La Cour européenne des droits de l’homme et l’affaire Vincent Lambert : à la recherche du temps perdu…
L’affaire Vincent Lambert donne le sentiment d’un immense gâchis. Sa séquence strasbourgeoise n’est pas pour rien dans son pourrissement. S’il est tentant de dénoncer un certain cynisme de la Cour européenne des droits de l’homme qui aurait trouvé dans cette affaire un prétexte pour « faire jurisprudence », elle révèle surtout l’inadaptation du mécanisme de contrôle de la CEDH au contentieux spécifique de la fin de vie.
Xavier Dupré de Boulois est professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et membre de l’Institut des Sciences juridique et philosophique de la Sorbonne – CERAP (UMR 8103)
Le 5 juin 2015, la Cour européenne des droits de l’homme (Cour EDH) a donc rejeté la requête formée par les parents de Vincent Lambert (et autres) contre la France en jugeant « qu’il n’y aurait pas violation de l’article 2 de la Convention en cas de mise en œuvre de la décision du Conseil d’État du 24 juin 2014 » (CEDH, Gd. Ch., 5 juin 2015, Lambert et a. / France, n°46043/14). Cette séquence européenne ne constitue pas l’épilogue judiciaire de cette affaire au regard des initiatives récentes des membres de la famille de Vincent Lambert (« Affaire Vincent Lambert : les parents portent plainte contre l’hôpital, les médecins et l’épouse », Le Monde, 16 juillet 2015 ; « Affaire Vincent Lambert : son neveu saisit la justice à son tour », Le Monde, 10 septembre 2015 ; « Affaire Vincent Lambert : la décision du tribunal administratif sera rendue le 9 octobre », Le Monde, 29 septembre 2015). On ne peut néanmoins s’empêcher de penser qu’en indiquant une mesure provisoire au gouvernement français et en se saisissant du cas de Vincent Lambert, la Cour a contribué au pourrissement de cette triste affaire. La séquence strasbourgeoise de l’affaire Lambert a duré une année. Une année de trop ? Et surtout une année pourquoi faire ?
Le malaise
Le contexte de l’affaire y est pour beaucoup. Un homme en état végétatif chronique ; une procédure d’arrêt de traitement de nature à entraîner le décès du patient ; une famille qui se déchire. La phase judiciaire s’avérait délicate. On saura gré au juge administratif, saisi dans le cadre d’un référé-liberté, d’avoir su adapter son tempo et son office aux nécessités de la cause. Sa démarche fut en effet particulièrement vertueuse. Il s’est donné le temps puisque 6 mois séparent le jugement du Tribunal de Châlons-en-Champagne et le second arrêt du Conseil d’Etat (CE Ass., 24 juin 2014, Lambert, n°375081, RFDA 2014 p. 657). Il a aussi singulièrement élargi son office dans le cadre de la procédure d’urgence qu’est le référé-liberté comme il le souligne de manière expresse dans le considérant n°5 de son arrêt du 14 février 2014 (CE Ass., 14 février 2014, Lambert, n°375081). Pierre Delvolvé a mis en lumière lesdites adaptations à travers une série de sous-titres suggestifs : « Du juge de référé au juge de plein contentieux », « D’une procédure d’urgence à une procédure normale », « D’un contrôle manifeste à un contrôle approfondi » (« Glissements », RFDA 2014.702. Voir également, P. Cassia, « Arrêt de traitement médical : un bien étrange référé-liberté », AJDA 2014.1225). On retiendra en particulier le contrôle de conventionnalité de la loi Leonetti du 22 avril 2005, la saisine pour expertise d’un collège de trois médecins, l’invitation adressée à trois institutions et à une personnalité à formuler des observations écrites de nature à éclairer le Conseil et un contrôle qui n’a rien eu de superficiel. Autant d’éléments qui témoignent de la volonté de la Haute juridiction d’épuiser le litige. Il nous semble qu’elle y était parvenue.
Malgré ce luxe de précautions, une nouvelle séquence juridictionnelle s’est déroulée devant la Cour EDH à l’initiative des parents de Vincent Lambert. La Cour a jugé utile d’indiquer une mesure provisoire au gouvernement français à savoir « la suspension de l’exécution de l’arrêt rendu par le Conseil d’État autorisant l’arrêt de l’alimentation et de l’hydratation de Vincent Lambert » (Communiqué de presse du 26 juin 2014). Un an plus tard, elle a donc rendu un arrêt de rejet en Grande chambre. A cette occasion, elle donne un brevet de conventionnalité à la loi Leonetti (F. Sudre, JCP 2015, n°27, 805) et à la procédure suivie en l’espèce : La Cour « a considéré conformes aux exigences de [l’article 2] le cadre législatif prévu par le droit interne, tel qu’interprété par le Conseil d’État, ainsi que le processus décisionnel, mené en l’espèce d’une façon méticuleuse » (§181). Elle relève également la démarche précautionneuse des juridictions administratives françaises dans cette affaire : « quant aux recours juridictionnels dont ont bénéficié les requérants, la Cour est arrivée à la conclusion que la présente affaire avait fait l’objet d’un examen approfondi où tous les points de vue avaient pu s’exprimer et tous les aspects avaient été mûrement pesés, au vu tant d’une expertise médicale détaillée que d’observations générales des plus hautes instances médicales et éthiques » (idem).
