Sollicitations et réponses de la Cour européenne des droits de l’Homme dans la crise de l’Etat de droit
David Szymczak est Professeur de droit public à Sciences Po Bordeaux – CRDEI, EA 4193
Moins spectaculaire que la crise sanitaire, moins déchirante que la crise ukrainienne, la crise de l’Etat de droit n’en reste pas moins une manifestation majeure des bouleversements de nos sociétés contemporaines, comme le montre d’ailleurs l’ampleur des études qui lui ont été consacrées dans la dernière décennie. Certes ce phénomène apparait global, nonobstant quelques contre-exemples qui, occasionnellement, pourront inciter à un sursaut d’optimisme. Toutefois, il est d’autant plus visible dans les Etats occidentaux, et particulièrement en Europe, que l’Etat de droit a longtemps semblé constituer un acquis, philosophique, politique et juridique, sur lequel il apparaissait inenvisageable de revenir. Et, à certains égards même, un élément de caractérisation des Etats européens au titre des « valeurs » qu’ils avaient en partage. A défaut de langue ou de population commune et face aux difficultés à identifier une Histoire, une culture ou une religion commune, à tout le moins semblait-il possible d’avancer que les Etats européens avaient en partage de respecter les règles de l’Etat de droit. Si la menace terroriste puis la pandémie de Covid-19 ont abouti, dans la quasi-totalité des Etats, à déplacer nettement le curseur au sein de la dialectique « liberté / sécurité », la résurgence parallèle d’Etats plus ouvertement autoritaires – se qualifiant eux-mêmes d’illibéraux – a constitué un choc majeur pour l’Europe, réfutant le mythe de la « fin de l’Histoire » de Francis Fukuyama[1] et réhabilitant les prédictions de Ken Jowitt sur les risques d’un « nouveau désordre mondial »[2].
Paradoxalement, l’actualité récente a aussi pu montrer tout ce que la valeur « Etat de droit » pouvait avoir de relative, de contingente, du moins en regard de l’agenda politique et médiatique. Les « mauvais élèves » d’il y a quelques mois encore, Pologne et Hongrie en tête, sont redevenus de précieux alliés dans le contexte de la guerre en Ukraine et, assez logiquement, le fait que ces Etats ne respectent toujours pas les valeurs de l’Etat de droit semble moins poser problème qu’avant. Il y aurait ainsi des priorités et, à l’aune de la realpolitik, il n’est pas certain que le respect de l’Etat de droit en fasse actuellement toujours partie. Et puis, il y a le temps de la justice, plus lent et moins soumis à la pression de l’actualité. Le temps de la Cour de justice de l’Union européenne, déjà évoqué par Laurent Coutron dans la précédente communication[3], et celui de la Cour européenne des droits de l’Homme (Cour EDH), dont il convient désormais d’envisager les sollicitations et les réponses apportées à la crise de l’Etat de droit. Un sujet ample mais qui fort heureusement a été largement « borné » par les organisateurs du colloque, dans le sens où il s’agira principalement d’évoquer ici le contentieux polonais récent devant la Cour de Strasbourg, en lien avec les diverses facettes de la réforme de la justice opérée dans cet Etat.
Partant, le sujet sera envisagé de façon relativement « ciblée ». D’un point de vue théorique et/ou notionnel tout d’abord, nous ne reviendrons pas – beaucoup l’on fait avant nous – sur les liens entre « Etat de droit » et « prééminence du droit » au sens de la Convention européenne des droits de l’Homme[4] ; pas plus d’ailleurs que sur la polysémie de la notion d’Etat de droit, selon que l’on choisit d’envisager son versant formel ou substantiel, que l’on s’intéresse à la séparation des pouvoirs, à l’indépendance de la justice, au principe de légalité[5], ou même à la question corrélée de liberté de la presse. D’un point de vue géographique ensuite, nous nous focaliserons sur un seul Etat partie à la Convention – la Pologne donc – ne serait-ce que parce que, depuis plus d’un an maintenant, c’est elle qui fournit le contentieux le plus significatif devant la Cour de Strasbourg. Les analyses qui suivront seront donc centrées sur la question de l’indépendance de la justice, sur la figure du juge et sur les garanties offertes au titre de l’article 6 de la CEDH. Ceci étant, il importe de rappeler à ce stade que la Pologne n’est évidemment pas le seul Etat partie à s’écarter, conjoncturellement ou plus structurellement, des valeurs de l’Etat de droit. Sans même parler de la Russie, on croise dans la jurisprudence européenne de nombreuses affaires concernant par exemple la Turquie, la Hongrie, la Moldova, l’Ukraine ou encore, l’Azerbaïdjan. Notons aussi que si l’article 6§1 est la disposition la plus souvent mobilisée en vue de protéger l’indépendance des juges, la Cour de Strasbourg peut statuer sur le fondement d’autres articles de la Convention, notamment de l’article 10 dans le cas d’un juge indument sanctionné du fait de ses prises de position[6] ou de l’article 8, qu’il s’agisse alors de protéger le droit à la réputation du juge ou de son droit à exercer sa profession[7].
