La France, la Cour européenne des droits de l’homme et les discours de haine en 2022
Par Thomas Hochmann, Professeur de droit public à l’Université Paris Nanterre (CTAD, Institut Universitaire de France)
L’année 2022 a vu la Cour européenne des droits de l’homme se prononcer à plusieurs reprises sur des affaires françaises qui impliquaient des discours de haine. Datée du 25 janvier, la décision Bonnet c. France portait sur un pastiche d’une Une de Charlie Hebdo qui avait été publiée sur le site du requérant (plus connu sous le nom d’Alain Soral) et s’en prenait aux juifs. Dans l’arrêt Zemmour c. France, rendu le 20 décembre, les déclarations litigieuses accusaient les musulmans de coloniser la France. L’arrêt Rouillan c. France du 23 juin ne portait pas à proprement parler sur des discours de haine, définis comme des propos hostiles à des groupes de personnes, mais sur une apologie du terrorisme : le requérant avait loué le courage des auteurs des attentats de 2015. Enfin, il est loisible de signaler deux décisions de comité rendues le 15 décembre à propos de tweets racistes et négationnistes publiés par Henri de Lesquen 1.
Au total, un seul constat de violation fut prononcé dans ces affaires, et encore ne portait-il pas sur la restriction elle-même mais sur l’ampleur de la peine prononcée. Il ne s’agit pas, à travers cette remarque, de vanter le bilan de la France, mais de relativiser les inquiétudes souvent exprimées de nos jours dans ce pays sur les menaces qui planeraient sur la liberté d’expression. La « panique antiwoke » 2 est le symptôme d’une angoisse qui tend à gêner la lutte contre les discours de haine. Il semble qu’on n’assume plus, ou plus difficilement, de condamner les propos racistes. Cette ambiance se traduit dans les jugements français rendus en la matière, où apparaissent des excès de timidité sur lesquels on reviendra plus loin. Or, ce que permet de rappeler cette petite séquence jurisprudentielle strasbourgeoise, c’est que la lutte contre les discours de haine ne pose guère de problème à la conception européenne de la liberté d’expression. Plutôt que de répéter toujours le sempiternel refrain de Handyside sur les propos qui « heurtent, choquent ou inquiètent » 3, on devrait se souvenir d’une autre formule toujours rappelée par la Cour : « il importe au plus haut point de lutter contre la discrimination raciale sous toutes ses formes » 4. Laissons un peu de côté le slogan vide des propos qui « heurtent, choquent ou inquiètent » et pensons aux propos qui « propagent, encouragent, promeuvent ou justifient » : « en principe on peut juger nécessaire, dans les sociétés démocratiques, de sanctionner, voire de prévenir, toutes les formes d’expression qui propagent, encouragent, promeuvent ou justifient la haine fondée sur l’intolérance (y compris l’intolérance religieuse) » 5.
Bref, comme le rappelle la Cour dans l’arrêt Zemmour, « l’appel à la discrimination relève de l’appel à l’intolérance, lequel, avec l’appel à la violence et l’appel à la haine, est l’une des limites à ne dépasser en aucun cas dans le cadre de l’exercice de la liberté d’expression » 6. S’il faut retenir une chose des arrêts étudiés ici, c’est que les angoisses des juges français et les subtilités jurisprudentielles qui leur servent d’exutoire sont injustifiées du point de vue européen. La Cour ne sombre pas dans les tergiversations qu’on observe parfois dans les jugements français, elle ne cède pas d’un pouce face aux stratégies mises en œuvre par les fomenteurs de haine. C’est là un signal que devrait percevoir les autorités françaises. Une fois ce point essentiel établi, on reviendra plus rapidement sur un aspect des arrêts de la Cour qui mérite d’être mieux pris en compte, à savoir leur caractère « communicatif »
I – La fermeté de la Cour face aux discours de haine
Après avoir illustré cette fermeté qui tranche avec les hésitations françaises, on soulignera deux aspects plus discutables de la jurisprudence de Strasbourg.
A. Une Cour intraitable face aux stratégies d’insinuation
Toute interdiction suscite des stratagèmes de contournement, et il en va tout particulièrement ainsi à l’égard des restrictions de la liberté d’expression. La plasticité du langage se prête bien à ce type de subterfuge 7. Depuis la promulgation de la loi dite « Gayssot » en 1990 8, les négationnistes se gardent le plus souvent d’affirmer ouvertement que les chambres à gaz n’ont pas existé. La jurisprudence française a établi de longue date que le délit était consommé lorsque la contestation de crime contre l’humanité était présentée « sous forme déguisée ou dubitative ou encore par voie d’insinuation » 9.
