QPC, contrôle de conventionnalité et règle d’épuisement des voies de recours internes (5 mai 2020, décision Graner c. France, n° 84536/17)
Par Thibaut Larrouturou, enseignant-chercheur à l’Université Grenoble Alpes, ancien référendaire à la Cour européenne des droits de l’homme[1]
La reconnaissance de la validité d’une disposition législative par la voie d’une question de constitutionnalité dispense-t-elle les justiciables d’épuiser les recours ordinaires devant faire application de cette disposition, dans la perspective d’introduire une requête devant la Cour européenne des droits de l’homme ? Aussi incroyable que cela puisse paraître, cette interrogation était relativement inédite jusqu’à l’adoption de la décision Graner c. France, malgré le fait que nombre d’États européens connaissent depuis des décennies des mécanismes de saisine a posteriori de leur juridiction constitutionnelle.
Les spécificités marquées de la question prioritaire de constitutionnalité et de l’architecture juridictionnelle française, combinées à la créativité de plaideurs qui en maîtrisent parfaitement les arcanes, expliquent largement cet état de fait, tant elles ont été à l’origine d’un accroissement spectaculaire des configurations procédurales à l’œuvre dans le domaine de la protection des droits et libertés fondamentaux. L’articulation entre question prioritaire de constitutionnalité et contrôle de conventionnalité, malgré l’attention soutenue que lui porte la doctrine, semble en effet soulever avec constance de nouveaux questionnements inconnus jusqu’alors, y compris par le prisme du droit comparé.
Qui, par exemple, aurait imaginé il y a quelques années seulement qu’un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme condamnant la France pour absence de recours effectif en matière de conditions de détention[2] serait à l’origine de deux arrêts de la Cour de cassation, l’un créant immédiatement une voie de recours pour se conformer au droit européen[3], l’autre renvoyant une question prioritaire de constitutionnalité au Conseil constitutionnel[4], avant que ce dernier ne fasse le choix de se faire le relai du droit européen tout en l’écartant complétement de son raisonnement et de celui du juge du filtre[5] ? De même, comment anticiper une configuration contentieuse à front renversé, voyant le Conseil d’État saisir la Cour européenne des droits de l’homme d’une demande d’avis sur les critères à mettre en œuvre pour contrôler la conventionnalité d’une loi[6], puis renvoyer une question prioritaire de constitutionnalité au Conseil constitutionnel portant sur cette même loi[7], laquelle a reçu une onction constitutionnelle[8] alors même que la Cour de Strasbourg prépare sa réponse ?
Les nombreuses questions – juridiques, politiques et diplomatiques – posées par l’articulation de la question prioritaire de constitutionnalité et du contrôle de conventionnalité, faute de trouver de réelles réponses dans la Constitution ou dans la loi organique, sont avant tout soumises aux juridictions, et il n’est dès lors guère surprenant de constater l’existence d’une jurisprudence abondante en la matière, issue aussi bien des plus hautes juridictions françaises que de la Cour de justice de l’Union européenne – il n’est pas utile de revenir ici sur les méandres de l’affaire Melki et Abdeli[9]. Pourtant, une juridiction est restée jusqu’ici étonnement silencieuse sur ce point : la Cour européenne des droits de l’homme.
Si la décision Graner c. France a trouvé son chemin jusqu’au Panthéon des grandes affaires étudiées à l’occasion du colloque « France et Cour européenne des droits de l’homme », ce n’est pas seulement à cause de l’extrême rareté des décisions de chambre portant sur la condition d’épuisement des voies de recours internes[10], mais bien parce qu’elle brise enfin le mutisme de la Cour en la matière. En effet, du point de vue du droit de la Convention, et plus particulièrement de son article 35 § 1 qui pose la condition d’épuisement des voies de recours internes, deux questions se posent systématiquement lorsqu’un nouveau recours ayant trait à la protection des droits et libertés voit le jour. D’une part, cette nouvelle voie de droit constitue-t-elle un recours à épuiser avant de saisir le juge strasbourgeois ? Sur ce sujet, qui revient à s’interroger sur le caractère nécessaire d’un recours avant de saisir la Cour, la réponse de cette dernière tarde à venir et la doctrine en est réduite à la spéculation, généralement en faveur d’une réponse négative[11]. D’autre part, et quelle que soit la réponse à la première question, l’exercice de ce nouveau recours permet‑il de dispenser le requérant de l’épuisement d’autres voies de droit ? S’agit-il en d’autres termes d’un recours suffisant pour saisir la Cour ? C’est précisément à cette interrogation que la décision Graner c. France apporte une réponse s’agissant de la question prioritaire de constitutionnalité.