Reste que si le contentieux polonais est symptomatique de la crise de l’Etat de droit en Europe, c’est parce qu’il ne repose pas uniquement sur des pressions plus ou moins discrètes exercées sur les juges pris individuellement, mais sur une série de réformes totalement assumées et revendiquées par le pouvoir polonais, réformes qui depuis 2015 ont remis en cause de façon structurée l’indépendance de la justice. En vue d’appréhender ces menaces, et surtout la façon dont la Cour EDH a cherché à y répondre, nous raisonnerons en trois temps : nous envisagerons tout d’abord la variété de ce contentieux (I), puis les caractéristiques générales du contrôle exercé par la Cour de Strasbourg (II) et enfin nous évoquerons certaines incertitudes de son raisonnement et de sa motivation (III).
1ère partie : La variété des contentieux relatifs à l’Etat de droit devant la Cour européenne des droits de l’Homme
En s’appuyant sur les sept principaux arrêts rendus par la Cour de Strasbourg contre la Pologne entre le 7 mai 2021 et le 16 juin 2022, une telle variété peut selon nous être appréhendée à travers trois principaux facteurs de diversité.
(A) Une diversité des requérants ayant saisi la Cour, tout d’abord. Ainsi, dans les arrêts Xero Flor[8] et Advance Pharma[9], les recours avaient été introduits par des sociétés privées qui contestaient l’indépendance des juges ayant examiné leur recours, recours constitutionnel dans la première affaire, recours en cassation dans la seconde affaire. Dans l’arrêt Reczkowicz[10], le recours émanait d’une avocate qui critiquait la composition de la chambre disciplinaire ayant statué sur une affaire la concernant. Enfin, dans les arrêts Broda & Bojara[11], Dolińska-Ficek & Ozimek[12], dans l’arrêt de Grande chambre Grzęda[13] ainsi que dans le récent arrêt Zurek[14], les requérants étaient tous des magistrats, plus directement visés encore par les réformes dénoncées devant la Cour de Strasbourg. De ce premier point de vue, le contentieux contre la Pologne fournit donc une confirmation empirique rapide de la « conjonction des intérêts » à contester les réformes de la justice entreprises dans cet Etat.
(B) Une diversité des situations litigieuses ensuite, qui révèle le caractère tentaculaire des réformes entreprises par le Parti Droit et Justice (PiS) depuis son retour au pouvoir en 2015. Pour aller à l’essentiel, les quatre points les plus controversés des réformes portées à l’attention de la Cour de Strasbourg étaient les suivants :
* Dès 2015, la problématique liée au renouvellement des membres de la Cour constitutionnelle polonaise. A cet égard, il faut en effet rappeler que trois juges nommés par l’ancienne Diète n’étaient jamais entrés en fonction – le Président Andrzej Duda ayant en effet refusé de recueillir leur serment – et avaient donc été remplacé par trois autres juges, plus proches de pouvoir, nommés par la nouvelle Diète. C’était l’aspect au cœur de l’affaire Xero Flor dans lequel la société requérante contestait le fait que son recours constitutionnel avait été déclaré irrecevable par la Cour constitutionnelle. A cette fin, elle alléguait un problème d’indépendance du tribunal, l’un des magistrats de la formation de filtrage qui avait rejeté leur recours faisant précisément partie de ceux nommés par la nouvelle Diète.
* L’adoption, le 12 juillet 2017, d’une loi renforçant les pouvoirs du Ministre de la Justice, lequel exerce désormais la fonction de « Procureur général » en matière d’organisation des juridictions, de nomination, de révocation, de promotion et de discipline. Cette loi disposait en particulier que dans les 6 mois après son adoption, le Ministre de la justice pourrait relever de leurs fonctions et nommer à sa discrétion les présidents et vice-présidents de juridiction. Cette problématique était présente dans l’arrêt Broda et Bojara dans lequel des juges se plaignaient de l’absence de recours visant à contester la cessation prématurée de leur mandat.
