La France et la Cour européenne des droits de l’homme. Jurisprudence 2020. Conclusions
par Emmanuel Decaux, Président de la Fondation René Cassin, Professeur émérite de l’Université Panthéon-Assas Paris II
Il faut chaleureusement féliciter les responsables de l’association des Amis de la Fondation René Cassin, notamment Mustapha Afroukh et Yannick Lecuyer, d’avoir pris l’initiative d’organiser cette journée d’actualité, malgré tous les défis que cela posait, dans un contexte de crise sanitaire qui limitait encore grandement les déplacements et les réunions. Mais leur dynamisme, leur enthousiasme et leur engagement ont permis de surmonter toutes les difficultés, avec un programme de haut niveau, mêlant universitaires et praticiens, et des débats très riches, associant une nouvelle génération de juristes particulièrement compétents et motivés, ce qui est très encourageant pour le rayonnement de la Convention européenne des droits de l’homme.
Notre regret à tous est l’absence de notre collègue et ami Paul Tavernier à ce rendez-vous annuel dont il avait été le zélé maître d’oeuvre pendant plus de vingt ans. Les Actes de ces journées publiés par le CREDHO forment une véritable encyclopédie de la pratique française. On se reportera en particulier au bilan effectué en 2008 sur Une décennie d’application du Protocole XI (1998-2008) paru chez Bruylant en 2009. La 19ème journée organisée en mai 2016 portait sur la jurisprudence de la Cour en 2015. Elle avait associé le CREDHO et deux partenaires, l’Institut des droits de l’homme du barreau de Paris, et l’Institut international des droits de l’homme (Fondation René Cassin). J’espère que cette nouvelle journée, couvrant la jurisprudence de la Cour en 2020, marque la relance d’une formule durable, avec le soutien des partenaires historiques des « journées Paul Tavernier » en rapprochant le barreau et l’université. Ce sera aussi un moyen de pérenniser son œuvre, dans le droit fil du titre des Mélanges qui lui avaient été consacrés en 2013 « L’homme dans la société internationale ».
La recette mise au point par Paul reposait sur des principes aussi simples qu’efficaces. Sélectionner des arrêts ou des décisions récents illustrant la « jurisprudence française » de la Cour européenne des droits de l’homme, contrairement à ce que nous faisions dans la chronique du Journal du droit international (Clunet) qui couvrait l’ensemble de la jurisprudence annuelle de la Cour pour donner une vue d’ensemble de sa « production ». Ce prisme français va de pair avec l’association de toutes les parties prenantes du processus, à commencer par les avocats et les magistrats, mais également les diplomates, les fonctionnaires internationaux et les juges européens. Autrement dit, il s’agit d’une rencontre privilégiée entre les auteurs de la doctrine – trop souvent coupés des enjeux concrets du fonctionnement de la « machine judiciaire », qu’ils soient procéduraux ou substantiels – et les acteurs de la pratique, acceptant cette confrontation originale, dans un échange très libre des points de vue.
C’est ainsi que nous avons eu la chance d’entendre cette année l’ambassadrice Marie Fontanel, la Représentante permanente de la France auprès du Conseil de l’Europe, dans une brillante présentation d’ensemble, ainsi que Benoit Chamouard, le sous-directeur des droits de l’homme de la direction des affaires juridiques du Ministère de l’Europe et des affaires étrangères. Nous avons eu également le privilège d’accueillir le nouveau juge élu au titre de la France Mattias Guyomar, après une brillante carrière au Conseil d’Etat, comme rapporteur public puis comme juge des référés. Sa participation très active aux débats de la journée traduit une implication forte dans la vie de la juridiction, alliée à une volonté pédagogique évidente, afin d’expliquer la nouvelle stratégie du président de la Cour, Robert Spano, pour approfondir la subsidiarité, grâce à l’accélération du traitement des « affaires à impact », ce qui ne manquera pas d’augmenter rapidement le nombre des affaires françaises traitées dans les mois à venir.
Ce n’est pas le lieu de reprendre les interventions présentées par des universitaires de toutes les générations, mais on peut souligner un double paradoxe du contentieux français. Si celui-ci est réduit en nombre, par rapport aux contentieux de masse et de crise qui arrivent à Strasbourg, il est particulièrement varié d’un point de vue matériel, ce qui correspond, sans doute à une excellente connaissance des ressources de la Convention par les juristes français, y compris chez les plus hostiles à la supranationalité. Ce large spectre permet une confrontation permanente non seulement entre les dysfonctionnements administratifs et les engagements européens, mais aussi entre notre corpus de droit et la Convention, comme on le voit par exemple avec la jurisprudence relative à l’article 4. Cela se marque aussi par une émulation féconde entre les juridictions nationales et européennes, dans une mise en œuvre « inventive » du principe de subsidiarité qu’illustre de manière exemplaire les ondes de choc de l’affaire JMB contre France. Il faut aussi relever à cet égard la place prise par les tierces interventions du Défenseur des droits, de la Commission nationale consultative des droits de l’homme et du Contrôleur général des lieux de privation de liberté dans les contentieux les plus emblématiques, même si les amicus curiae s’écartent parfois des questions générales pour monter des dossiers de presse.