Afin de comprendre la position de la Cour de Strasbourg, il importe de maîtriser le cheminement procédural suivi en l’occurrence par le requérant. En 2015, ce dernier, qui préparait un livre sur la politique française en Afrique centrale entre 1981 et 1995, demanda au directeur des Archives de France l’autorisation de consulter plusieurs dossiers faisant partie des archives de la présidence de François Mitterrand. En application de la loi, le directeur saisit pour avis la mandataire de celui-ci. Cette dernière répondit qu’elle donnait son autorisation pour la consultation de deux dossiers, mais pas de seize autres, au motif qu’ils étaient « susceptibles de porter une atteinte excessive aux intérêts protégés par la loi ». Or, l’article L. 213‑4 du code du patrimoine met l’administration dans une situation de compétence liée par rapport à l’avis du mandataire. Dès lors, le directeur des Archives de France informa le requérant qu’au vu de l’avis en question, il ne l’autorisait à consulter qu’une partie des dossiers sollicités. Le requérant saisit par la suite le tribunal administratif pour contester cette décision, notamment sous l’angle de l’article 10 de la Convention. À l’occasion de cette instance, il souleva une question prioritaire de constitutionnalité portant sur les dispositions législatives subordonnant l’accès anticipé à certaines archives à l’accord du mandataire. Cette QPC, fondée sur le droit d’accès aux documents d’archives publiques résultant de l’article 15 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, ainsi que sur la liberté d’expression et de communication garantie par son article 11, fut renvoyée au Conseil constitutionnel, lequel valida les dispositions législatives critiquées[12]. Sans attendre le jugement du tribunal administratif, le requérant saisit la Cour européenne des droits de l’homme pour se plaindre d’une atteinte à l’article 10 de la Convention, causée par le refus d’accès aux archives qui lui avait été opposé. Alors que la Cour de Strasbourg était saisie, le tribunal administratif rejeta le recours du requérant, estimant au terme d’un raisonnement abstrait que les dispositions dont la constitutionnalité avait été admise par le Conseil constitutionnel étaient par ailleurs conformes à la Convention européenne des droits de l’homme[13]. Le jugement du tribunal administratif n’étant pas susceptible d’appel, le requérant se pourvut directement en cassation devant le Conseil d’État lequel, au moment de l’adoption de la décision Graner c. France, ne s’était pas encore prononcé.
Du fait de cette configuration contentieuse très particulière, l’interrogation relative à l’épuisement des voies de recours interne était évidente : au regard de l’article 35 § 1 de la Convention, le requérant pouvait-il valablement saisir la Cour alors même qu’aucune juridiction ordinaire ne s’était encore prononcée sur son recours en excès de pouvoir, du simple fait que le Conseil constitutionnel avait déclaré conformes à la Constitution les dispositions législatives litigieuses ?
La décision Graner c. France a donné raison au Gouvernement, qui se prévalait en l’occurrence de l’irrespect de l’obligation d’épuisement des voies de recours internes. Comme souvent, c’est toutefois l’analyse du raisonnement plutôt que la présentation de la solution retenue qui s’avère intéressante et permet de pleinement saisir la portée de la décision. Il faut en l’occurrence admettre que, si la décision commentée fait sans doute l’impasse sur certaines subtilités du droit français en matière de contrôle de conventionnalité (II), elle s’imposait faute de réelle alternative (I).
I. Une solution s’imposant en l’état du droit
Il convient d’emblée de souligner que la thèse défendue par le requérant, au soutien de l’introduction de sa requête avant que les juridictions administratives se soient prononcées, n’avait prima facie rien de fantaisiste. Selon lui, le fait que le Conseil constitutionnel ait jugé conforme à la Constitution l’article L. 213-4 du code du patrimoine, qui régit la consultation des archives publiques de la présidence de la République, avait des « conséquences significatives sur les chances de succès de tout recours interne fondé sur les mêmes droits et libertés conventionnels » (§ 36 de la décision). En effet, à suivre le premier temps de son argumentation, un contrôle du juge administratif sur la décision du directeur des Archives de France ne serait effectif que si étaient préalablement écartées du litige les dispositions imposant à ce dernier de suivre l’avis du mandataire. Or, selon le second temps de sa démonstration, « il serait impensable qu’une juridiction administrative contredise sur le terrain conventionnel l’analyse retenue par le Conseil constitutionnel au prisme de droits et libertés constitutionnels matériellement similaires aux griefs conventionnels » (§ 38 de la décision).