* En décembre 2017, l’adoption d’une loi portant modification du Conseil national de la magistrature (CNM). Cette dernière transférait à la Diète polonaise le pouvoir d’élire les 15 juges membres du CNM, rôle antérieurement dévolu à des assemblées de juges. De plus, cette loi mettait prématurément fin au mandat des membres élus en vertu de l’ancienne législation. C’était le point au cœur de l’arrêt Grzęda dans lequel le requérant se plaignait de ne pas avoir eu accès à un tribunal afin de contester la cessation prématurée de son mandat au CNM. Mais aussi de l’affaire Zurek, dans laquelle le requérant, un juge qui exerçait la fonction de porte-parole du Conseil national de la magistrature, avait été révoqué car il était l’un des principaux détracteurs des réformes du système judiciaire depuis 2015. Outre l’absence de recours pour contester sa révocation, le requérant dénonçait également dans cette affaire une campagne qui aurait visé à le réduire au silence[15]. Plus indirectement enfin, cette question se retrouvait dans l’arrêt Advance Pharma, le recours de la société ayant été rejeté par la chambre civile de la Cour suprême, elle-même composée de juges nommés par le nouveau CNM.
* Enfin, toujours en décembre 2017, l’adoption d’une loi sur la Cour suprême créant deux nouvelles chambres en son sein : d’une part, la chambre disciplinaire compétente pour les appels en matière disciplinaire et, d’autre part, la chambre du contrôle extraordinaire et des affaires publiques, compétente notamment en matière d’appel sur les refus de nomination des juges. La loi en question prévoyait en particulier que les juges de ces deux nouvelles chambres seraient nommés par le Président de la République sur recommandation du nouveau CNM. De tels aspects ont été abordés respectivement dans les arrêts Reczkowicz (concernant la chambre disciplinaire) et Dolińska-Ficek & Ozimek (concernant la chambre de contrôle extraordinaire).
Par ailleurs, il convient de préciser que les réformes évoquées et les contentieux afférents ne constituent a priori que la partie émergée de l’iceberg, la Cour de Strasbourg n’ayant pas eu l’occasion de se prononcer jusqu’à présent, contrairement à la CJUE[16], sur la question de la mise à la retraire anticipée des anciens juges de la Cour constitutionnelle. Ni sur les nombreuses applications concrètes de la réforme des règles de responsabilité disciplinaire des juges, notamment à propos de magistrats ayant critiqué les réformes[17]. On signalera tout de même que plus d’une centaine de requêtes sont actuellement pendantes devant la Cour et que plusieurs d’entre elles ont été communiquées au gouvernement polonais que ce soit sous l’angle des articles 6, 10 ou 8 de la CEDH[18]. Bref, le contentieux polonais n’est pas près de se tarir.
(C) Le dernier élément de diversité enfin est celui des tiers intervenants, ainsi que des sources externes mobilisées par la Cour. Nous ne développerons pas outre mesure ces aspects ici, mais en se référant à l’arrêt Grzęda, on dénombre neuf tierces interventions : ONG (Réseau européen des conseils de la justice, Fondation Helsinki, Amnesty), association de juges, « Institutionnels » (Commissaire aux droits de l’Homme polonais, Rapporteur spécial des Nations-Unies sur l’indépendance de la justice) mais aussi Etats parties (Danemark et Pays-Bas). Des tierces interventions largement reprises dans l’arrêt de Grande chambre et qui, malgré certaines nuances, vont toutes dans le sens d’une condamnation de la Pologne.
Par ailleurs, doit aussi être soulignée la diversité des sources externes mobilisées par la Cour de Strasbourg à titre confortatif de son raisonnement, l’accent étant logiquement mis sur les travaux de la Commission de Venise et surtout, sur le droit de l’Union et la jurisprudence de la CJUE, soulignant s’il en était besoin la convergence entre les deux droits et les deux juridictions européennes. Il en résulte des arrêts denses, stimulants pour un lecteur attentif, mais aussi fort longs, le record n’étant pas détenu par l’arrêt Grzęda comme on aurait pu s’y attendre (159 p.), mais par l’arrêt Advance Pharma (174 p.), suivi par l’arrêt Dolińska-Ficek (164 p.). Une longueur qui s’avère selon nous un peu problématique du point de vue de la lisibilité globale des arrêts et ceci tant pour l’Etat condamné que pour l’auditoire externe.
