Le dialogue des juges sur la notion de tribunal « établi par la loi »
Xavier Souvignet est Professeur agrégé de droit public, Transversales (EA 4573), Université Lyon 2
Je tiens à remercier très sincèrement les organisateurs de ce beau colloque – Lauren Blatière et Alexandre Palanco – de m’avoir confié ce non moins beau sujet. Je vais néanmoins hélas les décevoir sans doute quelque peu puisque je ne vais à aucun moment parler de « dialogue des juges ». Il est toujours un peu gênant d’avoir à traiter un sujet dont on n’aime guère l’un des termes mais je dois confesser rejeter – et encore avec agacement – celui de « dialogue des juges », et ce pour au moins deux raisons : d’abord parce que la notion se réfère à trop de concepts différents, laquelle permet de désigner tant des fora informels réunissant tels membres éminents de telles juridictions que des séries de décisions de justice censées se répondre (et forcément s’enrichir) les unes les autres ; surtout parce que de manière générale, celui qui l’emploie entend souvent présenter le droit sous un jour plus beau qu’il ne l’est (la capacité à dialoguer étant une vertu que chacun prête à ce et ceux qu’il entend défendre) ; en ce sens le dialogue des juges constitue un concept fortement idéologique qui tend à masquer – car c’est bien là la fonction même de l’idéologie – des rapports de force réels, qu’il ne s’agit pas de déplorer nécessairement, mais à tout le moins de noter.
Pour le sujet qu’il me revient de traiter, il existe bien un rapport entre les jurisprudences respectives des juges européens de Luxembourg et de Strasbourg qui tient de la véritable alliance des juges – si l’on tient absolument à une métaphore relationnelle – tout comme il existe des alliances militaires ou géostratégiques ; et ce type d’alliance n’ayant de sens qu’étant dirigée contre un ennemi (l’histoire ou l’actualité montrent d’ailleurs que ce dernier est même indispensable à la survie de l’alliance), la jurisprudence européenne relative au « tribunal établi par la loi » est toute dirigée contre ce qui est qualifié ou qui s’autoqualifie de démocratie illibérale.
Ce concept inventé par Fareed Zakaria[1] et revendiqué par le premier ministre hongrois V. Orban, a le très grand mérite – en dépit de ses indéniables limites[2] – de tenter de saisir une réalité politique et juridique nouvelle, permettant de rompre avec les mots et les représentations du XXe siècle qui agissent néanmoins – et hélas – toujours et d’expliciter un peu mieux les tensions entre démocratie et libéralisme. Il n’est pas ici le sujet de développer plus avant le concept mais disons qu’il permet de désigner un régime politique reposant sur les élections – d’ailleurs souvent formellement libres – amputées de la prééminence du droit[3].
Il est souvent un peu trop facile de lire de manière systématique l’existence de crises et de tournants dans les moindres soubresauts de l’actualité. Ces réalités – qui sont d’ailleurs essentiellement des constructions – s’édifient a posteriori, au moment où la chouette prend son envol. Pourtant dans la séquence que nous vivons actuellement – commencée grossièrement vers la fin de la décade 2010 – il parait clair qu’un affrontement plus ou moins accusé entre les juridictions européennes supranationales et certaines juridictions nationales, y compris celles qui avaient auparavant pu donner des gages de conformité européiste, se soit durablement installé.
