Le référé-liberté face aux conditions de détention : la France doit revoir sa copie !
Par Pauline Parinet-Hodimont Docteure en droit public de l’Université de Tours
Le 31 janvier, la Cour européenne des droits de l’homme, saisie par trente-deux détenus, a condamné la France pour violation de l’article 3 de la Convention, égratignant au passage le juge du référé-liberté, ce dernier recours n’étant pas considéré comme un recours préventif effectif au sens de la jurisprudence de la Cour, susceptible de faire face au problème de la surpopulation carcérale. Ce constat opéré par la Cour semblait inéluctable, étant donné, d’une part, la nature de l’office et la singularité de ce juge de l’urgence, qui administre davantage une situation provisoire qu’il ne dit véritablement le droit, et, d’autre part, le caractère structurel du problème.
Espace personnel inférieur à 3m2 dans leurs cellules, enfermement vingt-deux heures par jour, manque d’hygiène, fouilles à nu systématiques après chaque parloir… autant de conditions de détention de personnes incarcérées dans des prisons françaises qui ont à nouveau donné l’occasion à la Cour européenne des droits de l’homme de se prononcer, le 31 janvier dernier 1, sur la question de la surpopulation carcérale.
Trente-deux personnes, détenues dans les établissements pénitentiaires de Ducos (Martinique), Faa’a Nuutania (Polynésie française), Baie Mahault (Guadeloupe), Nîmes, Nice et Fresnes, ont en effet poursuivi l’État français pour conditions de détention indignes, et amené les juges de Strasbourg à condamner la France pour violation de l’article 3 de la Convention, en raison des conditions matérielles inhumaines et dégradantes dans lesquelles les requérants ont été détenus 2. Or, et c’est ce qui nous intéresse tout particulièrement, le juge des référés n’est pas épargné par une telle condamnation, la Cour remettant en cause la portée de ses pouvoirs pour faire cesser de manière effective les traitements indignes subis par les détenus, ce qui vaut à la France d’être également condamnée pour violation du droit au recours effectif 3.
En effet, les recours internes relatifs à la privation de liberté, et en particulier ceux relatifs aux allégations de violation de l’article 3 de la Convention, répondent à des situations particulières 4 et doivent présenter des caractéristiques spécifiques selon la Cour, ce qui s’explique notamment par l’aggravation du phénomène de surpopulation carcérale en Europe, laquelle a entraîné une « détérioration criante des conditions de détention dans de nombreux États Parties à la Convention » 5. Partant, la Cour a cherché à développer les moyens d’assurer l’effectivité de ce droit. Elle a ainsi imposé aux États, s’agissant des recours nationaux concernant les allégations de violation de l’article 3, d’adopter un système de recours dual 6 : un premier recours, appelé recours préventif, doit viser à prévenir et/ou faire cesser les conditions de détention contraires à l’article 3 et un second, appelé recours indemnitaire ou compensatoire, à réparer le préjudice subi. C’est la recherche de l’effectivité du premier qui a conduit la Cour en l’espèce à condamner la France pour violation de l’article 13 de la Convention. Était donc en cause l’effectivité pratique des recours préventifs à disposition des détenus en France pour faire cesser pleinement et immédiatement des atteintes graves à des droits fondamentaux. En d’autres termes, la question était celle des moyens juridiques dont dispose un détenu pour obtenir la cessation d’un traitement prohibé par l’article 3.
En la matière, la voie judiciaire avait déjà été exclue, qu’il s’agisse de la voie pénale 7 ou encore de la demande de mise en liberté 8. La Cour avait également rejeté la requête à l’administration pénitentiaire suivie d’un recours pour excès de pouvoir 9. Restait donc la voie des référés devant le juge administratif, et plus particulièrement du référé-liberté, prévu par l’article L. 521-2 du code de justice administrative 10, le Gouvernement français l’ayant désigné comme « recours préventif » au sens de la jurisprudence de la Cour. Le référé-liberté peut-il être considéré comme un « recours préventif » au sens de la jurisprudence de la Cour ? Pour le dire autrement, ce référé permet-il de mettre réellement fin à des conditions de détention prohibées ?
Selon la Cour, le « recours préventif » doit permettre au détenu « d’obtenir des juridictions internes un redressement direct et approprié, de nature à empêcher la continuation de la violation alléguée ou de lui permettre d’obtenir une amélioration de ses conditions matérielles de détention » 11. Pour cela, l’organe de contrôle 12 doit, d’une part, pouvoir être saisi et statuer dans un bref délai 13. Exigence qui ne pose pas de difficultés s’agissant du référé-liberté, ce que relève explicitement la Cour en l’espèce 14. Le délai de 48h prévu par la loi permet en outre au juge du référé-liberté de se prononcer alors que le détenu est encore placé dans la situation dénoncée, ce qu’exige la Cour 15. D’autre part, l’organe de contrôle doit également, et surtout, pouvoir astreindre l’administration à mettre en œuvre rapidement les mesures qu’il prescrit : ses décisions doivent être « contraignantes et exécutoires » 16. Était donc plus précisément en jeu en l’espèce la capacité du juge du référé-liberté d’astreindre effectivement l’administration à mettre en œuvre rapidement les mesures qu’il prescrit, tant en théorie qu’en pratique.
