Passer par Strasbourg pour aller à Luxembourg ? Note sous Cour EDH, 14 mars 2023, Géorgiou c/ Grèce, n° 57378/18
Face à l’impossibilité de la CJUE de contraindre les juridictions nationales de dernier ressort de respecter leurs obligations de renvoi préjudiciel, la Cour européenne de droit de l’homme lui prête main-forte. Pour la première fois, la constatation d’une violation du droit à un procès équitable du fait du refus de renvoyer une question préjudicielle est assortie d’une injonction de réouverture de la procédure devant le juge national. Cette solution semble favorable pour le développement de cette voie de dialogue entre les juges, mais elle n’est pas dénuée de risques pour le droit de l’Union européenne. La CJUE pourrait alors être amenée à faire évoluer sa jurisprudence concernant la dimension subjective du renvoi préjudiciel.
Par Ioannis Michalis, Professeur de droit public à l’Université du Mans (Themis-UM)
Face à la remise en cause de la primauté du droit de l’Union européenne par une série de juridictions nationales, le Président de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) Koen Lenaerts a insisté sur le fait que les défis actuels de la CJUE « ne portent pas seulement sur le respect des arrêts de la Cour, mais également sur l’accès à la procédure préjudicielle »[1]. En effet, même si la méconnaissance par le juge national de son obligation de renvoyer une question préjudicielle peut donner lieu à une procédure en manquement ou à l’engagement de la responsabilité, dans la pratique ces moyens s’avèrent peu efficaces. Dans ce cadre, la jurisprudence de la Cour européenne de droit de l’homme de Strasbourg vient prêter main-forte à la Cour de Luxembourg. Avec un arrêt rendu le 14 mars 2023, la Cour de Strasbourg, dans la lignée de sa jurisprudence désormais classique, constate une violation par la Grèce de l’article 6 § 1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CEDH) du fait du refus de l’Aréopage (la Cour de cassation hellénique) de renvoyer une question préjudicielle à la CJUE. Or, pour la première fois elle va plus loin en obligeant la Grèce à permettre la réouverture de la procédure devant le juge national afin de remédier à cette violation de la Convention. Ainsi, en passant par la Cour de Strasbourg les justiciables peuvent désormais réussir à contraindre le juge national de saisir la Cour de Luxembourg. Toutefois, ce dévoiement dans la mise en œuvre du droit de l’Union ne pourrait pas être satisfaisant pour ce dernier. À moins que la Cour de Luxembourg ne veuille confier à la Cour de Strasbourg la sanction de l’obligation de renvoi, cet arrêt pourrait provoquer une évolution de la jurisprudence luxembourgeoise à propos du renvoi préjudiciel.
L’affaire qui a donné lieu à cet arrêt trouve ses origines dans la période de la crise financière en Grèce et elle a été largement médiatisée dans le pays. Sur recommandation d’Eurostat, la direction générale de la Commission européenne chargée de l’information statistique, la Grèce a transformé en 2010 son service de statistique en une autorité administrative indépendante, l’Autorité statistique hellénique (Elstat). Le 2 août 2010 Andréas Géorgiou a été nommé en tant que premier Président de cette nouvelle autorité. Le 10 novembre de la même année, A. Géorgiou a communiqué à Eurostat les données relatives au déficit très élevé de la Grèce pour l’année 2009, sans demander préalablement l’approbation du conseil d’administration de l’autorité. Cette communication a déclenché la mise en œuvre des mesures d’austérité dans le pays, mais aussi une procédure pénale visant le Président de l’autorité. En effet, le parquet d’Athènes l’a mis en examen pour violation d’une série de ses obligations, dont l’obligation de convoquer le conseil d’administration d’Elstat afin de faire valider les données statistiques avant de les communiquer à Eurostat. A. Géorgiou s’est défendu en disant qu’il a agi en pleine indépendance (y compris par rapport au Conseil d’administration d’Elstat) conformément au Principe 1.4 du Code de bonnes pratiques de la statistique européenne.
Le 6 décembre 2016, A. Géorgiou a été acquitté en première instance de toutes les accusations, mais le parquet d’Athènes a interjeté appel et le 1er août 2017 la Cour d’appel d’Athènes l’a condamné à deux ans de prison ferme avec sursis. L’accusé a formé un pourvoi en cassation devant l’Aréopage, la Cour de cassation hellénique, demandant par un mémoire distinct le renvoi d’une question préjudicielle à la CJUE relative à l’interprétation de la disposition litigieuse du Code de bonnes pratiques de la statistique européenne. L’Aréopage a rejeté son pourvoi sans même mentionner le mémoire ou la demande de renvoi préjudiciel. Dépourvu de tout moyen de défense sur le fondement du droit de l’Union européenne, A. Géorgiou a saisi la Cour européenne des droits de l’homme invoquant une violation de l’article 6 § 1 de la CEDH du fait du refus de renvoi de la question préjudicielle.