2ème partie : Les caractéristiques générales du contrôle exercé par la Cour européenne des droits de l’Homme
A la lumière des sept arrêts analysés dans le cadre de cette étude, deux traits généraux semblent pouvoir caractériser le contrôle exercé par la Cour de Strasbourg dans le contentieux polonais : sa fermeté, d’une part (A) et sa progressive objectivation, d’autre part (B).
(A) La fermeté tout d’abord, se reflète dans le fait que non seulement tous les arrêts évoqués concluent à une violation de l’article 6§1 de CEDH mais aussi que cette conclusion a été adoptée à l’unanimité ou à une forte majorité. A l’unanimité dans les arrêts Reczkowicz, Dolińska-Ficek et Advance Pharma. A une forte majorité dans les arrêts Xero Flor (6 voix c. 1), Broda et Bojara (6 voix c. 1), Grzęda (16 voix c. 1) et Zurek (6 voix c. 1). Etant précisé que dans les arrêts où l’unanimité fait défaut, la voix dissidente a systématiquement été celle du juge polonais Christophe Wojtyczek ; même si, nous le verrons plus tard, les arguments de ce dernier sont parfaitement audibles. La fermeté se retrouve ensuite dans l’importance attachée aux violations constatées, la Cour précisant, par exemple au §45 de l’affaire Broda et Bojara, que « la négation de l’Etat de droit est tout aussi intolérable en matière de droits procéduraux qu’en matière de droits substantiels ». De même, rappelle-t-elle de façon récurrente le rôle particulier du pouvoir judiciaire : « comme garant de la justice, valeur fondamentale dans un État de droit, il doit jouir de la confiance des citoyens pour que les juges puissent mener à bien leur mission ».
La fermeté se reflète également dans la cohérence globale du raisonnement et de la motivation de la Cour, par-delà la diversité des contentieux en présence. A cet égard, deux arrêts de principe et partant deux méthodes spécifiques sont particulièrement mobilisées par le juge européen. D’une part, celle de l’arrêt Guðmundur Andri Ástráðsson de 2020[19] qui a dégagé un « triple test » permettant de déterminer, à l’aune de l’irrégularité de la nomination d’un juge, si un tribunal reste « établi par la loi »[20]. Cette méthode est ainsi employée dans les arrêts Xero Flor, Reczkowicz, Dolińska-Ficek et Advance Pharma et elle conduit, la Cour de Strasbourg à conclure systématiquement au défaut de tribunal établi par la loi, qu’il s’agisse de la nouvelle Cour constitutionnelle ou des nouvelles chambres de la Cour suprême. D’autre part, la méthode de l’arrêt Eskelinen de 2007[21] et ses deux critères permettant de renverser la présomption d’applicabilité de l’article 6§1 aux litiges de la fonction publique[22]. Cette méthode se retrouve en effet dans les arrêts Broda et Bojara, Dolińska-Ficek, Grzęda et Zurek et elle conduit, à chaque fois, à faire rentrer les contentieux touchant les magistrats dans le champ d’application de l’article 6§1 de la CEDH.
Plus structurellement enfin, la fermeté de la Cour de Strasbourg se retrouve dans le fait qu’elle ait choisit de prioriser les affaires relatives à l’indépendance de la justice en Pologne, en les plaçant en « catégorie 1 », celle relative aux affaires urgentes et donc à traiter en priorité. Mais aussi, dans le fait qu’elle ait eu recours de manière inédite au système des mesures provisoires, lui permettant, en urgence, de prévenir une violation imminente et difficilement réparable des droits de la Convention. Tel a par exemple été le cas dans l’affaire Wrobel[23] ou dans l’affaire Synakiewicz[24] concernant l’obligation de notifier à l’intéressé au moins 72h à l’avance la date de toute audience prévue dans les procédures devant la chambre disciplinaire[25].
