Procédure d’adoption et procès équitable
Retour sur le champ d’application et la portée du principe du contradictoire (comm. ss CEDH, 25 septembre 2012, Novo et Silva c/ Portugal, requête n° 53615/08)
Par Géraldine Vial
A l’occasion d’une procédure d’adoption, la Cour européenne prononce la violation de l’article 6 en raison notamment du caractère tardif de la connaissance d’une information par les requérants ; information sur laquelle le tribunal s’était fondé, sans le mentionner.
Consacré par les juges européens comme le garant du droit pour tout citoyen à une bonne justice, le droit à un procès équitable donne lieu à un important contentieux. L’arrêt Novo et Silva contre Portugal, rendu le 25 septembre 2012, s’y inscrit. S’il ne remet pas en cause la jurisprudence constante de la Cour en ce domaine, cet arrêt revient sur certaines exigences du procès équitable, plus précisément, sur le champ d’application et la portée du principe du contradictoire.
Les faits. Les requérants avaient entamé une procédure d’adoption et avaient obtenu leur agrément auprès des services sociaux portugais. Ils furent ensuite informés de la possibilité concrète de l’adoption d’un enfant. Puis, les services sociaux leur indiquèrent que cette adoption leur était refusée, au motif qu’ils ne correspondaient pas au « profil nécessaire ». Le couple de requérants forma alors un recours auprès des services sociaux, qui fut transmis au tribunal des affaires familiales de Lisbonne. Au même moment, un autre tribunal décidait du placement de l’enfant dans une autre famille en vue de son adoption. Les requérants saisirent ainsi la Cour européenne pour violation de l’article 6 § 1. Plus précisément, ils invoquèrent le non-respect des exigences du procès équitable, au regard de la durée de la procédure, mais également de l’absence de communication de toutes les pièces du dossier. Ces deux arguments sont ici retenus par la Cour, qui estime que les exigences du procès équitable n’ont pas été respectées et condamne l’Etat portugais pour violation de l’article 6.
La durée de la procédure. Le premier motif de condamnation, concernant la durée de la procédure, n’appelle guère de commentaires. Les requérants se plaignaient de la longueur de la procédure et estimaient ne pas avoir été jugés dans un délai raisonnable. La Cour européenne vérifie ici le respect de ce délai raisonnable – de manière tout à fait traditionnelle et sans aucune originalité – en réalisant une appréciation globale et in concreto de la procédure litigieuse. Il ressort, en effet, d’une jurisprudence constante et foisonnante de la CEDH que l’appréciation du délai raisonnable doit, non seulement être globale, c’est-à-dire porter sur l’ensemble de la procédure litigieuse, mais également réalisée en fonction des « circonstances particulières de la cause » (not. CEDH 28 juin 1978, König c/ All., série A, n°27). Toutefois, et cela peut paraître paradoxal, ce choix d’une appréciation in concreto du délai raisonnable n’a pas empêché la Cour de dégager certains critères d’appréciation de ce délai. Outre les critères de la complexité de l’affaire, de l’attitude du requérant et des autorités compétentes, la Cour retient parfois celui de l’enjeu du litige (not. CEDH 29 mars 1989, Bock c/ All., req.11118/84 et CEDH 30 oct. 1998, Podbielski c/ Pologne, Rec.1998-VIII) ; cet enjeu pouvant être financier et/ou humain. C’est ainsi que certains délais, traditionnellement considérés comme raisonnables, cessent de l’être dès lors qu’ils s’inscrivent dans une procédure dont l’enjeu est tel pour le requérant qu’il imposait une diligence particulière de la part de l’autorité compétente.
Dans l’arrêt Novo et Silva contre Portugal, les juges européens rappellent la pertinence de ce critère de l’enjeu du litige dans l’appréciation du délai raisonnable. En l’espèce, la durée globale de la procédure (deux ans et deux mois) n’était pas si importante qu’elle n’aurait pu être considérée comme raisonnable, mais il s’agissait d’une procédure d’adoption, à l’enjeu humain évident. Les autorités portugaises auraient donc dû faire preuve d’une diligence exceptionnelle. En l’absence d’une telle diligence, les juges européens prononcent la violation de l’article 6 pour non-respect de l’exigence du délai raisonnable.
