Le contentieux covid-19 devant la Cour européenne des droits de l’homme
Par Anna Glazewski, Docteure en droit public, juriste référendaire à la Cour européenne des droits de l’homme 1
Le « contentieux Covid-19 » dépasse bien entendu le seul contentieux français. Compte tenu du fait qu’il n’existe à ce jour pas de statistiques publiques de la Cour concernant les affaires en lien avec ce thème, ni de compilation d’affaires pertinentes sur la plateforme de partage de connaissances « CEDH-KS » 2, n’est ici proposée qu’une sélection d’affaires visant à offrir des points de repère dans ce contentieux thématique. Il paraît possible de les qualifier d’affaires « Covid » parce que sont mises en cause des mesures restrictives adoptées par les États pour faire face à la transmission du virus. Peut également y être rattaché un volet du contentieux qui vise une problématique distincte mais à l’occasion duquel des arguments fondés sur la pandémie sont invoqués par l’État défendeur au titre des circonstances exceptionnelles exonératoires de sa responsabilité, invitant ainsi la Cour à se prononcer sur le contexte dans lesquels les atteintes alléguées aux droits et libertés garantis par la Convention ont été perpétrées.
Pour l’année 2022, une vingtaine d’affaires communiquées concernent des faits en lien avec la pandémie de Covid-19. Parmi elles, une affaire française : Mégard c. France (n° 32647/22), communiquée le 19 septembre 2022. Elle concerne l’interdiction de tout rassemblement ou réunion au sein des établissements de culte (à l’exception des cérémonies funéraires dans la limite de 30 personnes) par le décret n° 2020‑1310 du 29 octobre 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire. La Cour a posé des questions aux parties sous l’angle des articles 34 et 9 de la Convention. Le nombre conséquent de requêtes communiquées laisse ainsi à penser que le « contentieux Covid-19 » est en construction, ce qui s’explique principalement par le fait que la règle de l’épuisement des voies de recours internes qui s’impose aux requérants induit nécessairement un décalage temporel entre la survenue d’une problématique (ici, les restrictions imposées en période de pandémie) et son saisissement par la Cour européenne des droits de l’homme.
L’objectif est ici d’identifier si l’on peut d’ores et déjà déduire du contentieux naissant, à propos duquel certains auteurs très avertis ont d’ailleurs parlé d’« essais cliniques » 3, des axes généraux ou des tendances, qui permettraient de montrer non seulement comment les droits et libertés protégés par la Convention ont été affectés par la pandémie mais surtout comment la Cour a répondu à ces atteintes. Cette question peut être évoquée en ayant égard à deux aspects du contentieux : la recevabilité de la requête individuelle déposée au titre de l’article 34 de la Convention, puis le fond.
Du point de vue de la recevabilité, une question générale – que cette intervention ne résoudra pas puisqu’on l’a dit, le contentieux est vraiment en cours de construction – guidera l’analyse : est-ce que les circonstances exceptionnelles que constituent la pandémie de Covid-19 et l’ampleur des difficultés rencontrées par les particuliers et les États pour y faire face ont eu une incidence sur la manière dont la Cour a appréhendé la recevabilité des affaires qui lui ont été présentées, en justifiant par exemple une approche plus souple ?
Deux affaires témoignent de deux approches assez distinctes. Il s’agit des affaires Thévenon c. France (déc.) (n° 46061/21, 13 septembre 2022), qui est l’occasion d’examiner l’appréciation de la condition d’épuisement des voies de recours internes dans le contexte pandémique et surtout de la décision Saakashvili c. Géorgie (nos 6232/20 et 22394/20, 1er mars 2022), passée inaperçue parmi la doctrine alors qu’elle est pourtant tout-à-fait inédite et majeure, en ce qu’elle constitue la première application par la Cour du délai de six mois exceptionnellement allongé d’une durée de trois mois dans le contexte du cœur de la crise pandémique. Il faut évidemment mentionner l’affaire Communauté genevoise d’action syndicale CGAS c. Suisse (n° 21881/20), actuellement pendante devant la Grande chambre et non discutée ici pour cette raison, dont l’arrêt de Chambre tout comme les échanges des parties dans le cadre de l’audience de Grande chambre du 12 avril 2023 témoignent également de problématiques tenant à l’épuisement des voies de recours et à la qualité de victime dans ce contexte pandémique.