(B) Ensuite, il semble également possible de relever une « objectivation » progressive du contentieux polonais. Au fil de ses arrêts, la Cour de Strasbourg semble en effet avoir renoncé à la « fausse ambigüité » de son approche. En effet, dans l’arrêt Dolińska-Ficek, elle affirmait encore explicitement son refus de se prononcer sur la légitimité de la réorganisation du système judiciaire polonais dans son ensemble… même si elle était incidemment contrainte de le faire en se penchant sur la désignation du CNM. De même, dans la conclusion de cet arrêt, la Cour refusait d’indiquer des mesures générales au titre de l’article 46 de la CEDH… tout en insistant sur le caractère systémique de l’absence de légitimité du CNM. Bref, la Cour de Strasbourg s’efforçait dans les premiers temps de sa jurisprudence de naviguer entre deux lignes de flottaison : d’un côté, apporter une réponse circonscrite à l’affaire, sans donner l’impression de stigmatiser outre mesure la Pologne ou de traiter un « contentieux d’exception » ; de l’autre, ne pas donner non plus l’impression de minimiser ce type de violation, ainsi que le caractère massif et structurel des atteintes à l’Etat de droit en Pologne.
De ce point de vue, l’arrêt de Grande chambre Grzęda semble avoir été l’occasion d’un changement de cap. Certes, il ne contient aucun développement au titre de l’article 46 de la Convention. Certes également, il considère que le constat de violation constitue en soi une satisfaction équitable au titre du préjudice moral, ce qui représente une autre source de déception, critiquée au passage par les juges Serghides et Felici. En revanche, il comporte une rubrique intitulée « contexte et genèse de l’affaire » rédigée de façon assez différente des précédents arrêts. En effet, l’ensemble des réformes entreprises en Pologne depuis 2015 sont recensées de façon chronologique en les rattachant aux précédents constats de violation constatés par la Cour mais aussi à la jurisprudence de la CJUE. A la lumière de ces longs développements, particulièrement précieux pour comprendre l’étendue des réformes, il devient difficile de ne plus parler de contentieux d’exception. Et si le contrôle demeure in concreto, il s’inscrit désormais dans une approche « globalisée ». Ce que confirme à plusieurs reprises la Cour dans ses analyses au fond, notamment lorsqu’elle se réfère « au contexte global dans lequel s’inscrivent les réformes entreprises par le gouvernement polonais, dont le cas d’espèce reflète un aspect problématique, et qui se traduisent par un affaiblissement de l’indépendance de la justice et du respect des normes de prééminence du droit ». L’objectivation semble d’ailleurs se poursuivre dans l’arrêt Zurek où, lorsqu’elle statue sur le fondement de l’article 10, la Cour relève l’existence d’une « stratégie visant à intimider (voire réduire au silence) le requérant à propos des opinions qu’il avait exprimées en faveur de l’État de droit et de l’indépendance de la justice » et juge alors que « les mesures litigieuses ont sans aucun doute eu un ‘effet dissuasif’ en ce qu’elles ont pu décourager non seulement lui, mais aussi d’autres juges, de participer au débat public sur les réformes législatives affectant la justice et plus généralement sur les questions relatives à l’indépendance de la justice » (§227).
Qu’il soit permis de terminer cette partie par deux remarques. La première consiste à se demander pourquoi la Cour n’a pas encore utilisé la technique de l’arrêt pilote. Deux éléments de réponse semblent pouvoir être apportés : d’une part, le contentieux apparait trop hétérogène et il faudrait en réalité plusieurs arrêts pilotes ; d’autre part et surtout, la probabilité que les autorités polonaises acceptent de mettre en œuvre des mesures générales prescrites par la Cour semble proche du zéro, en particulier depuis les arrêts de la Cour constitutionnelle prononçant « l’inconstitutionnalité partielle » de l’article 6§1 de la CEDH[26]. Une question de réalisme donc qui pousse la Cour de Strasbourg à privilégier d’autres stratégies, notamment la priorisation des requêtes et l’emploi des mesures provisoires. La seconde remarque consiste à rappeler que, même si la Grande chambre n’est pas intervenue aussi rapidement que souhaité par certain (et pas forcément d’ailleurs dans la meilleure affaire), le dessaisissement intervenu dès le 9 février 2021 dans l’affaire Grzęda témoignait déjà du caractère exceptionnel de ce contentieux. Pour l’occasion en effet, la chambre de sept juges avait anticipé de plusieurs mois l’entrée en vigueur du Protocole n° 15 en vue de rejeter l’opposition de la Pologne à son dessaisissement[27]. Ce qui constituait une grande première, au demeurant critiquée par le juge Wojtyczek.