Il est nécessaire de considérer que le contentieux de l’Etat de droit – si encore cette expression a un sens – doit être circonscrit et défini. On comprend bien qu’il y a là un double enjeu politique et scientifique, lequel est au fond le même ; politique d’abord car on voit très bien le bénéfice au moins symbolique que peuvent tirer ces institutions d’une telle fonction ; scientifique ensuite parce que l’on pourrait toujours affirmer que l’Etat de droit est menacé dès lors que n’importe quelle autorité nationale décide consciemment ou non de ne pas se conformer aux normes telles qu’interprétées par les institutions européennes ; une telle expression – contentieux de l’Etat de droit – risque donc de verser dans le trop plein ou le trop vide et ne présenterait aucun intérêt pour la science du droit. L’Etat de droit compte au nombre de ces notions chaudes, susceptibles d’enivrer les juristes – lesquels devraient pourtant faire montre de scrupules particuliers – et les porter à croire que les mots du droit sont la réalité. Or il est une banalité confondante de rappeler (encore une fois !) qu’une notion juridique peut désigner plusieurs concepts. Tel est le cas de la notion d’Etat de droit, formellement intégrée dans les traités de l’Union européenne[4] ; a fortiori quand une telle notion est censée renvoyer à des « valeurs » et même d’en constituer une elle-même[5]. Or quand on affirme que les cours européennes supranationales défendent l’Etat de droit – parce qu’elles le disent ou parce qu’elles appliquent les normes qui en contiennent formellement la notion – on ne dit rien d’autre en réalité qu’elles défendent une certaine forme d’Etat libéral auquel elles donnent le nom d’Etat de droit. Cet Etat libéral peut politiquement être considéré comme désirable et préférable à d’autres formes politiques mais il ne saurait revendiquer à son seul profit le label, lequel renvoie à des montages théoriques et des expériences politiques fort différents les uns des autres et fort complexes[6]. C’est dans cette perspective – purement positiviste si l’on veut – que j’utiliserai donc l’expression.
Il est difficile de déterminer un point de départ tout à fait assuré du contentieux européen de l’Etat de droit. Toujours est-il qu’il convient de rappeler que la réorganisation du système juridictionnel polonais entérinée en 2017 par le PiS (Droit et justice) et la restriction générale de la législation sur les ONG par le parti Fidez en Hongrie à la même période, ont été des éléments déclencheurs de la procédure de l’article 7 TUE – dite Etat de droit – en 2017 par la Commission contre la Pologne et l’année suivante par le Parlement contre la Hongrie ; tout cela est trop bien connu ici pour que je m’y attarde, pas plus que sur la série de décisions rendues par la Cour de justice de l’Union à partir de 2019, concernant « l’Etat de droit » en Pologne.
Au-delà de la prétendue « arme nucléaire » que constituerait l’article 7 TUE, lequel pourrait avoir pour à peu près équivalent l’article 8 du Conseil de l’Europe[7] – mais qui sont ici dans les mains des institutions exécutives – il faut examiner, non les armes reposant dans les mains des juges – la seule arme du juge est de dire le droit ce qui peut le cas échéant entrainer des formes de sanctions – mais des angles d’attaques, des ouvertures, permettant de faire mouche.
Or il convient d’admettre que les juges sont placés dans ce combat dans une situation plutôt difficile pour plusieurs raisons. D’abord les juges dont il est question ici sont essentiellement des juges des droits fondamentaux (je range le juge européen de Luxembourg également dans cette catégorie même s’il n’est à l’évidence pas qu’un juge des droits fondamentaux) qui se réfèrent à un catalogue de droits formellement acceptés par des Etats[8]. Or le problème que posent les régimes engagés dans la voie de la démocratie illibérale réside dans le fait que cet engagement ne se limite pas à des séries éparses ou même coordonnées de restrictions des libertés. Il s’agit, pour la Pologne et la Hongrie au moins, d’une remise en cause profonde et systématique du modèle de la démocratie libérale, portée par une révolution politique, institutionnelle et même (surtout) culturelle. Les cours de justice européennes sont amenées à trancher des cas concrets – certes le recours en manquement d’une part et la procédure d’arrêts pilote de l’autre peuvent donner une coloration plus générale et systématique – dans lesquels peuvent difficilement se déployer de manière normative des concepts aussi généraux et abstraits de la théorie générale de l’Etat, tels que la démocratie et l’Etat de droit : ceux-là peuvent certes se voir mobiliser sous forme de principes ou de valeurs lorsqu’ils sont formellement compris dans les normes appliquées mais enfin doivent-ils toujours faire l’objet d’une médiatisation, notamment à travers un contentieux portant sur des droits concrètement garantis (droit à des élections libres, droit à un tribunal…).