Le caractère équitable de la procédure. L’interprétation du second motif de condamnation de l’Etat portugais est plus délicate et suscite davantage de discussions. La Cour se prononce, en effet, sur le caractère équitable de la procédure et, plus précisément, sur le respect du principe du contradictoire. Ce principe est traditionnellement considéré par les juges européens comme une prérogative émanant du droit à un procès équitable et conférant aux parties « le droit de se voir communiquer et de discuter toute pièce ou observation présentée au juge (…) en vue d’influencer sa décision » (not. CEDH Vermeulen c/ Belgique, 20 fév. 1996, req.19075/91). Dans l’arrêt Novo et Silva, la Cour revient, dans un premier temps, sur l’étendue du champ d’application de ce principe du contradictoire, puis, dans un second temps, sur sa portée.
Le champ d’application du principe du contradictoire. La Cour européenne rappelle, tout d’abord, que le principe du contradictoire n’a pas seulement vocation à s’appliquer entre les parties. Ce principe doit également être respecté dans les relations qu’entretient le juge avec les parties.
Les relations parties / juridiction. Dans son arrêt Nideröst-Huber contre Suisse (CEDH Nideröst-Huber c/ Suisse, 18 fév. 1997, req.18990/91), la Cour européenne avait étendu la protection du principe du contradictoire aux relations entretenues par le juge avec les parties. Elle avait ainsi considéré que les observations d’un tribunal cantonal transmises au tribunal fédéral saisi d’un recours en réformation visaient à influencer ce dernier et que, par conséquent, le requérant devait avoir la possibilité de les commenter. Elle confirme ici cette solution. En effet, pendant que le tribunal de Lisbonne statuait sur le recours des requérants concernant leur inaptitude à adopter l’enfant qui leur avait été proposé, un autre tribunal – le tribunal de Loures – décidait du placement de l’enfant en vue de son adoption dans un autre foyer. Les requérants avaient alors demandé la transmission de cette information au tribunal de Lisbonne qui n’avait pas encore rendu sa décision sur le fond. Cette demande leur fut refusée en raison du caractère secret des dossiers relatifs au placement de l’enfant. Or, les requérants apprirent, par la suite, lors d’une consultation du dossier, que l’information avait finalement été transmise au tribunal de Lisbonne et avait pu être prise en considération par celui-ci dans l’élaboration de son jugement ; cette transmission ne leur avait cependant jamais été notifiée. Pour la Cour, le principe du contradictoire exigeait ici que cette information soit communiquée aux parties. A défaut, la violation de l’article 6 est caractérisée.
La connaissance tardive de l’information. La Cour européenne se livre, ensuite, à une interprétation extensive de la notion de « communication de pièces ». Selon la définition classique de la Cour, le principe du contradictoire implique « le droit de se voir communiquer » une pièce (not. CEDH Vermeulen c/ Belgique, précit.). La Cour sanctionne donc, sur le fondement du principe du contradictoire, l’absence de communication d’une pièce aux parties. Or, dans l’affaire Novo et Silva contre Portugal, les requérants ont bien eu accès à la pièce du dossier. La communication a eu lieu ; elle a cependant été tardive. Les parties ont, en effet, eu connaissance de l’information lorsque le tribunal avait déjà rendu sa décision sur le bien-fondé de leur demande. Pour que cette négligence des autorités portugaises puisse tout de même être sanctionnée, la Cour décide alors d’assimiler la connaissance tardive de l’information à l’absence de communication de pièces. Les juges européens estiment, en effet, qu’en raison du caractère tardif de la connaissance de l’information, les requérants ont été privés de l’opportunité d’apprécier la pertinence de l’utilisation de cette information dans la procédure. Les juges soulignent que les requérants ont « souffert d’un manque d’information » (§ 52).
La connaissance tardive de l’information est ainsi sanctionnée par la Cour, en ce qu’elle est contraire au principe du contradictoire. Ce principe implique donc, non seulement que les pièces soient communiquées aux parties, mais encore qu’elles le soient suffisamment tôt pour qu’elles puissent apprécier la pertinence de les utiliser dans la procédure.