Cette décision n’a pas surpris les observateurs. Il n’a jamais vraiment fait de doutes que la Cour ne condamnerait pas la France dans cette affaire. La loi Leonetti n’est pas une loi d’avant-garde sur les questions de fin de vie et d’autres Etats européens sont d’ores et déjà allés plus loin (la Suisse en particulier). Quant à son application en l’espèce, il a déjà été relevé que le Conseil d’Etat a mis un soin méticuleux à épuiser le litige. Enfin, il ne faut pas négliger le rôle de la marge d’appréciation reconnue aux Etats par la Cour EDH dans ce type d’affaire (§§147-148). Le malaise vient de ce qu’au final, le tour de piste strasbourgeois ne s’imposait pas.
L’apparence : le cynisme de la Cour
Il est tentant de pointer un certain cynisme des juges de Strasbourg. La Cour se serait saisie du prétexte d’une affaire, exemplaire à de nombreux égards, pour rendre un arrêt de référence sur un sujet qu’elle n’avait pas eu l’occasion d’aborder directement. Elle a connu de requêtes dans lesquelles une personne revendiquait le droit de mourir et de bénéficier d’une assistance à cette fin (CEDH, 29 juillet 2002, Pretty / Royaume-Uni, n°2346/02 ; CEDH, 20 janvier 2011, Haas / Suisse, n°31322/07 ; CEDH, 14 mai 2013, Gross / Suisse, n° 67810/10). Elle a aussi été saisie d’affaires mettant en cause des réglementations susceptibles de conduire à l’interruption de traitement pour des patients dans l’incapacité d’exprimer leur volonté mais elle a alors rendu des décisions d’irrecevabilité pour des motifs variables (CEDH déc., 11 juillet 2006, Burke / Royaume-Uni, n°19807/06 ; CEDH déc., 16 décembre 2008, Ada Rossi et a. / Italie, n°55185/08). Il se serait donc agi pour la Cour de « faire jurisprudence ». Le dessaisissement de la chambre initialement saisie au profit de la Grande chambre donne bien sûr crédit à cette analyse.
Las. L’arrêt Lambert n’est pas le grand arrêt attendu. C’est du moins la constat un peu désabusé de Frédéric Sudre : « Disons-le d’emblée, la Cour européenne, qui avait à se prononcer pour la première fois sur la question de la compatibilité avec la Convention EDH d’une décision médicale d’arrêt du traitement d’un malade ayant pour effet d’entraîner sa mort, ne rend pas, avec l’arrêt Lambert, un « grand arrêt » venant dégager dans le cadre de la Convention les principes généraux gouvernant les situations de fin de vie » (commentaire précité). En renvoyant à la marge d’appréciation de la France, la Cour se privait de prendre une position forte sur un sujet complexe.
La réalité : l’inadaptation du système de contrôle de la CEDH à la fin de vie
La présente affaire interroge surtout la pertinence du système de contrôle de la CEDH dans le contexte spécifique de la fin de vie. La saisine de la Cour EDH par les parents de Vincent Lambert la veille du second arrêt du Conseil d’Etat a déclenché une mécanique imparable et chronophage. Un jour après la lecture de l’arrêt de la Haute juridiction, la Cour indiquait une mesure provisoire à la France. Le communiqué de presse du greffe de la Cour précise que « ayant pris connaissance de l’arrêt rendu par le Conseil d’État, la chambre à laquelle l’affaire a été attribuée a décidé de demander au gouvernement français, en application de l’article 39 du règlement de la Cour, dans l’intérêt des parties et du bon déroulement de la procédure devant elle, de faire suspendre l’exécution de l’arrêt rendu par le Conseil d’État pour la durée de la procédure devant la Cour ».