L’une des décisions de comité rendues sur requête de Henri de Lesquen le montre bien, les tweets condamnés en France constituant un cas d’école de négationnisme déguisé. Le premier illustre la forme dubitative : « Je suis émerveillé de la longévité des ‘rescapés de la Shoah’ morts à plus de 90 ans. Ont-ils vécu les horreurs qu’ils ont racontées ? ». Le second est un exemple d’insinuation : « La plantureuse Simone Veil, ‘rescapée de la Shoah’, a 88 ans. A ma connaissance, elle va bien. » La stratégie de défense consiste alors à souligner que rien, dans les propos litigieux, ne consiste à nier la Shoah. Je n’ai fait qu’évoquer des « vérités incontestables », soulignait l’auteur 10. Mais les tribunaux français ne sont pas dupes : ces propos « insinu[e]nt, par un émerveillement feint et un questionnement déguisé, [que les rescapés de la Shoah morts à un âge avancé] n’ont pas ‘vécu les horreurs qu’ils ont racontées’, et ce de manière globale et sans laisser entendre que ne seraient visées que certaines de ces personnes ». Le second tweet, poursuivent les juges français, « reprend la même expression de ‘rescapée de la Shoah’ entre guillemets et l’applique à M… P… dont sont soulignés l’âge avancé et la bonne santé ». Dès lors, « le lecteur de ces tweets successifs est à tout le moins conduit à comprendre qu’il lui faut douter de façon générale de la réalité des ‘horreurs’ vécues et des souffrances endurées dans les camps de concentration, telles qu’en témoignent les survivants » 11.
De même, dans l’affaire Bonnet, le requérant assurait que le document litigieux ne contestait pas le crime contre l’humanité en demandant « Shoah où t’es ? », et ne s’en prenait pas aux juifs mais aux seuls historiens, dont la fausse Une indiquait qu’ils étaient « déboussolés ». L’analyse extrêmement détaillée par laquelle les tribunaux français ont écarté ces arguments est saluée par la Cour européenne des droits de l’homme 12. La Cour rappelle en outre, bien que cet argument ne fût pas soulevé devant elle par le requérant, qu’une prétendue intention humoristique ne constitue aucunement un « laissez-parler » qui exempterait du respect des limites de la liberté d’expression 13.
Ni les tribunaux français ni la Cour européenne des droits de l’homme ne se laissent donc abuser par l’usage stratégique de l’insinuation ou par les interprétations spécieuses avancées par les propagateurs des discours de haine. Une fébrilité française à l’égard de la liberté d’expression est néanmoins perceptible dans les affaires étudiées. En effet, les tribunaux considèrent parfois qu’un propos n’est répréhensible que s’il contient « un appel ou une exhortation » à la violence, à la discrimination ou à la haine 14. Il ne suffit pas qu’il paraisse raisonnablement susceptible de provoquer de tels actes ou de tels sentiments. Cette ligne jurisprudentielle conduit à de généreuses relaxes, qui sont bien illustrées par les affaires que de Lesquen et Zemmour avaient choisi de porter devant la Cour européenne des droits de l’homme. Si tous deux se plaignaient à Strasbourg de leur condamnation par les tribunaux français, les mêmes juges avaient en effet refusé de sanctionner certains des propos poursuivis. De Lesquen pouvait ainsi librement calculer le « coefficient de blancheur » dans les équipes nationales de football, pour regretter le « grand remplacement » ou la fin de « l’homogénéité raciale de la Mannschaft ». Il lui était également loisible d’appeler à « bannir la musique nègre des médias publics ». Ses propos étaient peut-être « emprunts de sentiments racistes », mais ils ne contenaient aucune « exhortation » 15. Zemmour, quant à lui, pouvait affirmer qu’aucun musulman n’est pacifique, et que tous approuvent les djihadistes 16. Cette même ligne jurisprudentielle permet également à Valeurs actuelles de publier en Une un buste de Marianne couverte d’un niqab, sous le titre « Naturalisés. L’invasion qu’on cache », et accompagné notamment de l’indication : « Islam, immigration : comment la gauche veut changer le peuple » 17. Pour la même raison, Robert Ménard peut twitter « #rentreedesclasses : la preuve la plus éclatante du #GrandRemplacement en cours. Il suffit de regarder d’anciennes photos de classe… » 18. C’est enfin sur ce même fondement que la Cour de cassation exonéra les propos de Pierre Péan sur les Tutsi, prétendument initiés dès leur enfance à la dissimulation, « ce qui fait de cette race l’une des plus menteuses qui soit sous le soleil » 19.