Ensuite, même si les grandes proclamations de droits ont toujours historiquement été consécutives à la prise de conscience de leur négation (l’histoire des droits est « une histoire du mal »[9]), ces cours n’ont pas été forcément instituées pour faire face à une remise en cause générale et systématique du modèle politique sur lequel elles sont adossées. Voilà presque un truisme que de l’affirmer mais il est difficile de nier que les droits fondamentaux se développent et se fortifient quand les Etats membres d’une organisation qui entend les promouvoir adhèrent eux-mêmes à cette finalité. En d’autres termes les droits fondamentaux ne prospèrent que quand les juges et les personnes qui acceptent leur juridiction partagent les mêmes valeurs[10] ; dans le cas contraire arrive la séparation : l’exclusion de la Russie du Conseil de l’Europe l’a cruellement rappelé. Il est donc relativement douteux – comme on le lit très souvent – que les cours européennes aient réellement forgé contre d’âpres résistances nationales un espace de droits et de libertés en Europe. Cet espace existait en réalité déjà en puissance.
Toutefois ces difficultés ont été l’occasion pour les juridictions européennes de forger de nouvelles bottes, au nombre desquelles un presque nouveau droit : le droit d’être entendu par un « tribunal établi par la loi ». Le droit à un tribunal exprimé notamment par l’article 6§1 de la Convention européenne de sauvegarde n’avait donc pas totalement été épuisé… on pensait pourtant bien le connaître.
Il est d’ailleurs a priori curieux de considérer ce droit à un tribunal « établi par la loi » comme un nouveau droit : celui-ci apparait inhérent à l’idée même de « tribunal » et se trouve explicitement mentionné aux article 6§1 de la Convention européenne de sauvegarde et 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Mais ces juridictions n’avaient pas véritablement développé ses potentialités jusqu’à ces trois dernières années. Cela s’explique sans doute parce qu’il s’agit en apparence d’une exigence grosse d’assez peu de potentialité normative, car l’on peut penser certes un peu naïvement qu’un Etat membre de l’Union européenne et adhérant au Conseil de l’Europe n’a pas a priori vocation à créer des juridictions d’exception par la voie réglementaire.
A ce propos, la Cour européenne des droits de l’Homme a développé jusqu’à l’année 2020 sur ce fondement, une jurisprudence en apparence modeste tant sur le plan quantitatif (une petite vingtaine d’affaires) que qualitatif (l’exigence d’un « établissement » par une loi du parlement[11]). Toutefois il est apparu rapidement qu’au-delà de l’exigence formelle de légalité, la notion de « tribunal établi par la loi » devait également renvoyer à l’observation de tout élément de régularité exigé par la législation interne[12], ce qui devait constituer en levier particulièrement puissant pour l’approfondissement du contrôle européen dans l’administration de la justice.
Mais les deux cours européennes – la même année 2020 et on ne saurait ici voir de hasard – à l’occasion d’affaires qui n’avaient de rapport avec aucune logique proprement illibérale, ont semblé prendre conscience que cette exigence procédurale évidente – n’est-il pas dans le concept même de tribunal d’être régulier ? – pouvait être d’un grand secours contre les tentatives de mise au pas du pouvoir juridictionnel par le pouvoir politique, notamment dans les hypothèses de nominations irrégulières. Ainsi la Cour européenne de Strasbourg, depuis son arrêt Astradsson[13], a constaté une violation du droit d’être entendu par un tribunal « établi par la loi » à quatre reprises entre 2021 et 2022, et a même procédé à l’indication de mesures provisoires, concernant le Tribunal constitutionnel polonais, ainsi que plusieurs chambres de la Cour suprême polonaise, dont la fameuse Chambre disciplinaire. De son côté la Cour européenne de Luxembourg, depuis son arrêt Simpson[14], a constaté une violation de cette même exigence dans deux décisions dont une si importante que le lendemain, soit le 7 octobre 2021[15], la Cour constitutionnelle polonaise a rendu une décision où cette dernière juge pour l’essentiel que la Cour de justice s’était immiscée dans les questions relevant de l’organisation de la justice, domaine où règnent les prérogatives souveraines de l’État polonais, et qui demeure en dehors des compétences transmises par les États membres aux organes de l’Union. Il s’agit là d’une décision de rupture manifeste puisque le Tribunal ne considère pas moins que l’interprétation donnée par la Cour de l’article 19 TUE de sa propre compétence par le truchement de la notion de « domaine couvert par le droit de l’Union », est non seulement incompatible avec les dispositions de la Constitution polonaise mais viole les traités européens.