La portée du principe du contradictoire. Enfin, la Cour européenne revient, non sans ambigüité, sur la portée du principe du contradictoire. La rédaction de l’arrêt est, en effet, pour le moins confuse sur ce point. Il semble néanmoins possible de dégager un principe et une exception.
Le principe. Les exigences du principe du contradictoire impliquent, par principe, que tout élément soumis au juge soit discuté par les parties. Elles supposent également que seules les parties sont compétentes pour apprécier si la pièce appelle ou non des commentaires. Peu importe donc que le juge affirme, comme en l’espèce, que l’information en cause n’est pas susceptible d’avoir une incidence sur l’issue du litige. Les parties doivent pouvoir examiner toute pièce versée au dossier de la procédure.
La Cour rajoute que cette communication est d’autant plus évidente lorsque les pièces ont une incidence sur la solution du litige. Elle relève, en effet, que le tribunal de Lisbonne avait reconnu qu’il était « important » de savoir si l’enfant en cause avait été confié à une autre famille et avait lui-même décidé qu’il fallait verser une copie de la décision de placement au dossier (§50). Pour la Cour, cette affirmation démontre que l’information pouvait avoir une incidence sur l’issue du litige ; elle aurait ainsi, a fortiori, dû être communiquée aux parties.
Le droit à une procédure contradictoire exige donc une communication de l’intégralité des pièces soumises au juge. Il existe toutefois une exception.
L’exception. La Cour européenne a parfois, dans certaines circonstances, admis que le non-respect du principe du contradictoire puisse se trouver justifié par l’absence d’incidence de l’information sur l’issue du litige. Dans l’arrêt Stepinska contre France, la requérante se plaignait de son impossibilité de répliquer aux conclusions orales de l’avocat général (CEDH 15 juin 2004, Stepinska c/ France, req.1814/02). Or, la Cour, après avoir constaté cette impossibilité, a précisé que « le dépôt d’une note en délibéré en réponse aux conclusions orales de l’avocat général […] n’aurait eu aucune incidence sur l’issue du litige dans la mesure où la solution juridique retenue ne prêtait pas à discussion » (§18), puis a conclu à la non-violation de l’article 6 § 1. Il ne s’agit toutefois pas d’en déduire que seules les pièces susceptibles d’avoir une incidence sur la solution doivent faire l’objet d’une communication aux parties. Il convient, en effet, de resituer cette solution dans son contexte. En l’espèce, la Cour avait pris le soin de relever que le pourvoi de la requérante ne pouvait être admis selon le droit interne. Or, pour la Cour, « la Convention ne vise pas à protéger des droits purement théoriques ou illusoires » (§18). Elle en avait conclu, dans ces circonstances particulières où le droit français rendait impossible la réponse de la requérante, que le droit à une procédure contradictoire n’avait pas été méconnu. Il ressort ainsi de cet arrêt que l’impossibilité de discuter une pièce de la procédure peut, exceptionnellement, être compatible avec les exigences du contradictoire, dans la mesure où cette pièce « n’aurait aucune incidence sur l’issue du litige ».
En définitive, le droit à une procédure contradictoire n’implique pas seulement la communication des pièces pouvant avoir une incidence sur la solution du litige. Il suppose la communication de l’intégralité des pièces du dossier ; a fortiori, celle des pièces susceptibles d’avoir une incidence sur l’issue du litige. Dans cet arrêt, la Cour rappelle que ce principe constitue, pour les justiciables, la garantie d’une justice de qualité dans laquelle ils puissent avoir confiance ; confiance qui « se fonde, entre autres, sur l’assurance d’avoir pu s’exprimer sur toute pièce au dossier » (§52). Néanmoins, le défaut de communication d’une pièce peut, par exception, se trouver justifié s’il est avéré que cette pièce était sans incidence sur le dénouement du procès. Le critère de l’incidence de l’information sur la solution du litige est ainsi utilisé de manière ambivalente par la Cour européenne. Celui-ci lui permet tantôt de justifier le renforcement de l’exigence de communication, tantôt de légitimer le défaut de communication.
Pour citer cet article : Géraldine Vial, « Retour sur le champ d’application et la portée du principe du contradictoire (comm. ss CEDH, 25 septembre 2012, Novo et Silva c/ Portugal, requête n° 53615/08) », RDLF 2012, chron. n°22 (www.revuedlf.com)
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