 5560/19
Analyse insuffisante par les autorités administratives et les juridictions des risques de mauvais traitements en cas d’expulsion de ressortissants russes d’origine tchétchène.
- Groupe – CourEDH, 22 juillet 2021, M.D et A.D. c/ France, n° 57035/18)
Placement de mineurs étrangers en rétention avec leur(s) parent(s).
Absence de vérification in concreto du juge du caractère de dernier ressort de la mesure de rétention administrative et non-respect dans une affaire de la mesure provisoire de la Cour européenne.
- Groupe – CourEDH, 8 décembre 2022, M.K. et autres c/ France, n° 34349/18
Inexécution de décisions de justice ordonnant l’octroi de conditions d’accueil à des demandeurs d’asile.
- CourEDH, 7 septembre 2023, Compaoré c/ France, n° 37726/21
Extradition vers le Burkina Faso conditionnée au réexamen de la validité́ et de la fiabilité́ des assurances diplomatiques fournies à la France.
Le nombre et la diversité des affaires relatives au droit des étrangers actuellement soumises à la procédure de surveillance de l’exécution traduit une situation complexe d’un point de vue juridique ainsi que des tensions dans la société à ces sujets. Elles constitueront l’essentiel des affaires contre la France faisant l’objet d’un examen par le CM au cours de l’année 2024.
3. Droit au logement
- CourEDH, 17 octobre 2013, Winterstein et autres c/ France, n° 27013/07
Cette affaire concernait une atteinte au droit au respect du domicile des requérants – 25 personnes pour l’essentiel des gens du voyage sédentarisés depuis longtemps sur des terrains dont ils étaient pour certains propriétaires, généralement locataires ou qu’ils occupaient sans titre – à la suite d’un arrêt de 2005 ordonnant leur expulsion de ces terrains. Cet arrêt ne fut jamais exécuté mais de nombreuses familles ont quitté les lieux.
La Cour a jugé que l’ensemble des requérants n’ont pas bénéficié d’un examen de la proportionnalité de l’ingérence dans leur droit au respect de leur domicile, et que les autorités n’ont pas porté une attention suffisante aux besoins des requérants qui ont demandé à être relogés sur des terrains familiaux (par opposition à ceux qui ont opté pour un logement social et qui ont été relogés). Dans son arrêt relatif à l’article 41 (satisfaction équitable) 9, la Cour a indiqué concernant les mesures individuelles « que l’exécution de l’arrêt au principal implique en premier lieu que les autorités s’engagent à ne pas prendre de mesures en vue de l’exécution forcée de l’arrêt de 2005 et que tous les requérants qui n’ont pas encore été relogés puissent, compte tenu de leur vulnérabilité et de leurs besoins spécifiques, être accompagnés en vue de leur accès à un hébergement, sur un terrain familial ou en logement social selon leurs souhaits, et bénéficient, dans cette attente, d’un hébergement durable sans risque d’expulsion.
Entre 2018 et 2021, les autorités ont soumis cinq plans d’action. Des mesures individuelles ont été prises pour certains des requérants mais restent partielles 10.
En ce qui concerne les mesures générales, l’arrêt a été publié et largement diffusé. De plus, la jurisprudence nationale a évolué : désormais, est exercé un contrôle de proportionnalité de la mesure d’expulsion sur le droit des requérants au respect de leur domicile et du délai dans lequel elle doit intervenir. La Cour, dans son arrêt sur l’article 41, s’est d’ailleurs félicitée de cette évolution. Toutefois, les questions soulevées par l’exécution de cet arrêt – toujours en cours devant le CM depuis plus de 10 ans – sont pour le moins complexes et pourraient entrer dans les critères justifiant une procédure soutenue.