La Cour de Strasbourg a été en réalité saisie d’une question de mauvaise application du droit de l’Union européenne relevant en principe de la compétence de la Cour de Luxembourg. Toutefois, cette dernière reste enfermée dans son approche classique du renvoi préjudiciel, défini comme un moyen de coopération directe entre la CJUE et les juridictions nationales par une procédure étrangère à toute initiative des parties[2]. Les justiciables n’ont ainsi pas d’autre choix que de se tourner vers le juge de Strasbourg, qui est prêt à leur offrir une protection minimale. En liant l’obligation de renvoi préjudiciel au droit individuel à un procès équitable et en ordonnant surtout à la Grèce de rouvrir la procédure afin d’examiner la demande de renvoi préjudiciel, la Cour de Strasbourg met à la disposition du droit de l’Union européenne des outils qui rattrapent les insuffisances du système de l’Union. À défaut de mieux, il ne serait pas interdit de se satisfaire de cette protection, même si elle implique un détour par Strasbourg pour arriver à Luxembourg. Or, cette évolution présente de risques pour l’autonomie et l’effet utile du droit de l’Union. La Cour de justice pourrait alors être amenée à dépasser son approche classique en faisant évoluer sa jurisprudence à propos de la dimension subjective du renvoi préjudiciel.
C’est le prix qu’il faut payer pour rendre effective l’obligation de renvoi préjudiciel à la CJUE (II) qui, en dépit de la jurisprudence luxembourgeoise, acquiert à Strasbourg une dimension clairement individuelle (I).
I. Le renvoi préjudiciel : un droit individualisé
Contrairement à la Cour de Luxembourg, la Cour de Strasbourg n’a aucune réticence à rattacher l’obligation de renvoi préjudiciel au droit au procès équitable (A), même si les exigences pesant sur les juridictions nationales restent minimales (B).
A. Le volontarisme résolu
Parmi les différentes voies permettant de saisir le juge de l’Union européenne, le renvoi préjudiciel occupe une place à part. La CJUE insiste toujours sur la singularité de cette procédure, qui n’est pas l’affaire des parties, mais la Cour de Strasbourg n’est pas confrontée aux mêmes enjeux et peut ainsi rompre l’approche de la Cour de Luxembourg.
La jurisprudence de cette dernière remonte aux premières années de son existence. Le renvoi préjudiciel est compris comme une forme de coopération entre juridictions en vue d’assurer l’application uniforme du droit de l’Union européenne dans l’ensemble des États membres[3]. Progressivement, la Cour de justice a apporté plusieurs précisions à propos de l’obligation de renvoi en réécrivant partiellement l’article 267 du TFUE, mais elle n’a jamais remis en cause sa lecture historique. Son objectif était clair et tout à fait justifié à son époque : inciter les juridictions nationales à saisir la nouvelle juridiction indépendamment de la volonté des parties et permettre à la Cour de justice de contribuer à l’intégration par le droit. Dans ce cadre, la reconnaissance d’un droit individuel au renvoi préjudiciel n’était pas nécessaire et n’est jamais survenue dans la jurisprudence, même si à aucun moment la jurisprudence n’a exclu définitivement son existence[4].