Plus qu’un « dialogue des juges » qui ne signifie pas grand-chose, le développement d’un droit à un tribunal « établi par la loi » par les juridictions européennes supranationales constitue une entente coordonnée – laquelle n’efface évidemment pas les différences de raisonnement fondées sur des différences de questions juridiques – contre la réorganisation principalement en Pologne du système juridictionnel par le pouvoir politique. On remarquera que cette entente, à cette fin, était rendue d’autant plus nécessaire qu’il n’était pas certain que les seules ressources juridiques formelles à la disposition des juges européens (I) leur auraient permis d’aller aussi loin (II).
I- L’économie des moyens dont disposent les cours européennes
Les faibles ressources offertes par les normes dispositionnelles en matière d’organisation juridictionnelle (A) s’expliquent largement par la circonstance selon laquelle la matière apparait relativement inaccessible aux normes internationales (B).
A- Les faibles ressources offertes par les normes dispositionnelles
1- L’article 6§1 de la Convention EDH
On connait tant cette disposition – ou plutôt la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme s’est tant chargée de nous la faire connaitre – qu’on hésite à en retranscrire la lettre. Relisons-là pourtant : « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (…) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (…) ». Mais que signifie au fond l’expression « établi par la loi » (« established by law ») ? A la limite la notion apparait comme la moins discutable et la moins intéressante de la disposition. Selon la jurisprudence strasbourgeoise, d’abord celle de l’ancienne Commission, l’introduction du terme « établi par la loi » dans l’article 6 de la Convention « a pour objet d’éviter que l’organisation du système judiciaire (…) ne soit laissée à la discrétion de l’Exécutif et de faire en sorte que cette matière soit régie par une loi du Parlement »[16]. La Cour ajouta par la suite que « dans des pays de droit codifié, l’organisation du système judiciaire ne saurait pas davantage être laissée à la discrétion des autorités judiciaires, ce qui n’exclut cependant pas de leur reconnaitre un certain pouvoir d’interprétation de la législation nationale en la matière »[17]. L’exigence d’un tribunal « établi par la loi » exprimerait ainsi l’une des dimensions de cet antique mais toujours mystérieux principe de séparation des pouvoirs (pour ce qui est de l’incompétence du pouvoir règlementaire) en même temps qu’un principe plus ancien encore (pour ce qui est de l’incompétence du pouvoir judiciaire) : celui qui dit le droit doit être lui-même institué par une règle de droit qui lui préexiste. Cette compétence réservée au législateur est également logique – il ne s’agit pas de discours différents mais du déploiement du même libéralisme politique – du point de vue de la théorie des droits fondamentaux laquelle prévoit toujours une réserve de la loi pour régler les conditions d’exercice des droits ; ceci justifiant d’ailleurs l’existence d’un contrôle juridictionnel puisque la norme législative devra rendre compte de sa conformité à celle qui lui réserve cette compétence.