La Cour européenne des droits de l’homme ne cède nullement à cette démarche qui laisse libre court à la provocation à la haine. Elle souligne utilement que les mêmes tribunaux français n’adoptent pas toujours cette attitude fort conciliante, mais condamnent aussi les propos qui suscitent un sentiment de rejet, quand bien même ils ne contiendraient pas d’« appel » ou d’« exhortation ». Comme l’écrit la Cour, la jurisprudence française considère que « des propos peuvent être considérés comme provocants sans être exhortatoires » 20. Dans une phrase qui mérite d’être remarquée, la Cour écarte explicitement la ligne parfois suivie par les juges français : « L’incitation à la haine ne requiert pas nécessairement l’appel à tel ou tel acte de violence ou un autre acte délictueux » 21. Des propos qui s’en prennent à certaines parties de la population « peuvent suffire pour que les autorités privilégient la lutte contre le discours raciste par rapport à la liberté d’expression exercée de manière irresponsable » 22. La jurisprudence française protectrice du discours de haine n’est donc nullement requise par la conception européenne de la liberté d’expression. Au contraire, elle est sans doute même contraire à l’exigence de sanctionner la propagation de la haine fondée sur l’intolérance 23.
Un autre aspect de l’arrêt Zemmour éclaire, de manière plus anecdotique, le contraste entre la fermeté de la Cour et les scrupules des juges français. Quelques décisions récentes en France paraissent indiquer que les déclarations faites lors d’une interview ou d’un débat télévisés jouissent d’une protection particulière. On considère avec mansuétude les propos tenus « à brûle pourpoint », selon une formule utilisée pour relaxer Éric Zemmour dans une autre affaire 24. Or, on trouve les mêmes mots dans l’arrêt de la Cour, mais pour écarter l’argument : le requérant, en tant que chroniqueur médiatique chevronné, était « parfaitement à même de mesurer la portée de ses propos, malgré les questions posées à brûle-pourpoint par les journalistes, et d’en apprécier les conséquences » 25.
B. Deux points de vigilance
Au cœur de cette intransigeance de la Cour européenne des droits de l’homme face aux discours de haine se logent deux fragilités très légères, qui ne remettent nullement en cause la position générale mais méritent d’être signalées.
La première est relative à un autre égarement de la jurisprudence française. Les tribunaux affirment parfois que le délit de provocation raciste n’est constitué que si le propos vise un groupe « dans son ensemble ». Cette formule est quelque peu trompeuse. Les dispositions pertinentes visent des expressions tenues contre des personnes « à raison » de leur appartenance à une nation, une ethnie ou encore une religion. L’auteur qui s’en prend aux musulmans intégristes n’est donc pas concerné : il cible des individus parce qu’ils sont intégristes, et non parce qu’ils sont musulmans.
On comprend que cette idée puisse parfois être formulée en référence à l’entièreté de la communauté visée. Celui qui attaque les intégristes ne vise pas les musulmans « dans leur ensemble ». Celui qui critique « tous les chinois » vise sans conteste des individus « à raison » de leur origine, ce qui ne sera pas forcément le cas du propos qui dénonce les délinquants chinois d’un certain quartier de Paris. Mais il ne faut évidemment pas en déduire que seuls sont répréhensibles les propos qui visent « tous » les membres d’une nation ou tous les adeptes d’une religion 26. Une diatribe contre les musulmans d’Antibes ou contre les dentistes musulmans est répréhensible. Pourtant, la formulation jurisprudentielle selon laquelle l’ensemble de la communauté doit être visée a pu conduire la cour d’appel de Paris à relaxer Éric Zemmour au motif que ses propos hostiles aux immigrés musulmans africains ne concernaient ni tous les immigrés, ni tous les musulmans, ni tous les africains !
Si cet arrêt vient d’être annulé par la Cour de cassation 27, on peut légitimement s’inquiéter de voir la Cour européenne des droits de l’homme, tant dans l’affaire Bonnet que dans l’affaire Zemmour, souligner que le propos visait les juifs ou les musulmans « dans leur ensemble ». Dans la décision Bonnet, immédiatement après la citation de l’arrêt Jersild sur l’importance de lutter contre la discrimination raciale, et donc dans un passage où il s’agit de rappeler les grands principes, la Cour affirme être « particulièrement sensible aux propos catégoriques attaquant ou dénigrant des groupes tout entiers, qu’ils soient ethniques, religieux ou autres » 28. Dans l’arrêt Zemmour, c’est à quatre reprises qu’apparaît l’idée qu’était visé un groupe entier 29. Il ne s’agit pas de suggérer que le raisonnement de la Cour repose le moins du monde sur l’idée fausse selon laquelle un propos ne serait répréhensible que s’il est dirigé contre un groupe religieux, national ou ethnique « dans son ensemble ». Simplement, en France, à force de le répéter on a fini par le croire, et la Cour devrait donc se méfier de cette formulation qui prête à confusion.