3ème partie : Les incertitudes du raisonnement et de la motivation de la Cour européenne des droits de l’Homme
Pour l’essentiel, de telles ambigüités ont été pointées par le juge Wojtyczek dans ses opinions séparées, qu’elles soient concordantes ou dissidentes, sous les arrêts évoqués jusqu’à présent. Avant d’en dire quelques mots, il semble important de préciser que de telles opinions séparées ne peuvent être vues, selon nous, comme le signe d’une opposition de principe d’un juge national à une jurisprudence condamnant l’Etat dont il est originaire. En premier lieu, car elles sont très construites et très argumentées sur un plan juridique. En deuxième lieu, car sa dissidence n’est pas systématique, alors même que le juge polonais a été par définition présent dans les sept affaires[28]. En troisième lieu enfin, car le juge Wojtyczek laisse clairement transparaitre, en plusieurs occasion, son opposition de principe à l’égard des réformes de la justice en Pologne. En laissant de côté certaines critiques portant sur l’utilisation de la « méthode Ástráðsson », trois sources d’ambigüité peuvent ainsi être signalées.
(A) La première consiste à signaler que la Cour de Strasbourg a reconnu dans les arrêts Broda, Grzęda et Zurek un droit totalement nouveau : celui à l’inamovibilité des juges. Or, pour que l’article 6§1 de la CEDH trouve à s’appliquer, il faut en principe qu’existe une contestation portant sur un droit « défendable » en droit interne[29]. En ce sens, l’article 6 de la Convention n’assure aucun contenu matériel déterminé et la Cour est normalement tenue de se référer au seul droit interne afin de vérifier que le droit en question y a bien une base légale[30]. De ce point de vue, le juge Wojtyczek estime, contrairement à la majorité de la Cour, que le droit polonais ne semblait pas reconnaitre un tel droit à l’inamovibilité des juges. A cet effet, il pointe notamment la contrariété entre la conclusion intermédiaire de la Cour qui consiste à dire que le droit interne protégeait bien les requérants d’une cessation arbitraire de leur mandat… et les développements ultérieurs tendant à démontrer au contraire qu’une protection judiciaire de ce droit faisait défaut. De façon logique, cette critique figurant dans l’arrêt Broda est renouvelée dans l’arrêt Grzęda dans lequel le droit subjectif consacré était celui – moins évident encore – de l’absence d’interruption de mandat d’un membre du CNM. Il est à noter qu’en sens inverse, le juge Lemmens estime que l’examen de la Cour a été trop approfondi sur ce point et qu’elle n’avait pas à juger, au stade de l’applicabilité de l’article 6§1, si le droit en cause était effectivement reconnu en droit national avec une certitude quasiment absolue. A tout le moins, est-il permis de constater ici une approche encore très différente d’un juge à l’autre concernant les conditions même d’applicabilité de l’article 6§1 de la Convention…
(B) La deuxième critique, que l’on retrouve également dans les opinions séparées du juge Wojtyczek sous les arrêts Xero Flor, Broda, Grzęda et Zurek consiste à relever que, sans que cela soit formulé clairement, la démarche de la Cour de Strasbourg implique in fine pour l’Etat condamné de prévoir dans son droit interne un contrôle de la validité de la loi et pas seulement un contrôle de la mise en application de la loi (dans la mesure où, dans ces affaires, c’est la loi elle-même qui prévoit l’interruption du mandat). Dit autrement, il y aurait avec ces arrêts la consécration d’un autre droit résolument nouveau : celui de l’accès des requérants à une juridiction compétente en vue de statuer sur la constitutionnalité de la loi. Et ceci sans que la Cour explique suffisamment, selon le juge dissident, comment une telle approche s’articule avec sa position bien établie selon laquelle l’article 6§1 CEDH ne garantirait pas un tel droit.
(C) Enfin, une 3ème critique porte sur l’application des critères Eskelinen. Outre que le juge Wojtyczek rappelle qu’ils ont été conçus pour juger de l’accès des agents publics à un tribunal compétent pour statuer sur l’application de la loi (et non sur sa validité même), il déplore certaines incohérences du raisonnement. D’une part, il estime que la majorité de la Cour a mobilisé en l’espèce le deuxième critère Eskelinen (existe-t-il une raison objective d’exclure les juges du droit à un tribunal ?) sans avoir clairement déterminé si le premier critère était bien rempli (existait-t-il véritablement une exclusion du droit d’accès ?). D’autre part, il rappelle que les mesures restreignant l’accès à un tribunal compétent ont été mises en place par les autorités polonaise avant les réformes judiciaires lancées en 2015[31]. Partant, il estime que l’appréciation des réformes ultérieures est dénuée de toute pertinence en vue de répondre à la question de savoir si les restrictions à l’accès au juge étaient ou non justifiées en l’espèce.