B. Enjeux de procédure
Le rôle des délégations nationales dans le mécanisme de surveillance de l’exécution des arrêts de la Cour est particulièrement complexe : chaque représentant joue à la fois le rôle de représentant de l’État défendeur et le rôle de gardien de la Convention. Si la procédure a jusqu’à maintenant plutôt bien fonctionné, c’est en grande partie dû à la relation de confiance et de complémentarité qui s’est instaurée entre les États membres du Conseil de l’Europe donc parties à la Convention et le Secrétariat en l’occurrence le Service de l’Exécution. D’ailleurs, de nombreux outils existent au sein du Conseil de l’Europe pour convaincre les États de mieux exécuter les arrêts et les aider à le faire. Par exemple, le Service de l’Exécution mène une action proactive de dialogue et soutien des États notamment par l’organisation de réunions dans les capitales afin de mobiliser toutes les énergies autour de l’exécution des arrêts. Ce fut le cas, par exemple à Paris le 14 avril 2023, au sujet de l’arrêt J.M.B. Les programmes de coopération de l’Organisation peuvent aussi être utilisés et le sont, ainsi que le Fonds fiduciaire pour les droits de l’Homme qui permet d’aider les États à concevoir et mettre en œuvre les mesures nationales nécessaires pour exécuter les arrêts de la Cour. Depuis sa création en mars 2008 à l’initiative de la Norvège, il a soutenu 52 projets de ce type. La Banque du Conseil de l’Europe peut également être sollicitée si les questions relèvent de son domaine d’intervention.
Enfin, mais surtout, le rôle de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe est crucial pour assurer, en particulier, le lien avec les parlements nationaux. En outre, afin de soutenir les États dans la mise en œuvre de cet engagement, la participation de tous les acteurs concernés au suivi des arrêts, tant sur le plan national qu’en liaison avec le processus d’exécution, est essentielle.
Des difficultés existent cependant pour l’exécution des arrêts dans les affaires interétatiques ou dans les affaires extrêmement complexes, par exemple celles dont l’exécution de l’arrêt a une dimension constitutionnelle 11.
S’ajoute la question complexe d’un point de vue juridique et politique de l’exécution des arrêts par la Fédération de Russie qui n’est plus membre du Conseil de l’Europe depuis le 16 mars 2022 et a cessé d’être une Haute Partie contractante à la Convention le 16 septembre 2022 mais reste cependant liée par les obligations découlant de la Convention, y compris l’exécution des arrêts de la Cour.
En cas de blocage, une procédure de recours en manquement a été instaurée depuis 2010. Elle permet au CM de saisir la Cour de la question de savoir si un État a refusé de se conformer à un arrêt définitif. Si la Cour constate un tel refus, elle renvoie l’affaire au CM pour poursuivre la procédure de suivi. Il est certain que l’utilisation de cette procédure par le CM constitue un signal fort adressé à l’État concerné, cependant, il parait probable qu’elle sera rarement utilisée et rien ne garantit qu’elle permettra d’accélérer l’exécution d’un arrêt.
Face à ces défis, il est rassurant que le 4ème Sommet des chefs d’État et de gouvernements du conseil de l’Europe de mai 2023 ait permis de réaffirmer, en des termes particulièrement forts, l’engagement des États membres :
« Nous, chefs d’État et de gouvernement, nous sommes réunis à Reykjavík les 16 et 17 mai 2023 pour faire front commun contre la guerre d’agression menée par la Russie contre l’Ukraine, et pour définir de nouvelles priorités et donner une nouvelle orientation aux travaux du Conseil de l’Europe. »
« Nous réaffirmons notre engagement profond et constant à l’égard de la Convention européenne des droits de l’homme et de la Cour européenne des droits de l’homme en tant que garants ultimes des droits de l’homme sur notre continent, aux côtés de nos systèmes démocratiques et judiciaires nationaux. Nous réaffirmons l’obligation qui nous incombe au premier chef en vertu de la Convention de garantir à toute personne relevant de notre juridiction les droits et libertés définis dans la Convention conformément au principe de subsidiarité, ainsi que l’obligation inconditionnelle de nous conformer aux arrêts définitifs de la Cour européenne des droits de l’homme dans tout litige auquel nous sommes parties. »
CONCLUSION
La procédure de requête individuelle que les auteurs de la Convention avaient envisagée comme une option a été progressivement acceptée par tous les États parties et est devenue obligatoire. Elle fait désormais partie de l’ADN de la Convention. À l’origine d’une affaire, se trouvent un individu et une situation spécifique. A son terme, émerge un ordre public européen qui assure la mise en œuvre d’un engagement par l’État défendeur sous la surveillance d’une communauté d’États regroupés autour des valeurs du Conseil de l’Europe : la démocratie, les droits humains et l’Etat de droit. Cependant, lesdites valeurs sont aujourd’hui contestées en Europe comme elles le sont dans d’autres régions du monde. Ce n’est que si les individus ont la perception qu’une requête peut réellement changer la situation -c’est à dire changer leur vie- que l’adhésion des citoyens à l’œuvre européenne sera renforcée. Ce n’est aussi que si les gouvernements ont conscience que d’une requête individuelle peuvent émerger des changements significatifs de leur droit et pratique qu’ils prendront les mesures préventives pour que le nombre de requêtes diminue, un objectif partagé par toutes les parties prenantes à la Convention.