S’agissant de l’examen de la Cour au fond, il y a lieu de s’interroger sur la manière dont elle tient compte du contexte pandémique pour évaluer le respect des engagements étatiques en essayant d’évaluer si ce contexte particulier a eu une incidence sur la marge nationale d’appréciation dont disposent les États – pour les affaires dans lesquelles ce dernier point est pertinent, bien entendu. Pour cela, quatre affaires illustrent une évolution dans l’approche retenue par la Cour. Les affaires Sy c. Italie (n° 11791/20, 24 janvier 2022) ainsi que Q et R. c. Slovénie (n°19938/20, 8 février 2022) donnent à voir un usage vain du contexte pandémique en guise d’argument en défense, pour des affaires dans lesquelles les mesures nationales de lutte contre la pandémie n’étaient pas centrales. Il sera utile de s’attarder plus longuement sur l’affaire Fenech c. Malte (n° 19090/20, 1er mars 2022), qui pose un certain nombre de principes énoncés quant à la situation épidémique et la nécessité de prendre en compte son « caractère évolutif ». Enfin, l’affaire Constantin-Lucian Spînu c. Roumanie (n° 29443/20, 11 octobre 2022), donne des indications quant aux conséquences à donner à ce caractère « évolutif » à l’égard de la marge nationale d’appréciation dont disposent les États.
I. Appréciation des critères de recevabilité en période de pandémie : un apport majeur à l’échelle du système de la Convention et des questions encore en suspens
La décision Thevenon c. France (n° 46061/21) rendue le 13 septembre 2022 concerne l’obligation de vaccination contre la covid-19 imposée par la loi du 5 août 2021 aux professionnels de soins. Le requérant, pompier volontaire et professionnel, avait refusé de se faire vacciner sans se prévaloir d’un des motifs de contre-indication prévus par la loi et en conséquence, fut suspendu de ses fonctions et de son engagement. Il saisit directement la Cour, sans tenter de recours devant les juridictions internes et fut déclarée irrecevable pour cette raison.
Deux points peuvent être relevés au sujet de cette dernière affaire. D’une part, le requérant (avec 671 autres sapeurs-pompiers, Abgrall et 671 autres c. France, n° 41950/21), avait d’abord demandé à la Cour l’adoption de mesures provisoires visant à obtenir à titre principal la suspension de l’obligation vaccinale telle que prévue par l’article 12 de la loi du 5 août 2021 et à titre subsidiaire certaines conséquences tirées de la non-vaccination (interdiction d’exercer leur activité et interruption du versement de leur rémunération), en invoquant les articles 2 et 8 de la Convention. La Cour, siégeant en formation de Chambre de sept juges – ce qui est relativement rare en pareille matière – estima que cette demande se situait hors du champ d’application de l’article 39 du Règlement de la Cour et n’y fit donc pas droit 4.
L’absence (pourrait-on dire « totale ») d’épuisement des voies de recours interne par le requérant pourrait paraître surprenante dès lors que la Cour avait déjà, dans sa décision Zambrano c. France (n° 41994/21, 21 septembre 2021) rendue un an auparavant, rappelé les voies de recours existantes en la matière (§ 27 et Thevenon, § 61: recours pour excès de pouvoir dirigé contre un décret d’application d’une loi ou une décision refusant d’abroger un tel décret et éventuellement invocation, par la voie de l’exception, de l’inconventionnalité de cette loi à l’appui des conclusions d’annulation). Le requérant estimait néanmoins que cette approche était vouée à l’échec en faisant valoir que le Conseil d’État avait adopté un avis consultatif par lequel il estimait que le cadre juridique créé par le projet de loi répondait, sous certaines réserves, de manière proportionnée aux objectifs de santé publique poursuivis. Il déduisait de ce constat l’absence de nécessité de contester la loi en cause par voie d’exception, car pareille voie procédurale serait, pour cette raison, nécessairement vaine. On pourra ici relever que la Cour transpose au stade de la recevabilité le raisonnement adopté dans des affaires antérieures sur le fondement de l’article 6 § 1 concernant le cumul des attributions juridictionnelles et consultatives.
La Cour rappelle en effet (§ 63) que ce simple cumul par une institution ne suffit pas à mettre en cause son impartialité (voir par ex. Union fédérale des consommateurs Que choisir de Côte d’Or (déc.), n° 39699/03, 30 juin 2009). En l’occurrence, la Cour pointe les réserves émises par le Conseil d’État sur le projet de loi ainsi que certains éléments « de nature à relativiser sa portée pour l’avenir » (§ 64) : la commission permanente du Conseil d’État avait mis en évidence le peu de temps dont elle avait disposé pour rendre son avis (une semaine), par rapport aux questions sensibles soulevées ; elle avait par ailleurs indiqué que sa conclusion valait au regard de la situation sanitaire telle qu’elle existait à la date de son avis (§ 64). En d’autres termes, y avait donc place pour une appréciation différente à l’avenir, ce dont la Cour déduisit l’absence d’épuisement des voies de recours et l’irrecevabilité de la requête. Aussi intéressant que puisse apparaître ce raisonnement pour qui s’intéresse aux attributions des juridictions supérieures des États parties à la Convention, il faut néanmoins relever ici que le « contexte Covid-19 » ne semble pas appeler de modification particulière de l’approche retenue en matière d’épuisement des voies de recours internes.