A la lumière de tous ces éléments, le juge Wojtyczek estime que l’arrêt Grzęda montre toutes « les difficultés qu’il y a à appréhender des problèmes relevant de la question de la légalité objective et de l’Etat de droit à travers le prisme étroit des droits de l’homme. L’arrêt apporte des innovations importantes concernant l’interprétation de la Convention. La Cour prend à contre-pied l’approche du juge national sur la question des droits subjectifs des juges. Qui plus est, elle impose de protéger contre la loi ordinaire certaines situations juridiques créées par la loi ordinaire D’une façon plus générale, la Cour poursuit la subjectivisation de contentieux objectifs. En consacrant les droits subjectifs des juges dans la sphère même de l’exercice de la puissance publique, elle heurte frontalement les traditions juridiques de nombreux pays ». Pour notre part, nous n’irons pas jusqu’à évoquer avec le juge polonais, un mauvais arrêt Marbury c. Madison[32]. A fortiori, il n’est pas non plus question de prétendre que pour faire respecter l’Etat de droit, la Cour aurait oublié au passage les règles de l’Etat de droit, animée par l’adage « la fin justifie les moyens ». En revanche, la question qui semble devoir être posée en conclusion est plutôt celle de la postérité de ces jurisprudences dans des contextes autres que le « contentieux polonais ». Autrement dit, le droit à l’exercice ininterrompu d’une fonction juridictionnelle et surtout celui d’avoir accès à un tribunal statuant sur la validité de la loi resteront-il circonscrit à ce contentieux spécifique ou auront-ils vocation à faire tache d’huile ? Dans le second cas, les évolutions à venir pourraient être aussi spectaculaires qu’aléatoires en termes d’acceptabilité des arrêts de la Cour par les Etats parties. Dans le premier, on souhaite bien du courage à la Cour de Strasbourg en vue de justifier, de façon convaincante, ce qui risquera d’apparaitre à beaucoup comme un double standard.
[1] F. Fukuyama, La Fin de l’Histoire et le dernier Homme, Flammarion, 1991.
[2] K. Jowitt, New World Disorder, The Leninist Extinction, Berkley, University of Californy Press, 1992.
[3] Voy. L. Coutron, « Sollicitations et réponses de la Cour de justice de l’Union européenne dans la crise de l’Etat de droit », cette revue.
[4] Sur cette notion, voy. notamment X. Souvignet, La prééminence du droit dans le droit de la Convention européenne des droits de l’homme, Bruylant, 2012, 574 p.
[5] Voy. par ex. C. Romainville, « La protection de l’État de droit par la Convention européenne des droits de l’homme – La Cour européenne et l’exigence de légalité », RDLF 2019 chron. n°33 (www.revuedlf.com)
[6] Voy. par ex. Cour EDH, 9 mars 2021, Eminağaoğlu c. Turquie, n° 76521/12 ; Cour EDH, 19 octobre 2021, Miroslava Todorova c. Bulgarie, n° 40072/13 et Cour EDH, 1er mars 2022, Kozan c. Turquie, n° 16695/19.
[7] Pour un exemple récent, voy. Cour EDH, 14 octobre 2021, Samsin c. Ukraine, n° 38977/19.
[8] Cour EDH, 7 mai 2021, Xero Flor W Polsce sp. Z o.o c. Pologne, n° 4907/18.
[9] Cour EDH, 3 février 2022, Advance pharma sp. Z o.o c. Pologne, n° 1469/20.
[10] Cour EDH, 22 juillet 2021, Reczkowicz c. Pologne, n° 43447/19.
[11] Cour EDH, 29 juin 2021, Broda & Bojara c. Pologne, n° 26691/18 et 27367/18.
[12] Cour EDH, 8 novembre 2021, Dolińska-Ficek & Ozimek c. Pologne, n° 49868/19 et 57511/19.
[13] Cour EDH, Gr. Ch., 15 mars 2022, Grzęda c. Pologne, n° 43572/18.
[14] Cour EDH, 16 juin 2022, Zurek c. Pologne, n° 39650/18.