Une autre particularité du contentieux français est de porter sur des questions particulièrement sensibles, qu’elles soient sociétales ou politiques, mettant en cause la laïcité et le pluralisme religieux, le vouloir « vivre ensemble », dans un contexte de lutte contre le terrorisme ou d’urgence sanitaire. A cet égard, avant même l’entrée en vigueur du Protocole 15 intervenue le 1er août 2021, la notion de « marge nationale d’interprétation » semble constituer l’autre face du principe de subsidiarité. « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà ». Comment concilier ce relativisme de circonstances avec la fidélité aux valeurs fondamentales de l’ordre public européen ?
Mais cette « approximation » des jugements se retrouve aussi dans certaines affaires nationales, malgré le souci d’une approche cohérente et systématique du juge européen, dans le respect du principe classique de l’économie de moyens. C’est dire que le commentateur serait imprudent d’extrapoler des conclusions définitives à partir d’un cas particulier qui dépend des circonstances de l’espèce, des arguments soulevés ou non par le requérant ou par le défendeur. Un souci d’efficacité pratique transparait dans certaines opinions individuelles, comme celle particulièrement remarquable de la juge irlandaise, Mme O ‘Leary dans l’arrêt D. c. France du 16 juillet 2020, à propos d’une G.P.A. La présidente de la chambre soulignait que « tant les requérants (…) que le gouvernement défendeur ont placé la Cour dans une situation impossible… » ! De même dans l’arrêt Baldassi c. France du 11 juin 2020 qui prend le contrepied de la solution retenue dans l’affaire Willem c. France, ce qui est en cause, c’est moins la question d’une interdiction de principe de l’appel au boycott des produits israéliens que le manque d’appréciation par les juges internes, dans le cas d’espèce, de la nécessité d’une mesure d’application dans une société démocratique.
La focale mise sur la jurisprudence française, particulièrement utile pour les praticiens n’en présente pas moins deux limites. D’une part, la tendance lourde est de donner une portée objective à la jurisprudence européenne, bien au-delà de l’autorité relative de la chose jugée. Le phénomène n’est pas nouveau et les arrêts Huvig et Kruslin de 1988 pouvaient se lire en filigrane dans la jurisprudence concernant les écoutes téléphoniques en Allemagne ou au Royaume-Uni, comme le relevait à l’époque le juge Louis-Edmond Pettiti, en rappelant le « rôle préventif » que devrait avoir la jurisprudence européenne. La Cour aura sans doute à revenir sur le cas français. Il en va de même des arrêts pilotes sur la surpopulation carcérale, qui étaient annonciateurs d’une condamnation systémique de la France. Autrement dit la jurisprudence de la Cour doit se lire comme un tout et l’office du juge européen consiste à définir des standards de protection pour assurer la garantie collective des droits de l’homme dans l’ensemble des Etats membres, sans double standard ni double vitesse…
Par ailleurs, la Cour de Strasbourg n’a jamais été une tour d’ivoire. Sa jurisprudence fait écho aux autres jurisprudences, y compris les « décisions » des organes de traités des Nations Unies. A cet égard la circularité des fonctions peut être illustrée par la grande expérience internationale du président Linos-Alexandre Sicilianos qui avait siégé au CERD avant d’être élu à Strasbourg, ou le parcours du nouveau juge allemand, Mme Anja Seibert-Fohr, venant du Comité des droits de l’homme. Le souci de cohérence doit trouver une portée plus large, même si le principe de subsidiarité n’est pas expressément pris en compte par les règles de recevabilité des organes conventionnels qui ne valent que pour un cas d’espèce – dans une sorte de ne bis in idem que la pratique du forum-shopping permet facilement de tourner – et non pour une jurisprudence solidement établie.
Par son enracinement au cœur de l’Europe, la Cour de Strasbourg constitue un bastion de l’Etat de droit dans un monde en crise, comme vient de le rappeler, le 70ème anniversaire de la Convention européenne des droits de l’homme de 1950, malheureusement éclipsé par la pandémie, malgré des contributions remarquables comme le numéro hors-série de la Revue québécoise de droit international.
C’est assez dire qu’une journée d’actualité est loin d’épuiser le sujet, et que l’on attend avec impatience les prochaines « journées Paul Tavernier » couvrant l’année 2021.