Une autre question de formulation s’attache aux développements de la Cour relatifs au degré de protection des expressions, aux catégories de propos « appelant une protection renforcée ou réduite » 30. Comme chacun sait, les propos qui s’inscrivent dans un débat d’« intérêt général » (ou d’« intérêt public ») jouissent d’une protection renforcée, c’est-à-dire qu’il sera difficile de justifier leur restriction. Les propos racistes ou justifiant la violence ne jouissent pour leur part que d’une protection réduite voire ne sont pas protégés du tout 31. Dans les affaires Rouillan et Zemmour, pour la première fois semble-t-il, la Cour étend (et adapte) une définition du débat d’intérêt général issue de la jurisprudence sur les atteintes à la vie privée : constituent des questions d’intérêt public celles qui, en tenant compte du contexte de l’époque, sont « susceptibles d’intéresser le public, d’éveiller son attention ou de le préoccuper sensiblement » 32.
Le raisonnement de la Cour sur ce sujet fait naître deux difficultés. La première tient à la fausse opposition qui est tracée par la Cour entre les propos d’intérêt général et les discours de haine : « les propos se rapportant à des questions d’intérêt public appellent une forte protection, au contraire de ceux défendant ou justifiant la violence, la haine, la xénophobie ou toute autre forme d’intolérance, qui ne sont normalement pas protégés » 33. Mais l’apparence exclusive de cette alternative est trompeuse : les discours de haine concernent pour l’essentiel des questions d’intérêt public ainsi définies. La question de savoir si une communauté domine la société française ou lui livre la guerre est sans doute « susceptible d’intéresser le public, d’éveiller son attention ou de le préoccuper sensiblement ». C’est pour cette raison, par exemple, que la Cour suprême des États-Unis accorde la plus haute protection aux slogans qui se réjouissent de la mort des soldats, décrite comme une punition divine de la tolérance américaine de l’homosexualité. Après tout, la pancarte « Fag Troops » n’est-elle pas une prise de position, certes peu raffinée, sur l’homosexualité au sein de l’armée ? Il s’agit là d’une question qui intéresse la société 34.
La manière dont la Cour européenne des droits de l’homme présente les catégories d’expression plus ou moins protégées n’est donc pas satisfaisante. Ce n’est pas parce qu’ils n’intéressent pas le public que les discours de haine sont moins protégés, mais parce qu’« il importe au plus au point de lutter contre la discrimination raciale ». La Cour elle-même ne l’ignore pas. Elle note bien, par exemple, que les propos de Zemmour sur les musulmans touchaient à un débat d’intérêt général. Simplement, dès lors qu’ils s’en prenaient à un groupe de population, ils ne bénéficiaient pas d’une protection renforcée 35. De même, dans une décision de comité de Lesquen, la Cour note que les propos racistes du requérant relèvent d’« un débat d’intérêt général relatif aux problèmes liés à l’installation et à l’intégration des immigrés », mais que la lutte contre le racisme l’emporte sur la liberté d’expression 36. Bref, la formulation qui oppose les discours sur des questions d’intérêt public aux propos racistes tend à dissimuler la véritable position de la Cour : si les propos d’intérêt général sont en principe mieux protégés, les discours qui incitent à la haine ou à la violence sont interdits, quand bien même ils toucheraient à des questions d’intérêt public 37. Une autre formulation, perceptible dans la jurisprudence, consisterait à préciser que la haute protection s’attache non pas aux expressions qui se « rapportent » 38simplement à un débat d’intérêt public, mais à celles qui « s’inscrivent » dans un tel débat, qui y « contribuent ». Or, pourrait-on considérer, un discours qui incite à la haine ne constitue pas une contribution au moindre débat 39.
Le second léger reproche qui peut être adressé à la manière dont la Cour expose son raisonnement tient au choix de convoquer dans ce contexte la « marge d’appréciation ». L’ampleur de cette dernière est perçue comme synonyme du degré de protection dont jouit l’expression. Ainsi, l’État aura une marge d’appréciation réduite pour intervenir dans un débat d’intérêt général, mais il jouira d’une large marge d’appréciation à l’égard des expressions moins protégées 40. Ces développements sont un peu trompeurs, en ce qu’ils se focalisent exclusivement sur la liberté d’expression, comme si l’article 10 était la seule disposition de la Convention européenne des droits de l’homme. En réalité, on pourrait défendre l’idée que les États ont l’obligation, en vertu de l’article 8, de prendre certaines mesures contre les discours de haine 41. La question n’est pas simple, et il ne s’agit pas de la traiter ici, mais simplement de relever que la Cour la passe sous silence en affirmant que l’État dispose d’une large marge d’appréciation quant à la nécessité de réprimer ou non les discours de haine. Cette excessive simplification contredit la déclaration déjà citée : « en principe on peut juger nécessaire, dans les sociétés démocratiques, de sanctionner, voire de prévenir, toutes les formes d’expression qui propagent, encouragent, promeuvent ou justifient la haine fondée sur l’intolérance » 42.