Sur ce point, la jurisprudence antérieure de la Cour avait pu laisser entendre que le référé-liberté avait le potentiel d’un recours préventif effectif. Tel n’est plus le cas désormais : malgré certains avantages qui lui sont reconnus 17, le référé-liberté est considéré par la Cour comme ineffectif en pratique et ne pouvant correspondre aux exigences du recours préventif.
Ainsi, si la Cour avait déjà suscité quelques espoirs pour le référé-liberté à l’avenir, ceux-ci sont anéantis dans son arrêt du 31 janvier (I), lequel constate inéluctablement l’impuissance de ce recours à faire face à la surpopulation carcérale (II).
I – L’anéantissement attendu des espoirs quant à l’effectivité du référé-liberté
La Cour s’était déjà prononcée sur la question de l’effectivité du référé-liberté. Ses décisions étaient alors de mauvais augure pour la procédure d’urgence : en 2007 18, déjà, dans le cadre du contentieux de l’éloignement des étrangers, elle avait jugé que le référé-liberté ne garantissait pas un recours effectif, dans la mesure où son exercice n’avait pas d’effet suspensif de plein droit. Puis, en 2011, dans sa décision Lienhard 19, elle réitère ses doutes s’agissant cette fois de l’utilité du référé-liberté pour mettre fin à des conditions dégradantes de détention. Plus clairement, en 2011, dans son arrêt Yengo 20, elle a retenu que le référé-liberté ne constituait pas une voie de recours effective au sens de l’article 13, s’appuyant sur l’état du droit existant à la date à laquelle le requérant a saisi la Cour. Ce dernier constat apparaissait pourtant appelé à évoluer, dans la mesure où la Cour prenait également acte de l’« évolution favorable » qu’a connu cette procédure par la suite, malgré « l’effectivité très douteuse du recours en référé » 21.
A – Un sursis suscité par l’évolution favorable du référé-liberté
Dans l’affaire Yengo, si la Cour condamne la France pour absence de recours préventif effectif, elle prend toutefois acte « avec intérêt » d’une évolution de la jurisprudence administrative postérieure aux faits qui lui étaient soumis : depuis l’ordonnance du Conseil d’État du 22 décembre 2012 22, « la voie du référé-liberté (…) peut permettre au juge d’intervenir en temps utile en vue de faire cesser des conditions de détention jugées contraires à la dignité et à l’article 3 de la Convention (…) ». Dans cette affaire, qui concernait les conditions de détention à la prison des Baumettes, le Conseil d’État avait non seulement élevé le droit de ne pas être soumis à un traitement inhumain et dégradant au rang de liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, mais encore, et surtout, il avait établi, en considération de la situation du détenu, l’obligation pour l’administration de prendre toutes les mesures utiles afin de prévenir tout traitement inhumain et dégradant. Désormais, la démonstration de la carence de l’administration, qui expose les requérants au traitement prohibé, permet au juge administratif d’adopter les injonctions nécessaires au rétablissement des conditions de détention conformes 23. L’ordonnance de 2012 permet ainsi au juge du référé-liberté de prononcer des injonctions en vue de faire cesser rapidement un traitement prohibé : le Conseil d’État avait admis que cette procédure puisse être utilisée pour prescrire des mesures de sauvegarde pour faire cesser une situation contraire à l’article 3 et que les mesures à prendre concernaient la situation globale de l’établissement. Le Conseil d’État se donnait ainsi les moyens pour faire cesser un traitement prohibé par l’article 3, ce que la Cour a relevé en 2015. Ce faisant, les juges de Strasbourg ont semblé indiquer que le référé-liberté pourrait, à l’avenir, être considéré comme un « recours préventif » effectif, au regard de ces nouvelles jurisprudences concernant la prison des Baumettes et postérieures à l’action du requérant.