De son côté, la Cour de Strasbourg ne cherche pas à répondre aux mêmes finalités. Certes, elle reconnaît que selon l’approche de la Cour de Luxembourg le renvoi préjudiciel sert à l’application uniforme du droit de l’Union européenne[5], mais elle a aussitôt affirmé que « la matière n’est pas dénuée de lien avec l’article 6 § 1 de la Convention »[6], qui consacre le droit à un procès équitable. Ce lien a été établi dans les années 1990 dès lors que la Cour a été saisie de la question[7]. À l’instar de la juridiction de l’Union, la Cour de Strasbourg considère qu’il ne découle pas de la Convention un droit individuel au renvoi préjudiciel[8]. Tout refus de renvoyer une question préjudicielle ne constitue pas une violation de l’article 6 § 1 de la Convention. Toutefois, ce refus devient contraire à la Convention lorsqu’il porte atteinte au principe d’équité du procès en raison de son caractère arbitraire. La Cour de Strasbourg va alors beaucoup plus loin que la Cour de Luxembourg en établissant ce lien entre le droit à un procès équitable et le renvoi préjudiciel à la CJUE, mais il ne s’agit pas d’une invention de la Cour de Strasbourg. C’est le Tribunal constitutionnel fédéral allemand de Karlsruhe qui depuis son arrêt Solange II de 1986[9] considère que le refus arbitraire de renvoyer une question préjudicielle à la Cour de justice peut constituer une atteinte non pas au droit au recours, mais au droit au juge légal garanti par l’article 101 § 1 de la Loi fondamentale[10]. Cette jurisprudence a permis au juge constitutionnel allemand de contrôler la mise en œuvre de l’article 267 du TFUE par les juridictions suprêmes allemandes[11]. Le lien avec le principe d’équité du procès a permis à la Cour de Strasbourg de procéder de la même manière. L’arrêt Géorgiou ne fait alors que reprendre une solution tellement évidente pour la Cour qu’elle n’a même pas besoin de présenter de nouveau. Dans cet arrêt, la Cour se contente à renvoyer à sa jurisprudence classique[12], désormais reprise par plusieurs juridictions constitutionnelles européennes[13]. De son côté, la Cour de Luxembourg a refusé pendant très longtemps à suivre la Cour de Strasbourg sur ce point, malgré l’utilité qu’une telle évolution pourrait présenter pour le renvoi préjudiciel. Elle n’a que très récemment établi un lien entre le renvoi préjudiciel et l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux[14], qui dans son § 2 ne fait que reprendre l’article 6 § 1 de la Convention. D’ailleurs, ce n’est qu’à la suite de l’arrêt Géorgiou que la Cour de justice a affirmé pour la première fois dans le dispositif d’un arrêt que l’obligation de renvoi préjudiciel doit être lue à la lumière du droit à un procès équitable[15].
Le progrès pourrait sembler irréversible, mais les exigences pesant sur les juridictions nationales restent minimales.
B. L’exigence minimale
En l’absence d’un droit au renvoi préjudiciel, les juridictions nationales se voient s’imposer une simple exigence formelle qui n’est sanctionnée que de manière exceptionnelle.
La violation de la Convention étant réservée à des hypothèses de refus arbitraire de renvoi préjudiciel, la question est de savoir en quoi consiste ce refus arbitraire. La jurisprudence constitutionnelle allemande, qui est à l’origine de cette solution, distingue trois hypothèses : l’absence totale, tout d’abord, d’une appréciation du caractère pertinent de la question ; le refus, ensuite, de saisine de la CJUE, alors que le juge s’écarte sciemment de la jurisprudence de celle-ci ; le dépassement inadmissible, enfin, de la marge d’appréciation[16]. La Cour de Strasbourg, de son côté, adopte une approche plus réservée. Le refus est arbitraire seulement en l’absence d’une motivation[17]. Les juridictions nationales sont tenues de justifier leur refus de saisir la CJUE en s’appuyant sur la jurisprudence luxembourgeoise[18] et notamment l’arrêt Cilfit[19] qui affirme que contrairement à ce qui est prévu par l’article 267 alinéa 3 du TFUE l’obligation de renvoi n’est pas absolue même pour les juridictions de dernier ressort. Les juridictions suprêmes sont exonérées de leur obligation de renvoi, premièrement si la question soulevée n’est pas pertinente pour la solution du litige, deuxièmement si la question soulevée a déjà fait l’objet d’un arrêt de la Cour de justice (acte éclairé) et, troisièmement, si l’interprétation correcte du droit de l’Union européenne peut s’imposer avec une évidence telle qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable (acte clair).Toutefois, la Cour de Strasbourg, même si elle renvoie à la jurisprudence Cilfit, refuse d’effectuer tout contrôle sur les erreurs de cette motivation[20]. Dans son arrêt Ullens de Schooten de 2011[21], repris par l’arrêt Vergauwen de 2012[22], auquel renvoie l’arrêt Géorgiou, la Cour a systématisé sa jurisprudence à propos de cette question. L’article 6 § 1 de la Convention oblige les juridictions nationales à motiver les refus de renvoi. Cette obligation formelle est contrôlée par la Cour, mais son contrôle ne s’étend pas aux éventuelles erreurs dans la mise en œuvre de la jurisprudence Cilfit de la CJUE.