Pourtant l’on sait que la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, conformément au principe de prééminence du droit, retient généralement une définition non organique mais qualitative de la loi, « règle accessible et prévisible »[18]. C’est notamment le cas quand la Convention exige qu’une ingérence de l’Etat dans les droits garantis doit être « prévue par la loi » (« according by law »). Ici – pour ce qui concerne la « loi » au sens de l’article 6§1 – les logiques de démocratie au sens formel du terme et de séparation des pouvoirs se cumulent puisqu’« un organe n’ayant pas été établi conformément à la volonté du législateur, serait nécessairement dépourvu de la légitimité requise dans une société démocratique pour entendre la cause des particuliers »[19]. Il n’est pas si fréquent finalement que la jurisprudence de la Cour montre autant d’égard envers l’organe parlementaire tant la conception qu’elle se fait même de la règle de droit, se situe davantage du côté de la ratio que de la voluntas[20], en particulier quand elle affirme que la « loi » doit permettre « au citoyen de régler sa conduite »[21]. Mais il est vrai que la matière est ici particulière : si la loi est une règle de droit au sens libéral – et donc non politique si l’on accepte cette distinction – il faut alors s’assurer que celui qui exprime cette règle de droit dispose de l’autorité suffisante pour le faire[22].
Toujours est-il qu’a priori l’article 6§1 ne semble avoir d’utilité pratique que de sanctionner, dans des hypothèses certes possibles mais finalement peu fréquentes, des décisions rendues par des tribunaux établis par le pouvoir exécutif.
2- Les articles 19 TUE et 47 de la Charte de l’UE
Ici les normes dispositionnelles semblent encore moins intéressantes. L’article 47 de la Charte apparait comme un décalque de l’article 6§1 : « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial, établi préalablement par la loi » ; un décalque d’ailleurs revendiqué par la Cour de justice de Luxembourg elle-même puisqu’elle proclame que « les premier et deuxième alinéas de cet article 47 correspondent à l’article 6, paragraphe 1, et à l’article 13 de la convention européenne de sauvegarde »[23]. Le sens de cette disposition et sa portée sont d’ailleurs, en vertu de l’article 52-3 de la Charte, les mêmes que ceux que leur confère la Convention.
Par ailleurs le Traité de Lisbonne, en intégrant la Charte, posait un nouvel art 19§1 al 2 TUE au terme duquel « les Etats membres établissent les voies de recours nécessaires pour assurer une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union ». Cette disposition qui ne fait que rappeler le rôle de juge européen de droit commun du juge national n’évoque pas même l’exigence d’un tribunal « établi par la loi ». Au meilleur des cas pouvait-on imaginer par une interprétation systématique sans doute pas si constructive que la notion de « protection juridictionnelle effective » l’impliquait.
B- Un domaine a priori inaccessible aux juridictions européennes
1- En ce qui concerne la Cour EDH
Le rôle de la Cour consiste à se prononcer sur les éventuelles violations commises par les hautes parties contractantes dans les droits que tiennent les individus de la Convention. Cette évidence devient finalement un problème pour le sujet qui nous occupe car la Cour exerce généralement à cette fin un contrôle in concreto dans son contentieux. Or l’organisation juridictionnelle des Etats renvoie par définition à des questions abstraites et objectives de légalité (et de constitutionnalité). Certes ce contrôle in abstracto n’est plus tout à fait marginal et la Cour exerce un tel contrôle de la norme interne depuis longtemps : d’abord dans le contexte des victimes potentielles de lois de surveillances[24], puis dans l’hypothèse où la violation de la Convention prend sa source directement dans une norme nationale, y compris constitutionnelle[25]. Enfin ce contrôle in abstracto justifie même l’existence de la procédure de l’arrêt pilote puisqu’il convient par cet outil de remédier à une inconventionnalité systémique du droit interne. Il n’en demeure pas moins que la mission de la (ajout) Cour « ne consiste point à contrôler in abstracto la loi applicable en l’espèce au regard de la Convention, mais à rechercher si la manière dont elle a été appliquée au requérant ou a touché celui‑ci a enfreint la Convention »[26].