Ce dernier point était difficilement contestable. Certes, en droit, le Conseil constitutionnel a affirmé dès la naissance de la question prioritaire de constitutionnalité « que l’autorité qui s’attache [à ses] décisions […] en vertu de l’article 62 de la Constitution ne limite pas la compétence des juridictions administratives et judiciaires pour faire prévaloir ces engagements sur une disposition législative incompatible avec eux, même lorsque cette dernière a été déclarée conforme à la Constitution »[14]. Toutefois, en pratique, force est de constater que les divergences d’appréciation entre Conseil constitutionnel et juridictions ordinaires sur la conformité des lois aux droits et libertés garantis par des normes supérieures, relativement courantes avant l’entrée en vigueur de la QPC[15], se sont complètement taries depuis : il est tout simplement impossible de citer, à l’heure actuelle, le moindre exemple d’une telle divergence. Cet état de fait ne doit rien au hasard mais tire au contraire sa source dans ce qu’il est loisible de qualifier d’autorité directive de la chose validée par le Conseil constitutionnel – une autorité de facto qui exclut pour l’essentiel l’existence de divergences de jurisprudence entre contrôle abstrait de conventionnalité des lois et décisions QPC du juge de la rue de Montpensier[16].
La Cour européenne des droits de l’homme aurait tout à fait pu prendre en considération l’existence d’une telle autorité de fait, dans la lignée de sa jurisprudence relative à la Cour constitutionnelle belge. En effet, le juge strasbourgeois affirme avec constance que « eu égard au rang et à l’autorité de [la Cour constitutionnelle] dans le système juridictionnel du Royaume [de Belgique], [le rejet par celle-ci des moyens des requérants peut] passer pour vouer à l’échec tout autre recours que les requérants auraient pu engager »[17]. Ainsi que le souligne le professeur Sébastien Van Drooghenbroeck, la Cour « suppose – en se fondant sur une présomption de cohérence de l’ordre juridique belge – que les juridictions judiciaires et administratives seront vraisemblablement portées, au-delà de l’affirmation théorique de leur “autonomie” subsistante, à aligner leurs positions sur celle de la Cour constitutionnelle, plutôt qu’à la contredire »[18]. Eu égard à la situation prévalant en France, la transposition de cette jurisprudence aurait à première vue paru possible.
Tel n’a néanmoins pas été le choix de la Cour, ce qui doit être salué. Donner raison au requérant aurait conduit à une situation particulièrement compliquée, car cela aurait conduit la Cour à s’interroger sur trois points délicats afin d’apprécier la recevabilité de chaque requête qui aurait invoqué l’existence d’une décision QPC afin de s’estimer déliée de l’obligation de saisir les juridictions ordinaires. Primo, admettre qu’une décision du Conseil constitutionnel peut priver de toute chance de succès un contrôle de conventionnalité impose en premier lieu de vérifier que les droits et libertés constitutionnels qui ont fondé la décision du juge de la rue de Montpensier sont équivalents aux droits et libertés conventionnels invoqués devant la Cour. Or, dans la mesure où le Conseil constitutionnel opère un strict cloisonnement des sources constitutionnelles et des sources conventionnelles – contrairement à la Cour constitutionnelle belge qui applique la théorie de l’ensemble indissociable[19] ‑, l’exercice n’est pas toujours nécessairement évident. Deuxio, la récente émergence dans l’ordre juridique français du contrôle concret de la conventionnalité de l’application de la loi, dans le sillage de célèbres jurisprudences de la Cour de cassation et du Conseil d’État[20], aurait imposé à la Cour européenne des droits de l’homme de vérifier dans chaque cas qu’un tel contrôle était éventuellement possible, car il nullifie l’autorité des décisions du Conseil constitutionnel sur le juge ordinaire[21]. Tertio, suivre l’argumentation du requérant aurait conduit la Cour à s’assurer, toujours au stade de la recevabilité, qu’aucun autre moyen que celui tiré de la violation par la loi des droits et libertés fondamentaux n’était susceptible de prospérer. Suivre un tel cheminement intellectuel pour chaque requête aurait été une source de complexité très importante pour la Cour européenne des droits de l’homme, de même qu’un facteur d’imprévisibilité pour les requérants qui font le choix de se tourner vers elle.