B – Le terme opportun du sursis au regard du caractère douteux de l’effectivité du référé-liberté
Les requêtes introduites à Strasbourg à partir de 2015, celles-là même qui sont à l’origine de l’arrêt commenté, ont donné l’occasion à la Cour de se prononcer à nouveau sur l’effectivité pratique du référé-liberté, et de constater son impuissance face au problème structurel de surpopulation carcérale. La décision Yengo a donc suscité de faux espoirs : si la France était « proche d’assurer l’effectivité d’un recours préventif » 24 au détenu, tel n’est finalement pas le cas, au moins dans un contexte de surpopulation carcérale. Une telle occasion était attendue, au regard du caractère clairement douteux de l’efficacité de la procédure. En effet, considérer, comme semblait le faire l’arrêt Yengo, que l’action en obtention de mesures élémentaires de réfection ou d’assainissements caractérise un droit de recours efficace devant le juge national contre l’état de surpeuplement d’une prison est un leurre, les mesures demandées ressemblant davantage à des pansements qu’à de vrais remèdes. On voit mal comment le référé-liberté permettrait de résoudre le problème de la surpopulation, au centre de la caractérisation des conditions de détention contraires à la Convention. Lorsque l’on analyse la jurisprudence postérieure à l’ordonnance de 2012, on se rend compte que les mesures obtenues du juge du référé-liberté ont concerné seulement certains aspects des conditions matérielles de détention 25, à la prison des Baumettes ou par exemple au centre pénitentiaire de Ducos 26. Si cela constitue évidemment un progrès conduisant à l’amélioration des conditions de détention, c’est insuffisant à résoudre des problèmes structurels de surpopulation carcérale. Le juge administratif a en effet rejeté toutes les demandes relatives à la surpopulation et à une rénovation structurelle des locaux 27 ou celles tendant à la réorganisation du service public de la justice 28, au motif qu’elles ne font pas partie des mesures susceptibles d’être prescrites dans le cadre du référé-liberté. Le « recours reste ainsi bien peu effectif pour la gestion des sureffectifs ! » 29. Ainsi, le juge actait en réalité de son impuissance à remédier aux mauvais traitements dénoncés, notamment ceux résultant de la vétusté générale de certains établissements et de leur sur-occupation massive. La décision de la Cour rendue le 31 janvier dernier est donc davantage en accord avec la réalité de la surpopulation carcérale : dans un tel contexte, le constat de l’impuissance du référé-liberté était inéluctable.
II – Le constat inéluctable de l’impuissance du référé-liberté face à la surpopulation carcérale
La Cour considère désormais que, si la saisine du juge du référé-liberté permet la mise en œuvre de mesures visant à remédier à des atteintes graves auxquelles sont exposés les détenus, il n’en demeure pas moins que « le pouvoir d’injonction conféré à ce juge a une portée limitée, en ce qu’il ne lui permet pas d’exiger la réalisation de travaux d’une ampleur suffisante pour mettre fin aux conséquences de la surpopulation carcérale ». Il ne l’autorise pas à « prendre des mesures de réorganisation du service public ». Les juges de Strasbourg notent également que « le juge du référé-liberté fait (…) dépendre son office, d’une part, du niveau des moyens de l’administration et, d’autre part, des actes qu’elle a déjà engagés », ce qui l’amène à prescrire des mesures transitoires et peu contraignantes qui ne permettent pas de faire cesser rapidement des conditions de détention inhumaines ou dégradantes. La Cour observe enfin que la mise en œuvre des injonctions connaît des délais qui ne sont pas conformes avec l’exigence d’un redressement diligent et que l’on « ne saurait attendre d’un détenu qui a obtenu une décision favorable qu’il multiplie les recours afin d’obtenir la reconnaissance de ses droits fondamentaux au niveau de l’administration pénitentiaire ». Nous nous proposons donc de revenir sur les raisons qui ont conduit la Cour à refuser de considérer le référé-liberté comme le recours préventif attendu.
A – La portée trop limitée des injonctions prononcées par le juge du référé-liberté
Si le juge du référé-liberté a apparemment à sa disposition une large palette de mesures susceptibles d’être ordonnées 30, le législateur s’étant « gardé de toute énumération qui aurait limité a priori le champ de ses possibilités » 31, leur portée connaît néanmoins certaines limites, mises en cause en l’espèce par la Cour. Plusieurs raisons expliquent que ce juge particulier ne puisse pas « exiger la réalisation de travaux d’une ampleur suffisante » pour résoudre le problème.