En revanche, si l’on s’écarte du contentieux français, parmi les affaires de chambre de l’année 2022, la décision Saakashvili c. Géorgie (déc.) (nos 6232/20 et 22394/20) rendue le 1er mars apporte un éclairage tout-à-fait inédit sur l’ancien délai de six mois qui avait exceptionnellement été prolongé de trois mois dans les circonstances particulières du « cœur » de la pandémie, le but ayant été, selon les termes de la Cour, d’assurer un fonctionnement continu du droit de recours individuel. La Cour y examine pour la première fois l’application de la règle des six mois étendue (pour un délai de 3 mois), dans les circonstances très exceptionnelles de la pandémie. Son apport est majeur.
L’affaire concernait l’équité de procédures pénales à l’issue desquelles le requérant, ancien chef d’État géorgien, avait été pénalement condamné in abstentia. Dans cette affaire, le délai de six mois pour introduire la requête aurait dû expirer le 1er avril 2020. Avant cela, le 11 mars 2020, l’Organisation mondiale de la santé avait déclaré une urgence de santé publique de portée internationale en lien avec l’apparition du SARS-CoV-2. A la lumière de ces développements, le Greffier de la Cour fit une série d’annonces concernant des mesures exceptionnelles adoptées par la Cour afin de permettre aux parties comme à elle-même de faire face à la situation 5. Fut ainsi décidée une première suspension pendant un mois, du délai de six mois pour l’introduction de la requête puis une seconde suspension de deux mois (jusqu’au 15 juin 2020 inclus). Il s’ensuivit ainsi une pratique, décidée par le Président de la Cour (Linos-Alexandre Sicilianos) en vertu des pouvoirs conférés par l’article 9 du Règlement 6, consistant à ce que le Greffe ajoute systématiquement à toute nouvelle requête un délai supplémentaire de trois mois, sans aucune intervention juridictionnelle supplémentaire, à chaque fois qu’un délai de six mois commençait à courir ou arrivait à échéance dans la période courant du 16 mars au 15 juin 2020. Or le requérant déposa sa requête précisément au cours de cette période, le 25 mai 2020.
Le Gouvernement invoquait, au titre de sa première exception préliminaire, le non-respect de la règle des six mois. Le requérant avait quant à lui mobilisé la pratique exceptionnelle décidée par le Président de la Cour durant la phase critique de la pandémie, exposée à l’instant. A son tour, le Gouvernement n’avait pas contesté que le délai de six mois puisse être calculé de manière à tenir compte de la pandémie. La Cour fait application d’une jurisprudence bien établie en considérant que, s’agissant d’une règle d’ordre public telle que celle-ci, son examen s’avère nécessaire, indépendamment des prétentions des parties (§ 50). Cette approche, qui protège « la sécurité juridique en tant que valeur intrinsèque » (Walker c. Royaume-Uni (déc.), 25 janvier 2000) s’avérait d’autant plus nécessaire en l’espèce que la Cour indiquait avoir reçu des demandes de clarification ou des manifestations d’inquiétude de la part de deux États parties (§ 51).
La Cour confirme le bien-fondé de l’extension décidée, limitée à la période la plus critique de la pandémie et fait œuvre de grande pédagogie et de clarté en mobilisant des arguments tout à la fois internes et externes à la Convention.
Au titre des premiers, la Cour explique que l’adoption de mesures spéciales était rendue nécessaire parce qu’il en allait du « maintien de ses fonctions juridictionnelles essentielles en vertu de l’article 19 de la Convention » et qu’il était indispensable de s’assurer qu’elle ne soit pas « mise en péril » 7. La référence aux « core, adjudicative functions » renvoie ici à la nécessité de préserver l’existence même de son office. On pourra noter, en guise de comparaison, que la Cour de Justice de l’Union européenne avait adopté (certes par communiqué de presse) une formule susceptible de résonner auprès des juristes français, en évoquant la nécessaire garantie de la « continuité du service public européen de la justice » 8. La Cour européenne des droits de l’homme s’en rapproche tout en restant très fidèle à la lettre de la Convention. En mobilisant le principe d’ordre constitutionnel européen, dont la Convention est l’instrument, elle estime que la tâche qui lui revient au titre de l’article 19 (d’assurer le respect de l’engagement pris par les États contractants) « signifie que le fonctionnement continu du droit de recours individuel consacré à l’article 34 de la Convention est essentiel » 9. On pourrait ajouter qu’avec l’assurance d’un fonctionnement continu du droit de recours vient l’assurance de la survie du mécanisme même de sauvegarde des droits et libertés énoncés dans la Convention, le premier étant la « clef de voûte » du second comme la Cour l’avait affirmé dans l’arrêt Mamatkoulov et Askarov c. Turquie [GC] (n° 46827/99 et 46951/99, § 122).