Par ailleurs, s’il importe pour la Cour européenne de Strasbourg de garantir et de développer les droits contenus dans la Convention, celle-ci n’a pas vocation pour autant à promouvoir un modèle constitutionnel particulier. Certes, si « la Cour a souligné l’importance croissante qui s’attache à la notion de séparation des pouvoirs et à la nécessité de préserver l’indépendance de la justice […] elle a également dit que ni l’article 6 ni aucune autre disposition de la Convention n’obligeaient les États à se conformer à telle ou telle notion constitutionnelle théorique concernant les limites admissibles à l’interaction entre l’un et l’autre des pouvoirs »[27]. Il est vrai que la Cour peut user des notions constitutionnalisantes de « société démocratique » (articles 8 à 11§2) et de « prééminence du droit » (préambule) et l’on n’est guère surpris que celle-ci considère que la démocratie est « l’unique modèle politique envisagé par le Convention et, partant, le seul qui soit compatible avec elle »[28].
S’ingérer dans l’organisation juridictionnelle des Etats est encore une autre affaire. Tout au plus, mais c’est encore une difficulté pour la Cour, celle-ci peut-elle – après avoir conventionnalisé des dispositions de droit interne en quelque sorte – se prononcer quant au respect du tribunal (par le tribunal ?) de ses dispositions instituantes. Mais un tel contrôle ne peut-être que très délicat et en tout état de cause tout à fait subsidiaire puisque « l’interprétation de la législation interne incombe au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et tribunaux »[29]. Ainsi, et sans se référer principalement aux notions constitutionnalisantes indiquées, pas plus qu’à celle de « séparation des pouvoirs », la Cour européenne a étendu la notion de « tribunal établi par la loi » comme signifiant un tribunal établi « conformément à la loi » : dès lors a-t-elle a pu sanctionner des irrégularités commises au regard du droit interne portant sur la compétence d’un tel tribunal[30], ou encore sur la composition même d’un tribunal[31].
2- Pour la CJUE
Là encore, les termes du combat rendent la position des juges particulièrement difficile, même si la nature intégrée de l’ordre juridique européen rend peut-être plus évident le traitement de questions institutionnelles : le juge interne étant le juge de droit commun de l’Union, le droit européen ne peut totalement se désintéresser de son statut. D’abord, il s’agit là d’une tautologie, mais qui mérite encore d’être rappelée, le droit de l’Union européenne s’applique dans le champ d’application… du droit de l’Union. Et quand bien même ce champ est interprété de manière particulièrement extensive[32], la limite, notamment posée par l’article 51§1 de la Charte, est notable. A priori les questions d’organisation juridictionnelle des Etats sortent de ce champ d’application, sauf à considérer que le droit de l’Union est omni-compétent. Par ailleurs l’article 47 de la Charte ayant la même signification que l’art 6§1, les limites dans le déploiement institutionnel de l’un se répercutent sur l’autre. On comprend donc bien l’intérêt d’un appel par les autorités européennes à l’article 2 TUE relatif à « l’Etat de droit » et au « valeurs » de l’Union, lequel permet d’appréhender plus nettement le domaine constitutionnel et en particulier l’organisation juridictionnelle des Etats.
Une autre limite, peut-être plus anecdotique mais qui mérite d’être visée, réside dans la voie de la question préjudicielle. Même s’il ne consiste pas en la seule procédure de saisine de la Cour européenne de Luxembourg, il est clair que ce mécanisme qui a tant fait pour le développement du droit de l’Union n’est pas véritablement destiné à permettre à la Cour de se prononcer in abstracto sur la conformité des législations nationales au droit européen. Certes la pratique de la Cour tend, tout comme sa consœur strasbourgeoise, à objectiver et abstraire son contrôle ; toutefois il demeure que « la justification du renvoi préjudiciel est non pas la formulation d’opinions consultatives sur des questions générales ou hypothétiques, mais le besoin inhérent à la solution effective d’un litige »[33]. On voit donc ici poindre un problème majeur : la Cour ne peut se prononcer – en tout cas selon la voie préjudicielle – sur les questions d’organisation juridictionnelle que si les juridictions nationales elles-mêmes le souhaitent, et même le demandent.