En premier lieu, les mesures que le juge du référé-liberté peut prononcer sont en principe provisoires 32, c’est-à-dire qu’elles doivent être, non pas temporaires 33, mais réversibles, afin de « préserver l’avenir » 34. Cela explique en partie que certaines mesures, pourtant nécessaires pour lutter contre la surpopulation carcérale, soient exclues, à cause de leur caractère définitif. Cette limite peut toutefois être nuancée, le juge administratif n’ayant pas exagéré cette règle : au travers d’une appréciation renouvelée et concrète du caractère réversible de la mesure 35, il distingue les injonctions de faire quelque chose dont les effets s’épuisent instantanément – qui restent en principe proscrites – et les injonctions de faire quelque chose dont les effets sont continus dans le temps. Les litiges nécessitant une décision à effet continu peuvent ainsi trouver une solution efficace grâce au juge des référés, ce qui présente un intérêt non négligeable dans le domaine carcéral. Il faut encore ajouter que ce caractère provisoire peut être écarté lorsque cela est nécessaire : les mesures prononcées par le juge du référé-liberté semblent parfois difficilement réversibles en pratique 36. Le Conseil d’État a même explicitement reconnu cette possibilité : si les mesures provisoires ne sont pas suffisantes, il peut prononcer des mesures non provisoires 37. Cette exception s’explique par une conception finaliste du référé-liberté et de ses enjeux : la sauvegarde d’une liberté fondamentale 38.
En second lieu, le prononcé d’une injonction est subordonné à la nécessaire rapidité de son exécution et à l’urgence avec laquelle le juge doit l’ordonner, c’est-à-dire un délai de quarante-huit heures. Ses injonctions doivent donc « porter effet dans un délai très bref » 39 : en fixant au juge un délai de jugement aussi court, « la loi recherche un résultat instantané » 40. Cela explique que certaines mesures soient exclues, si elles ne sont pas susceptibles d’être prises utilement et à bref délai, celles-là même qui sont réclamées par la Cour s’agissant des situations de surpopulation carcérale, lesquelles sont largement dues à des problèmes structurels. Tel est le cas de conclusions tendant à la réalisation de travaux de réfection dans une prison 41, à ce que soient alloués des moyens financiers, humains et matériels supplémentaires à l’administration pénitentiaire 42 ou encore à ce que soient prises des mesures de réorganisation d’un service 43. La raison est que les effets favorables éventuels de ces mesures sont insusceptibles de se produire à bref délai. La nature même de juge de l’urgence du juge du référé-liberté le place alors dans une position délicate reprochée par la Cour : même si ses pouvoirs sont considérablement étendus, ils ne lui permettent pas de faire bénéficier un détenu d’une place dans une prison permettant des conditions dignes de détention dans un délai de 48 heures, si cette place n’existe pas. Le juge des référés s’avère donc démuni face à de telles demandes, même si les conditions légales sont réunies. Davantage d’audace de sa part, le conduisant à prononcer des mesures à plus long terme, certainement en complément d’autres mesures à effet immédiat 44, serait alors essentiel pour se rapprocher du recours préventif attendu par la Cour, au risque toutefois de s’éloigner de son rôle particulier de juge de l’urgence. Ce que la Cour reproche au juge du référé-liberté, c’est-à-dire son incapacité à ordonner des mesures d’une ampleur suffisante pour résoudre le problème, est donc intrinsèquement lié à la nature même de son office et à la singularité de ce juge de l’urgence, qui administre davantage une situation provisoire qu’il ne dit véritablement le droit 45.
B – La prise en compte à nuancer des moyens de l’administration
Les juges de Strasbourg reprochent au juge du référé-liberté de faire dépendre son office du niveau des moyens de l’administration ainsi que des actes qu’elle a déjà engagés. Ils regrettent également que l’administration puisse invoquer l’ampleur des travaux à réaliser ou leur coût pour faire obstacle au pouvoir d’injonction du juge. A priori, en effet, refuser cette prise en compte peut sembler judicieux, dans la mesure où il serait choquant que, notamment, l’insuffisance de ses moyens permette à l’administration d’excuser constamment son inefficacité. Un service public ne doit pas pouvoir se prévaloir de ses propres faiblesses, sans limites. Cela reviendrait, d’une certaine façon, à admettre la normalité d’un régime de pénurie 46. C’est d’autant plus choquant s’agissant de l’administration pénitentiaire, si l’on considère que le détenu, usager particulier du service public, ne peut pas adapter ses besoins afin de ne pas surcharger le service.
Toutefois, il ne faut pas exagérer ce propos. Lorsque l’insuffisance des moyens de l’administration est inextricablement liée aux difficultés conjoncturelles, l’on ne peut pas l’imputer à l’administration. Malgré tous les efforts et toutes les diligences de cette dernière, s’il n’y a pas suffisamment de places dans un établissement pénitentiaire, il n’y en a pas. Dans ce cas, exiger de l’administration qu’elle dépasse cette pénurie, dramatiquement réelle 47, serait stérile, et la solution est en réalité politique : « ce n’est (…) pas au détenu de s’adapter à la promiscuité carcérale ou au manque de moyens matériels et humains dont disposent les services pénitentiaires, mais à l’État de mettre à disposition de ses agents et prestataires les crédits et les instruments juridiques permettant d’accueillir en permanence et en continu une population d’usagers contraints » 48.