En affirmant solennellement, par une décision adoptée par une chambre, qu’« en l’absence de décision du Conseil d’État sur le pourvoi en cassation du requérant, ce dernier n’est pas en mesure de se prévaloir d’une décision interne définitive » (§ 62 de la décision), la Cour a donc opportunément refusé qu’une décision du Conseil constitutionnel sur une question prioritaire de constitutionnalité soit la dernière étape du parcours contentieux d’un requérant se tournant vers elle, ce qui constituait sans nul doute la seule solution réellement praticable en l’état du droit français. Pour ce faire, elle s’est fondée, dans la lignée de sa précédente décision Charron et Merle-Montet c. France[22] qui laissait pressentir sa position sur le sujet, sur l’existence d’un contrôle concret de conventionnalité exercé par les juridictions internes. Ce faisant, la Cour a procédé à un pari risqué en même temps qu’à une certaine simplification de l’état du droit applicable.
II. Une solution simplifiant l’état du droit
La solution retenue par la Cour européenne des droits de l’homme dans la décision Graner c. France repose sur l’affirmation selon laquelle « le contrôle de constitutionnalité opéré par le Conseil constitutionnel et le contrôle de conventionnalité opéré par le juge ordinaire sont distincts » (§ 53 de la décision). S’il est permis de contester le raisonnement de la Cour sur ce point, c’est du fait de l’explication qu’elle donne pour justifier en quoi les deux contrôles diffèrent : « Le premier consiste à vérifier in abstracto si telle disposition légale est conforme à la Constitution. Le second doit permettre de vérifier in concreto si une action ou une omission imputable à un État partie est conforme à la Convention, à défaut de quoi, du reste, il ne constituerait pas un recours dont l’usage est requis au titre de l’épuisement des voies de recours internes » (idem). Le premier élément de cette affirmation n’appelle guère de remarque mais ses deuxième et troisième temps sont en revanche très discutables.
D’une part, l’idée selon laquelle un recours qui ne verrait pas être exercé un contrôle concret ne constituerait pas une voie de recours à épuiser avant de saisir la Cour européenne des droits de l’homme procède d’une simplification exagérée de sa propre jurisprudence. Certes, le contrôle qu’exerce le juge strasbourgeois lui-même est un contrôle foncièrement concret, quoiqu’il ait tendance à se dédoubler de plus en plus fréquemment d’un contrôle abstrait du droit applicable[23]. Toutefois, ce n’est pas pour autant que le droit de la Convention impose à toutes les juridictions internes de procéder de la sorte : constituent ainsi des recours à épuiser avant de saisir la Cour certaines voies de droit mettant en œuvre un contrôle purement abstrait, à l’instar du recours en annulation devant la Cour constitutionnelle belge[24] ou du recours pour excès de pouvoir des actes règlementaires d’application d’une loi devant le juge administratif français[25]. Il y a donc fort à parier que cette affirmation – inédite dans la jurisprudence de la Cour – ne sera pas reprise à l’avenir, tant elle prête à confusion et semble en disharmonie avec son interprétation de la règle de l’épuisement des voies de recours internes : il est difficile de percevoir en quoi un recours abstrait de la loi ou d’un acte règlementaire ne donne pas une chance à l’État de redresser la violation alléguée par le requérant, si celle-ci découle purement et simplement de l’application d’un texte général.
D’autre part, et surtout, si le contrôle de conventionnalité in concreto de l’application de la loi tend à se développer peu à peu au sein de la jurisprudence des juridictions judiciaires et administratives, il n’a pour l’heure rien d’universel. Le Conseil d’État a par exemple d’ores et déjà posé des limites à son développement, ainsi que l’illustrent deux décisions bien connues.
