L’accès aux origines pour les enfants nés par assistance médicale à la procréation avec tiers donneur : quitus double. A Propos de l’affaire CourEDH, 7 sept. 2023, Gauvin-Fournis et Silliau c/ France, n° 21424/16 et n°45728/17
Par Marie Mesnil, Maîtresse de conférences en droit privé, Chercheuse à l’IDEP, Faculté de droit, économie, management Jean Monnet – Université Paris-Saclay – 1er juillet 2024
L’arrêt Gauvin-Fournis et Silliau contre France du 7 septembre 2023 est la première décision rendue par la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après CourEDH) à propos de l’accès aux origines des personnes issues d’un don de gamètes et ce, peu de temps après que la loi du 2 août 2021 relative à la bioéthique a organisé la levée de l’anonymat du donneur de gamètes en France.
En l’espèce, les requérants, nés pour l’une en 1980 et pour l’autre en 1989, ont tous les deux été conçus par insémination artificielle avec sperme issu d’un donneur avant l’entrée en vigueur des premières lois de bioéthique. Après avoir appris son mode de conception à l’âge de vingt-neuf ans, la première requérante adresse sa première demande, le 22 février 2010, au centre d’études et de conservation des œufs et du sperme (CECOS) de Bondy afin d’obtenir des informations sur le donneur de gamètes à l’origine de sa conception (âge, situation professionnelle, nombre de personnes issues de ses gamètes et antécédents médicaux). En l’absence de réponse, elle saisit la commission d’accès aux documents administratifs (CADA) qui, le 27 juillet 2010, refuse de lui communiquer ces informations au nom du principe d’anonymat du don. Le rejet de ses demandes par le tribunal administratif de Montreuil, le 14 juin 2012, est confirmé par la cour administrative d’appel de Versailles, le 2 juillet 2013. En prenant appui sur l’avis qu’il a rendu dans le cadre d’une autre affaire le 13 juin 2013, le Conseil d’Etat rejette enfin son pourvoi au nom du secret médical et de l’anonymat du don (CE, 12 nov. 2015). En parallèle, le second requérant épuise également les voies de recours internes sans obtenir communication d’aucune information sur le donneur dont il est issu, que ce soit son identité, ses antécédents médicaux ou encore ses motivations, sa situation familiale ou sa description physique : refus de la CADA, le 22 décembre 2010 ; rejet du tribunal administratif de Paris, le 6 décembre 2013 ; confirmation du rejet par la cour administrative d’appel de Versailles, le 22 janvier 2016 ; décision de rejet du Conseil d’Etat, le 23 décembre 2016.
La requérante et le requérant (nos 21424/16 et 45728/17) saisissent la CourEDH le 15 avril 2016, pour la première, et le 23 juin 2017, pour le second, en invoquant une atteinte à l’article 8 de la Convention, pris isolément et combiné avec l’article 14. Au cours de l’instruction du dossier, l’article 5 de la loi n° 2021-1017 du 2 août 2021 relative à la bioéthique organisant la levée de l’anonymat du donneur de gamètes, par exception au principe inscrit à l’article 16-8 du Code civil, a été adopté 1. Le principe de l’anonymat demeure au moment du don de gamètes mais, depuis le 1er septembre 2012 2, le recueil des gamètes est conditionné au consentement des donneurs à la levée de leur anonymat. À leur majorité, les personnes issues d’un don peuvent désormais demander à la Commission d’accès des personnes nées d’une assistance médicale à la procréation (AMP) aux données des tiers donneurs (CAPADD), la communication de l’identité de leur donneur (ou DI pour données identifiantes), ainsi que des données non identifiantes (DNI) définies limitativement par la loi 3. À partir du 1er avril 2025, seuls les gamètes relevant de ce « nouveau régime » pourront être utilisés 4.