Pour conclure, il faut donc admettre l’incapacité naturelle du référé-liberté s’agissant des situations de surpopulation carcérale, lesquelles sont largement dues à des problèmes structurels : pour espérer une mise en œuvre effective des décisions judiciaires en la matière, il faut avant toute chose que des mesures de fond tendant à résoudre le problème structurel de la surpopulation carcérale soient adoptées, raisonnement d’ailleurs admis par la Cour 49. Elle avait notamment jugé en ce sens que les mesures ordonnées par un juge aux autorités pénitentiaires, visant à ce qu’un détenu ait au moins 4 mètres carré d’espace personnel dans sa cellule, et/ou jouisse de conditions dignes de détention, étaient ineffectives en pratique en ce qu’elles étaient inexécutables dans un contexte de surpopulation carcérale 50. La question est même celle du dysfonctionnement en général des recours préventifs tels qu’exigés par la Cour 51.
En l’espèce, ne renouant pas, fort heureusement, avec sa jurisprudence Domjan 52, la Cour prend acte de cette limite. Elle affirme qu’indépendamment des procédures d’exécution, les mesures exécutées ne produisent pas toujours les résultats escomptés, et que les injonctions prononcées par le juge du référé-liberté, puisqu’elles concernent des établissements surpeuplés, s’avèrent en pratique difficile à mettre en œuvre 53. Elle recommande donc à l’État français d’envisager l’adoption de mesures générales visant à supprimer le surpeuplement et à améliorer les conditions matérielles de détention, et d’établir un recours préventif effectif, sans toutefois utiliser, comme l’espérait l’Observatoire international des prisons, la technique de l’arrêt pilote, comme elle l’avait fait pour la Hongrie 54 ou l’Italie 55. Sans aller jusqu’à s’immiscer dans la sphère politique en se prononçant sur la rationalité des choix en matière de politique pénale ou pénitentiaire 56, la Cour n’adopte pas l’approche minimaliste qui a pu être la sienne 57 : elle affirme que « ces mesures pourraient concerner la refonte du mode de calcul de la capacité des établissements pénitentiaires (…) et l’amélioration du respect de cette capacité d’accueil » 58, et renvoie explicitement aux recommandations du Conseil de l’Europe 59. Face aux 10 000 à 15 000 60 détenus surnuméraires dans les prisons françaises, à la France donc de revoir sa copie…
Notes:
- Cour EDH, 31 janvier 2020, J.M.B. et autres c/ France, Req. n 9671/15 et 31 autres ↩
- La Cour estime que les requérants ont, pour la majorité d’entre eux, disposé d’un espace personnel inférieur à la norme minimale requise de 3 m2 pendant l’intégralité de leur détention, situation aggravée par l’absence d’intimité dans l’utilisation des toilettes. Pour les requérants qui ont disposé de plus de 3 m2 d’espace personnel, la Cour considère que les établissements dans lesquels ils ont été ou sont détenus n’offrent pas, de manière générale, des conditions de détention décentes ni une liberté de circulation et des activités hors des cellules suffisantes. ↩
- Art. 13 Conv. EDH. ↩
- Conseil de l’Europe, « Guide de bonnes pratiques en matière de voies de recours internes », 18 septembre 2013. ↩
- C. Madelaine, « Les obligations procédurales issues de la CEDH en matière de surpopulation carcérale », in La protection des droits des personnes détenues en Europe, Actes de conférence, 21 avril 2016, 14-15 juin 2016. ↩
- Cour EDH, 10 janvier 2012, Ananyev et autres contre Russie, Req. n 42525/07 et 60800/08, §97. ↩
- Ch. Crim., 20 janvier 2009, Req. n 08-82.807, Bull. crim. n° 18 ; D. 2009, p. 1376 ; AJ pénal 2009, p. 139 ; Dr. pénal 2009, comm. n° 42. ↩
- La procédure de demande de mise en liberté a été écartée à cause de son défaut de célérité (Cour EDH, 21 mai 2015, Yengo contre France, préc., §68). La Cour souligne également que la condition exigée par la Cour de cassation de prouver l’existence d’une « mise en danger grave de la santé physique ou morale du prévenu » était difficile à prouver. ↩
- Cour EDH, 21 mai 2015, Yengo contre France, préc., §67. La Cour a considéré que « l’état de surpeuplement de la prison concernée (…), la seule sur le territoire de Nouvelle-Calédonie, ne permettait pas, en tout état de cause, d’envisager que l’administration pénitentiaire puisse réagir à une demande de changement de cellule ou de transfèrement forcé de la part du requérant ». Or, la théorie des mesures d’ordre intérieur s’applique toujours à certaines décisions de l’administration pénitentiaire (décisions d’affectation consécutives à une condamnation, décisions de changement d’affectation d’une maison d’arrêt à un établissement pour peines et décisions de changement d’affectation entre établissements de même nature), empêchant le contrôle du juge de l’excès de pouvoir. ↩
- « Saisi d’une demande en ce sens justifiée par l’urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures ». ↩
- Cour EDH, 10 janvier 2012, Ananyev et autres contre Russie, préc., §97, 98, 214. Par ailleurs, le redressement procuré par l’utilisation d’un recours préventif peut « consister soit en des mesures ne touchant que le détenu concerné ou – lorsqu’il y a surpopulation – en des mesures plus générales propres à résoudre les problèmes de violations massives et simultanées des droits des détenus résultant de mauvaises conditions dans tel ou tel établissement pénitentiaire ». ↩
- Lequel ne doit pas forcément être un juge, bien que la Cour exige un certain nombre de garanties procédurales traditionnellement attachées à la fonction juridictionnelle ↩
- Cour EDH, 4 mai 2006, Kadikis contre Lettonie n°2, Req. n 62393/00, §62 ; Cour EDH, 10 janvier 2012, Ananyev et autres contre Russie, préc., §216 ; Cour EDH, 21 mai 2015, Yengo contre France, Req. n 50494/12, §65. ↩
- Cela semble logique si l’on considère qu’un délai de dix jours est conforme aux exigences de célérité : Cour EDH, 10 janvier 2012, Ananyev et autres contre Russie, préc., §109. ↩
- Cour EDH, 4 mai 2006, Kadikis contre Lettonie n°2, préc., §62. ↩
- Cour EDH, 10 janvier 2012, Ananyev et autres contre Russie, préc., §216. ↩
- La Cour relève en effet qu’à la faveur d’une évolution de la jurisprudence, la saisine du juge du référé-liberté a permis la mise en œuvre de mesures visant à remédier à des atteintes graves auxquelles sont exposées les personnes détenues, notamment en matière d’hygiène. La Cour relève que cela est principalement dû aux recours engagés par l’Observatoire international des prisons en vue de la défense collective des détenus, tout en précisant que le référé peut être exercé par les détenus eux-mêmes. Elle ajoute que le juge du référé-liberté statue rapidement et conformément aux principes généraux énoncés dans sa jurisprudence sur le terrain de l’article 3. ↩
- Cour EDH, 26 avril 2007, Gebremedhin (Gaberamadhien) c/ France, Req. n 25389/05, AJDA 2007, p. 940 et p. 1918 ; D. 2007. AJ. 1339. ↩
- Cour EDH, 13 septembre 2011, Lienhardt contre France, n°12139/10 : « par ailleurs, la Cour estime que le Gouvernement n’apporte pas d’éléments suffisamment déterminants pour la convaincre que tant le référé-liberté devant le juge administratif que le recours en excès de pouvoir, également devant ce juge, fût-il assorti d’une demande de suspension immédiate en référé, constituent des voies de recours permettant de remédier à une situation analogue ou comparable à celle alléguée par le requérant ». ↩
- Cour EDH, 21 mai 2015, Yengo contre France, préc., §68. ↩
- C. Madelaine, « Les obligations procédurales issues de la CEDH en matière de surpopulation carcérale », in La protection des droits des personnes détenues en Europe, Actes de conférence, 21 avril 2016, 14-15 juin 2016. ↩
- CE, 22 décembre 2012, Section française de l’Observatoire International des Prisons et autres, Req. n 364585, AJDA 2013, p. 12 ; D. 2013, p. 1304 ; AJ pénal 2013, p. 232 ; JCP A 2013, n° 2017. ↩
- En l’espèce, le Conseil d’État affirme que « ces mesures doivent, en premier lieu, permettre la réalisation, au vu de la situation actuelle, d’un diagnostic des prestations appropriées à la lutte contre les animaux nuisibles, dans la perspective de la définition d’un nouveau cahier des charges pour la conclusion d’un nouveau contrat, après l’expiration, en mars 2013, de celui actuellement en vigueur ; qu’en effet, ce contrat devra prévoir des modalités et une fréquence des interventions préventives comme curatives adéquates à la situation effectivement observée au sein de l’établissement des Baumettes ; que ces mesures doivent, en second lieu, permettre d’identifier une solution de court terme proportionnée à l’ampleur des difficultés constatées, sans attendre la définition du nouveau cahier des charges et sans préjudice des interventions devant être effectuées dans le cadre du contrat actuellement en vigueur ; qu’en effet, il appartient à l’administration pénitentiaire de faire procéder, dans les plus brefs délais, selon les modalités juridiques et techniques les plus appropriées, et dans toute la mesure compatible avec la protection de la santé des détenus et des autres personnes fréquentant l’établissement ainsi qu’avec la nécessité de garantir la continuité du service public pénitentiaire, à une opération d’envergure susceptible de permettre la dératisation et la désinsectisation de l’ensemble des locaux du centre pénitentiaire des Baumettes ». Voir, pour une application récente, s’agissant de la maison d’arrêt de Fresnes : CE, 28 juillet 2017, Section française de l’Observatoire international des prisons, Req. n 410677. ↩