Au titre des arguments externes, la Cour estime cette extension de délai conforme au « principe général de droit international public de force majeure ». La référence pourrait surprendre à première vue, en ce qu’en droit international public, le principe de force majeure est classiquement employé pour justifier l’inexécution d’une obligation internationale. Cela peut trouver à s’expliquer par le fait que les règles de recevabilité sont fixées par le texte de la Convention ne relèvent pas d’une compétence juridictionnelle mais bien d’une compétence souveraine des États parties. Les négociations ayant donné lieu à l’adoption du Protocole n° 15 à la Convention, réduisant ce délai à quatre mois, en constituent un exemple récent. La Cour circonscrit ainsi cette extension aux circonstances tout-à-fait exceptionnelles dans lesquelles elles ont été adoptées et qui appelaient une réponse exceptionnelle. Enfin, outre le droit international public, la Cour mobilise un argument de droit comparé en faisant référence à la maxime juridique, bien ancrée dans les traditions civilistes et de common law, selon laquelle les prescriptions ne peuvent s’appliquer à l’encontre de ceux qui sont incapables d’agir 10. Au paragraphe 56 de la décision, la Cour explique finalement que les décisions du président de la Cour n’ont « rien fait d’autre que de chercher, par l’exercice du pouvoir exclusif d’interprétation de la Cour (article 32 de la Convention), à adapter, par des indications spécifiques, claires et proportionnées, la méthode de calcul de la règle des six mois à la réalité de la crise sanitaire mondiale afin de préserver l’essence du droit de recours individuel prévu à l’article 34 de la Convention ». La Cour offre ainsi à voir, dans cette décision jusqu’ici passée inaperçue, un motif d’optimisme à ceux qui pouvaient en avoir besoin et un bel exemple de ce qu’en cette période pour le moins difficile de pandémie mondiale, les éventuels écarts à la règle n’ont pas été que de nature à fragiliser les droits et libertés mais aussi à les préserver.
Il y a lieu d’examiner à présent la manière dont le contexte pandémique est mobilisé par les parties et pris en considération par la Cour dans l’appréciation des affaires qui lui ont été présentées.
II. Développements sur le fond des droits et libertés garantis : l’importance accordée au contexte pandémique
A. La pandémie mobilisée, en vain, comme argument en défense
Deux arrêts 11 témoignent bien de ce que le contexte pandémique n’est pas susceptible d’être utilement mobilisé par les États en tant que cause exonératoire de responsabilité lorsque la situation litigieuse est déjà connue de longue date et requérait une action en amont de la survenue de la pandémie.
Avec l’affaire Sy c. Italie (n° 11791/20, 24 janvier 2022), la Cour juge qu’un délai d’exécution de 35 jours d’une mesure provisoire qu’elle avait prononcée, visant à ce que soit ordonné le placement du requérant, qui souffrait d’un trouble psychiatrique, dans un établissement adapté, ne peut être justifié par la pandémie alors que cette situation était connue depuis au moins un an (§§ 161 et 172-174). Avec l’affaire Q et R. c. Slovénie (n°19938/20, 8 février 2022), la Cour estime qu’une durée totale de procédure visant à obtenir une demande de garde d’enfant par leur grand-mère et s’élevant à six ans peut certes trouver à s’expliquer par l’adoption de mesures destinées à faire face à la pandémie (§ 79), sans que cela ne puisse justifier un tel délai. C’est là une approche peu surprenante et dans la lignée des déclarations faites par Robert Spano alors nouvellement élu Président de la Cour à l’issue du tout premier confinement ayant eu cours sur le territoire français : « […] l’organisation doit s’assurer que nos voix collectives sont entendues afin de galvaniser et de contrer les risques que la pandémie soit utilisée comme prétexte pour abuser de la puissance publique, imposer des mesures à la population qui, bien qu’intuitivement convaincantes face à une menace imprévue pour la vie et le bien-être humains, sont, à y regarder de plus près, un excès manifestement disproportionné qui menace les fondements de la vie démocratique, les sociétés régies par l’État de droit et la protection des droits de l’homme » 12.
La pandémie ne saurait donc servir de prétexte à des difficultés déjà connues par l’État et auxquelles il n’a que tardé à apporter des solutions. A rebours de ce constat, lorsque la pandémie est au cœur du litige, en raison des restrictions et ingérences qu’elle charrie, la Cour la traite comme un contexte particulier susceptible de modifier tout à la fois la manière dont elle apprécie le respect par les États contractants de leurs obligations et la marge nationale d’appréciation dont ils disposent.