On ne sera donc guère surpris de constater que la jurisprudence relative à la notion de « tribunal établi par la loi » au sens de l’art 47, s’est développée dans un premier temps à l’occasion d’un litige portant sur une juridiction loyale par nature puisqu’il concernait une juridiction de l’Union même, à savoir le Tribunal de la fonction publique. Dans son arrêt Simpson la Cour affirme une première fois que la procédure de nomination des juges constitue un élément du droit d’être entendu par un tribunal « établi par la loi », même si en l’espèce elle juge que l’irrégularité constatée dans la procédure n’est pas telle qu’elle aurait entrainé une violation du droit garanti par l’article 47[34].
II/ La construction à deux voix d’un droit à un tribunal établi par la loi
L’extension par les cours européennes du droit d’être entendu par un tribunal « établi par la loi » aux procédures de nomination (A) constitue une remarquable alliance juridictionnelle contre la logique illibérale en œuvre notamment en Pologne (B).
A- L’extension du droit à un tribunal « établi par la loi » aux procédures de nomination
1- L’arrêt Astradsson : l’autonomisation du droit d’être entendu par un tribunal « établi par la loi »
L’affaire qui mérite d’être présentée ne concernait nullement une démocratie habituellement qualifiée d’illibérale mais une paisible république nordique ; mais il est clair que les juges de Strasbourg avaient déjà en tête la question polonaise puisque 94 requêtes avaient été introduites contre la Pologne entre 2018 et 2021, concernant divers aspects de la réorganisation du système judiciaire polonais initiée en 2017. Les faits portaient sur le recours en appel d’une condamnation pénale formé par un citoyen islandais et rejeté par une Cour, dans laquelle siégeait un juge qui avait été proposé par la ministre en violation des règles internes et confirmé tout aussi irrégulièrement par le parlement. La question était nouvelle pour la Cour européenne de Strasbourg et se posait en ces termes : l’irrégularité d’une nomination initiale par les autorités exécutives et législatives empêche-t-elle de manière générale et absolue de considérer tel tribunal comme « établi par la loi » ? La nouveauté de la question réside en ce qu’elle interrogeait la portée de l’irrégularité de la nomination, indépendamment de toute question quant à l’indépendance et l’impartialité du tribunal.
L’une des difficultés – assez classique, on l’a lu – pour la Cour consistait à définir son degré d’ingérence dans ces questions institutionnelles. Ainsi après avoir annoncé devoir faire preuve d’une certaine retenue judiciaire, la Cour présente – de manière assez didactique – une feuille de route en trois étapes : dans un premier temps, elle examine l’existence d’une « violation manifeste » du droit interne ; dans un second temps elle évalue l’importance de cette violation en s’assurant qu’elle n’affecte pas « une règle fondamentale » de procédure ; enfin la Cour vérifie que les juridictions internes ont bien réalisé un contrôle et un redressement effectif de ces violations. Au terme de ce triple test les juges européens estiment en l’espèce qu’une violation manifeste du droit interne ayant affecté les règles fondamentales de la procédure de nomination n’a pas été redressée par les juridictions internes et concluent à la violation du droit d’être entendu par un tribunal « établi par la loi »[35]. Il faut noter qu’au titre de l’art 46, la Cour, sans obliger pour autant l’Islande à rouvrir toutes les affaires déjà jugées par la pseudo Cour d’appel, invite tout de même l’Etat islandais à tirer les conclusions qui s’imposent en termes de mesures générales d’organisation.
L’autonomisation du droit à un tribunal « établi par la loi » par rapport aux principes d’« indépendance » et d’ « impartialité », même si un lien évident ne peut pas ne pas demeurer, doit être souligné : la notion de « tribunal établi par la loi » renvoie entièrement à cette conventionnalisation des règles de droit interne. Toutefois l’autonomisation de ces notions ne joue que dans le sens de leur extension puisque dans une affaire ultérieure Todorova, la Cour indique, alors même que la requérante n’avait soulevé que des griefs au titre de la violation de l’indépendance et d’impartialité du tribunal, qu’elle ne « perdra pas de vue l’exigence d’un tribunal établi par la loi lorsque cela s’avèrera pertinent »[36].
La Cour européenne de Strasbourg a par la suite fait application du test Astradsson dans plusieurs affaires polonaises. