L’intérêt général dans l’arrêt Jarre contre France ou le « problème des trois corps » des sources du droit
Par Jeanne de Dinechin, docteure en droit de l’Université Paris Panthéon-Assas
- Le problème dit « des trois corps » est un problème de mathématiques et d’astronomie vieux de plusieurs siècles né avec les théories d’Isaac Newton[1]. Il porte sur la difficulté de comprendre et d’anticiper les comportements gravitationnels d’un ensemble formé de trois corps célestes ou plus ; en effet, si ce calcul est possible pour deux corps seulement, il devient extrêmement complexe, voire insoluble, dès lors que plus de trois corps sont en interaction[2].
- Du point de vue des sources du droit, c’est en quelque sorte un « problème des trois corps » qui se pose à l’occasion de l’arrêt Jarre contre France, rendu le 15 février 2024 par la Cour européenne des droits de l’homme[3]. Les requérants avaient formé un recours devant la Cour européenne pour contester les conséquences de l’abrogation, par le Conseil constitutionnel, d’une loi contraire aux droits fondamentaux, ce qui avait entraîné une solution judiciaire défavorable pour eux. La Cour européenne des droits de l’homme, le Conseil constitutionnel et le juge judiciaire apparaissent comme trois corps célestes dont les mouvements et les interactions dans la mise en œuvre des droits fondamentaux sont complexes à anticiper et à articuler. La limite d’intérêt général pourrait toutefois constituer l’une des clés de l’énigme.
- Il était question d’un trust familial constitué aux États-Unis, au profit du conjoint survivant et contre lequel les enfants non communs revendiquaient le droit de prélèvement de l’article 2 de la loi du 14 juillet 1819[4]: « dans le cas de partage d’une même succession entre des cohéritiers étrangers et français, ceux-ci prélèveront sur les biens situés en France une portion égale à la valeur des biens situés en pays étranger dont ils seraient exclus, à quelque titre que ce soit, en vertu des lois et coutumes locales »[5]. Au décès de leur père, aucune succession ne s’ouvrit en France et les règles du trust jouèrent aux États-Unis au profit de l’épouse survivante[6]. Dans une affaire contemporaine aux faits similaires, ayant donné lieu à un arrêt de la Cour européenne Colombier contre France du même jour[7], la conjointe survivante avait contesté la conformité de l’article 2 la loi de 1819 à la Constitution dans le cadre d’une question prioritaire de constitutionnalité[8]. Le Conseil constitutionnel déclara l’article contraire à la Constitution en raison d’une atteinte au principe d’égalité et prononça son abrogation immédiate[9]. Inévitablement, dans les deux affaires, les enfants furent déboutés de leurs demandes puisque l’article qui les fondait n’était plus en vigueur[10]. Dans deux arrêts rendus le 27 septembre 2017, la Cour de cassation estima qu’une règle du droit international qui ne prenait pas en compte la réserve héréditaire n’était pas « en soi » contraire à l’ordre public international français[11]. Dans les deux cas, les enfants formèrent un recours devant la Cour européenne des droits de l’homme, mais sur des fondements légèrement différents[12].
- Dans l’affaire Jarre, la requête était doublement fondée sur l’article 1er du premier Protocole additionnel à la Convention relatif au droit au respect des biens, en ce que l’abrogation immédiate de la loi privait les requérants de tout droit dans la succession de leur père[13], ainsi que sur l’article 6§1, car ils considéraient que la situation les avait privés d’un procès équitable[14]. Ils estimaient en effet que le Conseil constitutionnel aurait pu avoir recours à des réserves d’interprétation ou à des mécanismes de modulation dans le temps des effets de l’abrogation qui auraient davantage protégé leurs droits tout en respectant le principe d’égalité, auquel l’article 2 de la loi de 1819 portait atteinte[15].
- Sur le fond, la Cour européenne en profite pour affirmer qu’« elle n’a jamais reconnu l’existence d’un droit général et inconditionnel des enfants à hériter d’une partie des biens de leurs parents »[16], phrase dont la portée a été abondamment commentée[17] et qui semble résoudre l’incertitude du débat sur le « droit à l’héritage » qui planait sur le droit des successions depuis l’arrêt Mazurek[18]. La Cour estime cependant qu’il existait bien une ingérence dans le droit au respect des biens, mais qui « ne constitu[ait] ni une expropriation ni une réglementation de l’usage des biens », puisqu’elle « relevait de la première phrase du premier alinéa » de l’article 1er du premier Protocole additionnel[19], qui « d’ordre général, énonce le principe du respect de la propriété » et constitue un fondement autonome[20] d’atteinte à la « substance » du droit de propriété[21]. Ce fondement avait été découvert dans l’arrêt Sporrong et Lönnzoth contre Suède en 1982[22]. L’article 1er du premier Protocole additionnel contient ainsi « trois normes distinctes »[23].
- En matière de droit au respect des biens, c’est donc cette première phrase de l’article qui justifie de la solution de l’arrêt Jarre. En effet, il ne s’agissait pas d’une privation de propriété puisque dans ces circonstances, les requérants n’avaient en réalité jamais eu accès à la propriété des biens, la succession ne s’étant jamais ouverte en France. Pour la même raison, les requérants n’étaient pas en présence d’une règlementation de l’usage des biens. Pour évaluer l’éventuelle atteinte à la substance du droit de propriété, la Cour européenne contrôle alors le « juste équilibre […] entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu »[24]; elle recherche donc la justification d’intérêt général de l’atteinte à ce droit, ainsi que la proportionnalité au sens strict de l’atteinte[25]. Les requérants estimaient également que le Conseil n’avait pas motivé sa décision de prononcer une abrogation immédiate de la règle et regrettaient que les effets de cette abrogation n’aient pas fait l’objet d’un contrôle in concreto de la part des juges[26]. Ils sont déboutés de toutes leurs demandes, y compris celles fondées sur l’article 6§1 de la Convention[27].
- C’est une étrange mis en abyme qui se joue ici. Au lieu de contester une limitation des droits fondamentaux dans l’ordre interne, les requérants se plaignent des conséquences d’une mise en œuvre explicite des droits fondamentaux à travers le contrôle de constitutionnalité de la loi : il s’agissait en effet de contester les conséquences de l’abrogation d’une loi dans l’ordre interne, en raison de sa contrariété aux droits fondamentaux. C’est sur l’absence de modulation dans le temps des effets de la décision que se concentrent les griefs : les requérants prennent soin de préciser « qu’ils ne revendiquent aucun droit au maintien du droit de prélèvement compensatoire mais qu’ils critiquent l’effet immédiat et sans réserve, ni dispositions transitoires, de la déclaration d’inconstitutionnalité prononcée par le Conseil constitutionnel et l’application de cette décision à la succession de leur père »[28]. Du point de vue des sources du droit, c’est un cas d’école.
- L’arrêt Jarre est également un cas d’école du point de vue de la limite d’intérêt général aux droits fondamentaux. À l’exception des droits indérogeables, tous les droits fondamentaux admettent la possibilité d’une limitation dans leur exercice, qui doit être justifiée par l’intérêt général[29]. Les juridictions chargées du contrôle des atteintes aux droits fondamentaux vérifient la teneur et la légitimité de cette limite. La configuration du litige ayant donné lieu à l’arrêt Jarre est particulièrement intéressante en raison de la place donnée à l’intérêt général comme limite aux droits fondamentaux. Le plus souvent, cette limite se manifeste par une loi : les requérants forment alors un recours devant la Cour européenne des droits de l’homme pour contester une règle légale qui porte atteinte à leurs droits fondamentaux. Il est plus rare que l’atteinte découle d’une décision de justice. Il est complètement exceptionnel qu’elle résulte d’une décision du Conseil constitutionnel qui met elle-même en œuvre un droit fondamental.
- L’arrêt est ainsi singulièrement intéressant du point de vue de l’intérêt général : sa place face aux droits fondamentaux dans le litige (I) tout comme les circonstances dans lesquelles il est défendu (II) soulèvent des questions inédites.
I. L’importance de la limite d’intérêt général aux droits fondamentaux dans le litige
- Il convient de décrypter la place de la limite d’intérêt général, à la fois devant les juridictions internes (A) et dans le litige porté devant la Cour européenne des droits de l’homme (B).
A. La limite d’intérêt général devant les juridictions internes
- L’intérêt général intervient comme limite au principe d’égalité dans la décision du Conseil constitutionnel[30]. Dans le cadre de l’affaire Colombier, l’article 2 de la loi de 1819 relative au prélèvement compensatoire fit l’objet d’une question prioritaire de constitutionnalité en raison d’une atteinte au principe d’égalité[31]. Selon les requérants, la loi contestée portait atteinte au principe d’égalité et au droit de propriété[32]. Le Conseil constitutionnel admet qu’il existe une différence de traitement entraînée par la loi, puisqu’elle n’est applicable qu’à l’héritier de nationalité française : « le droit de prélèvement sur la succession est réservé au seul héritier français ; […] la disposition contestée établit ainsi une différence de traitement entre les héritiers venant également à la succession d’après la loi française et qui ne sont pas privilégiés par la loi étrangère »[33].
- La décision du Conseil constitutionnel rappelle l’énoncé du principe d’égalité, tiré de l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et qui laisse une place importante à l’intérêt général : « le principe d’égalité ne s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général pourvu que, dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit »[34]. C’est donc l’intérêt général qui justifie de déroger au principe d’égalité lorsque deux situations pourraient être traitées de la même manière. Après avoir rappelé le mécanisme de l’article 2 de la loi de 1819, le Conseil constitutionnel conclut que la règle viole le principe d’égalité en ce qu’« afin de rétablir l’égalité entre les héritiers garantie par la loi française, le législateur pouvait fonder une différence de traitement sur la circonstance que la loi étrangère privilégie l’héritier étranger au détriment de l’héritier français ; que, toutefois, le droit de prélèvement sur la succession est réservé au seul héritier français ; que la disposition contestée établit ainsi une différence de traitement entre les héritiers venant également à la succession d’après la loi française et qui ne sont pas privilégiés par la loi étrangère ; que cette différence de traitement n’est pas en rapport direct avec l’objet de la loi qui tend, notamment, à protéger la réserve héréditaire et l’égalité entre héritiers garanties par la loi française ; que, par suite, elle méconnaît le principe d’égalité devant la loi »[35].
- La motivation donne l’impression que si la règle poursuit un objectif d’intérêt général, le mécanisme n’est pas conforme au principe d’égalité, en ce que la différence de traitement n’est « pas en rapport direct avec l’objet de la loi ». La décision énonce l’objectif d’intérêt général poursuivi par la loi : « protéger la réserve héréditaire et l’égalité entre héritiers garanties par la loi française »[36], sans le remettre en cause. C’est donc la deuxième condition qui est ici défaillante : la différence de traitement n’est pas en rapport direct avec l’objet de la loi. Le constat de la validité de l’objectif d’intérêt général de la loi est renforcé par la réintroduction, quelques années après l’abrogation de l’article 2 de la loi de 1819, d’une règle similaire à l’ancien droit de prélèvement au troisième alinéa de l’article 913 du code civil[37].
- Une fois la disposition abrogée, les juridictions internes n’eurent pas d’autre choix que d’en tirer les conséquences en déboutant les requérants de leurs demandes fondées sur l’article 2 de la loi de 1819. Ces derniers avaient tout de même tenté de se prévaloir de la disposition mais les juges estimèrent que « nulle décision revêtue de l’autorité de chose jugée ni aucune reconnaissance de droit antérieure à la publication n’est venue consacrer le droit de prélèvement que [les requérants] entendent mettre en œuvre dans le cadre de la présente instance »[38].
B. La limite d’intérêt général dans le recours devant la Cour européenne des droits de l’homme
- L’une des originalités de l’arrêt Jarre est la configuration du litige porté devant la Cour européenne des droits de l’homme : rappelons-le, il ne s’agit pas d’un recours contre l’application d’une règle interne, mais contre les conséquences de l’application des droits fondamentaux et l’abrogation consécutive d’une loi. Les requérants se plaignent de la décision du Conseil constitutionnel qui censure une loi au moyen des droits fondamentaux.
- Les requérants critiquent « l’effet immédiat et sans réserve, ni dispositions transitoires, de la déclaration d’inconstitutionnalité prononcée par le Conseil constitutionnel et l’application de cette décision à la succession de leur père ouverte le 29 mars 2009 et pour le règlement de laquelle ils ont introduit une action en partage au mois de mars 2010 »[39]. Il aurait fallu, selon eux, que le Conseil constitutionnel module dans le temps les effets de sa décision pour respecter le droit au respect des biens de l’article 1er du premier Protocole additionnel[40]. Ils soulignent en outre qu’ils n’ont en aucun cas été indemnisés et que dans la mesure où la loi a été ultérieurement réintroduite en 2021, ils ont subi une rupture d’égalité en raison du vide juridique depuis l’abrogation en 2011[41]. Le Gouvernement justifie l’ingérence en estimant que l’« abrogation tendait à l’éviction d’une norme discriminatoire de l’ordre juridique interne » et ajoute que « le caractère essentiel et impérieux du principe d’égalité devant la loi justifiait […] une application immédiate de la décision d’abrogation aux successions non encore liquidées »[42].
- En matière d’atteinte au droit protégé par la première phrase de l’article 1er du premier Protocole, « la Cour doit […] rechercher si un juste équilibre a été maintenu entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu »[43]. Malgré le silence du texte sur ce point, la Cour doit donc rechercher l’intérêt général justifiant l’ingérence : « une ingérence de la puissance publique dans la jouissance du droit au respect des biens ne peut se justifier que si elle sert un intérêt public (ou général) légitime »[44]. Elle rattache donc la première phrase de l’article à son deuxième paragraphe : « En vertu du deuxième paragraphe de l’article 1er du Protocole n° 1 à la Convention, toute ingérence de ce type doit être justifiée au regard des principes de “légalité”, d’“intérêt général” et de “proportionnalité” contenus dans l’article 1er du Protocole n° 1 à la Convention »[45]. La Cour constate tout d’abord que la procédure d’abrogation de la loi par la question prioritaire de constitutionnalité est « prévue par la loi »[46]. Elle admet ensuite que l’ingérence constituée par l’application de la décision du Conseil constitutionnel était conforme à l’intérêt général : « la Cour, qui rappelle qu’il s’agit d’analyser les conséquences de l’abrogation d’une disposition législative qui conférait de manière dérogatoire un avantage aux héritiers français lésés dans une succession internationale, considère, à l’instar des juridictions internes, que cette abrogation procédait d’un motif d’intérêt général en ce qu’elle tendait à l’éviction d’une norme discriminatoire»[47] et considère même que « le caractère essentiel et impérieux du principe d’égalité devant la loi pouvait justifier une application immédiate de la décision d’abrogation aux successions, qui ne valait que pour les successions non encore liquidées sans “porter atteinte aux droits reconnus antérieurement à cette publication, dans des situations régulièrement acquises et constituées” »[48]. La Cour estime en effet que le pouvoir de modulation dans le temps du Conseil constitutionnel est exceptionnel[49], ce qui correspond à la réalité de sa pratique[50]. Selon elle, l’existence même du contrôle de constitutionnalité participe d’ailleurs de l’intérêt général : « [l]es décisions [du Conseil constitutionnel] portent sur un enjeu d’intérêt général, à savoir la constitutionnalité de l’ordre juridique interne »[51]. Ayant constaté l’absence de situation de précarité des requérants, les juges concluent ainsi à la proportionnalité de l’atteinte[52].
- La Cour européenne donne implicitement son avis sur la question de la rétroactivité de la jurisprudence : elle semble tout à fait l’admettre, alors qu’elle est sévère sur la rétroactivité de la loi, pour laquelle elle impose de strictes exigences, comme la justification par un « motif impérieux d’intérêt général ». Elle donne pourtant une certaine importance à la notion de jurisprudence : elle rappelle qu’une espérance légitime peut être fondée sur une « jurisprudence bien établie des tribunaux »[53] et elle utilise en outre l’expression de « jurisprudence en vigueur »[54]. Cependant, elle affirme, à l’occasion cette fois de l’étude du grief fondé sur l’article 6§1, que « l’exigence de sécurité juridique ne consacre pas de droit à une jurisprudence acquise »[55] et qu’« une évolution de la jurisprudence n’est pas en soi contraire à une bonne administration de la justice, dès lors que l’absence d’une approche dynamique et évolutive empêcherait tout changement ou amélioration »[56]. La question de la modulation dans le temps des effets de la jurisprudence constitue l’actualité de plusieurs juridictions : la Cour de cassation elle-même prend en compte les effets de ses revirements et procède à un contrôle de proportionnalité[57].
- L’affaire soulève également la question de la place du Conseil constitutionnel. S’il est sans aucun doute une juridiction, on peut s’interroger sur sa place en tant que « prolongement du législateur »[58]. Est-il exclusivement un organe juridictionnel ou peut-il également être considéré comme une institution législative dans sa fonction de contrôle de la loi a priori et a posteriori ? Doit-il se voir appliquer les règles relatives à la rétroactivité de la loi ou celles relatives à la rétroactivité de la jurisprudence ? La Cour européenne des droits de l’homme semble pencher pour cette dernière branche de l’alternative. Pourtant à proprement parler, l’abrogation d’une loi à l’occasion d’un contrôle a posteriori ne constitue pas véritablement un revirement de jurisprudence.
II. La défense de l’intérêt général face aux droits fondamentaux dans le litige
- La protection de l’intérêt général devant la Cour européenne des droits de l’homme prend une forme particulière dans l’arrêt Jarre(A). L’arrêt est d’autant plus intéressant que la configuration du litige fait que ce sont les justiciables qui défendent l’intérêt général de la loi (B).
A. La protection de l’intérêt général devant la Cour européenne
- La Cour européenne des droits de l’homme n’accorde traditionnellement pas une grande importance à la réserve d’intérêt général : outre la modification ou la requalification auxquelles elle procède lorsque l’intérêt général est invoqué en défense par les États membres[59], elle estime le plus souvent que son importance est secondaire par rapport aux droits fondamentaux[60]. Ces raisons expliquent la surprise du lecteur qui prend connaissance de l’arrêt. Non seulement la Cour européenne accueille avec faveur la limite d’intérêt général invoquée par l’État, mais en plus elle effectue un contrôle des atteintes portées aux intérêts des requérants qui apparaît allégé. Loin de son attitude stricte face aux situations de rétroactivité de la loi, elle affiche ici une certaine souplesse. Trois raisons peuvent expliquer cette situation.
- La première est l’intérêt invoqué par les requérants. La Cour européenne des droits de l’homme semble afficher une certaine indifférence aux intérêts financiers ou patrimoniaux[61], qui est reprise par la Cour de cassation[62]. Après s’être assurée de l’absence de situation de besoin et de précarité des requérants, elle rejette leur demande[63]. Elle en profite d’ailleurs pour refuser de consacrer un « droit à hériter » alors qu’elle semble assez prompte à qualifier des « espérances légitimes » pouvant conduire à l’application de l’article 1er du premier Protocole additionnel[64].
- La deuxième raison réside sans doute dans la présence « d’intérêts privés concurrents » à ceux des requérants. La Cour européenne des droits de l’homme laisse ici une large marge d’appréciation au Conseil constitutionnel quant à l’adoption de mesures provisoires et à la modulation dans le temps des effets des décisions. Sa justification est de nature à surprendre un constitutionnaliste : « Bien que ses décisions portent sur un enjeu d’intérêt général, à savoir la constitutionnalité de l’ordre juridique interne, la Cour observe qu’elles procèdent également de la confrontation d’intérêts individuels appelant à une solution concrète»[65]. Or, il n’est pas sûr que cet argument corresponde à la réalité de la pratique du Conseil constitutionnel, qui ne statue en principe qu’abstraitement[66]. L’analyse des décisions ne révèle d’ailleurs pas d’indice de prise en compte des litiges concrets[67]. Toutefois, la modulation des effets des décisions dans le temps pourrait se rattacher à une forme de prise en compte des faits concrets qui donnent lieu aux questions prioritaires de constitutionnalité[68]. En principe, l’abrogation des règles par le Conseil constitutionnel a un effet immédiat ; le Conseil admet même une application aux litiges en cours afin que les parties puissent bénéficier du résultat de la question de constitutionnalité qu’ils ont soulevée[69]. À l’inverse, il peut moduler dans le temps les effets de l’inconstitutionnalité : l’abrogation peut prendre effet à la date de la décision et dans ce cas les dispositions ne sont pas applicables à l’instance en cours, le report pouvant aussi avoir lieu à une date ultérieure[70]. Il est encore possible pour le Conseil d’adopter une « réserve d’interprétation écartant les effets inconstitutionnels de la disposition contestée jusqu’à l’adoption de la loi nouvelle »[71]. Le Conseil constitutionnel veille donc à ne pas ignorer complètement les faits du litige, même si son contrôle est abstrait. Or il semble que cette prise en compte d’intérêts particuliers joue un grand rôle dans la motivation de la décision de la Cour européenne qui conclut : « en présence d’intérêts privés concurrents, l’application immédiate de la décision du Conseil constitutionnel ayant conduit au rejet de la demande des requérants n’a pas revêtu un caractère disproportionné, rompant le juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux des individus »[72]. Pour la Cour européenne, la simple présence « d’intérêts privés concurrents », sans doute incarnés dans le litige en droit interne par les prétentions de l’épouse survivante, pèse suffisamment dans la balance pour contribuer à justifier la proportionnalité de la mesure prise par le Conseil constitutionnel. Il serait dangereux de considérer, par un hasardeux raisonnement a contrario, que la solution aurait été différente si les intérêts concurrents n’avaient pas été « privés », mais la formulation laisse toutefois songeur.
- La troisième et dernière raison est l’importance du principe d’égalité pour la Cour européenne des droits de l’homme. La solution de l’arrêt Jarre pourrait en effet s’expliquer par la teneur de la limite d’intérêt général, qui est ici constituée par la mise en œuvre du principe d’égalité, ce qui semble justifier les effets immédiats de l’abrogation de la règle. C’est sans doute ce qui explique sa souplesse à l’admission de la limite d’intérêt général en l’espèce. La Cour estime en effet que « le caractère essentiel et impérieux du principe d’égalité devant la loi pouvait justifier une application immédiate de la décision d’abrogation aux successions, qui ne valait que pour les successions non encore liquidées sans “porter atteinte aux droits reconnus antérieurement à cette publication, dans des situations régulièrement acquises et constituées” »[73]. Comme tous les droits et libertés protégés par la Convention, le principe d’égalité fait partie de « l’ordre public » de la Convention[74], et il constitue ici la limite d’intérêt général justifiant l’atteinte au droit au respect des biens. La Cour accepte donc sans difficulté l’ingérence tout en admettant, à l’occasion de l’étude du grief fondé sur l’article 6§1, que les requérants peuvent considérer la situation comme « injuste »[75].
B. La défense de l’intérêt général par le justiciable
- Outre la faveur pour la limite d’intérêt général avancée par l’État, la configuration du litige peut surprendre. En effet, l’intérêt général n’est pas exclusivement présent dans l’argumentaire du Gouvernement qui défend l’ingérence reprochée par les requérants. Ainsi qu’il a été évoqué, on le rencontre également dans la justification de la loi, notamment à travers la décision du Conseil constitutionnel. Or ici, les requérants forment un recours pour défendre l’application de la loi, et par conséquent de l’intérêt général. Cette situation interpelle quant au rôle des justiciables dans la défense de l’intérêt général.
- Le recours devant la Cour européenne des droits de l’homme contre une décision du Conseil constitutionnel abrogeant une loi pour atteinte aux droits fondamentaux est, nous l’avons dit, une situation exceptionnelle. Elle pose la question du rôle des justiciables dans la défense de la loi[76]: peuvent-ils défendre le maintien d’une loi ? Peuvent-ils le faire dans leur intérêt ? Ont-ils la légitimité de se fonder sur un intérêt général qui va dans le sens de leur intérêt particulier ? L’arrêt montre ainsi les difficultés de la coïncidence entre l’intérêt de l’une des parties et l’intérêt poursuivi par la loi, ainsi que de la balance entre les intérêts particuliers et l’intérêt général qui soutient une loi. Il semble que les requérants défendent un intérêt général qui n’a pas complètement disparu, puisque la règle, sans son aspect discriminatoire, a été réintroduite par une loi de 2021 à l’article 913 du code civil[77]. L’argumentation des requérants n’est cependant pas axée sur l’intérêt général mais plutôt sur leur cas particulier, y compris à travers l’invocation de la réintroduction du mécanisme du droit de prélèvement : ils s’appuient en particulier sur le fait que dans leur cas, l’application de la règle n’aurait pas entraîné de rupture d’égalité puisqu’ils ne se trouvaient pas dans la situation discriminatoire dénoncée dans l’article[78].
- La situation souligne la difficulté de distinguer l’intérêt général et l’intérêt particulier dans les litiges en raison de l’emploi du contrôle de proportionnalité qui met tous les intérêts sur le même plan. La limite d’intérêt général matérialisée par les règles étatiques devient ainsi un intérêt comme les autres qui peut même servir à défendre des intérêts particuliers soutenus par les droits fondamentaux. Le constat illustre aussi la fragilité de la distinction entre les conflits « horizontaux » entre deux droits fondamentaux et les conflits « verticaux » qui font intervenir une loi qui restreint un droit fondamental[79].
- Il y a quelques années, le professeur François Chénedé s’amusait de l’hypothèse d’un justiciable qui formerait devant la Cour européenne une « requête dans l’intérêt de la loi »[80]. La situation étudiée ici est proche : les requérants souhaitent se voir appliquer une loi abrogée en raison de sa contrariété aux droits fondamentaux. La situation a-t-elle vocation à se généraliser ?
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- Il est délicat d’appréhender les mouvements du corps céleste qu’est la Cour européenne des droits de l’homme, en particulier dans son appréciation des intérêts qui semble varier selon les circonstances. Ses interactions avec les autres juridictions d’application des droits fondamentaux révèlent les difficultés d’anticiper ses positions. Les juristes n’ont sans doute pas fini de réfléchir sur l’énigme de ce « problème des trois corps » juridique.
[1] R. Montgomery, « Le problème des trois corps rebondit », Pour la science, n° 508, 14 janv. 2020, https://www.pourlascience.fr/sd/mathematiques/le-probleme-des-trois-corps-rebondit-18665.php ; « Problème des trois corps : le casse-tête céleste », La méthode scientifique, N. Martin, France Culture, émission du 23 juin 2020, avec J. Laskar, astronome, directeur de recherche CNRS, directeur de l’Institut de mécanique céleste et de calcul des éphémérides à l’Observatoire de Paris, membre de l’Académie des Sciences et du Bureau des longitudes et A. Chenciner, mathématicien, professeur émérite à l’Université Paris 7, créateur avec J. Laskar de l’équipe « Astronomie et Systèmes Dynamiques » à l’Institut de Mécanique Céleste de l’Observatoire de Paris (https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-methode-scientifique/probleme-des-trois-corps-le-casse-tete-celeste-2146909).