Cela étant, la constatation de la violation du droit à un procès équitable est réservée à des hypothèses de violation flagrante de l’obligation de motivation. En effet, les premières condamnations sur ce motif concernent des affaires dans lesquelles les juridictions nationales ont complètement omis de répondre à la demande des parties de renvoyer une question préjudicielle[23]. L’affaire Géorgiou s’inscrit dans leur lignée, dans le sens où l’Aréopage a entièrement ignoré la demande de l’accusé de saisir la CJUE. Une absence de motivation est justifiée seulement si la demande de renvoi préjudiciel n’est pas du tout précise[24] ou si le pourvoi est de toute façon irrecevable[25]. Or, en présence d’une motivation, le contrôle de la Cour est très restreint, se limitant à une vérification que la décision ne soit pas arbitraire ou manifestement déraisonnable[26]. Ainsi, la Cour de Strasbourg considère comme suffisante une motivation très sommaire[27], surtout lorsque la question soulevée par le requérant ne revêt aucune importance particulière[28]. Parfois, la Cour se révèle assez indulgente, comme l’illustre l’arrêt Wind : dans cette affaire le juge italien a totalement ignoré la demande de renvoi préjudiciel, mais la Cour de Strasbourg, même si elle a regretté l’absence de motivation, a rejeté la requête en considérant que de toute façon la question préjudicielle demandée n’était pas pertinente[29]. Le contrôle de la Cour reste alors flexible, même si ces dernières années elle a tendance à exiger au moins que les juridictions nationales précisent sur quel fondement du test Cilfit la demande de renvoi préjudiciel a été rejetée[30]. Malgré ses réticences, la Cour de Luxembourg a fini par suivre la Cour de Strasbourg en exigeant des juridictions suprêmes de préciser dans la motivation de leur décision l’élément du test Cilfit qui justifie le refus de renvoyer une question préjudicielle[31].
Cependant, la mise en œuvre du test Cilfit est loin d’être évidente[32] et cela contribue à brouiller l’efficacité de l’obligation de renvoi à la Cour de Luxembourg. Toutefois, avec l’arrêt Géorgiou la Cour de Strasbourg vient renforcer l’efficacité de cette obligation.
II. Le renvoi préjudiciel : une obligation effective
Afin de rendre effective l’obligation de renvoi préjudiciel à la Cour de Luxembourg, la Cour de Strasbourg cherche à contourner les impasses du droit de l’Union européenne (A) par un pragmatisme qui risque de s’avérer périlleux (B).
A. Les impasses contournées
Le constat a été dressé depuis bien longtemps. L’avocat général M. Lagrange écrivait en 1974 : « On ne peut exactement rien contre un arrêt d’une Cour de cassation qui, même à tort, refuse de saisir la Cour de justice »[33]. Malgré les évolutions qu’a connues entre temps le droit de l’Union européenne, les impasses persistent pour la Cour de Luxembourg[34], mais la Cour de Strasbourg semble avoir trouvé une manière de les contourner.
La Cour de Luxembourg peut utiliser les termes les plus stricts pour faire savoir aux juridictions suprêmes des États membres qu’elles doivent respecter les obligations de renvoi préjudiciel qui découlent de l’article 267 alinéa 3 du TFUE. Toutefois, le droit de l’Union européenne ne donne pas les moyens nécessaires pour les contraindre. La procédure de manquement pourrait constituer un premier moyen, mais elle ne paraît pas très appropriée[35] : l’exécution de l’arrêt de la Cour de justice s’avère compliquée et inutile si l’affaire est définitivement close et si le refus de renvoi n’a pas entraîné une mauvaise application du droit de l’Union sur le fond[36]. D’ailleurs, la procédure n’a abouti qu’une seule fois contre la France[37] avec un raisonnement qui ne manque pas de susciter quelques problèmes : l’absence de cohérence de la CJUE en la matière laisse « un arrière-goût amer »[38]. L’engagement de la responsabilité de l’État membre pour méconnaissance du droit de l’Union en vertu de la jurisprudence Köbler[39] ne s’avère pas plus efficace. Les conditions, de toute façon assez restrictives, de cette jurisprudence, ne peuvent pas être remplies en l’espèce, comme l’a laissé entendre la Cour de Strasbourg[40] et comme l’a clairement confirmé récemment le Conseil d’État français[41]. Il est difficile de démontrer que le préjudice découle directement de la violation de la jurisprudence Cilfit et non de la mauvaise application du droit de l’Union sur le fond. Surtout, il n’est pas possible d’invoquer la violation des droits individuels, comme l’exige l’arrêt Köbler, car la Cour de Luxembourg, malgré la formulation claire, précise et inconditionnelle de l’article 267 du TFUE[42], refuse d’en dégager un droit individuel[43].
En revanche, la Cour de Strasbourg suivant une voie différente pourrait au moins avec l’exigence de motivation du refus permettre une meilleure application de l’article 267 du TFUE. Cependant, en cas de constat par le Cour de Strasbourg d’une violation de cette obligation conventionnelle, son arrêt reste en principe déclaratoire laissant à l’État le choix des moyens à utiliser dans son ordre juridique interne pour s’acquitter de l’obligation qui lui incombe[44]. Or, ce caractère traditionnellement déclaratoire semble aujourd’hui dépassé. La Cour considère que le mode adéquat de réparation est la restitutio in integrum[45]. Ainsi, surtout dans le domaine du procès équitable, la Cour se reconnaît le pouvoir d’indiquer, voire d’ordonner, les mesures qui doivent être adoptées par les autorités nationales[46]. Le problème consiste dans le fait que la Convention ne confère pas un tel pouvoir à la Cour de Strasbourg et cette dernière n’a toujours pas précisé quel est le fondement juridique de son pouvoir d’injonction. C’est pourquoi, dans l’affaire Géorgiou le juge G. A. Serghides a choisi de rédiger une opinion concordante visant à clarifier le fondement de ce pouvoir de la Cour. Le juge chypriote reprend largement dans son avis les conclusions de sa thèse qu’il a soutenue récemment à l’Université de Strasbourg[47]. Il considère qu’un tel pouvoir de la Cour européenne des droits de l’homme est nécessaire pour la mise en œuvre de ses arrêts, qui se distingue de l’exécution des arrêts confiée par l’article 46 § 2 de la Convention au Comité des ministres. Inspiré des idées de l’ancien Président de la Cour L.-A. Sicilianos[48], il ajoute ensuite un certain nombre des dispositions de la Convention qui permettraient de dégager un tel pouvoir de la Cour tout en concluant que le principe d’effectivité saurait à lui seul justifier un pouvoir d’injonction. Cet avis donne l’impression qu’il vient a posteriori justifier un pouvoir désormais incontestable de la Cour de Strasbourg, mais l’effort est louable dans le sens où la Cour n’a pas cherché jusqu’à maintenant à motiver son pouvoir. Il ne reste plus qu’à espérer que d’autres juges le suivent dans son effort afin que la motivation apparaisse un jour dans le corps de l’arrêt.
En tout cas, l’injonction à rouvrir la procédure afin d’examiner la demande de renvoi préjudiciel constitue une avancée incontestable dans l’efficacité de l’obligation de renvoi, qui cache, toutefois, certains risques.
B. Un pragmatisme périlleux
L’injonction donnée pour la première fois par la Cour dans l’arrêt Géorgiou à une juridiction nationale d’examiner la demande de renvoi préjudiciel permet de renforcer l’utilité de cette procédure, mais elle présente des risques pour la théorie de l’autorité de la chose jugée et pour le droit de l’Union européenne.
Il n’y a aucun doute que l’autorité de la chose jugée constitue un obstacle à la restitutio in integrum mais sa remise en cause peut être le seul moyen de réparation effective dans des cas comme celui-ci dans lesquels il y a une atteinte à l’équité du procès. C’est pourquoi le Comité des ministres a recommandé dès 2000 aux États membres du Conseil de prévoir dans leurs droits nationaux le réexamen ou la réouverture des procédures après la constatation d’une violation de la Convention par les juridictions nationales[49]. Plusieurs États, dont la France ou la Grèce qui était en question, ont alors modifié leurs règles de procédure, notamment en matière pénale et civile, afin de s’y conformer. En l’espèce, le code grec de procédure pénale prévoit dans son article 525 une telle possibilité et il ne sera pas compliqué de se conformer à l’arrêt. La question se pose, toutefois, de savoir quelle serait la démarche à suivre en cas d’injonction strasbourgeoise de réouverture de la procédure alors que cela n’est pas prévu par le droit national. Il a pu être constaté que lorsque rien n’est prévu par le droit interne la Cour n’a pas franchi la barrière en ordonnant la remise en cause de l’autorité de la chose jugée[50], mais rien dans la jurisprudence de la Cour ne permet d’exclure une telle éventualité. Le contentieux administratif français devrait alors anticiper une telle hypothèse. De manière plus générale, il y a besoin de repenser, au moins dans ce cadre, l’approche classiquement très formelle de la théorie de l’autorité de la chose jugée[51].