Des dispositions transitoires ont toutefois été adoptées lors de la navette parlementaire permettant une forme de rétroactivité à la levée de l’anonymat. Depuis le 1er septembre 2022, les anciens donneurs de gamètes peuvent, d’une part, contacter de leur propre initiative les CECOS ou la CAPADD pour consentir à la communication de leur DI et DNI. Ils peuvent, d’autre part, être recherchés et recontactés par cette commission, lorsqu’elle est saisie d’une demande en ce sens, afin de leur demander s’ils consentent à la levée de leur anonymat. Ces évolutions législatives sont au cœur de l’affaire jugée par la CourEDH puisqu’elles trouvent précisément à s’appliquer à la situation des deux requérants. En particulier, la première requérante a en effet saisi, le 7 octobre 2022, la CAPADD d’une demande d’accès à ses origines. Après des recherches, la commission a pu retrouver l’identité de son donneur de gamètes mais en raison de son décès – dont elle a informé la requérante –, elle n’a pu l’interroger et n’a donc communiqué aucune information sur lui.
Compte tenu de ces évolutions récentes du droit français, le gouvernement soutient, de manière liminaire, la perte de la qualité de victime des requérants (§76). Mais pour la CourEDH, les requérants « peuvent toujours se prétendre victimes au sens de l’article 34 de la Convention » dès lors que la possibilité de saisir la CAPADD est intervenue plus de douze ans après leurs demandes initiales, bien après que les juridictions internes se soient prononcées sur les violations alléguées de la Convention » (§79). Elle ajoute également que les autorités françaises n’ont jamais expressément reconnu, que ce soit lors des procédures internes ou devant elle, une violation des droits de requérants (§79). Aussi, décide-t-elle de juger les deux affaires, de manière jointe, au regard des dispositions transitoires de la loi du 2 août 2021 (§80).
Il s’agit alors de déterminer l’étendue des obligations auxquelles les Etats parties à la Convention, dont la France, sont tenus en matière d’accès aux origines pour les personnes conçues à partir d’un don de gamètes. Dans un premier temps, la Cour retient que la France devait remplir l’obligation positive de garantir aux intéressés un droit d’accès à leurs origines, et partant « le respect effectif de leur vie privée » (§110). En effet, ce sont les lacunes du système juridique français, qui n’organisait pas la levée de l’anonymat à l’époque, qui sont mises en cause par les requérants. Dans un second temps, la Cour définit la marge d’appréciation qui doit être reconnue à l’Etat en prenant en compte trois éléments. Deux données plaident en faveur d’une ample marge d’appréciation de la France, à savoir, d’une part, le fait que le sujet est relatif à l’éthique et est controversé et, d’autre part, l’absence de consensus européen au sujet des origines. En revanche, un paramètre restreint nettement cette marge : les origines constituent un aspect essentiel de l’identité des personnes. Se pose alors la question « de savoir si, en rejetant les demandes de la requérante et du requérant d’accéder à l’identité du tiers donneur et à des informations non identifiantes sur ce dernier, sur le fondement du principe de l’anonymat du don de gamètes, l’État défendeur, compte-tenu de la marge d’appréciation dont il disposait, a ou non, méconnu son obligation positive de garantir le respect de la vie privée des requérants » (§115).
La CourEDH procède donc à son contrôle en vérifiant si l’intérêt général et les intérêts des requérants ont été suffisamment mis en balance par les différentes juridictions lorsqu’elles ont fait application du droit mais aussi par le législateur qui n’a procédé à une réforme sur le sujet que très récemment. Après de longs développements, la Cour conclut par quatre voix contre trois qu’ « eu égard à la marge d’appréciation de l’État, fusse-t-elle réduite », la France « n’a pas méconnu son obligation positive de garantir à la requérante et au requérant le respect effectif de leur vie privée » (§132). Les trois juges qui ont estimé qu’une violation aurait dû être retenue expliquent leur point de vue dans une opinion dissidente commune.
Dans cette décision devenue définitive, le 19 février 2024, à la suite du refus de renvoyer l’affaire en grande chambre, la CourEDH donne donc quitus à la France quant à la réforme qu’elle a adoptée à l’égard des personnes conçues par don de gamètes. Compte tenu des intérêts en présence et de leur mise en balance, elle estime ne pas pouvoir « reprocher à l’État défendeur son rythme d’adoption de la réforme » (I), ni même son contenu, semble-t-il, puisqu’il est jugé satisfaire l’obligation positive à laquelle la France était tenue (II).