Mais trêve de pinaillage. Au-delà de quelques formulations malencontreuses, c’est d’abord cette fermeté de principe de la Cour qui doit être retenue.
II – La communication de la Cour européenne des droits de l’homme
De manière plus accessoire, on peut envisager les arrêts étudiés sous un prisme qui retient de plus en plus l’attention de la doctrine, celui de la communication juridictionnelle 43. Plus particulièrement, on s’intéressera ici à la manière dont la Cour communique, non pas en dehors de ses arrêts et décisions (tweets, interventions orales et écrites du président ou des autres juges, plateforme CEDH-KS, etc.), mais à travers eux. Avec ses arrêts, la Cour ne fait pas que dire le droit, elle met également en œuvre des stratégies de communication, tant à l’égard du requérant que des autres États parties à la Convention. On peut de cette manière émettre des hypothèses pour expliquer deux aspects surprenants des arrêts et décisions examinés.
A. La communication envers le requérant et ses soutiens
Dans l’affaire Bonnet apparaît une volonté de se prononcer sur le fond, alors même qu’il existait peut-être deux raisons de déclarer la requête irrecevable sans même examiner la justification de l’atteinte à la liberté d’expression. D’abord, le requérant ne semblait pas avoir invoqué le droit garanti à l’article 10 devant les juridictions nationales, ce qui permettait de douter de l’épuisement des voies de recours internes 44. Ensuite, la Cour évoque la possibilité que l’expression litigieuse soit exclue de la protection de l’article 10 par application de l’article 17 de la Convention. La négation de la Shoah constitue en effet le cas classique de mise en œuvre de la « guillotine » 45. La Cour refuse néanmoins d’emprunter l’une de ces pistes, au motif que la requête est de toutes les façons manifestement mal fondée. Or, cette cause d’irrecevabilité diffère évidemment des autres en ce qu’elle conduit à examiner les griefs invoqués par le requérant. Elle permet à la Cour de conclure qu’« à supposer même que l’article 10 de la Convention trouve à s’appliquer », la restriction était justifiée 46.
Une manière d’analyser ce choix s’attache à la communication de la Cour. Peut-être a-t-il semblé insuffisant aux juges, sur un sujet si sensible et si propice aux théories du complot, d’écarter en quelques lignes la requête pour des causes d’irrecevabilité détachée du fond. Peut-être leur a-t-il semblé qu’il était indispensable d’apporter une réponse quant à la justification de l’ingérence. C’est de cette manière qu’avait procédé la Cour constitutionnelle allemande en 1994 lorsqu’elle avait été confrontée pour la première fois au négationnisme de la Shoah. Elle avait commencé par établir que les fausses affirmations factuelles ne relevaient pas du champ d’application de la liberté d’expression. Néanmoins, elle ne s’était pas arrêtée à ce constat et avait consacré l’essentiel de son arrêt au négationnisme conçu comme une expression mixte, qui mêle prétentions factuelles et jugements de valeur, et est donc couverte par la liberté d’expression. La Cour avait ainsi été conduite à se prononcer sur la compatibilité entre la restriction du négationnisme et la liberté d’expression 47. Des années plus tard, le juge rapporteur dans cette affaire expliqua qu’il avait semblé insuffisant de conclure en un paragraphe que le négationnisme ne relevait pas de la liberté d’expression. Une motivation plus élaborée semblait indispensable 48.
Peut-être la Cour européenne des droits de l’homme a-t-elle également ressenti ce besoin de ne pas interrompre de manière précoce sa réponse à la requête d’Alain Soral, de ne pas donner l’impression de l’éviter. Cette hésitation ne se justifie pas tout à fait. Au contraire de la Cour constitutionnelle allemande, qui se prononçait alors pour la première fois sur le négationnisme, la Cour européenne des droits de l’homme a une jurisprudence bien fournie sur la question, au moins depuis l’obiter dictum de l’arrêt Lehideux et Isorni 49. Et la crainte que paraissent ressentir les juges à la vue de l’article 17 50ne devrait pas les empêcher de l’utiliser, surtout si leur inquiétude tient aux aspects communicationnels. Sébastien van Drooghenbroeck l’avait écrit il y a plus de vingt ans : : « le message adressé par le juge européen aux liberticides de toutes espèces aurait tout à gagner, en terme de clarté, de pédagogie, et donc de dissuasion, à être délivré de façon abrupte par le glaive de la déchéance de protection conventionnelle pure et simple, plutôt qu’à être dilué et obscurci dans la casuistique du droit commun » 51.
