L’euro-compatibilité du rapporteur public, une nouvelle fois en question
L’euro-compatibilité du rapporteur public, une nouvelle fois en question
Par Laure Milano
Alors que l’on pensait que la question de la conventionnalité de la transmission du rapport du conseiller rapporteur au seul rapporteur public était réglée, une requête introduite à Strasbourg relance le débat. Au regard des principes établis par la jurisprudence européenne concernant l’avocat général près la Cour de cassation, la condamnation est inévitable, à moins que la Cour ne profite de cette requête pour tempérer sa jurisprudence antérieure, ce qui serait souhaitable.
On pouvait légitimement penser que l’ancien commissaire du gouvernement, aujourd’hui rapporteur public, étant passé sous les fourches caudines de la Cour EDH, les problèmes de conventionnalité liés à l’organisation de la juridiction administrative française étaient désormais écartés. En effet, après la difficile exécution de l’arrêt Kress (Cour EDH, 7/06/2001, Kress c/ France, n°39595/98, GAJA n°106), qui condamnait uniquement la présence du commissaire du gouvernement au délibéré, une solution de compromis avait été trouvée par le décret du 1er août 2006 (Art. R.733-3 CJA) prévoyant, s’agissant du Conseil d’Etat, que « sauf demande contraire d’une partie, le commissaire du gouvernement assiste au délibéré, il n’y prend pas part », solution approuvée par la Cour de Strasbourg elle-même (Cour EDH, déc., 15/12/2009, Etienne c/ France, n°11396/08 ; F. Sudre, JCP, G, 2010, chron. n°70) ; quant aux tribunaux et cours d’appel administratifs, la présence du commissaire du gouvernement y était désormais exclue (Art. R.732-2 CJA). Le « processus de conventionnalisation » (pour reprendre l’expression de P. Idoux, « Vers un redéploiement de la contradiction en droit administratif français », AJDA, 2009, p.637) s’est poursuivi avec, notamment, le décret du 7 janvier 2009 relatif au rapporteur public qui, outre le fait qu’il modifie la dénomination du commissaire du gouvernement, renforce le respect du contradictoire (Art R.711-3 et R.712-1 CJA).
Pourtant les réformes entreprises, bien qu’elles aient suscitées quelques inquiétudes et réticences, n’ont pas fondamentalement bouleversé l’organisation de la juridiction administrative, ni la fonction du rapporteur public, notamment si on les compare aux incidences des réformes entreprises devant la Cour de cassation, mais ont contribué à leur modernisation.
Restait une épée de Damoclès, la remise en cause de la transmission du rapport du conseiller rapporteur au seul rapporteur public, remise en cause qui, si elle devait avoir lieu, aurait des conséquences d’une toute autre envergure que les réformes d’ores et déjà accomplies. On pensait cette question pourtant réglée. Certes, la Cour européenne avait condamné l’information privilégiée de l’avocat général près la Cour de cassation comme attentatoire à l’égalité des armes (Cour EDH, 31/03/1998, Reinhardt et Slimane-Kaïd c/ France, n°23043/93), mais s’agissant des juridictions administratives, l’arrêt Kress n’avait pas abordé cette question puis, par la suite, une décision (Cour EDH, déc., 21/03/2006, Flament c/ France, n°28584/03) et un arrêt de la Cour européenne (Cour EDH, 14/02/2008, Association Avenir d’Alet c/ France, n°13324/04 ; Comm. F. Melleray, Droit administratif, 2008, n°59) avaient rejeté ce grief comme manifestement mal fondé. Il est vrai que l’analyse par la Cour du rapport du conseiller rapporteur comme un « simple résumé des pièces » pouvait laisser perplexe et n’avait pas de ce fait, totalement écartée la menace. Et voici justement que cette menace resurgit par l’entremise d’une requête déposée contre la France (n°54984/09) et pour laquelle le juge européen demande au gouvernement de s’expliquer sur la question suivante : y a-t-il eu violation de l’article 6 §1 de la Convention en raison du fait qu’à la différence du rapporteur public, le requérant n’ait pas reçu une copie du projet de décision du maître des requêtes avant l’audience du Conseil d’Etat ?