- E. Senna, « La France est proche d’assurer l’effectivité d’un recours préventif au prévenu en détention provisoire qui se plaint de ses conditions de détention », AJ Pénal 2015, p. 450. ↩
- Tels que l’éclairage, l’enlèvement des détritus, la méthode de distribution des repas, la propreté des cellules, l’hygiène des détenus ou encore l’éradications des animaux nuisibles. ↩
- TA Fort-de-France, Ord., 17 octobre 2014, Section française de l’OIP, Req. n 1400673. ↩
- Comme la mise aux normes de sécurité et la reprise du système électrique, le cloisonnement des annexes sanitaires et des douches, l’amélioration de l’aération, de l’isolation et de la luminosité des cellules, l’allocation de moyens permettant de mettre en œuvre des aménagements de peine et des alternatives à l’incarcération, de remédier au manque d’activités proposées aux détenus…etc. ↩
- TA Fort-de-France, Ord., 17 octobre 2014, Section française de l’OIP, préc. ↩
- A. Jacquemet-Gauché, S. Gauché, « Des tensions », AJDA 2015 p. 1289. ↩
- L’article L. 521-2 du code de justice administrative prévoit que le juge du référé-liberté peut « ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale ». Il peut ainsi prononcer des mesures de suspension, ou des injonctions de faire. Le référé-liberté étant dispensé de la nécessité d’une décision administrative préalable, il peut s’agir non seulement d’une injonction d’édicter une décision juridique mais également d’adopter un comportement matériel. ↩
- O. Le Bot, « Référé-liberté à la maison d’arrêt de Nîmes », AJDA 2015, p. 2216. ↩
- Art. L. 511-1 du Code de justice administrative : « Le juge des référés statue par des mesures qui présentent un caractère provisoire. Il n’est pas saisi du principal et se prononce dans les meilleurs délais ». ↩
- En ce sens, voir not. : B. Plessix, « Le caractère provisoire des mesures prononcées en référé », préc., p. 77. Ce qui est provisoire, « c’est ce qui n’est pas définitif, irrévocable. Le provisoire n’est pas l’antithèse du permanent ; il est plus proche de l’intérimaire que du temporaire, du transitoire que de l’éphémère ». ↩
- R. Chapus, Droit du contentieux administratif, Montchrestien, 13e éd., 2008, p. 1446. ↩
- Abandonnant le critère de l’effet équivalent, lequel lui interdisait d’ordonner une mesure qui aurait les mêmes effets que ceux qui résulteraient de la décision du juge de l’excès de pouvoir, le juge administratif a affirmé que le critère du provisoire s’apprécie « au regard de l’objet et des effets des mesures en cause, en particulier de leur caractère réversible » (CE, 31 mai 2007, Syndicat CFDT Interco 28, Req. n 298293, Rec. p. 22 ; AJDA 2007, p. 1104 ; ibid., p. 1237) : ce qui importe, c’est le caractère concrètement réversible de la mesure. ↩
- En ce sens, voir not. : J.-H. Stahl, « Le référé conservatoire, complément du référé-suspension », Concl. sur CE, Section, 6 février 2004, Masier, RFDA 2004, p. 1170. ↩
- CE, 30 mars 2007, Ville de Lyon, Rec. tabl. p. 1013 : « les décisions prises par le juge des référés n’ont, en principe, qu’un caractère provisoire ; toutefois, lorsqu’aucune mesure de caractère provisoire n’est susceptible de satisfaire cette exigence, en particulier lorsque les délais dans lesquels il est saisi ou lorsque la nature de l’atteinte y font obstacle, il peut enjoindre à la personne qui en est l’auteur de prendre toute disposition de nature à sauvegarder l’exercice effectif de la liberté fondamentale en cause ». Voir, pour une application récente : CE, 28 juillet 2017, Section française de l’Observatoire international des prisons, n°410677. ↩
- En l’état actuel de la jurisprudence, toutefois, et même si l’on y trouve des mesures aux conséquences difficilement réversibles, les référés-suspension et mesures-utiles ne sont pas concernés par cette exception. ↩