B. La communication envers les États parties à la Convention
L’aspect communicatif des arrêts de la Cour permet de former une hypothèse pour expliquer l’étrange arrêt Rouillan, qui n’a pas été jusqu’ici au centre de nos développements. Tout au long de cet arrêt, la Cour affirme son approbation envers la condamnation des propos litigieux, qui soulignaient le courage des terroristes islamistes. Elle « note le soin avec lequel les juridictions internes » ont justifié la condamnation, tant dans son principe que dans la peine infligée. Elle s’affirme « consciente » du contexte des attentats en France, dans lequel le requérant s’est exprimé « en toute connaissance de cause ». Ce contexte justifiait une réponse « à la hauteur des menaces que [ces propos] étaient susceptibles de faire peser tant sur la cohésion nationale que sur la sécurité publique du pays » (Rouillan, § 75). Pourtant, à la toute fin de son exposé, la Cour conclut à une violation de la Convention, au motif que la peine prononcée, une peine d’emprisonnement en partie avec sursis et en partie effectuée à domicile, était disproportionnée. Au procès de Rennes, Dreyfus s’était vu reconnaître les circonstances atténuantes et condamné à dix ans de détention. Dans l’arrêt Rouillan, sans qu’il s’agisse ici, faut-il le préciser, de tracer le moindre parallèle entre les deux « affaires », la Cour paraît constater à la fois des circonstances aggravantes et une peine trop lourde. L’« absurde verdict », écrit Pierre Vidal-Naquet, s’expliquait par « les hésitations des juges militaires » 52. Comment expliquer la position des juges européens ?
Avant de risquer une réponse, une petite incise paraît indiquée. Dans plusieurs affaires examinées ici, et sans doute en bien d’autres endroits de la jurisprudence de la Cour, un étrange argument apparaît pour apprécier la proportionnalité d’une sanction : on compare la peine prononcée à la peine encourue. Ainsi, Bonnet risquait la prison mais n’a eu qu’une amende. Dans cette affaire, la Cour motive avec soin, compare avec d’autres cas, relève les condamnations antérieures du requérant (Bonnet, § 56). Mais ailleurs, ce seul argument suffit pour juger manifestement mal fondé le grief de disproportion de la peine : « la sanction maximale encourue était une peine d’un an d’emprisonnement et une amende de 45 000 EUR. Or, le requérant a été condamné au seul paiement d’une amende d’un montant de 1 000 EUR » 53. Cet argument ne convainc pas, qui conclurait à la légèreté d’une détention de cinq ans dès lors que la peine de mort était encourue.
Dans l’affaire Rouillan, le gouvernement défendait le caractère modéré de la peine infligée « dans la mesure où » le code pénal prévoit jusqu’à sept ans d’emprisonnement pour l’apologie du terrorisme (§ 46). Mais ce n’est pas ce raisonnement que retient la Cour pour juger disproportionnée la sanction prononcée. Elle entend plutôt insister sur le principe selon lequel « une peine de prison infligée dans le cadre d’un débat politique ou d’intérêt général n’est compatible avec la liberté d’expression […] que dans des circonstances exceptionnelles » (§ 74).
On peut former l’hypothèse que le souci principal de la Cour a été de réaffirmer ce principe, de rappeler solennellement la « retenue » dont doivent faire preuve les autorités dans le prononcé de peines de prison qui revêtent « un effet particulièrement dissuasif quant à l’exercice de la liberté d’expression » (§ 74). Autrement dit, s’il ne se trouvait pas, au sein du Conseil de l’Europe, des gouvernements autoritaires qui enferment volontiers opposants politiques et militants des droits de l’homme, il n’est pas certain que la Cour aurait constaté une violation dans l’affaire Rouillan, qu’elle décrit comme le choix soigneusement motivé d’une peine légère pour des propos très répréhensibles. Simplement, dans le contexte actuel, toute occasion doit être saisie pour rappeler que la prison n’est presque jamais justifiée pour des délits de parole.
Cette ambivalence de la Cour est perceptible dans sa décision sur la satisfaction équitable. Elle refuse d’accorder une somme d’argent, au motif que le constat de violation représente en lui-même une réparation suffisante pour le dommage moral subi par le requérant 54. Cette décision est difficilement compatible avec les remarques de la Cour, quelques lignes plus haut, sur la « nature » particulière d’une peine privative de liberté, sa « lourdeur » et la « gravité de ses effets » (§ 75). Si le constat de violation avait bien une portée internationale, ce manque de cohérence risque d’être contre-productif. L’arrêt Rouillan pourra être exploité par les juges qui à Strasbourg ne s’opposent pas toujours farouchement à la dérive autoritaire de certains États membres. La juge élue au titre de la Turquie, par exemple, s’oppose fréquemment à l’allocation d’une somme au titre de la satisfaction équitable 55, ou considère que quelques milliers d’euros attribués par les autorités nationales pour une détention illégale de plus d’un an suffisent à priver le requérant de la qualité de victime et donc à rendre son recours irrecevable 56.