L’argumentation du gouvernement sera sans nul doute soigneusement étayée mais saura-t-elle convaincre la Cour de statuer en faveur d’un constat de non violation ? Si l’on se place du point de vue de l’orthodoxie jurisprudentielle européenne, il n’y a aucune justification valable pour qu’elle ne condamne pas l’information privilégiée du rapporteur public ; sous l’angle d’un principe de réalité, il n’est toutefois pas souhaitable que la Cour opère cette remise en cause.
I. Une condamnation conforme à l’orthodoxie jurisprudentielle européenne.
Au regard de la jurisprudence européenne relative au ministère public (expression employée au sens large, voir I. Pingel, F. Sudre (Dir.), Le ministère public et les exigences du procès équitable, Bruylant, 2003, 271 p.), la condamnation de la France apparaîtrait logique. D’une part, parce que dans le raisonnement adopté par le juge européen, l’avocat général comme le rapporteur public sont assimilés à des parties. D’autre part, parce qu’il n’y a pas, sur la question de l’information privilégiée du ministère public, de différences notables entre la situation de l’avocat général et celle du rapporteur public qui justifieraient un traitement différent.
- L’assimilation de l’avocat général et du rapporteur public à des parties.
Certes, du point de vue du droit interne, il existe des différences entre l’avocat général près la Cour de cassation et le rapporteur public près les juridictions administratives, différences qui ont été mises en exergue par le Conseil d’Etat, implicitement, dans l’arrêt Esclatine (CE, 29/07/1998, Mme Esclatine ; Note F. Rolin, AJDA, 1999, p.70) ou, explicitement, par le gouvernement dans l’argumentation qu’il a développée devant la Cour dans l’arrêt Kress. Toutefois, le juge européen, tout en admettant le caractère sui generis du rôle du commissaire du gouvernement (Cour EDH, Kress, op. cit., §69), a sa propre logique et, de son point de vue, l’un comme l’autre peuvent être assimilés à une « partie ». Le terme ne doit pas être entendu au sens du droit interne, mais plutôt, bien qu’il n’ait jamais été qualifié comme tel par la Cour, comme une notion européenne autonome. Ainsi, une partie au sens de la Convention serait « celle qui ‘propose’ sa vision du litige, qu’elle soit ‘personne particulière ou personne institutionnelle’. A cette personne, il faut opposer le juge qui ‘décide » (voir S. Soler, note sous l’arrêt Cour EDH, Reinhardt et Slimane-Kaïd c/ France, JCP, G, 1999, II 10074 ; voir M.A Frison-Roche, Généralités sur le principe du contradictoire (droit processuel), Paris II, 1988, ronéo, p. 70). La notion de « partie » au sens européen engloberait donc « l’intervenant d’influence » (F. Sudre, « Les exigences de la CEDH », in Le ministère public et les exigences du procès équitable, op. cit., p.49).
Cette assimilation de l’avocat général et du rapporteur public à des parties entraîne leur soumission au principe du contradictoire qui, dans la définition européenne, s’applique y compris dans les rapports entre les parties et le juge. Mais surtout, plus révélateur, elle entraîne l’application du principe de l’égalité des armes, principe qui, d’après la définition qu’en donne la Cour, ne s’applique qu’aux parties au litige (Voir par ex. Cour EDH, 18/02/1997, Nideröst-Huber c/ Suisse, n°18990/91, §23, l’égalité des armes est « l’obligation d’offrir à chaque partie une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son adversaire » souligné par nous; GACEDH n°30).
De plus, cette application de l’égalité des armes vaut pour la phase antérieure comme postérieure à l’audience.
Postérieurement à l’audience, il ne peut y avoir de doutes, le raisonnement de la Cour dans l’arrêt Kress, s’agissant de la condamnation de la participation du commissaire du gouvernement au délibéré, est très clair en ce sens. La Cour se place explicitement sous l’angle de l’égalité des armes en se référant à la figure de « l’allié ou de l’adversaire objectif » qu’est susceptible de revêtir le commissaire du gouvernement aux yeux du justiciable et qui implique, qu’après qu’il ait prononcé publiquement ses conclusions, il ne puisse participer au délibéré. La Cour utilise exactement le même raisonnement s’agissant de l’avocat général près la Cour de cassation (Cour EDH, 30/10/1991, Borgers c/ Belgique, A.214-B, GACEDH n°30 ; Cour EDH, 27/11/2003, Slimane-Kaïd c/ France n°2, n°48943/99).
Mais, même dans la phase antérieure à l’audience, le commissaire du gouvernement est assimilé dans l’arrêt Kress à une partie. Certes, la Cour conclut à l’absence de violation de l’égalité des armes s’agissant de l’absence de communication des conclusions du commissaire du gouvernement aux parties avant l’audience, ce qui pourrait laisser penser qu’elle ne le considère pas, à ce stade de la procédure, comme une partie, toutefois, la suite du raisonnement dément cette analyse. La Cour précise que ce n’est pas « la neutralité du commissaire du gouvernement vis-à-vis des parties » qui l’a amenée à conclure à la non violation de l’article 6, mais « le fait que la requérante jouissait de garanties procédurales suffisantes pour contrebalancer son pouvoir » (§80), il s’agit bien là d’une recherche d’équilibre propre à l’égalité des armes.
Indifférente au statut respectif de l’avocat général et du rapporteur public, notamment au fait que le premier n’est pas membre de la formation de jugement alors que le second l’est, la Cour estime que la similitude de leurs interventions dans le procès justifie qu’ils aient, du point de vue du justiciable, l’apparence d’une partie et qu’ils soient soumis au même régime.
Dès lors, comment expliquer que l’information privilégiée du rapporteur public ne soit pas contraire à l’égalité des armes et au contradictoire, alors même qu’elle l’est pour l’avocat général ?
- La similitude de situation entre l’avocat général et le rapporteur public.
Dans l’affaire Reinhardt et Slimane-Kaïd de 1998, la Cour soulignait que, selon la pratique alors en cours devant la Cour de cassation, l’avocat général recevait communication du rapport du conseiller rapporteur et du projet d’arrêt préparé par celui-ci. Ce rapport se composait de deux volets, le premier contenait un exposé des faits, de la procédure et des moyens de cassation, les requérants pouvaient en avoir connaissance lors de l’audience lorsqu’il y avait des plaidoiries ; le second volet du rapport contenait une analyse juridique de l’affaire, un avis sur le mérite du pourvoi et le projet d’arrêt. Ce second volet, couvert par le secret des délibérés, n’était transmis qu’à l’avocat général, les parties n’étant informées que du sens de l’avis sur le fond du pourvoi. Insistant sur la mission de l’avocat général, qui est « de veiller à ce que la loi soit correctement appliquée (…) et correctement interprétée (…), il conseille les juges quant à la solution à adopter dans chaque espèce (…) », la Cour en déduisait qu’il pouvait influencer la décision des juges dans un sens favorable ou défavorable aux demandeurs et que « étant donné l’importance du rapport du conseiller rapporteur », « le déséquilibre ainsi créé, faute d’une communication identique du rapport aux conseils du requérant », ne s’accordait pas avec les exigences du procès équitable (§105).
Quelle différence y a-t-il avec le rapport du maître des requêtes dont seul le rapporteur public prend connaissance ? Devant les juridictions administratives, le rapporteur rédige un projet de décision, projet accompagné d’une note qui comprend un examen des questions de recevabilité et doit expliquer la réponse apportée à chaque moyen soulevé dans la requête par référence aux pièces du dossier, aux textes et à la jurisprudence. Ce dossier est ensuite transmis au réviseur qui réexamine les pièces du dossier et peut rédiger un autre projet de décision. Enfin, pour les affaires présentant une certaine difficulté, le projet de décision est discuté collégialement en séance d’instruction, séance à laquelle participe le rapporteur public. L’intégralité du dossier est transmise au rapporteur public pour qu’il puisse rédiger ses conclusions (voir D. Chauvaux, J-H. Stahl, « Le commissaire, le délibéré et l’équité du procès », AJDA 2005, p.2116). En revanche, il n’est pas transmis aux parties.
On constate donc une identité de contenu entre le rapport transmis à l’avocat général et celui transmis au rapporteur public. A ce titre, l’analyse du rapport du maître des requêtes, dans la décision Flament comme dans l’arrêt Association Avenir d’Alet, comme un « simple résumé des pièces du dossier » témoigne d’une totale méconnaissance de la réalité du contenu du rapport.
S’agissant de la mission du rapporteur public, elle est, selon les termes du Conseil d’Etat (CE, 10/07/1957, Gervaise, Rec. p.466 et CE, Esclatine, op. cit.), « d’exposer au conseil les questions que présente à juger chaque recours contentieux et de faire connaître, en formulant en toute indépendance ses conclusions, son appréciation, qui doit être impartiale, sur les circonstances de fait de l’espèce et les règles de droit applicables, ainsi que son opinion sur les solutions qu’appelle, suivant sa conscience, le litige soumis à la juridiction à laquelle il appartient ». Là encore, il faut noter la similitude avec la mission exercée par l’avocat général. Comment ne pas en déduire que le rapporteur public peut influer sur la décision des juges dans un sens favorable ou défavorable au demandeur et, qu’étant donné l’importance du rapport du maître des requêtes, l’absence de communication de ce rapport aux parties est constitutive d’un déséquilibre? Le fait que le rapporteur public « participe à la fonction de juger dévolue à la juridiction dont il est membre » (CE, Esclatine, op. cit.) ne modifie pas cet état de fait. Le rapporteur public ne participe pas au délibéré, il y assiste seulement, du point de vue du justiciable, qui est le point de vue adopté par la Cour, il n’exerce donc pas la fonction de juger au moment du délibéré (voir d’ailleurs en ce sens l’arrêt CE, 30/12/2009, Eyraud, n°320346) et, en cela, il n’y a pas de différence avec l’avocat général.
Au regard des principes posés par l’arrêt Reinhardt et Slimane-Kaïd, et réitérés dans une abondante jurisprudence, il n’y a pas de justification objective et raisonnable à la différence de traitement réservée au rapporteur public. Ceci soulève plusieurs questions.
Comment expliquer la décision Flament et l’arrêt Association Avenir d’Alet ? Peut-on sérieusement croire à une erreur d’analyse de la part la Cour européenne alors que le Président Costa était membre de la formation de jugement dans les deux affaires ?
La requête en cours va-t-elle revenir sur cette jurisprudence? Si la remise en cause de l’information privilégiée du rapporteur public serait logique, encore faudrait-il que les mérites de la jurisprudence Reinhardt et Slimane-Kaïd soient avérés, or on peut en douter.
II. Une condamnation sujette à caution au regard du principe de réalité.
La « communauté de régime » (Voir F. Rolin, Note sous l’arrêt Cour EDH, Kress, AJDA, 2001, p.677) qu’a dessiné la jurisprudence européenne impliquerait, logiquement, que la situation du rapporteur public soit alignée sur celle des autres ministères publics européens. Toutefois, si la possibilité de répondre aux conclusions du ministère public (toujours pris au sens large) ou l’exclusion du ministère public du délibéré ont, selon nous, participé à renforcer les droits du justiciables et moderniser les procédures, il est légitime de se demander si la remise en cause de l’information privilégiée du ministère public constitue une avancée pour les justiciables. A l’inverse, il faut également s’interroger sur la question de savoir si l’information privilégiée du ministère public est réellement contraire aux droits du justiciable.
- La remise en cause de l’information privilégiée du ministère public renforce-t-elle les droits du justiciable ?
La condamnation de la France s’agissant de l’information privilégiée de l’avocat général près la Cour de cassation a soulevé de nombreuses critiques, mais la question centrale est de savoir comment exécuter l’arrêt de la Cour et concrètement rétablir l’équilibre entre le ministère public et les parties afin de satisfaire aux exigences européennes.
La Cour, dans l’arrêt Reinhardt et Slimane-Kaïd, condamnait l’absence de « communication identique du rapport » (§105), ce qui impliquait le choix entre plusieurs solutions, solutions qui pourraient demain être transposées au rapporteur public.
La première consiste à priver le ministère public du rapport afin qu’il soit sur un pied d’égalité avec les parties. C’est sans doute la plus mauvaise solution, elle prive le justiciable d’un second regard sur son dossier et conduit inévitablement à un allongement des délais, le ministère public n’ayant matériellement pas le temps de travailler de manière approfondie le dossier à partir des seules écritures des parties. Au-delà, elle met même en question l’utilité des conclusions du ministère public.
Une deuxième solution consiste en une voie médiane et c’est celle qui a été choisie par la Cour de cassation pour exécuter l’arrêt Reinhardt et Slimane-Kaïd. Depuis le 1er janvier 2002, l’avocat général ne participe plus à la conférence préparatoire des audiences et ne reçoit plus communication de l’intégralité du rapport du conseiller rapporteur. Il reçoit, comme les parties, un rapport dit « enrichi » contenant l’exposé des faits, de la procédure, l’analyse des moyens invoqués par les parties, des textes, de la jurisprudence et de la doctrine ; en revanche, l’avis du rapporteur sur la décision à adopter et le projet d’arrêt ne sont communiqués ni à l’avocat général, ni aux parties. Cette pratique a été jugée conforme aux exigences du procès équitable par la Cour (Cour EDH, 2/11/2004, Fabre c/ France, n°69225/01), même si les modalités concrètes de mise en œuvre ont encore récemment été condamnées (Cour EDH, 22/05/2008, Rémy Garnier c/ France, n°38984/04 ; Cour EDH, 11/06/2009, Laudette c/ France, n°19/05).
Il n’y a pas de réel bilan objectif sur cette pratique et les avantages et inconvénients qui ont pu en être retirés par les justiciables. Vivement critiquée, cette réforme a bien sûr été très mal vécue par les avocats généraux près la Cour de cassation. Jerry Sainte-Rose dénonçait ainsi, après un an d’application, « un bilan totalement négatif » y compris pour le justiciable, l’avocat général n’étant plus en mesure de conclure sur toutes les affaires et ne pouvant plus consacrer le même temps que naguère aux pourvois formés sans l’assistance d’un conseil (« Le parquet général de la Cour de cassation ‘réformé’ par la jurisprudence de la Cour EDH : mythe ou réalité ? », D., 2003, p.1443).
Dans l’hypothèse d’une condamnation de l’information privilégiée du rapporteur public, cette solution pourrait cependant être transposée aux juridictions administratives. Certains documents, tel le projet d’arrêt, ne seraient plus, dès lors, communiqués au rapporteur public. On pressent bien pourtant que l’avantage qui en serait retiré sur le plan de l’égalité des armes serait moindre au regard des inconvénients d’une telle mesure qui se solderait par un allongement des délais de jugement et ne ferait sans doute que renforcer le mouvement, déjà amorcé, de dispense des conclusions du rapporteur public.
De plus, il conviendrait d’exclure le rapporteur public de la séance d’instruction, comme dans la procédure devant la Cour de cassation. Bien que le juge européen ne se soit pas exprimé sur ce point, il s’agit, en effet, dans cette hypothèse, de la seule manière de rétablir l’égalité des armes, si le ministère public ne peut prendre connaissance de l’ensemble du rapport du rapporteur, il est logique qu’il ne puisse pas participer à la séance d’instruction. Or, suite à l’arrêt Kress et à l’impossibilité pour le rapporteur public de participer au délibéré, les praticiens ont, au contraire, insisté sur la nécessité de préserver l’instruction collégiale préalable (Voir A. Bonnet, « La nouvelle partition (à écrire) du commissaire du gouvernement », AJDA, 2003, p.323). En pratique, un rééquilibrage interne a ainsi conduit à « corser la séance d’instruction » dans les cours et tribunaux (D. Boulard, « La place du rapporteur public », AJDA, 2011, p.601) afin de renforcer les échanges avec le rapporteur public. Envisager d’exclure le rapporteur public de la séance d’instruction entraînerait donc un véritable bouleversement de la pratique des juridictions administratives. Surtout, on peut se demander si la richesse des débats internes à la juridiction n’est pas un atout pour les justiciables et, de manière plus générale, pour la bonne administration de la justice.
Il existe, enfin, une troisième solution, solution qui avait d’ailleurs été préconisée par certains (notamment J. Sainte-Rose, op. cit.) au moment de l’exécution de l’arrêt Reinhardt et Slimane-Kaïd mais qui n’a jamais été sérieusement envisagée. Puisque l’exigence du juge européen est de rétablir l’équilibre entre le ministère public et les parties, une des manières de satisfaire cette exigence serait une communication intégrale du rapport à chacun d’entre eux avec le sens du projet d’arrêt. Mais, objectera-t-on, ce rapport est couvert par le secret du délibéré, ce qu’admet d’ailleurs, curieusement, la Cour européenne dans l’arrêt Fabre (op.cit., §31) en considérant qu’il est « souhaitable de préserver la confidentialité » de l’avis personnel du rapporteur et du projet d’arrêt, qui sont légitimement couverts par le secret du délibéré. Curieuse prise de position alors que la Convention ne garantit pas le secret du délibéré, qui ne s’applique d’ailleurs pas à la procédure devant la Cour européenne, et qu’elle semblait avoir laissé une totale liberté de choix en la matière aux Etats (Voir Cour EDH, 14/10/2003, Lilly France c/ France, n°53892/00, §25, elle indique que le second volet du rapport, destiné au délibéré, « peut » rester confidentiel, alors que le premier volet, non couvert par le secret du délibéré, « doit » être communiqué). Il y a, là encore, une incohérence à clarifier.
Il faudrait, de plus, précisément définir où commence le délibéré, le rapport doit-il vraiment être considéré comme appartenant au délibéré alors qu’il ne s’agit que d’un document de travail qui n’engage que son auteur (voir J.F. Burgelin, « Les petits et grands secrets du délibéré », D., 2001, p.2755) ?
Cette communication intégrale, hormis le projet d’arrêt dont seul le sens serait communiqué, revêt, à notre avis, deux avantages. Elle permet, tout d’abord, au ministère public d’exercer pleinement sa mission, alors que les solutions précédentes, en tronquant les documents transmis, entravent cette mission. Elle renforce ensuite le principe du contradictoire et les droits de la défense tout en garantissant l’égalité des armes entre le ministère public et les justiciables, elle n’offre ainsi que des avantages pour ces derniers. Certes, pour la juridiction, cette ouverture vers l’extérieur peut entraîner certains désagréments, mais nous ne pensons pas que la liberté de parole et l’indépendance des juges soient pour autant susceptibles d’être remises en question par cette ouverture. Il est toutefois fort peu probable que cette solution soit un jour adoptée.
Sur cette question de la transmission des pièces, il faut souligner l’étrange formulation de la question posée au gouvernement, la Cour ne faisant référence qu’au projet de décision du maître des requêtes, alors que le rapport contient d’autres documents intéressants les parties. Il faut espérer que la Cour prendra clairement et pleinement position sur cette question.
L’examen des différentes solutions pour rétablir l’égalité des armes amène à se demander si tout ceci est bien utile et si la volonté de la Cour d’harmoniser les ministères publics européens dans l’intérêt du justiciable n’a pas finalement eu l’effet d’un miroir déformant.
- L’information privilégiée du ministère public est-elle réellement contraire aux droits du justiciable ?
Il faut s’interroger sur l’opportunité de la solution retenue par le juge européen dans l’arrêt Reinhardt et Slimane-Kaïd. Cette solution entraîne, en effet, plus d’inconvénients que d’avantages en imposant une étanchéité excessive, contraire aux réalités de la procédure, entre les phases d’instruction et de jugement.
Le contenu du rapport du conseiller rapporteur est intégré dans les conclusions de l’avocat général ou du rapporteur public, soit pour le confirmer, soit pour l’infirmer, puisque c’est ce rapport qui l’aide à rédiger ses conclusions. Conformément aux principes dégagés par la jurisprudence européenne, le justiciable a, quant à lui, connaissance du sens des conclusions et dispose de la faculté d’y répliquer, il a également l’assurance que le ministère public ne participe pas au délibéré. Dans ces conditions, afin de garantir l’efficacité de la fonction du ministère public et d’éviter qu’il ne travaille dans l’opacité, il ne semble pas déraisonnable que lui seul reçoive communication de l’intégralité du rapport. Il est, de plus, possible de prévoir que les parties aient communication du sens du rapport mais est-ce vraiment utile de bouleverser les pratiques des juridictions nationales pour imposer une communication identique qui aboutit, comme nous l’avons vu, à des solutions peu satisfaisantes. Nous ne le pensons pas et un certain nombre de juges à la Cour ont exprimé leur désapprobation face au formalisme excessif de ce raisonnement (voir les opinions dissidentes du juge Thomassen jointes aux arrêts Cour EDH, 8/07/2003, Fontaine et Bertin c/ France, n°38410/97, et Cour EDH, 14/10/2003, Lilly France, op. cit. et l’opinion dissidente commune à sept juges dont l’ancien président et le président de la Cour jointe à l’arrêt Cour EDH, Kress, op. cit., qui, sans s’exprimer précisément sur cette question, appelle la Cour à reconsidérer l’ensemble de sa jurisprudence relative au ministère public).
Bien que la Cour n’utilise pas explicitement dans l’arrêt Reinhardt et Slimane-Kaïd, la figure de l’allié ou de l’adversaire objectif et la théorie des apparences, c’est néanmoins la question de l’indépendance et de l’impartialité des juges qui est fondamentalement au cœur du raisonnement lorsque la Cour dénonce un risque d’influence de l’avocat général sur la décision des juges (§105). Or, en matière d’indépendance et d’impartialité fonctionnelles, la Cour a opté pour une approche concrète et a assoupli sa jurisprudence pour considérer que « la connaissance approfondie du dossier par le juge n’implique pas un préjugé empêchant de le considérer comme impartial » (Cour EDH, 6/06/2000, Morel c/ France, n°34130/96, §45). Ainsi, la connaissance approfondie du dossier par le ministère public ne doit pas le rendre suspect aux yeux du justiciable. Par ailleurs, la mission du ministère public ne sert pas seulement les intérêts des parties, elle sert également la bonne administration de la justice et, au-delà, l’ensemble de la communauté des juristes en apportant un avis éclairé sur des problèmes juridiques. A cet égard, mieux vaut un ministère public instruit qu’ignorant.
La requête en cours offre donc la possibilité à la Cour de tempérer sa jurisprudence antérieure. Mais, à moins d’opérer clairement un revirement de jurisprudence, comment justifier de réserver un sort différent au rapporteur public par rapport à l’avocat général ? La Cour pourrait en ce sens s’appuyer les spécificités de la juridiction administrative, spécificités qu’elle a reconnu dans l’arrêt Kress (§69). De plus, la question de l’information privilégiée du rapporteur public revêt une spécificité par rapport à la situation de l’avocat général près la Cour de cassation, en ce qu’elle concerne toutes les juridictions administratives et non pas seulement la Cour suprême. La remise en cause de l’information privilégiée du rapporteur public impliquerait une remise à plat de l’organisation de l’ensemble des juridictions administratives.
Enfin, on peut également souligner que le juge européen a déjà réservé un sort particulier à la procédure devant la CJUE en considérant, qu’en dépit de l’impossibilité pour une tierce partie de répondre aux conclusions de l’avocat général, dans le cadre d’une procédure préjudicielle, sauf réouverture de la procédure orale décidée librement par la Cour, les exigences du contradictoire étaient satisfaites (Cour EDH, déc., 20/01/2009, n°13465/05), alors que devant les juridictions nationales ce grief a constitué un motif de condamnation systématique.
L’abandon de la jurisprudence Reinhardt et Slimane-Kaïd ne serait donc pas illégitime d’autant que l’on peut se demander si avec cet arrêt la Cour n’avait pas, pour reprendre les critiques des juges dissidents dans l’arrêt Kress, dépassé « les limites du ‘contrôle européen’ par rapport aux spécificités nationales, qui sont légitimes pourvu qu’elles remplissent leurs obligations de résultat par rapport aux exigences conventionnelles ».
Quoiqu’il en soit de la future position de la Cour, il est temps qu’elle tranche définitivement la question.
Pour citer cet article : Laure Milano, « L’euro-compatibilité du rapporteur public, une nouvelle fois en question », RDLF 2012, chron. n°14 (www.revuedlf.com)
Sur cette question, voir également
– les interviews d’acteurs de la juridiction administrative publiées sur le blog Droit administratif (http://www.blogdroitadministratif.net/index.php/2012/06/14/304-interviews-croisees-sur-le-rapporteur-public
– l’article de G. Koubi sur son blog Droit-CriTIC (http://koubi.fr/spip.php?article662)
voir encore « un peu de droit » : Le rapporteur public, conteur d’histoires administratives en sursis (http://www.unpeudedroit.fr/droits-de-lhomme/le-rapporteur-public-conteur-dhistoires-administratives-en-sursis/)
@ « On constate donc une identité de contenu entre le rapport transmis à l’avocat général et celui transmis au rapporteur public. »
Sans doute mais cette transmission n’est pas opérée entre des acteurs ayant le même statut.
Le rapporteur public n’est pas une partie mais un membre de la formation de jugement.
Ce qui change tout.
Ceci étant si la CEDH revenait sur les considérations qu’elle a posées dans Reinhardt et Slimane-Kaïd – car, vous avez raison, tout part de là – alors le problème serait effectivement réglé.
Cette piste est, en tout cas, trop peu exploitée.
Espérons, dès lors, que les juges de la CEDH soient des internautes avertis (et francophones) …