B. La pandémie, un « contexte en constante évolution » : un nouveau canevas pour l’interprétation
L’affaire Fenech c. Malte 13 concernait les conditions matérielles de la détention provisoire du requérant, âgé de 35 ans au moment du dépôt de sa requête devant la Cour. Placé en détention provisoire, il contestait plus spécifiquement les conditions matérielles de ce qu’il considérait constituer un placement à l’isolement pendant une durée alléguée d’un peu plus d’un mois (§ 12) puis ses conditions de détention subséquentes, en cellule collective (§ 13) ainsi que les restrictions aux activités socio-culturelles et aux visites qu’il avait subies. La Cour estime que ces conditions tout comme ces restrictions n’emportent pas violation de l’article 3 : dans ce contexte de pandémie, les restrictions ont également concerné le monde libre et les détenus n’y ont, à cet égard, pas fait exception 14.
Le requérant avait par ailleurs invoqué les articles 2 et 3 de la Convention pour se plaindre du manque de mesures préventives qui, selon lui, auraient dû être prises par les autorités afin de le protéger d’une atteinte à sa vie : il estimait que sa situation physique – il lui manquait un rein – le plaçait dans une situation de vulnérabilité particulière face à un risque d’infection à la Covid-19.
Un débat concernant la compétence ratione personae et materiae de la Cour, à l’égard du grief fondé sur l’Article 2, fut engagé entre les parties, afin de savoir si les manquements allégués avaient constitué un risque imminent d’atteinte à la vie du requérant. C’est l’appréhension de ce risque qui s’avérait déterminante pour fonder la compétence de la Cour à l’égard du grief tiré d’une méconnaissance de l’Article 2 de la Convention. Cette approche fondée sur le risque est établie de longue date dans la jurisprudence de la Cour. Elle prend toutefois un relief particulier dans le contexte, connu de tous, d’une pandémie mondiale 15.
Sans écarter par principe une application de l’article 2 en lien avec une requête concernant la Covid-19 (§ 107), la Cour estime néanmoins que le requérant n’a pas démontré en quoi son état de santé dans le contexte pandémique impliquait un danger pour sa vie. La Cour raisonne en deux temps : le requérant a certes exposé pourquoi selon lui, au moment de l’introduction de sa requête, en mai 2020, alors que l’on savait encore peu de choses sur le virus, les autorités n’avaient pas pris des mesures suffisantes pour faire face à sa dissémination. Toutefois au jour de l’examen de l’affaire, plus d’informations sont disponibles au public et la Cour mentionne deux données : le nombre de cas confirmés et le nombre de décès au 21 février 2022. Le requérant ne s’était fondé que sur un rapport établi par un chirurgien au début de la pandémie, indiquant qu’il risquerait des complications plus sévères s’il était infecté par le virus et n’avait par la suite transmis aucune étude ou élément « capable de donner une image claire des risques qu’un homme de son âge (à l’aube de la quarantaine) à qui il manquait un rein, mourrait certainement ou très probablement de la maladie s’il était infecté (avant ou après la vaccination) » (§ 106, traduction personnelle). La Cour déclare l’article 2 de la Convention inapplicable et ce grief, irrecevable.
En l’espèce, la charge de la preuve du niveau de risque en cause (risque de danger imminent pour sa vie) pesait sur les épaules du requérant. Il lui appartenait ainsi de démontrer le risque d’atteinte à sa vie en tenant compte de l’évolution des connaissances scientifiques en la matière. Plus généralement, le régime juridique de la preuve en matière de protection de droit à la vie devra être étudié avec attention par tout requérant au regard des circonstances particulières qu’il traverse 16.
Le grief concernant les mesures préventives face à la diffusion du virus sera finalement examiné au fond sur le terrain l’article 3 et des obligations positives visant à ce qu’une personne soit détenue dans des conditions respectueuses de sa dignité, établies depuis l’arrêt Kudla c. Pologne 17. La Cour examine plus précisément le respect par Malte de l’obligation de mettre en place des méthodes de prévention et de détection de maladies contagieuses en détention. La manière de fixer les bornes dans lesquelles placer le niveau d’exigence sanitaire suit les principes déterminés dans l’affaire Blokhin c. Russie [GC] (n° 47152/06, 23 mars 2016. Ainsi, tout en affirmant que la détermination du standard sanitaire se veut flexible, au cas par cas, afin d’assurer un équilibre entre la préservation de la dignité de la personne détenue et « les exigences pratiques de la détention », la Cour estime que les traitements médicaux prodigués en détention doivent être appropriés, « c’est-à-dire atteindre un niveau comparable à ce à quoi les autorités se sont engagées à prodiguer à la population dans son ensemble », sans toutefois nécessairement atteindre celui des meilleurs établissements de santé (§ 128) et à ce titre, n’appelle pas davantage de commentaire.