Dans une première décision Edenred en date du 4 décembre 2017[26], la Haute juridiction administrative était notamment saisie d’un moyen tiré de ce que la Cour administrative d’appel avait méconnu son office en s’abstenant de répondre à une critique conventionnelle de l’application de la loi dans les circonstances particulières de l’espèce. Or, était en l’occurrence en jeu une loi qui, selon les termes du juge Mattias Guyomar, « ligote non seulement l’administration au stade de la prise de décision, mais aussi son juge au moment du contrôle concret de celle-ci »[27]. En effet, les dispositions législatives litigieuses instituaient une sanction fiscale automatique à un taux non modulable, et étaient interprétées par le Conseil d’État comme s’opposant ipso facto à un contrôle du juge administratif sur la proportionnalité de celle-ci. La loi ayant été jugée abstraitement conventionnelle, y compris en ce qu’elle interdisait implicitement au juge de contrôler la proportionnalité de son application à un cas d’espèce, le contrôle in concreto de l’inconventionnalité de l’application de la loi s’avère impossible.
Dans une seconde décision Molenat en date du 28 décembre 2017[28], le Conseil d’État était là encore saisi d’un moyen tiré de ce que le Tribunal administratif avait méconnu son office, en s’abstenant de répondre à la critique conventionnelle formulée par le requérant à l’encontre d’actes administratifs tirant les conséquences nécessaires d’une loi. Le litige portait en l’occurrence sur les refus opposés, par stricte application des dispositions législatives en vigueur, aux demandes du requérant tendant à ce que lui soient communiquées des informations relatives au donneur de gamètes à l’origine de sa conception. Le Conseil d’État estima, au regard des considérations d’intérêt général qui avaient conduit le législateur à interdire toute divulgation de telles informations, qu’« aucune circonstance particulière propre à la situation d’un demandeur ne saurait conduire à regarder la mise en œuvre des dispositions législatives relatives à l’anonymat du don de gamètes, qui ne pouvait conduire qu’au rejet des demandes en litige, comme portant une atteinte excessive aux droits et libertés protégés par la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales »[29]. Tout contrôle, y compris concret, des actes administratifs tirant les conséquences de cette loi était dès lors « voué à l’échec »[30], non pas parce que le législateur aurait implicitement interdit au juge de contrôler la proportionnalité de ces actes d’application, mais parce qu’il s’était fondé sur des motifs d’une telle force qu’ils ne sauraient céder devant aucune considération d’espèce.
La lecture de ces deux décisions, dans lesquelles le Conseil d’État n’a pas sanctionné l’absence de contrôle concret opéré par les juridictions du fond, démontre à elle seule que l’affirmation générale de la Cour européenne des droits de l’homme, selon laquelle le contrôle du juge ordinaire doit permettre de vérifier in concreto si une action ou une omission imputable à un État partie est conforme à la Convention, constitue une simplification de l’état du droit applicable. Il en va d’autant plus fort que ces deux premières limites posées par le Conseil d’État pourraient parfaitement être suivies de nombreuses autres, et que la Cour de cassation pourrait elle aussi encadrer à l’avenir l’exercice du contrôle concret de conventionnalité par les juridictions judiciaires. La lecture du jugement adopté en l’espèce par le Tribunal administratif de Paris, qui s’est contenté d’exercer un contrôle abstrait de la loi litigieuse dans des termes très fortement inspirés de ceux de la décision du Conseil constitutionnel, n’invitait d’ailleurs guère à l’utilisation d’une formule si affirmée[31], à tel point d’ailleurs que la Cour a jugé utile de préciser que sa décision ne permettait pas de « préjuger du caractère suffisant ou non du contrôle opéré en l’espèce par le tribunal administratif de Paris quant au respect de la Convention, caractère suffisant qu’il revient au Conseil d’État d’apprécier en premier lieu » (§ 57 de la décision). Il est difficile de ne pas lire dans ce passage une remise en cause implicite du contrôle opéré par le juge du fond ou une invitation adressée à la Haute juridiction administrative de procéder à un contrôle approfondi de l’ingérence alléguée dans la liberté garantie par l’article 10 de la Convention. Dans de telles conditions, il paraît évident que l’affirmation de la Cour sur le contrôle concret des juges ordinaires français correspond plus à un état idéal du droit, à ses yeux, qu’à une retranscription fidèle de la complexité de la réalité du droit applicable.
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Confrontée à la question complexe de l’articulation de la question prioritaire de constitutionnalité et du contrôle de conventionnalité, la Cour européenne a adopté avec la décision Graner c. France une position somme toute très habile, même si elle n’est pas exempte de défauts, notamment en ce qu’elle gomme certaines subtilités du droit français. En fondant entièrement son raisonnement sur les différences entre contrôle abstrait de constitutionnalité de la loi et contrôle concret de l’application de la loi, la Cour a le merite d’avoir adopté une solution applicable a priori à toute espèce, gage de prévisibilité et lisibilité de la règle essentielle d’épuisement des voies de recours internes, qui peut être résumée par une simple affirmation : « la possibilité d’un contrôle de conventionnalité in casu [permet] de considérer que les voies de recours ne sont pas épuisées »[32] par la seule question prioritaire de constitutionnalité.