- CE, 13 août 2013, Ministre de l’intérieur c/ Commune de Saint-Leu, Req. n 370902, AJDA 2013, p. 2104. C’est la première fois que le Conseil d’État met en exergue ce caractère nécessairement immédiat des mesures prononcées dans le cadre du référé-liberté. ↩
- O. Le Bot, « Référé-liberté à la maison d’arrêt de Nîmes », AJDA 2015, p. 2216. ↩
- CE, 30 juillet 2015, Section française de l’Observatoire international des prisons, préc. ↩
- CE, 30 juillet 2015, Section française de l’Observatoire international des prisons, préc. ; CE, 28 juillet 2017, Section française de l’Observatoire international des prisons, préc. ↩
- CE, 30 juillet 2015, Section française de l’Observatoire international des prisons, préc. ↩
- Le juge des référés peut en effet intervenir en plusieurs temps : l’article L. 521-4 du code de justice administrative prévoit une procédure de réexamen en vertu de laquelle le juge des référés peut, à la demande de tout intéressé, modifier ou mettre fin à la mesure initialement ordonnée en cas d’« élément nouveau ». Le Conseil d’État fait parfois explicitement référence à cette disposition pour justifier le caractère provisoire des mesures qu’il ordonne. Voir par exemple : CE, 30 juillet 2015, Section française de l’Observatoire international des prisons, précité. ↩
- C. Broyelle, « Les mesures ordonnées en référé », préc, p. 73. ↩
- En ce sens, voir not. : A. Demichel, « Vers le self-service public », Dalloz 1970, p. 77. ↩
- Le taux d’occupation des prisons concernées peut dépasser un taux de 200% (E. Senna, « Conditions de détention indignes : la France condamnée par la CEDH », Dalloz actualité, 6 février 2020). ↩
- E. Pechillon, « Contrôle des conditions de détention : l’arme du référé face au manque de réactivité de l’administration pénitentiaire », AJ Pénal 2013, p. 232. ↩
- Cour EDH, 16 septembre 2014, Stella contre Italie, Req. n 49169/09, §51-51. ↩
- Cour EDH, 10 janvier 2012, Ananyev et autres contre Russie, préc., §111. ↩
- La Cour avait d’ailleurs admis que « la nature structurelle » de ce phénomène était en grande partie à l’origine du « dysfonctionnement des remèdes préventifs dans des situations de surpeuplement carcéral » (Cour EDH, 8 janvier 2013, Torreggiani contre Italie, Req. n 43517/09, §54). ↩
- Cour EDH, 14 novembre 2017, Domjan contre Hongrie, Req. n 5433/17, §21-23. Elle considère alors le recours comme effectif alors que, notamment, des réserves quant à l’effectivité pratique du recours pouvaient être émises, dans un contexte de surpopulation carcérale incontestable (elle ne prend plus en compte le caractère structurel du problème). ↩
- Elle constate que la surpopulation des prisons et leur vétusté (a fortiori sur des territoires où il n’existe que peu de prisons et où les transferts sont illusoires) font obstacles à ce que l’emploi de ce référé offre aux personnes détenues la possibilité de faire cesser pleinement et immédiatement les atteintes graves portées à l’article 3 ou d’y apporter une amélioration substantielle. ↩
- Cour EDH, 10 mars 2015, Varga c/ Hongrie, Req. n 14097/12, §105. ↩
- Cour EDH, 8 janvier 2013, Torreggiani et autres c/ Italie, Req. n 43517/09, D. 2013, p. 1304 ; AJ pénal 2013, p. 361. ↩
- La posture de la Cour s’est parfois révélée audacieuse, en suggérant l’adoption de mesures très précises (voir par ex. : Cour EDH, 10 janvier 2012, Ananyev et autres contre Russie, préc., §205 ; Cour EDH, 25 avril 2017, Rezmives et a. c/ Roumanie, Req. n 61467/12, §118-119). ↩
- La Cour a parfois affirmé qu’il ne lui revenait pas de « conseiller le Gouvernement défendeur sur tel processus de réforme complexe, sans parler de recommander auprès de lui une façon particulière d’organiser son système pénal et pénitentiaire », soulignant que cette mission revenait au Comité des ministres et non à une Cour international, en ce qu’elle dépassait « la fonction judiciaire de la Cour » (Cour EDH, 8 janvier 2013, Torreggiani et autres c/ Italie, préc.). ↩
- La Cour note également que la loi de programmation 2018-2022 comporte des dispositions de politique pénale et pénitentiaire qui pourraient avoir un impact positif sur la réduction du nombre de personnes incarcérées. ↩
- Recommandations que le Conseil de l’Europe a adopté en septembre 2016, figurant au livre blanc sur le surpeuplement carcéral. ↩
- Cela dépend des méthodes de calcul de places (voir : E. Senna, « Conditions de détention indignes : la France condamnée par la CEDH », Dalloz actualité, 6 février 2020). ↩