Quoiqu’il en soit, ce sont donc deux messages que la Cour adresse à la France et au monde dans les arrêts étudiés. Au second, elle rappelle qu’on n’enferme pas pour des paroles. À la première, elle signale qu’on peut condamner sans trembler les discours qui incitent à la haine.
Notes:
- CEDH (comité), De Lesquen du PlessisCasso c. France, 15 décembre 2022, n° 34385/20 ; CEDH (comité), De Lesquen du Plessis Casso, 15 décembre 2022, n° 34383/20 ↩
- Cf. Alex Mahoudeau, La panique woke. Anatomie d’une offensive réactionnaire, Paris, Éditions textuel, 2022 ; François Dupuis-Déri, Panique à l’université. Rectitude politique, wokes et autres menaces imaginaires, Montréal, Lux, 2022 ↩
- CEDH, 7 décembre 1976, Handyside c. Royaume-Uni, § 49 ↩
- CEDH, 23 septembre 1994, Jersild c. Danemark, § 30 ↩
- CEDH, 16 juillet 2009, Féret c. Belgique, § 64 ↩
- Zemmour c. France, § 50 (non souligné dans l’original). La formule provient de l’arrêt Baldassi c. France, 11 juin 2020, § 64 ↩
- Cf. Th. Hochmann, « L’art d’écrire mis au service de la persécution », Romanic Review, vol. 109, 2019, p. 91-102 ↩
- Loi n° 90-615 du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe ↩
- Cass. crim., 29 janvier 1998, n°96-82.231 ↩
- De Lesquen c. France, n° 34385/20, § 7 ↩
- Cass. crim., 13 novembre 2019, n° 18-85.263. La requête est déclarée irrecevable par le Comité, au motif que la liberté d’expression n’avait pas été invoquée par le requérant devant les juridictions internes ↩
- Bonnet c. France, § 48. De longs extraits de l’arrêt de la Cour d’appel de Paris figurent au § 19 ↩
- Bonnet c. France, § 42. Cf. D. Szymczak, « Rire de tout, même du terrorisme ? (CEDH, 2 septembre 2021, Z.B. c. France, n° 46883/15) », RDLF 2022, chron. n° 30 ↩
- Cf. Th. Hochmann, « Du lustre après dix lustres : la loi de 1972 contre le racisme a cinquante ans », Revue des droits de l’homme, n° 21, 2022 ; Nathalie Droin, « Les principaux problèmes de l’antiracisme sous la loi de 1972 », in Th. Hochmann et Mathieu Soula (dir.), Combattre le racisme. Études pour le jubilé de la loi de 1972, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2023, p. 83 s. ↩
- De Lesquen c. France, n° 34383/30, § 5. Cf. Cass. crim., 13 novembre 2019, n° 18-85.371 ↩
- Zemmour c. France, § 8. Cf. Cass. crim., 17 septembre 2019, n° 18-85.299 ↩
- Cass. crim., 7 juin 2017, n° 16-80.322 ↩
- Cass. crim., 4 juin 2019, n° 18-82.742 ↩
- Cass. crim., 8 novembre 2011, n° 09-88.007 ↩
- Zemmour c. France, § 43) ↩
- Ibid., § 54 ↩
- Ibid. ↩
- Ibid., § 51 ↩
- Tribunal judiciaire de Paris, 4 février 2021, Légipresse 2021, p. 74. Cf. dans le même sens, dans une affaire de négation du génocide perpétré contre les Tutsi, TJ Paris, 20 mai 2022, Légipresse 2022, p. 339 ↩
- Zemmour c. France, § 62 ↩
- Cf. Th. Hochmann, « Du lustre après dix lustres », cité, § 9 s. ↩
- Cass. crim., 21 février 2023, Légipresse 2023, p. 227, note Th. Hochmann, « Provocation à la haine : les immigrés, les musulmans, les immigrés musulmans » ↩
- Bonnet c. France, § 39, non souligné dans l’original ↩
- Zemmour c. France, § 26, 52, 61, 63 ↩
- Bonnet c. France, § 38 ↩
- Ibid., § 38, 50 : Zemmour c. France, § 26, 49 ↩
- Rouillan c. France, § 67 ; Zemmour c. France, § 58. L’adaptation par rapport à la définition forgée dans les affaires relatives à la vie privée tient à la suppression du critère de « légitimité » de l’intérêt du public. Cet élément normatif est crucial pour protéger la vie privée : la « curiosité d’un certain lectorat » pour les relations amoureuses d’une célébrité ne conduit pas en tant que telle à renforcer la liberté d’expression. Cf., très clair sur ce point, CEDH (GC), Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande, 27 juin 2017, § 170-171, qui s’appuie sur CEDH (GC), Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France, 10 novembre 2015, § 101-103 ↩