Il ne pouvait guère être autrement compte tenu de ce qu’est la fonction des mesures provisoires en droit de la CEDH et de la pratique de la Cour. La procédure des mesures provisoires est l’accessoire d’une procédure principale, – le recours individuel de l’article 34 de la Convention -, dont elle a pour fonction de préserver l’objet et l’effet utile (CEDH, 10 mars 2009, Paladi / Moldavie, n°39806/88, §88). Comme le rappelle la Cour de manière rituelle, l’inobservation des mesures provisoires par un État qui a ratifié la Convention met en péril l’efficacité du droit de recours individuel tel que garanti par l’article 34 (CEDH, 4 février 2005, Mamatkulov et Askarov / Turquie, n°46827/99, §125). C’est également sur l’article 34 que le Conseil d’Etat s’est fondé pour affirmer que le non-respect d’une mesure provisoire indiquée par la Cour serait constitutive d’une atteinte grave et manifestement illégale au droit d’exercer un recours effectif devant une juridiction (CE ord. 30 juin 2009, Ministre de l’intérieur / Djamel Beghal, n°328879).
Quant à la pratique, elle a essentiellement été éprouvée dans le contentieux de l’éloignement des étrangers. Dans ce contexte, la « sélection » des bénéficiaires de mesures provisoires s’opère sur la base d’un critère : le risque encouru par le requérant de subir un préjudice grave et irréparable. Dès lors que la personne est susceptible d’être éloignée vers un territoire où elle risque de manière avérée d’être exposée à la mort, à un traitement inhumain ou dégradant ou encore à la torture, la Cour invite l’Etat à ne pas exécuter cette mesure avant qu’elle ait eu l’occasion de statuer sur l’affaire. L’essentiel du débat porte donc sur la réalité du risque encouru par le requérant (ex. : CEDH déc., 20 novembre 2005, Ghulami / France, n°45302/05). On perçoit bien qu’à travers l’évaluation de ce risque, la Cour opère une sorte de contrôle minimum, un contrôle de l’erreur manifeste à l’égard de la mesure d’éloignement. Elle vérifie le caractère sérieux des moyens soulevés par le requérant. « La Cour se réfère donc à sa jurisprudence antérieure pour voir si le risque allégué par le requérant se situe manifestement en dehors des hypothèses dans lesquels elle conclut habituellement à une violation de la Convention » (S. Wathée, Les mesures provisoires devant la Cour européenne des droits de l’homme : la protection préventives des droits conventionnels en puissance ?, Nemesis-Anthémis, coll. Droit et Justice, vol. 107, 2014, p. 217). Il s’agit d’une appréciation prima facie de telle sorte qu’il arrive que la Cour se « déjuge » au final en estimant que la requête est irrecevable comme manifestement mal fondée alors qu’elle a prescrit des mesures provisoires (ex. : CEDH, déc., 12 octobre 2010, M. A. D. / France, n°50284/07 ; CEDH, déc., 12 octobre 2010, A. M / France, n°20341/08).
Le critère mobilisé dans le contentieux de l’éloignement n’est pas opératoire dès lors qu’il est question de fin de vie. Du moins ne joue-t-il pas le rôle de filtrage attendu. Par définition, dès lors qu’est en cause une procédure d’arrêt de traitement susceptible de conduire au décès du patient, il n’existe aucun doute sur la nature (mortelle) et la réalisation (certaine) du risque. Saisie d’une requête, la Cour se voit donc contrainte d’indiquer une mesure provisoire de suspension de la procédure puisqu’il s’agit de préserver l’effet utile du recours individuel. L’étape des mesures provisoires joue à sens unique, toutes les requêtes impliquant l’interruption de la vie ayant vocation à en bénéficier. Elle ne lui permet pas pour l’heure de procéder à ce contrôle de l’erreur manifeste à l’œuvre dans le contentieux de l’éloignement des étrangers.
Dans tous les cas, indication ou refus d’indiquer des mesures provisoires, l’affaire a vocation à poursuivre son parcours contentieux devant la Cour. A partir de là, plusieurs voies sont envisageables en fonction de l’aiguillage de l’affaire assuré par le greffe de la Cour. Deux paramètres sont alors susceptibles d’influer sur la durée de la procédure devant la Cour : la nature de la formation de la Cour qui a à connaître de l’affaire (juge unique, comité de trois juges, chambre ou grande chambre) ; la politique de priorisation mise en œuvre par la Cour depuis 2009. S’agissant de la formation de jugement, les affaires mettant en cause l’interruption de traitement ne relèvent pas a priori du juge unique. Ce dernier ne peut prendre une décision d’irrecevabilité que « lorsqu’une telle décision peut être prise sans examen complémentaire » (art. 27 CEDH). Ce type de requête a donc vocation à être réglé par une formation collégiale. Par ailleurs, il semble également relever par principe de la catégorie des affaires prioritaires au regard des critères figurant à l’article 41 du règlement de la Cour et des principes qu’elle a dégagés pour leur mise en œuvre.