La Cour introduit des considérations liminaires relatives à la spécificité de la pandémie au stade de l’examen de l’application des principes généraux au cas d’espèce (§ 130). En se référant aux préconisations de l’OMS, qui mettaient l’accent sur la précaution et l’adoption de mesures adaptées à chaque État, plutôt qu’à une approche standardisée, la Cour ajoute que l’état des connaissances n’a cessé d’évoluer. C’est ainsi le caractère éminemment instable des données pandémiques qui est souligné par la Cour afin « de ne pas perdre de vue les enjeux » de cette période. Ce cadre d’interprétation qui sera repris par la suite 18.
En l’espèce, la Cour examine point par point les mesures mises en œuvre par les autorités maltaises, conformément à un plan d’urgence élaboré antérieurement à la survenue de la pandémie. Elle souligne par exemple que les autorités n’ont pas donné d’indication sur le nombre de détenus contaminés ni d’indication temporelles sur la mise en œuvre desdites mesures. On pourrait par ailleurs trouver surprenant que « plusieurs mois » de confinement au sein de la prison (§ 121) ne paraissent pas poser de difficulté ni davantage de discussion, alors même qu’ils induisaient nécessairement un surcroît de contrainte dans un environnement lui-même déjà contraint. Il est ainsi indiqué dans l’arrêt qu’aucune visite ne fut admise mais il n’est nulle part précisé si des mesures compensatoires ont été mises en œuvre, ni même envisagées. C’est peut-être que, comme le dit la Cour au paragraphe 132, ce confinement a « certainement diminué le risque de contamination généralisée au sein de la prison, préservant ainsi la santé et la sécurité des détenus et du personnel ». On pourra par ailleurs observer une évolution quelque peu restrictive dans l’usage fait par la Cour de la situation de vulnérabilité du requérant, puisque joue ici en sa défaveur le fait qu’il n’ait été en mesure non de démontrer son état de vulnérabilité mais le fait qu’il n’appartenait pas à la catégorie des « plus vulnérables » (§ 137). La Cour identifie en outre les pathologies permettant de classer les détenus qui en souffrent comme appartenant à la catégorie de « risque supérieur » : les personnes atteintes de « maladies cardiovasculaires, de diabète, de maladies chroniques respiratoires ou de cancer ». L’approche retenue s’avère ici plus restrictive que ce qui avait été décidé par le Comité européen de prévention contre la torture dans la Déclaration de principes relative au traitement des personnes privées de liberté dans le contexte de la pandémie de coronavirus (Covid-19), c’est-à-dire à la prise en compte des besoins spécifiques des « groupes vulnérables et/ou à risque, telles que les personnes âgées et les personnes souffrant de problèmes médicaux préexistants » 19, sans qualifier ni hiérarchiser ces affections.
En l’espèce, la Cour tient notamment compte des données mondiales de l’épidémie (§ 139), de la densité de l’établissement, (§ 133), des mesures de détection (§ 134), de la campagne de vaccination (§ 136), des mesures de soin et d’hygiène (§ 138) et des traitements disponibles (§ 141), qui lui permettent ensemble de conclure que les autorités n’ont pas exposé le requérant à une détresse ou à une épreuve d’une intensité excédant le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention, ce dont elle déduit l’absence de violation de l’article 3 de la Convention. On pourra relever par ailleurs dans cette affaire la mobilisation du principe de « solidarité sociale », largement employé dans l’arrêt Vavřička et autres c. République tchèque [GC], 8 avril 2021 (nos 47621/13 et 5 autres, § 279) et ici revisité à l’aune de la spécificité du champ pénitentiaire, au bénéfice de l’État défendeur (§ 68).
Ainsi, la Cour adopte un contrôle « à 360 degrés », qui l’amène à tenir compte de l’ensemble des circonstances de la cause, lesquelles s’inscrivent dans un contexte mondial éminemment évolutif – et, pourrait-on dire, instable. Ce dernier a eu une incidence directement observable à l’échelle de la marge nationale d’appréciation concédée à l’État défendeur dans une affaire postérieure.