I. CONVENTIONNALITÉ DU RYTHME D’ADOPTION DE LA REFORME
Pour la CourEDH, il ne saurait être reproché « à l’État défendeur son rythme d’adoption de la réforme et d’avoir tardé à consentir à une telle réforme » (§123) dans la mesure où les intérêts en cause ont été mis en balance par les juridictions internes dans le cadre des deux affaires (A) mais également, à de nombreuses reprises, par le législateur français (B).
A. Une mise en balance des intérêts en présence satisfaisante
La CourEDH vérifie si les motifs retenus par les juges internes et présentés par le gouvernement français devant elle procèdent à une mise en balance suffisante de l’intérêt général et des intérêts des requérants (§115).
Dans un premier temps, les arguments des requérants sont repris par la Cour. Parmi ceux, nombreux, mobilisés par la requérante, deux éléments méritent d’être soulignés. D’une part, l’ingérence de l’Etat français dans l’exercice de son droit à l’identité ne reposerait pas sur une base légale claire dans la mesure où le principe d’anonymat, imposé à l’article 16-8 du Code civil, ne concernerait que le donneur et le receveur. D’autre part, cette ingérence ne serait pas nécessaire dans une société démocratique car elle ne ménage pas un juste équilibre entre les intérêts en présence. Elle soutenait en définitive que le système de l’anonymat absolu du don de gamètes, qui couvre toutes les informations relatives au don, « ne prend en compte que les rapports entre le donneur et le receveur au détriment des droits de l’enfant » (§88).
Quant au requérant, il fait valoir une atteinte à l’article 8 de la Convention autant sur le volet vie privée que sur le volet vie familiale. En effet, il souhaitait obtenir des informations sur sa fratrie et « n’envisage pas d’avoir des enfants sans connaître le patrimoine génétique qu’il va transmettre » (§91). Les juges strasbourgeois écartent toutefois le volet familial de l’article 8 au profit du seul volet vie privée qui est suffisant pour couvrir la protection du droit à la connaissance de ses origines (§109). En effet, l’article 8 tel qu’interprété par la Cour protège « un droit à l’identité et à l’épanouissement personnel » auquel contribuent « l’établissement des détails de son identité d’être humain et l’intérêt vital, protégé par la Convention, à obtenir des informations nécessaires à la découverte de la vérité concernant un aspect important de son identité personnelle, par exemple l’identité de son géniteur » (§106). Au soutien de ces affirmations sont notamment citées les jurisprudences Odièvre c. France 5 et Godelli c. Italie 6 relatives à l’accouchement sous X (§112).
Pourtant, comme le souligne le gouvernement français, la situation d’un enfant né d’une AMP avec tiers donneur n’est pas comparable à celle d’un enfant né sous X essentiellement du fait du geste initial (un don vs. un abandon). Il est également possible d’ajouter qu’en cas d’accouchement sous X, la gestatrice et le géniteur sont les « parents de naissance » qui échappent à leur statut de parent du fait du secret de l’accouchement. Au contraire, les donneurs de gamètes n’ont jamais eu vocation à devenir les parents des enfants qui sont issus de leur don : selon l’article 342-9 du Code civil, « aucun lien de filiation ne peut être établi entre l’auteur du don et l’enfant issu de l’assistance médicale à la procréation » et, de toute façon, en l’absence d’une telle interdiction, seul le donneur de spermatozoïdes pourrait revendiquer un statut de père du fait de sa qualité de géniteur. En effet, les donneurs de gamètes sont aussi bien des donneurs de spermatozoïdes que des donneuses d’ovocytes, voire les deux dans le cas d’un accueil d’embryons et, en droit français, les ovocytes ne font pas la maternité, à la différence de l’accouchement.
Du côté du gouvernement français, les considérations d’intérêt général qui justifiaient l’anonymat absolu du don de gamètes sont rappelées : l’ingérence, prévue par l’article 16-18 du Code civil, vise « la protection des droits et libertés d’autrui, ceux des parents légaux, du donneur et de l’enfant né du don de gamètes » (§98). Il est également rappelé qu’en 1994 l’anonymat avait été choisi comme la « moins mauvaise solution » pour protéger le caractère social et affectif de la filiation. Le régime applicable au don de gamètes est, au surplus, « aligné sur celui de l’ensemble des éléments du corps humain, traduit la conception française du respect dû à ce corps, qui repose sur l’éthique et la solidarité » (§99). D’autres arguments ont également pu être avancés devant les juridictions internes, comme le risque d’une baisse substantielle du nombre de dons de gamètes.
La Cour examine de quelle manière les intérêts en présence ont été mis en balance par les juridictions nationales mais également par le législateur français qui a préféré « ne pas distinguer l’anonymat des dons de celui du donneur malgré les propositions de lever celui de ce dernier » (§120).
B. Une mise en retrait de la CourEDH au profit du législateur national
Dans cette affaire, la CourEDH fait preuve d’une réserve importante au profit du législateur national. Ce self restraint s’explique par le principe de subsidiarité mais aussi par des éléments plus conjoncturels : en effet, la question relève de la compétence du législateur national, les débats démocratiques ont été très riches, il n’existe pas de consensus européen en la matière et enfin, le droit français vient d’évoluer significativement sur ce sujet.
Premièrement, la Cour reconnait que les juridictions françaises, qui ont été saisies dans ces deux affaires, n’auraient pas pu répondre autrement compte tenu du droit français. Elles ont d’ailleurs elles-mêmes soulignées que « les demandes de la requérante et du requérant contenaient un appel à de profonds bouleversements juridiques du droit civil et du droit de la procréation et relevaient de la compétence du législateur avant tout » (§116). Les juges strasbourgeois reprennent à leur compte cette préoccupation en soulignant qu’il s’agit, d’une part, de respecter le principe de séparation des pouvoirs et, d’autre part, de laisser au décideur national le soin de trancher ces questions de société (§116). Le Conseil constitutionnel adopte la même position en retenue sur les questions dites de société dans sa jurisprudence 7.
Deuxièmement, la Cour prend en compte les débats parlementaires pour déterminer « si les choix législatifs à l’origine de la violation alléguée et l’impact qu’ils ont eu sur les requérants sont constitutifs ou pas d’un manquement de l’État à son obligation positive de leur garantir le respect effectif de leur vie privée » (§117). Elle juge alors que les choix législatifs qui ont été effectués « résultent de débats extrêmement approfondis et dont la qualité ne peut être mise en doute » (§188). Non seulement « chaque loi de bioéthique a été précédée d’un débat public sous forme d’états généraux, afin de prendre en considération l’ensemble des points de vue et de peser au mieux les intérêts et droits en présence » (§118), mais cette question a, en outre, été débattue à plusieurs reprises en 1994, 2004 et 2011. L’intensité et la qualité du débat démocratique sont prises en considération par la Cour pour écarter une violation de l’article 8 8.
Troisièmement, la Cour souligne l’absence « de consensus [européen] sur la reconnaissance du droit d’accès aux origines des personnes nées de dons » ; il y a « seulement une tendance récente en sa faveur, ce qui ne lui permet pas de dire que les personnes dans la situation de la requérante et du requérant auraient dû, à l’instar, de celles nées sous X, se voir offrir plus tôt la possibilité de saisir une commission d’accès aux origines » (§121).
Quatrième et dernièrement, la Cour acte le fait que l’évolution récente de la loi française a été délicate à adopter. Les revendications des personnes conçues par don de gamètes ont été entendues dans le cadre de la loi du 2 août 2021 qui permet la levée de l’anonymat, même si « des débats extrêmement tendus ont précédé l’adoption de [ce texte] et ont accompagné la recherche d’un consensus sur les modalités de mise en œuvre de la réforme et de la reconnaissance du droit d’accès aux origines. Le processus législatif a ainsi démontré la sensibilité et la complexité de la question de l’ouverture d’un tel droit » (§122).
De l’ensemble de ces éléments, la CourEDH déduit « que le législateur a bien pesé les intérêts et droits en présence au terme d’un processus de réflexion riche et évolutif sur la nécessité de lever l’anonymat du donneur » (§123). Il ne peut être reproché à la France le rythme de la réforme, ni même d’ailleurs son contenu, semble-t-il.