D’ailleurs, cette évolution de la jurisprudence strasbourgeoise peut présenter des risques pour le droit de l’Union européenne. Les juges du plateau de Kirchberg pourraient se réjouir d’avoir trouvé un allié à Strasbourg et ils n’hésitent pas à reprendre son approche en exigeant une motivation du refus de renvoi[52], mais le cadeau risque de s’avérer empoisonné. Pour l’instant, la Cour de Strasbourg répète que c’est la Cour de Luxembourg qui détermine la ligne de conduite à propos de l’obligation de renvoi[53]. Une évolution de la jurisprudence Cilfit devrait alors être suivie par la Cour de Strasbourg. Toutefois, le constat est partagé selon lequel les différents critères de l’arrêt Cilfit sont loin d’être clairs[54]. La jurisprudence luxembourgeoise n’est pas toujours rigoureuse et cohérente sur leur mise en œuvre et une note récente des services de la Cour de justice a démontré à quel point les juridictions nationales en profitent pour contourner en réalité l’obligation de renvoi[55]. L’efficacité de l’injonction de l’arrêt Géorgiou pourrait amener de plus en plus les justiciables à se tourner vers la Cour de Strasbourg afin de contraindre le juge national à saisir la Cour de Luxembourg. L’effet utile de l’obligation de renvoi serait ainsi largement confié à la Cour de Strasbourg, ce qui présente des risques pour l’autonomie de la Cour de Luxembourg et finalement du droit de l’Union européenne. Il ne faut pas oublier que contrairement aux juridictions nationales, même constitutionnelles, qui restent soumises au principe de primauté du droit de l’Union européenne, il n’en va pas ainsi pour la Cour de Strasbourg[56]. Si cette dernière déclare pour l’instant qu’elle suit la jurisprudence luxembourgeoise en la matière, rien ne permet à la Cour de justice de remettre en cause une jurisprudence strasbourgeoise qui ne la suivrait pas. Le risque a déjà été détecté en 2014, lorsque la Cour de Luxembourg a donné un avis défavorable à l’adhésion de l’Union européenne à la CEDH, en soulignant, entre autres, le besoin de préserver vis-à-vis de la Cour de Strasbourg les particularités du renvoi préjudiciel qui constitue « la clef de voûte du système juridictionnel » de l’Union[57].
Pour l’heure, le risque n’est pas réalisé, mais l’arrêt Géorgiou démontre que la Cour de Strasbourg, même si elle avance à petits pas, n’hésite pas à aller plus loin que la Cour de Luxembourg. Malgré les évolutions récentes de la jurisprudence de l’Union[58], dictées par la jurisprudence strasbourgeoise, la Cour de Luxembourg reste rattachée à son approche traditionnelle refusant à l’obligation de renvoi préjudiciel toute dimension subjective. Toutefois, si les injonctions faites aux juridictions nationales à l’instar de l’arrêt Géorgiou se multiplient, il ne pourra pas être exclu que la Cour de Luxembourg soit amenée à revoir sa jurisprudence en faisant revêtir à l’obligation de renvoi une dimension subjective. Une telle évolution, en combinaison avec la clarification du contenu de l’obligation de renvoi, permettrait finalement de rendre effective l’obligation de l’article 267 du TFUE sur le seul appui du droit de l’Union européenne et il n’y aura ainsi plus besoin de passer par Strasbourg pour aller à Luxembourg.
[1] K. Lenaerts, « Les rapports constitutionnels entre ordres juridiques et juridictions au sein de l’Union européenne », RUE, 2022, n° 4/657, p. 203.
[2] v. à titre indicatif : CJCE, 9 décembre 1965, Hessische Knappschaft c/ Singer, aff. 44-65 ; CJCE, 16 décembre 2008, Cartesio, C‑210/06, pt. 90 ; CJUE, 18 juillet 2013, Consiglio nazionale dei geologi, aff. C-136/12, pt. 28.
[3] CJCE, 6 avril 1962, Kledingverkoopbedrijf de Geus en Uitdenbogerd c/ Robert Bosch GmbH et Maatschappij tot voortzetting van de zaken der Firma Willem van Rijn, aff. 13-61 ; CJCE, 1er décembre 1965, Schwarze c/ Einfuhr-und Vorratsstelle für Getreide und Futtermittel, aff. 16-65 ; CJCE, 24 mai 1977, Hoffmann-La Roche AG c/ Centrafarm Vertriebsgesellschaft Pharmazeutischer Erzeugnisse mbH, aff. 107/76.
[4] J. Baquero Cruz, « The Preliminary Ruling Procedure: Cornerstone or Broken Atlas? », in Id., What’s left of the Law of Integration, Decay and Resistance in European Union Law, Oxford University Press, 2018, p. 65.
[5] L’arrêt commenté (pt. 15 et 22) renvoie à l’arrêt Cour EDH, 24 avril 2018, Baydar c/ Pays-Bas, n° 55385/14, qui cite la jurisprudence de la Cour de justice (CJCE, gr. ch., 9 novembre 2010, VB Pénzügyi Lízing Zrt. c/ Ference Schneider, aff. C-137/08, pt. 28), ainsi qu’à ses recommandations adressées aux juridictions nationales à propos des renvois préjudiciels (JOUE du 25 novembre 2016 C 439/1) ; v. aussi Cour EDH, 20 novembre 2011, Ullens de Schooten et Rezabek c/ Belgique, n° 3989/07, pt. 58.
[6] Cour EDH, 4 septembre 2012, José Luís Ferreira Santos Pardal c/ Portugal, n° 30123/10.
[7] Comm EDH, 12 mai 1993, Société Divagsa c/ Espagne, n° 20631/92 ; Comm EDH 28 juin 1993, F.S. et N.S. c/ France, n° 15669/89 ; Cour EDH, 23 mars 1999, Desmots c/ France, n° 41358/98, pt. 2 ; Cour EDH, 7 septembre 1999, Dotta c/ Italie, n° 38399/97.
[8] V. Cour EDH, 22 juin 2000, Coëme c/ Belgique, n° 32492/96, pt. 114 à propos de la question préjudicielle à la Cour d’arbitrage.
[9] BVerfGE, 73, 339.
[10] V. M. Jachmann-Michel, « Art. 101 », in T. Maunz, G. Dürig (dir.), Grundgesetz Kommentar, Munich, C. H. Beck, 99e éd., n° 41.
[11] V. C. Melin, « La sanction nationale de l’obligation de renvoi préjudiciel : l’exemple allemand », AJDA, 2021, n° 35, p. 2020.
[12] Pt. 22 et s. de l’arrêt.
[13] C. Lacchi, « Review by Constitutional Courts of the Obligation of National Courts of Last Instance to Refer a Preliminary Question to the Court of Justice of the EU », German Law Journal, 2015, n° 6, p. 1663.
[14] CJUE, gr. ch., 6 octobre 2021, Consorzio Italian Management et Catania Multiservizi SpA c/ Rete Ferroviaria Italiana SpA, aff. C-561/19, pt. 51.
[15] CJUE, 30 mars 2023, IP et a. (Établissement de la matérialité des faits au principal – II), aff. C-269/22.
[16] J. Malenovský, « Le renvoi préjudiciel perçu par trois Cours “souveraines” », JDE, 2013, p. 214.
[17] Cour EDH, 8 juin 1999, Predil Anstalt c/ Italie, n° 31993/96 ; Cour EDH, 7 septembre 1999, Dotta c/ Italie, n° 38399/97.
[18] Cour EDH, gr. ch., 23 mai 2016, Avotiņš c/ Lettonie, n° 17502/07, pt. 110.
[19] CJCE, 6 octobre 1982, Cilfit et Lanificio di Gavardo SpA c/ Ministère de la Santé, aff. 283-81.
[20] Cour EDH, 8 décembre 2009, Claus et Heike Herma c/ Allemagne, n° 54193/07.
[21] Cour EDH, 20 novembre 2011, Ullens de Schooten et Rezabek c/ Belgique, n° 3989/07.
[22] Cour EDH, 10 avril 2012, Maurice Vergauwen c/ Belgique, n° 4832/04.
[23] Cour EDH, 8 avril 2014, Dhahbi c/ Italie, n° 17120/09 ; Cour EDH, 21 octobre 2015, Schipani et a. c/ Italie, n° 38369/09.
[24] Cour EDH, 15 avril 2014, Rutar Marketing D.O.O. v/ Slovénie, n° 62020/11, pt. 22 ; Cour EDH, 28 août 2018, Somorjai c/ Hongrie, n° 60934/13, pt. 60 et s.
[25] Cour EDH, 1er juin 2017, Astikos kai Paratheristikos Oikodomikos Synetairismos Axiomatikon et Karagiorgos c/ Grèce, n° 29382/16, pt. 47.
[26] Cour EDH, 24 avril 2018, Baydar c/ Pays-Bas, n° 55385/14, pt. 46.
[27] Cour EDH, 11 juin 2013, Stichting Mothers of Srebrenica c. Pays-Bas, n° 65542/12, pt. 174.
[28] Cour EDH, 13 février 2007, John c/ Allemagne, n° 15073/03 ; Cour EDH, 30 avril 2019, Repcevirág Szövetkezet c/ Hongrie, n° 70750/14, pt. 51.
[29] Cour EDH, 8 septembre 2015, Wind Telecomunicazioni c/ Italie, n° 5159/14, pt. 37.
[30] V. Cour EDH, 21 octobre 2015, Schipani et a. c/ Italie, n° 38369/09, pt. 69, 72 ; Cour EDH, 13 février 2020, Sanofi Pasteur c/ France, n° 25137/16, pt. 78.
[31] CJUE, gr. ch., 6 octobre 2021, Consorzio Italian Management et Catania Multiservizi SpA c/ Rete Ferroviaria Italiana SpA, aff. C-561/19, pt. 51.
[32] V. notamment M. Bobek, concl. sur CJUE, gr. ch., 6 octobre 2021, Consorzio Italian Management et Catania Multiservizi SpA c/ Rete Ferroviaria Italiana SpA, aff. C-561/19.