C. Une conséquence du « caractère évolutif » de la pandémie : une large marge nationale d’appréciation conférée à l’État défendeur
Une affaire postérieure à l’affaire Fenech donne à voir une conséquence notable de la prise en considération du caractère évolutif de la pandémie mondiale. Dans l’arrêt rendu le 11 octobre 2022 en l’affaire Constantin-Lucian Spînu c. Roumanie 20, la Cour était invitée à examiner la restriction apportée par les autorités à l’exercice, par le requérant détenu, de sa religion, un refus ayant été opposé à sa demande de se rendre au service religieux à l’extérieur de la prison en raison des mesures mises en place pendant la pandémie. La Cour se réfère mutatis mutandis à l’affaire Fenech en qualifiant même le contexte d’ « imprévisible » (§ 68), dont elle déduit la nécessité de conférer aux autorités nationales une « large marge nationale d’appréciation » (§§ 68 et 70). De façon moins subsidiaire qu’elle ne l’avait fait dans l’affaire Fenech (voir supra), la Cour ajoute une référence au « principe de la solidarité sociale » (Vavřička et autres c. République tchèque [GC] précité), qui justifiait la décision litigieuse en ce qu’elle permettait de limiter les risques de contamination. Combinée au fait que la restriction apportée n’avait été que « ponctuelle » et limitée à « une seule composante de l’exercice de son droit à la liberté de religion » (§ 66), à savoir la participation au culte à l’extérieur de la prison, la Cour en déduisit que l’ingérence était nécessaire dans une société démocratique et conclut à la non-violation de l’article 9 de la Convention. Il reste évidemment à déterminer comment cette marge nationale d’appréciation sera évaluée dans le contentieux à venir mais il semble assez logiquement s’inscrire dans le sillage des affaires récentes relatives à la santé publique 21.
L’année 2022 offre ainsi à l’observateur du « contentieux Covid-19 » une première séquence assez nourrie, qui donne déjà à voir quelques points de repère sur la manière dont les circonstances exceptionnelles de la pandémie façonnent le contentieux. A cet égard comme s’agissant des questions de recevabilité déjà abordées, il ne fait nul doute que l’arrêt de Grande chambre en l’affaire Communauté genevoise d’action syndicale (CGAS) c. Suisse (no. 21881/20) est très attendu.
Notes:
- Ces propos ne sauraient engager ni le Greffe, ni la Cour ↩
- Le service de presse a préparé une fiche thématique « Crise sanitaire de la COVID-19 », dernière consultation le 11 juin 2023 ↩
- Mustapha Afroukh et Jean-Pierre Marguénaud, « La jurisprudence européenne relative à la Covid-19 dans la phase des essais cliniques », Recueil Dalloz, n° 22 (16 juin 2022), pp. 1130-1133 ↩
- Communiqué de presse de la Greffière de la Cour, CEDH 243 (2021), 25 août 2021. Relevons que l’article 8 est habituellement en dehors du champ de l’article 39 du Règlement – celui-ci étant rarement susceptible d’emporter un risque imminent de dommage irréparable ↩
- Communiqués de presse du Greffier de la Cour : CEDH 094 (2020), 16 mars 2020, « La Cour européenne des droits de l’homme prend des mesures exceptionnelles »; CEDH 108 (2020), 9 avril 2020, « Prolongation des mesures exceptionnelles à la Cour européenne des droits de l’homme » ↩
- « Article 9 – Fonctions du président de la Cour : 1. Le président de la Cour dirige les travaux et les services de la Cour. Il représente la Cour et, notamment, en assure les relations avec les autorités du Conseil de l’Europe. 2. Il préside les séances plénières de la Cour, les séances de la Grande Chambre et celles du collège de cinq juges. 3. Il ne participe pas à l’examen des affaires traitées par les chambres, sauf s’il est le juge élu au titre d’une Partie contractante concernée » ↩
- § 52, Traduction personnelle: « […] to maintain the exercise of its core, adjudicative functions pursuant to Article 19 of the Convention and ensure that it was not put in peril» ↩
- CJUE, Communiqué de presse n° 46/20, 3 avril 2020. On trouve également une référence aux « core functions » des juridictions dans certains commentaires publiés par des praticiens des systèmes juridiques concernés, voir par exemple Hirad Abtahi, “The international criminal court during the covid-19 pandemic”, Journal of international criminal justice, vol. 18, no. 5 (Nov. 2020), pp. 1069-1076 (l’auteur étant le chef de cabinet du Président de la Cour pénale internationale). Pour d’autres mises en perspectives des pratiques adoptées par des juridictions, organes ou organisations internationales, voir Raphaël Maurel (dir.), L’adaptation des procédures contentieuses en temps de pandémie, Bruylant, 2022, 582 p. ; voir aussi Thomas Lieby, « L’organisation internationale et son secrétariat en temps de crise : l’exemple de l’OIT face à la Covid-19 », AFRI, 2020, pp. 127-136 ↩