II. CONVENTIONNALITÉ DU CONTENU DE LA RÉFORME
Dans l’arrêt Odièvre, la possibilité de saisir le CNAOP avait suffi à convaincre la CourEDH de l’absence de violation de l’article 8 de la Convention ; il en va de même, en matière de don de gamètes. Le dispositif adopté par la loi française du 2 août 2021 est jugé conforme aux articles 8 et 14 de la Convention et ce, quand bien même l’intensité du débat démocratique a été moindre sur le contenu de la réforme une fois que le principe en a été acté. Les insuffisances du dispositif sont nombreuses (A), même si elles peuvent en pratique être palliées (B).
A. Une indulgence à l’égard des insuffisances résultant des textes
Les griefs des requérants visaient les deux volets de l’accès à l’identité et aux données non identifiantes, à savoir, d’un côté, le dispositif applicable à toutes les personnes conçues par don de gamètes après le 31 mars 2025 et, de l’autre, les dispositions transitoires visant les donneurs « ancien régime ».
La Cour écarte d’emblée toutes les critiques visant le régime de la levée de l’anonymat applicable à l’avenir en France, c’est-à-dire après le 31 mars 2025, car elle n’est « saisie que de l’examen des dispositions applicables à l’égard de la requérante et du requérant » (§130). Elle se concentre uniquement, dans sa décision, sur les dispositions transitoires permettant de rechercher les anciens donneurs de gamètes afin qu’ils consentent à la communication de leur identité et de leurs DNI. Deux questions sont alors successivement traitées : la première porte sur la communication des données médicales non identifiantes et la seconde sur l’impossibilité d’obtenir le consentement du donneur de gamètes.
Devant les juridictions nationales, les deux requérants ont demandé à obtenir des informations de nature médicale, en particulier les antécédents médicaux de leur donneur de gamètes. Ces données, bien que sensibles, ne sont pas identifiantes et pourtant, les juridictions nationales ont toujours refusé leur communication. La CourEDH procède alors à un contrôle de conventionnalité sur ce point précis : ces données sont « couvertes par le secret absolu du donneur et le secret médical, sous la réserve des dérogations prévues au profit du médecin » (§124). Or, « le respect du caractère confidentiel des informations relatives à la santé constitue un principe essentiel du système juridique » de tous les Etats parties à la Convention (§125). Par ailleurs, il existe en droit français une exception prévue par les textes : pour des nécessités médicales (auparavant thérapeutique), un médecin peut accéder aux informations médicales non identifiantes et cela peut également se faire à titre préventif afin d’éviter un risque de consanguinité. Enfin, il n’existe pas « de consensus européen sur la communication des informations médicales et le droit d’être informé sur sa santé » dans le cadre du don de gamètes (§127). En conclusion, il ne saurait être reproché à la France d’avoir fait prévaloir l’exigence de respect du secret médical sur le droit des requérants au respect de leur vie privée.
La Cour se penche ensuite sur l’impossibilité d’obtenir le consentement du donneur de gamètes « ancien régime ». La levée de l’anonymat est en effet subordonnée à son consentement : c’est d’ailleurs cet élément qui a permis au dispositif transitoire d’obtenir son brevet de constitutionnalité. A l’occasion de l’examen d’une question prioritaire de constitutionnalité posée par un ancien donneur de gamètes, le Conseil constitutionnel a jugé qu’il n’y avait pas d’atteinte à la garantie des droits dans la recherche, l’identification et contact des anciens donneurs et la communication des informations les concernant dès lors que cette communication est subordonnée au consentement de ce dernier 9.