[33] M. Lagrange, « L’action préjudicielle dans le droit interne des États membres et en droit communautaire », RTD eur., 1974, p. 268.
[34] V. L. Coutron, « L’irénisme des Cours européennes », in Id. (dir.), L’obligation de renvoi préjudiciel à la Cour de justice : une obligation sanctionnée ?, Bruxelles, Bruylant, 2014, p. 13.
[35] K. Lanaerts et a., EU Procedural Law, Oxford University Press, coll. EU Law Library, 2014, p. 102.
[36] V. A. Kornezov, « The New Format of the Acte Clair Doctrine and Its Consequences », CMLR, 2016, n° 55, p. 1317.
[37] CJUE, 4 octobre 2018, Commission c/ France, aff. C-416/17.
[38] M. Bobek, concl. sur CJUE, gr. ch., 6 octobre 2021, Consorzio Italian Management et Catania Multiservizi SpA c/ Rete Ferroviaria Italiana SpA, aff. C-561/19, pt. 117 sq.
[39] CJCE, gr. ch., 30 septembre 2003, Gerhard Köbler c/ Autriche, aff. C-224/01.
[40] Cour EDH, 21 octobre 2015, Schipani et a. c/ Italie, n° 38369/09, pt. 48.
[41] CE, 1er avril 2022, Kermadec, n° 443882, Rec., p. 63, JCP A, 2022, n° 2208, note T. Ducharme, RFDA, 2022, n° 5, p. 899, chron. A. Bouveresse.
[42] V. J. Baquero Cruz, « The Preliminary Ruling Procedure: Cornerstone or Broken Atlas? », loc. cit., p. 64.
[43] Contra P. Léger, concl. sur CJCE, gr. ch., 30 septembre 2003, Gerhard Köbler c/ Autriche, aff. C-224/01, pt. 147, qui n’a pas été suivi par la Cour.
[44] Cour EDH, 13 juin 1979, Marckx c/ Belgique, n° 6833/74, pt. 58.
[45] Cour EDH, 31 octobre 1995, Papamichalopoulos et a. c/ Grèce, n° 14556/89, pt. 34.
[46] F. Sudre, « L’effectivité des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme », RTD eur., 2008, p. 917.
[47] G. A. Serghides, The principle of effectiveness and its overarching role in the interpretation and application of the ECHR : the norm of all norms and the method of all methods, Nicosie, Strasbourg, A. S. Print Xpress, 2022.
[48] L.-A. Sicilianos, « The involvement of the European Court of Human Rights in the Implementation of its Judgments : Recent Developments under Article 46 ECHR », Netherlands Quarterly of Human Rights, 2014, n° 3, p. 235.
[49] Recommandation n° R(2000)2 du Comité des Ministres aux États membres sur le réexamen ou la réouverture de certaines affaires au niveau interne suite à des arrêts de la Cour européenne des Droits de l’Homme.
[50] F. Sudre, « À propos de l’obligation d’exécution d’un arrêt de condamnation de la Cour européenne des droits de l’homme », note sous CE, Sect., 4 octobre 2012, Baumet, RFDA, 2013, n° 1, p. 103.
[51] P-Y. Gautier, « De l’obligation pour le juge civil de réexaminer le procès après une condamnation par la Cour européenne des droits de l’homme », D., 2005, n° 40, p. 2773.
[52] CJUE, gr. ch., 6 octobre 2021, Consorzio Italian Management et Catania Multiservizi SpA c/ Rete Ferroviaria Italiana SpA, aff. C-561/19.
[53] Cour EDH, gr. ch., 23 mai 2016, Avotiņš c/ Lettonie, n° 17502/07, pt. 110.
[54] V. une synthèse de ces critiques in M. Bobek, concl. sur CJUE, gr. ch., 6 octobre 2021, Consorzio Italian Management et Catania Multiservizi SpA c/ Rete Ferroviaria Italiana SpA, aff. C-561/19.
[55] Direction de la Recherche et Documentation, Application de la jurisprudence Cilfit par les juridictions nationales dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne, Note de recherche, mai 2019, disponible sur https://curia.europa.eu/jcms/upload/docs/application/pdf/2020-01/ndr-cilfit-fr.pdf
[56] J. Malenovský, « Le renvoi préjudiciel perçu par trois Cours “souveraines” », loc. cit., p. 220.
[57] CJUE, Ass. Plén., 18 décembre 2014, avis 2/13. pt. 198.
[58] CJUE, gr. ch., 6 octobre 2021, Consorzio Italian Management et Catania Multiservizi SpA c/ Rete Ferroviaria Italiana SpA, aff. C-561/19 ; CJUE, 30 mars 2023, IP et a. (Établissement de la matérialité des faits au principal – II), aff. C-269/22.