[2] Ibid.
[3] CEDH, 15 févr. 2024, Jarre c. France, n° 14157/18.
[4] Ibid., §11.
[5] Loi du 14 juillet 1819 relative à l’abolition du droit d’aubaine et de détraction.
[6] CEDH, Jarre c. France, préc., §8.
[7] CEDH, 15 févr. 2024, Colombier c. France, n° 14925/18.
[8] CEDH, Jarre c. France, préc., §16.
[9] Cons. const., 5 août 2011, n° 2011-159 QPC.
[10] CEDH, Jarre c. France, préc., §17, 18 et 19 ; CEDH, Colombier c. France, préc., §10, 11 et 12.
[11] Civ. 1re, 27 sept. 2017, n° 16-17.198 et 16-13.151.
[12] Le recours formé dans le cadre de l’arrêt Colombier était fondé sur le droit à la vie privée et familiale de l’article 8, mais nous nous nous concentrerons ici sur l’arrêt Jarre.
[13] CEDH, Jarre c. France, préc., §40 et s.
[14] CEDH, Jarre c. France, préc., §68 et 83. Cet élément est rejeté sans que l’atteinte ait été considérée comme constituée, il ne sera donc pas étudié ici, d’autant qu’il ne fait pas intervenir l’intérêt général.
[15] CEDH, Jarre c. France, préc., §51
[16] Ibid., §64
[17] C.-M. Péglion-Zika, « Il n’existe pas de droit de l’homme à hériter », RJPF 2024.37 ; D. Boulanger, « Droit de prélèvement – Exclusions de la réserve héréditaire et du bénéfice d’un prélèvement compensatoire : absence de contrariété aux droits garantis par la CEDH », JCP N 2024.1058 ; J.-P. Marguénaud et B. Dauchez, « Le dépouillement européen des héritiers réservataires français », D. 2024.1064 ; S. Le Chuiton, « L’héritage n’est pas un droit mais une espérance », Defrénois 2024.20 ; J. Houssier, « Affaires Jarre et Colombier, l’épilogue strasbourgeois – Cour européenne des droits de l’homme 15 février 2024 », AJ Fam. 2024.258.
[18] CEDH, 1er févr. 2000, Mazurek c. France, n° 34406/97 ; v. F. Terré, Y. Lequette et S. Gaudemet, Droit civil – Les successions – Les libéralités, Dalloz, coll. « Précis », 5e éd., 2024, n° 40, p. 43.
[19] CEDH, Jarre c. France, préc., §55.
[20] CEDH, 23 sept. 1982, Sporrong et Lönnzoth c. Suède, n° 7151/75 et 7152/75, §61.
[21] F. Sudre, J.-P. Marguénaud, J. Andriantsimbazovina, A. Gouttenoire, M. Levinet et G. Gonzalez, Les grands arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, PUF, coll. « Thémis droit », 6e éd., 2011, p. 746 et 747. V. CEDH, Sporrong et Lönnzoth c. Suède, préc., §65.
[22] CEDH, Sporrong et Lönnzoth c. Suède, préc.
[23] Ibid., §61.
[24] CEDH, Jarre c. France, préc., §55.
[25] F. Sudre, « Le contrôle de proportionnalité de la Cour européenne des droits de l’homme – De quoi est-il question ? », JCP G 2017.289, n° 36.
[26] CEDH, Jarre c. France, préc., §51 et 83.
[27] Ibid., §93.
[28] Ibid., §51 et 83.
[29] Sur les différentes formes et manifestations de cette limite, v. J. de Dinechin, L’intérêt général comme limite aux droits fondamentaux – Approche judiciaire, dir. D. Fenouillet, thèse dactyl. Paris II, 2023, n° 46 à 128, p. 49 à 97 (à paraître chez LGDJ).
[30] Les décisions de renvoi de la Cour de cassation ne font nulle mention de l’intérêt général comme c’est souvent le cas : elles renvoient implicitement cette appréciation au Conseil constitutionnel (Civ. 1re, 1er juin 2011, n° 11-40.008 ; Civ. 1re, 1er juin 2011, n° 11-40.010).
[31] Cons. const., 5 août 2011, préc.
[32] Ibid., cons. 2.
[33] Ibid., cons. 6.
[34] Ibid., cons. 3.
[35] Cons. const., 5 août 2011, préc., cons. 6.
[36] Ibid.
[37] Sur ce point v. B. Haftel, « Successions internationales : le retour du droit de prélèvement ? », D. 2021.2012.