De manière très heureuse, le Conseil d’État a apporté la plus belle démonstration de la validité de ce raisonnement en donnant raison, quelques semaines après l’adoption de la décision Graner c. France, au requérant, au terme d’un contrôle concret de la décision de la mandataire du Président François Mitterrand[33]. Bien évidemment, ainsi que le soulignent les professeurs Xavier Dupré de Boulois et Laure Milano, « le revirement réalisé par le Conseil d’État s’agissant de la teneur du contrôle opéré par le juge administratif sur un refus de l’administration apporté à une demande de consultation anticipée des archives doit se lire à la lumière de cette décision d’irrecevabilité »[34]. Dans le contexte de l’entrée en vigueur du Protocole no 15, il s’agit en tout état de cause d’un utile rappel du fait que le principe de subsidiarité trouve l’une de ses plus belles expressions dans l’appropriation du droit de la Convention par les juridictions nationales. La règle de l’épuisement des voies de recours internes, loin d’être seulement un mécanisme de protection des États ou un fardeau pour les requérants, est le gage d’une subsidiarité synonyme de diffusion profonde du droit conventionnel au sein de chaque ordre juridique européen.
[1] Les opinions exprimées n’engagent que leur auteur. Par souci de transparence, celui-ci doit souligner qu’il a eu à connaître de la décision commentée alors qu’il était encore référendaire à la Cour européenne des droits de l’homme, puisqu’il a procédé au filtrage de la requête puis a été associé aux discussions entre le ou la juge rapporteur(e) et le juriste rédacteur. L’auteur n’a en revanche pas assisté au délibéré de la présente affaire.
[2] CEDH, arrêt J.M.B. et autres c. France, 30 janvier 2020, nos 9671/15 et autres.
[3] Cass., Crim., 8 juillet 2020, no 20-81731 ; Cass., Crim., 8 juillet 2020, no 20-81739.
[4] Cass., Crim., 8 juillet 2020, no 20-81731 ; Cass., Crim., 8 juillet 2020, no 20-81739.
[5] CC, décision M. Geoffrey F. et autre [Conditions d’incarcération des détenus], 2 octobre 2020, no 2020‑858/859 QPC.
[6] CE, 6ème/5ème CR, décision Fédération Forestiers privés de France, 15 avril 2021, no439036.
[7] CE, 6ème/5ème CR, décision Association de chasse des propriétaires libres, 4 août 2021, no 452327.
[8] CC, décision Association de chasse des propriétaires libres [Exclusion des associations de propriétaires du droit de retrait de terrains inclus dans le périmètre d’une association communale de chasse agréée], 4 novembre 2021, no 2021‑944 QPC.
[9] CJUE, GC, arrêt Melki et Abdeli, 22 juin 2010, nos C-188/10 et C-189/10.
[10] S’agissant de la France, Graner c. France est la seule décision de chambre fondée sur la condition d’épuisement des voies de recours internes adoptée en 2020.
[11] Voir, sur ce point : Larrouturou Thibaut, Question prioritaire de constitutionnalité et contrôle de conventionnalité, LGDJ, 2021, §§ 548 s.
[12] CC, décision M. François G. [Accès aux archives publiques émanant du Président de la République, du Premier ministre et des autres membres du Gouvernement], 15 septembre 2017, no 2017-655 QPC.
[13] TA Paris, jugement M. François Graner, 17 mai 2018, no 1608472/5-1.
[14] CC, décision Loi relative à l’ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d’argent et de hasard en ligne, 12 mai 2010, no 2010-605 DC.
[15] Voir, sur ce point, la recension opérée par le professeur Julien Bonnet : Bonnet Julien, « Les contrôles de constitutionnalité et de conventionnalité des lois : concurrents et complémentaires », in Cartier Emmanuel, Gay Laurence, Viala Alexandre (dir.), La QPC : vers une culture constitutionnelle partagée ?, Institut Universitaire Varenne, 2015, p. 213.