Notes:
- Les idées exprimées dans ce texte n’engagent que leur auteur. ↩
- Pour une présentation détaillée de la procédure d’exécution et de ses enjeux, V. Michel de Salvia, « L’exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme », Revue québécoise de droit international, Hors-série, décembre 2020, « 70 ans de la Convention européenne des droits de l’homme : L’Europe et les droits de la personne », pp. 271-286. ↩
- Le CM peut, à tout moment au cours du processus de surveillance, décider d’examiner toute affaire en procédure soutenue sur proposition d’un État membre ou du Secrétariat. Une affaire peut être transférée d’une procédure à l’autre par décision du CM. ↩
- https://www.coe.int/fr/web/execution/committee-of-ministers-human-rights-meetings, les descriptions des arrêts ainsi que les données relatives à leur exécution, notamment les mesures présentées au CM par l’État, utilisées dans cette publication, proviennent de ce site ↩
- CourEDH, 6 novembre 2017, Boukrourou et autres c/ France, n° 30059/15 (recours excessif à la force lors d’une arrestation, violation matérielle de l’article 3) ; CourEDH, 21 juin 2018, Semache c/ France, n° 36083/16 (décès lors d’une arrestation, violation matérielle de l’article 2) ; CourEDH, 30 avril 2020, Castellani c/ France, n° 43207/16 ; recours excessif à la force lors d’une arrestation, violation matérielle de l’article 3 ↩
- V. à ce sujet l’ intervention de Béatrice Pastre-Belda ↩
- les autorités ont versé les sommes allouées à 18 requérants et ont consigné les sommes concernant les 14 autres requérants n’ayant pas fourni les pièces nécessaires au paiement, malgré des relances. À propos de la situation individuelle des requérants, 26 ont été libérés de manière définitive, un est en semi-liberté et un est sous surveillance électronique probatoire à une liberté conditionnelle ↩
- voir, notamment, « Surpopulation carcérale : état des lieux et perspective », Journée d’étude du 7 octobre 2022 Institut Maurice Hauriou, Université Toulouse Capitole : https://imh.ut-capitole.fr/accueil/activites-de-recherche/colloques-et-conferences-filmes-revivez-nos-colloques/surpopulation-carcerale-etat-des-lieux-et-perspective-journee-detude-imh ↩
- CourEDH, 28 avril 2016, Winterstein et autres c/ France, n° 27013/07 ↩
- Un logement social a été attribué à six familles ; un requérant a trouvé un logement durable et ; une requérante n’a pas donné de suite à sa demande de logement social. Des mesures individuelles restaient à prendre pour 17 requérants : neuf souhaitaient s’installer sur un terrain familial et huit être régularisés sur le terrain occupé de facto. Une étude spécifique sur les besoins de relogement de ces requérants a été menée par un bureau spécialisé sur l’habitat des gens du voyage, dont le pilotage et suivi a été confié à la direction départementale des territoires du Val d’Oise. Des solutions de relogement seraient en cours/possibles pour six requérants (logement social ou terrain pour gens du voyage de la commune d’Herblay). La situation serait réglée (tolérance communale) pour quatre requérants souhaitant rester là où ils se trouvent. Enfin, des solutions devraient pouvoir être trouvées pour les autres requérants (un a disparu) – après révision du schéma départemental d’accueil des gens du voyage du Val d’Oise (prévue pour fin 2020). ↩
- V. par ex. : CourEDH, 22 décembre 2009, Sejdić et Finci c/ Bosnie-Herzégovine. La Cour a jugé discriminatoires les dispositions constitutionnelles instaurées par les accords de paix de Dayton selon lesquelles seules les personnes appartenant aux « peuples constituants » (Bosniaques, Croates ou Serbes) sont éligibles à la présidence tripartite et au Sénat (violation de l’article 14 combiné avec l’article 3 du Protocole n° 1, violation de l’article 1 du Protocole n° 12) ↩