[38] TGI Paris, 2 déc. 2014, rendu dans le cadre de l’arrêt Jarre, v. CEDH, Jarre c. France, préc., §17.
[39] CEDH, Jarre c. France, préc., §51.
[40] Ibid.
[41] Ibid., §52.
[42] Ibid., §53.
[43] Ibid., §55.
[44] Ibid., §58.
[45] Ibid., §56.
[46] Ibid., §57.
[47] Ibid., §58, nous soulignons.
[48] Ibid., §58, nous soulignons ; la Cour reprend l’expression du jugement du TGI de Paris, 2 déc. 2014, reproduite §17.
[49] CEDH, Jarre c. France, préc., §62.
[50] V. Goesel-Le Bihan, Contentieux constitutionnel, Ellipses, coll. « Cours magistral », 2e éd., 2016, n° 39, p. 41.
[51] CEDH, Jarre c. France, préc., §62, nous soulignons.
[52] Ibid., §64.
[53] Ibid., §43.
[54] Ibid., §55.
[55] Ibid., §87.
[56] Ibid.
[57] Civ. 1re, 21 sept. 2022, n° 21-50.042 et Civ. 1re, 21 sept. 2022, n° 21-50.048. V. P. Deumier, « La modulation de la jurisprudence et la foi accordée au droit », RTD civ. 2023.63.
[58] J. de Dinechin, thèse préc., n° 539, p. 355 ; H. Kelsen, « La garantie juridictionnelle de la Constitution… », RDP 1928.197, spéc. p. 225 ; V. Fourment, Le contrôle de proportionnalité à la Cour de cassation – L’office du juge à l’épreuve de la mise en balance du contrôle de conventionnalité, dir. F. Rouvière, thèse dactyl. Aix-Marseille, 2022, n° 357, p. 354, sur le Conseil constitutionnel comme « législateur négatif ».
[59] J. de Dinechin, thèse préc., n° 447 et s., p. 300 et s.
[60] Ibid., n° 469 et s., p. 313 et s.
[61] Ibid., n° 691 et s., p. 447 et s.
[62] Ibid., n° 696, p. 450.
[63] CEDH, Jarre c. France, préc., §64.
[64] F. Sudre, L. Milano, H. Surrel et B. Pastre-Belda, Droit européen et international des droits de l’homme, PUF, coll. « Droit fondamental », 15e éd., 2021, n° 584, p. 876.
[65] CEDH, Jarre c. France, préc., §62, nous soulignons.
[66] V. Goesel-Le Bihan, Contentieux constitutionnel, op. cit., n° 39, p. 41.
[67] J. de Dinechin, thèse préc., n° 202, p. 144 et 145.
[68] V. Goesel-Le Bihan, Contentieux constitutionnel, op. cit., n° 73-1 et s., p. 80 et s. ; M. Disant, « Les effets dans le temps des décisions QPC », Les Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 40, juin 2013.
[69] V. Goesel-Le Bihan, Contentieux constitutionnel, op. cit., n° 73-1 et s., p. 80 et s.
[70] Ibid., n° 73-2, p. 82.
[71] V. Goesel-Le Bihan, Contentieux constitutionnel, op. cit., n° 73-2, p. 84.
[72] CEDH, Jarre c. France, préc., §66, nous soulignons.
[73] Ibid., §58, nous soulignons.
[74] F. Sudre et al., Droit européen…, op. cit., n° 87, p. 127 ; F. Sudre, « L’ordre public européen », in L’ordre public : Ordre public ou ordres publics – Ordre publics et droits fondamentaux, Actes colloque Caen 11 et 12 mai 2001, M.-J. Redor (dir.), Bruylant, coll. « Nemesis », 2001, p. 109 et s., n° 5, p. 111 ; J. Andriantsimbazovina, « Splendeurs et misères de l’ordre public européen – Les trois dernières années de l’ancienne Cour européenne des droits de l’homme (1996-1997-1998) », Cah. dr. eur. 2000.657, n° 2 à 5.
[75] CEDH, Jarre c. France, préc., §90.
[76] J. de Dinechin, thèse préc., n° 337, p. 235 et n° 599, p. 389.
[77] Loi n° 2021-1109 du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République.
[78] CEDH, Jarre c. France, préc., §51 et 83.
[79] P. Ducoulombier, Les conflits de droits fondamentaux devant la Cour européenne des droits de l’homme, préf. F. Benoît-Rohmer, Bruylant, Bruxelles, 2011, n° 103, p. 63 et V. Fourment, thèse préc., n° 22, p. 31.
[80] F. Chénedé, « Des dangers de l’équité selon les droits de l’homme (à propos de la validation judiciaire d’un mariage illégal) », D. 2014.179, n° 8.