- Bonnet c. France, § 38 ; Zemmour c. France, § 49 ↩
- Cour suprême des États-Unis, Snyder v. Phelps, 562 U.S. 443 (2011 ↩
- Zemmour c. France, § 58, 61 ↩
- De Lesquen c. France, n° 34383/30, § 15 et 17 ↩
- La Cour procède de manière plus claire dans l’arrêt Rouillan, où elle souligne que les propos qui incitent à la violence sont moins protégés, sans les opposer au débat d’intérêt général. Rouillan c. France, § 66 s. ↩
- Bonnet c. France, § 38 ; Zemmour c. France, § 49 ↩
- Bonnet c. France, § 49 : le dessin et les inscriptions litigieuses « ne sauraient être considérés comme contribuant à un quelconque débat d’intérêt général ». Cf. la même idée dans Zemmour c. France, § 61 : le discours « avait des visées discriminatoires et non pour seul but de partager avec le public une opinion relative à la montée du fondamentalisme religieux dans les banlieues françaises ». Mais cf. ibid., § 58 : « les propos litigieux, qui étaient susceptibles d’intéresser le public » ↩
- Bonnet c. France, § 50 ; Rouillan c. France, § 66 ; Zemmour c. France, § 61 ↩
- Cf. CEDH (GC), Aksu c. Turquie, 15 mars 2012, § 68 ; Th. Hochmann, « Discours de haine et préjugés », Revue trimestrielle des droits de l’homme, 2013, p. 179 ↩
- Féret c. Belgique, § 64 ; Zemmour c. France, § 51 ↩
- Cf. en particulier les études rassemblées par Julien Bonnet dans l’Annuaire internationale de justice constitutionnelle, vol. 33-2017, 2018, p. 11-75. On annonce un important colloque sur la question à Bordeaux à l’été 2024 ↩
- Cette situation démontre l’incompétence de l’avocat d’Alain Soral, moins occupé à défendre de son client qu’à se livrer à des provocations antisémites. Cf. Bonnet c. France, § 18. Pour une requête déclarée irrecevable en raison de l’absence d’épuisement des voies de recours, cf. De Lesquen c. France, 34385/20, § 13 ↩
- J.-F. Flauss, « L’abus de droit dans le cadre de la Convention européenne des droits de l’homme », Revue universelle des droits de l’homme, 1992, p. 464 ↩
- Bonnet c. France, § 29, 30, 59 ↩
- BVerfGE 90, 241 (13 avril 1994 ↩
- D. Grimm, « The Holocaust Denial Decision of the Federal Constitutional Court of Germany », in I. Hare et J. Weinstein (dir.), Extreme Speech and Democracy, New York, Oxford University Press, 2009, p. 560 ↩
- CEDH (GC), Lehideux et Isorni c. France, 23 septembre 1998, § 47. Cf. aussi ComEDH, Pierre Marais c. France, 24 juin 1996 ; CEDH (déc.), Garaudy c. France, 24 juin 2003 ↩
- Cf. aussi Zemmour c. France, § 28 ↩
- « L’article 17 de la Convention européenne des droits de l’homme est-il indispensable ? », RTDH, n° 46, 2001, p. 565 ↩
- Pierre Vidal-Naquet, « Dreyfus dans l’affaire et dans l’histoire » (1982), in P. Vidal-Naquet, Les Juifs, la mémoire et le présent, Les Belles Lettres, 2023, p. 311 ↩
- De Lesquen c. France, n° 34383/30, § 20 ↩
- § 81. La Cour indique au requérant le long chemin du réexamen en droit national (articles 622-1 et suivants du code de procédure pénale). La Cour de révision a annulé le 9 mars 2023 la peine infligée à J.-M. Rouillan, et renvoyé l’affaire devant la cour d’appel ↩
- Cf. par exemple Mehdi Tanrikulu c. Turquie, 5 mai 2020, opinion partiellement dissidente de la juge Yüksel ; Kılıçdaroğlu c. Turquie, 27 octobre 2020), opinion partiellement concordante et partiellement dissidente de la juge judge Yüksel, § 7 ; Dickinson c. Turquie, 2 février 2021, opinion partiellement concordante et partiellement dissidente de la juge judge Yüksel ↩
- CEDH (GC), Selahattin Demirtaş c. Turquie (n° 2), 22 décembre 2020, opinion partiellement dissidente de la juge Yüksel jointe par le juge Paczolay, § 5 ; Murat Aksoy c. Turquie, 13 avril 2021), opinion partiellement dissidente de la juge Yüksel, § 5 ; İker Deniz Yücel c. Turquie, 25 janvier 2022, opinion partiellement dissidente commune aux juges Pejchal et Yüksel, § 5 ↩