[15] De ce second point de vue, la Cour conclut d’ailleurs à une violation de l’article 10 de la Convention, jugeant que « l’accumulation de mesures prises contre le requérant – notamment sa révocation de sa fonction de porte-parole d’un tribunal régional, le contrôle fiscal ouvert contre lui et l’enquête conduite à son sujet par l’inspection judiciaire – avait visé à l’intimider en raison des opinions qu’il avait exprimées en faveur de l’État de droit et de l’indépendance de la justice ».
[16] CJUE, 5 novembre 2019, Commission européenne contre République de Pologne, aff. n° C-192/18.
[17] Voy. toutefois Cour EDH, 16 juin 2022, Zurek c. Pologne, préc.
[18] Pour un exemple, voy. Cour EDH, Wrobel c. Pologne, n° 6904/22 communiquée le 20 avril 2022 et concernant la levée de l’immunité du requérant pour engager des poursuites pénales à son encontre du fait des critiques qu’il avait formulées au sujet des réformes du système judiciaire.
[19] Cour EDH, Gr. Ch., 1er décembre 2020, Guðmundur Andri Ástráðsson c. Islande, n° 26374/18.
[20] En substance, il convient de regarder si l’irrégularité alléguée constitue une violation objective du droit interne (1), si elle porte atteinte à la prééminence du droit et/ou à la séparation des pouvoirs (2) et enfin, si un contrôle interne a pu être exercé sur les conséquences de l’irrégularité (3).
[21] Cour EDH, Gr. Ch., 19 avril 2007, Vilho Eskelinen et a. c. Finlande, n° 63235/00.
[22] Renversant la logique de l’arrêt Pellegrin c. France (Cour EDH, Gr. ch., 8 décembre 1999), l’arrêt Eskelinen prévoit une présomption d’applicabilité de l’article 6§1 au contentieux de la fonction publique, laquelle peut être renversée sous deux conditions cumulatives. D’une part, le droit interne de l’État doit avoir expressément exclu l’accès à un tribunal s’agissant du poste ou de la catégorie de salariés en question. D’autre part, cette dérogation doit reposer sur des motifs objectifs liés à l’intérêt de l’État.
[23] Cour EDH, Wrobel c. Pologne, n° 6904/22, mesure provisoire du 8 février 2022. En l’espèce, la Cour demande au gouvernement de s’assurer que la procédure concernant la levée de l’immunité judiciaire du requérant – juge à la Cour suprême – respecte les exigences d’un « procès équitable » et qu’aucune décision relative à cette immunité ne soit prise par la chambre disciplinaire avant que la Cour ait statué définitivement.
[24] Cour EDH, Synakiewicz c. Pologne, n° 46453/21, mesures provisoires du 24 mars 2022.
[25] Les requérants étant en l’espèce des juges sanctionnés pour avoir appliqué la jurisprudence de la CJUE ou de la Cour de Strasbourg relatif à la chambre disciplinaire ou au CNM
[26] Cour const. Polonaise, décision du 24 novembre 2021 et décision du 10 mars 2022. Dans la seconde affaire, la Cour constitutionnelle a refusé à la Cour de Strasbourg et aux juridictions nationales le droit de « contrôler la constitutionnalité et la compatibilité avec la Convention des lois relatives à l’organisation du pouvoir judiciaire, à la compétence des tribunaux, ainsi que de la loi fixant l’organisation, les procédures et le mode d’élection des membres du Conseil national de la magistrature ».
[27] Depuis l’entrée en vigueur du Protocole n°15 en juillet 2021, un Etat ne peut effectivement plus s’opposer à la volonté d’une chambre de se dessaisir au profit de la Grande chambre.
[28] Au demeurant, dans l’arrêt Xero Flor la dissidence du juge Wojtyczek tenait au fait que la Cour de Strasbourg n’avait pas souhaité examiner le grief portant sur la violation du droit de propriété et donc, d’une certaine façon, qu’elle n’avait pas été « assez loin » dans la condamnation de la Pologne.
[29] Voy. Cour EDH, 21 février 1986, James et a. c. Royaume-Uni, n° 8793/79 ; Et, a contrario, Cour EDH, Gr. ch., 14 septembre 2017, Nagy c. Hongrie, n° 56665/09.
[30] Voy. par ex. Cour EDH, Gr. ch., 3 avril 2012, Boulois c. Luxembourg, n° 37575/04.
[31] Voy. dans le même sens, l’opinion concordante du juge Lemmens sous l’arrêt Grzęda.
[32] Le parallèle étant fait dans l’arrêt Xero Flor, dans le sens où il s’agirait d’une évolution fondamentale du droit de la Convention mais très mal motivée.