- traduction personnelle, § 53 ↩
- § 55, « De contra non valentem agere nulla currit praescriptio » ↩
- Voir aussi la décision S.H. c. Malte (déc.), n° 37241/21, 20 décembre 2022, § 82, où le défaut d’aide juridique pour les personnes détenues – dans la sphère pénitentiaire comme en matière de rétention – qui avait déjà été maintes fois déploré par la Cour, est apparu nécessairement dégradé dans le contexte pandémique ↩
- Discours de Monsieur le Président Robert Spano, Council of Europe Institutions – Organisation-Wide Videoconference on Lessons Learned Wednesday 3 June 2020, “Protection of human life and public health in the context of a pandemic – Effectively responding to a sanitary crisis in full respect for human rights and the principles of democracy and the rule of law” , traduction personnelle ↩
- n° 19090/20, rendue le 1er mars 2022, soit le même jour que la décision Saakashvili c. Géorgie précitée ↩
- §§ 95-97, Voir aussi Anja Seibert-Fohr, “The European Court of Human Rights and its relevance in the health crisis”, in Jon Fridrik Kjølbro, Marialena Tsirli, Síofra O’Leary (dir.), Liber amicorum Robert Spano, Anthemis, 2022, pp. 631-640 ↩
- L’appréciation du risque et les critères établis dans la jurisprudence de la Cour afin d’en évaluer la teneur ont été construits dans le contexte particulier du recours à la force, comme le libellé même de l’article, paragraphe 2, invite à le faire (McCann et autres c. Royaume-Uni [GC], n° 18984/91, 27 septembre 1995). La Cour rappelle en la présente espèce qu’elle a admis l’application de l’article 2 dans des affaires dans lesquelles le requérant est décédé (Oneryildiz c. Turquie [GC], n° 48939/99, 30 novembre 2004) ainsi que dans des affaires où le risque de décès était sérieux, alors même que le requérant était en vie au moment de l’introduction de sa requête devant la Cour (Brincat et autres c. Malte, nos 60908/11 et quatre autres, 24 juillet 2014). Dans l’affaire Brincat, l’application de l’article 2 avait été retenue pour le requérant souffrant d’une forme de cancer rare associé à l’amiante mais rejeté pour les requérants qui présentaient des problèmes respiratoires et d’autres complications associées à leur exposition à l’amiante ↩
- La lecture de deux arrêts cités dans l’arrêt permet d’attirer l’attention sur ce point. Dans la décision rendue en l’affaire Shelley c. le Royaume-Uni (déc.), n° 23800/06, 4 janvier 2008), qui concernait la décision gouvernementale de ne pas mettre en œuvre un programme d’échange de seringues destiné aux usagers de drogues à l’intérieur des prisons, en vue de prévenir la propagation de virus, la Cour avait rejeté, pour défaut de qualité de victime, le grief fondé sur l’article 2 de la Convention selon lequel les autorités n’avaient pas pris les mesures nécessaires pour prévenir un risque pour sa vie, sa santé et son bien-être en refusant d’introduire des programmes d’échange de seringues dans les prisons. Elle avait en effet estimé qu’il n’avait pas suffisamment démontré en quoi il était personnellement exposé à un risque réel ou immédiat d’infection au VIH par des aiguilles souillées ou partagées. Néanmoins dans l’affaire précitée Brincat et autres c. Malte (2014), concernant l’exposition à l’amiante dans le contexte d’activités industrielles menées par une entreprise publique sous contrôle du gouvernement, la Cour a plutôt semblé faire peser la charge de la preuve sur le gouvernement (§ 83). La cause en est certainement que dans cette dernière affaire, l’atteinte à la vie avait causé un décès. Il n’en demeure pas moins que pour un simple particulier, être en mesure de savoir le niveau d’éléments factuels devant être collectés s’avère crucial et devrait pouvoir être présenté de manière aussi pédagogique que possible ↩
- GC, n° 30210/96, 26 octobre 2000, § 94 ↩
- voir ci-après Constantin-Lucian Spînu c. Roumanie, n° 29443/20, 11 octobre 2022, § 67 : « la restriction du droit du requérant de se rendre au service religieux doit être appréciée à la lumière du contexte en constante évolution de la crise sanitaire » ↩
- CPT/Inf(2020)13, 20 mars 2020, § 6 ↩
- n° 29443/20 : La Roumanie avait fait usage de son droit de dérogation au titre de l’article 15 de la Convention mais les faits de l’espèce étaient postérieurs à cette dérogation, de sorte que la Cour prit en considération pour son examen les seules dispositions de l’article 9 de la Convention, §§ 48-49 ↩
- Voir notamment Vavřička et autres c. République tchèque [GC], précité, § 279 et l’ample marge nationale d’appréciation accordée en matière de vaccination infantile obligatoire, un sujet de santé publique dans lequel le principe de solidarité sociale joue un rôle important ↩