Le cheminement de l’affaire Lambert dans les arcanes de la Cour a donc été logique. Elle a bénéficié d’une haute priorité (communiqué de presse du 26 juin 2014, préc.) ; l’affaire a été transmise à la Grande chambre (Communiqué de presse du 7 octobre 2014) à raison du fait qu’elle posait une question grave d’interprétation de la Convention (art. 30 CEDH et art. 72 du règlement de procédure). Dès lors que la Cour a validé le dispositif législatif issu de la loi Leonetti, on peut imaginer que les contentieux français à venir auront vocation à être tranchés par des chambres voire des comités de trois juges. Dans tous les cas, ce type de procédure prendra un certain temps. Le jugement de l’affaire Lambert qui a bénéficié d’une « haute priorité » a pris une année. Il est à craindre que la Cour ne soit pas en mesure de faire mieux à l’avenir.
Au-delà de son caractère intempestif en l’espèce, la mécanique décrite ci-dessus pourrait être encombrante à terme pour la Cour. La fin de vie reste une séquence complexe, douloureuse, mêlant enjeux moraux, idéologiques et… patrimoniaux. Elle peut diviser les proches du patient. Il est donc à craindre que se multiplient les recours à l’occasion de procédures d’interruption de traitement. Et ce d’autant plus que, l’arrêt Lambert a donné à voir une approche bienveillante de la question de la recevabilité ratione personae dans le contexte d’une famille divisée. La Cour s’est refusée à désigner les requérants (parents, sœur et demi-frère) comme représentants de Vincent Lambert (§§96-105) mais ils ont pu avancer leur qualité de victimes indirectes pour se prévaloir du grief tiré du droit à la vie (§115). En son état actuel, la pratique de la Cour résonne comme une promesse notamment pour les « pro-life ».
La solution : une véritable procédure de référé ?
Au regard de ces différents éléments, une évolution du système de contrôle de la CEDH appliqué à la fin de vie parait souhaitable. Les réflexions en cours au sujet de la procédure des mesures provisoires vont en ce sens. Du moins est-ce le cas dans le contentieux de « masse » de l’éloignement des étrangers. A l’occasion de la conférence d’Izmir (26-27 avril 2011), le Comité des ministres du Conseil de l’Europe « a invité la Cour à examiner, en relation avec les Etats Parties, comment concilier au mieux la pratique des mesures provisoires avec le principe de subsidiarité et à prendre des mesures, y compris en examinant la mise en place d’un système le cas échéant, pour déclencher un examen accéléré, sur la base d’un calendrier précis et limité dans le temps, du bien-fondé des affaires, ou d’une affaire de référence dans le cadre desquels des mesures provisoires ont été appliquées » (Déclaration de la Conférence à haut niveau sur l’avenir de la Cour européenne des droits de l’homme). Depuis lors, il semble que la Cour ait la volonté de traiter parallèlement les questions de mesures provisoires et de recevabilité (S. Wathée, ouvrage préc., p. 336).
Ce schéma n’est pas nécessairement transposable à la fin de vie pour les raisons déjà exposées (critère mobilisé pour l’indication des mesures provisoires ; intervention éventuelle du juge unique). Il serait probablement plus pertinent d’envisager la mise en place d’une procédure inspirée du référé-liberté. Elle se différencierait de la procédure actuelle des mesures provisoire en ce qu’elle ne serait pas l’accessoire du recours individuel de l’article 34. Autrement dit, le juge saisi serait en mesure d’épuiser le litige. Elle supposerait également que ce juge soit en situation de se prononcer en urgence sur la compatibilité de la procédure d’interruption de traitement en cause avec les exigences de la Convention. Son contrôle, limité à l’erreur manifeste, ne porterait pas sur l’existence d’un risque de préjudice grave et irréparable mais sur la compatibilité de la procédure suivie en l’espèce avec la CEDH. L’exercice serait délicat en urgence mais il ne semble pas inaccessible. La Cour intervient souvent après les juridictions internes qui ont déjà eu le loisir de « défricher » l’affaire comme l’a donné à voir l’affaire Lambert. Par ailleurs, et pour se limiter à la France, l’arrêt Lambert a conduit la Cour à délivrer un brevet de conventionnalité à la Loi Leonetti de telle sorte que la Cour a vocation à l’avenir à concentrer son contrôle sur sa seule application in concreto.
On laissera le soin aux (vrais) spécialistes du droit de la CEDH d’aller plus avant dans la réflexion sur l’adaptation du système européen de contrôle à la fin de vie. Elle nous semble néanmoins nécessaire au risque sinon pour la Cour de Strasbourg de devenir une juridiction intempestive (« Affaire Lambert : la France pourrait-elle accélérer la procédure devant la CEDH ? », Le Monde, 8 octobre 2014).