La CourEDH précise ne pas sous-estimer « les craintes de la requérante et du requérant que les donneurs ne soient pas retrouvés, compte tenu des difficultés à retrouver leurs dossiers, ou qu’ils ne consentent pas à la divulgation des informations les concernant puisqu’un anonymat absolu et définitif leur avait été garanti » (§131). Elle rappelle ensuite que c’est d’ailleurs le cas pour la requérante qui a saisi la CAPADD : le décès de son donneur de gamètes fait obstacle à toute communication d’informations (DI et DNI). Sur ce point, la Cour renvoie à nouveau à « la décision du législateur [qui] procède du souci de respecter les situations nées sous l’empire de textes antérieurs » (§131). Il est néanmoins important de souligner que les débats parlementaires n’ont pas été très nourris au sujet du décès du donneur de gamètes et que les intérêts en présence ne sont plus exactement les mêmes dans la mesure où le décès de la personne met fin au droit au respect de sa vie privée. Par ailleurs, la solution retenue en matière d’accouchement dans le secret est différente : en l’absence de refus exprimé de son vivant par la « mère » de naissance, le décès de celle-ci permet au CNAOP de communiquer son identité. Il aurait pu en être de même pour le don de gamètes et on peut gager qu’un tel régime aurait été jugé conforme aux droits et libertés que la Constitution garantit, d’une part, et aux droits fondamentaux protégés par la Convention, de l’autre.
L’office des juges strasbourgeois est limité à l’examen de la conventionnalité du droit applicable. Le dispositif adopté en France est jugé conforme en raison des nombreuses difficultés pratiques que rencontrent la CAPADD pour retrouver les anciens donneurs. Le système d’archivage des centres de don est bien souvent archaïque avec des fiches bristols, soit incomplètes et rendant impossible l’identification du donneur, soit difficiles à recouper et rendant l’appariement entre donneurs et personnes issues du don délicat, voire impossible 10. Le premier rapport annuel d’activités de la CAPADD présente ainsi des résultats mitigés : sur les 434 demandes jugées recevables émanant de personnes à la recherche de leurs origines, seuls 101 donneurs ont été identifiés, 73 donneurs vivants contactés et 3 seulement ont finalement donné leur accord à la transmission de leur identité et de leurs données non-identifiantes 11.
B. Un contournement possible des textes par des pratiques illégales
Un dernier élément n’est enfin que peu abordé dans la décision de la Cour européenne : les relations de germanité. Il s’agissait pourtant d’une revendication forte des deux requérants. La requérante désirait savoir si elle et son frère étaient issus du même donneur et le requérant cherchait, quant à lui, à pouvoir connaître l’existence d’éventuels demi-frères et sœurs biologiques (que ce soient les enfants du donneur mais aussi les autres personnes issues de son don). Cet angle mort du dispositif français – qui ne permet d’accéder qu’à l’identité du donneur lui-même – n’est pas repris par la CourEDH dans son examen de l’affaire. Un tel oubli ne peut qu’être déploré car la prise en compte des liens de germanité permettrait de porter un regard plus riche sur les origines biologiques : ne s’agit-il que d’un lien vertical entre un géniteur et/ou une génitrice et les personnes conçues à partir de leurs gamètes, qui dirait de là où on vient ? Au contraire, les origines ne peuvent-elles être entendues comme une forme de généalogie englobant tous les liens, y compris horizontaux que l’on peut entretenir avec les personnes avec lesquelles on partage un bout d’histoire (une conception par don de gamètes) et de matériels génétiques (une conception par le même don de gamètes) ?
Quoiqu’il en soit, les lacunes juridiques dénoncées par les requérants (qu’il s’agisse de la nécessité d’obtenir le consentement du donneur, du décès du donneur comme obstacle dirimant à la levée de l’anonymat ou encore, de l’absence de prise en compte des relations de germanité), ainsi que les difficultés pratiques (au premier lieu desquelles l’impossibilité de retrouver le donneur à partir des archives des centres de don) peuvent être palliées par l’usage des tests génétiques. Cet élément a d’ailleurs été très largement pris en compte pour justifier la levée de l’anonymat en droit interne, comme le souligne la Cour, le législateur français a notamment tenu compte « du caractère obsolète du maintien de l’anonymat du donneur au vu de l’évolution des technologies, en particulier du développement des tests génétiques dits récréatifs » (§122). Le recours aux tests génétiques, en dehors d’une procédure judiciaire ou d’une justification médicale, est pourtant interdit par le droit français ((article 16-11 du Code civil et article 226-28-1 du Code pénal)) mais ces derniers sont accessibles relativement facilement par internet. Peu coûteux, ils permettent alors aux personnes de retrouver leurs donneurs de gamètes (avec a priori de meilleurs résultats que la CAPADD) mais également leur famille (notamment lorsque le donneur est décédé) et toutes les personnes issues du même donneur (les demi-frères et sœurs biologiques).