[16] Voir, sur ce point : Larrouturou Thibaut, Question prioritaire de constitutionnalité et contrôle de conventionnalité, LGDJ, 2021, §§ 538 s.
[17] CEDH, arrêt Pressos Compania Naviera S. A. et autres c. Belgique, 20 novembre 1995, no 17849/91, § 27.
[18] Van Drooghenbroeck Sébastien, « L’autorité de la chose jugée par la Cour constitutionnelle vis‑à‑vis des autres juridictions », in Van Drooghenbroeck Sébastien (dir.), Le droit international et européen des droits de l’homme devant le juge national, Larcier, 2014, p. 144.
[19] Pour rappel, la Cour constitutionnelle belge affirme de jurisprudence constante que « lorsqu’une disposition conventionnelle liant la Belgique a une portée analogue à celle d’une des dispositions constitutionnelles dont le contrôle relève de la compétence de la Cour et dont la violation est alléguée, les garanties consacrées par cette disposition conventionnelle constituent un ensemble indissociable avec les garanties inscrites dans les dispositions constitutionnelles concernées. Il s’ensuit que, dans le contrôle qu’elle exerce au regard de ces dispositions constitutionnelles, la Cour tient compte de dispositions du droit international qui garantissent des droits ou libertés analogues ». Voir, parmi de nombreux exemples : CC belge, 5 mai 2009, no 76/2009, point B.4.3. Il est donc très aisé de s’assurer, à la lecture d’une décision de la Cour constitutionnelle belge, de l’équivalence des droits et libertés constitutionnels et conventionnels.
[20] Cass., 1ère Civ., 4 décembre 2013, no 12-26066 ; CE, Ass., décision Mme Gonzalez-Gomez, 31 mai 2016, no 396848.
[21] Voir, sur ce point : Larrouturou Thibaut, Question prioritaire de constitutionnalité et contrôle de conventionnalité, LGDJ, 2021, § 543.
[22] CEDH, décision Charron et Merle-Montet c. France, 16 janvier 2018, no 22612/15.
[23] Voir notamment, sur ce point : Afroukh Mustapha, « L’objectivisation du contrôle juridictionnel », in Andriantsimbazovina Joël, Burgorgue-Larsen Laurence, Touzé Sébastien (dir.), La protection des droits de l’homme par les cours supranationales, Pedone, 2016, pp. 107 s.
[24] CEDH, décision S. B. et autres c. Belgique, 6 avril 2004, no 63403/00, § 7.
[25] CEDH, décision Zambrano c. France, 7 octobre 2021, no 41994/21, § 27.
[26] CE, 10ème/9ème CR, décision Société Edenred France, 4 décembre 2017, no 379685.
[27] Guyomar Mattias, « Contrôle in concreto : beaucoup de bruit pour rien de nouveau », in Les droits de l’homme à la croisée des droits, Mélanges en l’honneur de Frédéric Sudre, LexisNexis, 2018, p. 327.
[28] CE, 10ème/9ème CR, décision Molenat, 28 décembre 2017, no 396571.
[29] Point 6 de la décision.
[30] Guyomar Mattias, « Eu égard à la finalité qu’elles poursuivent, le contrôle in abstracto de la conventionnalité des dispositions législatives relatives à l’anonymat du don de gamètes absorbe le contrôle concret de leur mise en œuvre », Chronique de jurisprudence du Conseil d’État : contentieux administratif et Convention européenne des droits de l’homme, Gaz. Pal., 6 février 2018, no 5, p. 390.
[31] Comparer sur ce point le considérant 7 du jugement du tribunal administratif (reproduit au § 16 de la décision commentée) et le paragraphe 11 de la décision du Conseil constitutionnel (reproduit au § 15 de la décision commentée).
[32] Fulchiron Hugues, « Vers un rééquilibrage des pouvoirs en matière de protection des droits et libertés fondamentaux ? Libres propos sur le rôle du juge judiciaire en tant qu’acteur du principe de subsidiarité », in Les droits de l’homme à la croisée des droits, Mélanges en l’honneur de Frédéric Sudre, LexisNexis, 2018, p. 254.
[33] CE, Ass., décision M. François Graner, 12 juin 2020, nos 422327 et 431026.
[34] Dupré de Boulois Xavier, Milano Laure, Chronique “Jurisprudence administrative et Convention européenne des droits de l’homme”, RFDA, 2021, no 4, p. 741.