En définitive, nous ne pouvons que regretter, comme les trois juges dans leurs opinions dissidentes, qu’aucune violation n’ait été reconnue à l’égard des requérants. Le droit français a certes évolué mais la situation personnelle des requérants n’a pas été reconnue : leur combat judiciaire a duré plus de douze ans et ils n’ont toujours pas accès aux informations demandées. Pour l’une, le décès du donneur a fait obstacle à tout consentement et à toute information, tandis que pour l’autre, demeure l’impossibilité d’accéder aux informations détenues par l’Etat pendant des années. Un renvoi devant la Grande chambre aurait certainement permis d’approfondir ces points et, en particulier, la possible levée de l’anonymat en cas de du décès du donneur. Le rejet de cette demande, intervenue le 19 février 2024, laisse penser que ces éléments paraissent secondaires par rapport au changement de paradigme opéré par le législateur français en organisant la levée de l’anonymat.
En somme, du moment que la France a mis en place un système permettant, comme en matière d’accouchement sous X 12, de solliciter la levée de l’anonymat du donneur de gamètes, sous réserve du consentement de celui-ci, il n’y a pas de violation de l’article 8 de la Convention. Qu’importe que le système ne permette pas effectivement pour chacun et chacune d’accéder aux informations identifiantes et non identifiantes (DI et DNI) : la seule possibilité de demander ces informations semble suffisante. En dehors des informations médicales – dont elle examine avec soin la conventionnalité de la limitation de leur transmission – la CourEDH ne discute pas le type d’informations qui peuvent être communiquées par la CAPADD. La très grande diversité des pratiques au sein des Etats parties à la Convention peut expliquer cette retenue. Même s’il s’agit d’un élément de l’identité personnelle qui mérite une protection particulière, il n’y aura vraisemblablement pas de condamnation tant qu’un véritable consensus n’aura pas émergé sur le sujet en Europe… même si cela peut se jouer, comme en l’espèce, à très peu de voix.
Notes:
- art 16-8-1 du Code civil ↩
- selon la date fixée par le décret n° 2022-1187 du 25 août 2022 ↩
- âge ; état général au moment du don ; caractéristiques physiques ; situation familiale et professionnelle ; pays de naissance ; motivations de leur don, rédigées par leurs soins, selon l’article L. 2143-3 du Code de la santé publique ↩
- décret n° 2023-785 du 16 août 2023 ↩
- CourEDH, Gde ch., 13 févr. 2003, n° 42326 ↩
- CourEDH, 25 sept. 2012, n° 33783/09 ↩
- V. Marie-Xavière Catto, « La Constitution, la famille et la procréation : la société ou l’égalité », Titre VII, n°11, oct. 2023 ↩
- v. Irvin Herzog, « Le contrôle de conventionnalité des débats parlementaires : déférence sans complaisance », AJDA, 2023, 1928 ↩
- C.C. décision du 9 juin 2023 n° 2023-1052 QPC ; v. L. Brunet et M. Mesnil, « Sur la possibilité de lever l’anonymat des anciens donneurs de gamètes : constitutionnalité sous réserve du régime transitoire », Revue de droit sanitaire et social, 2023, p. 853 ↩
- v. Anaïs Coignac, « L’accès aux origines des enfants nés de dons ou la loi bioéthique en pratique », Dalloz Actualité, 28 novembre 2023 ↩
- v. CAPADD, Rapport annuel d’activité, 15 septembre 2023 ; pour un commentaire, v. L. Brunet et M. Mesnil, « Accès aux origines pour les personnes issues de don », La Revue des droits de l’homme [En ligne], Actualités Droits-Libertés, mis en ligne le 12 février 2024, ,http://journals.openedition.org/revdh/19438 ↩
- v. CourEDH, 30 janv. 2024, Cherrier c. France, n°18843/20 ↩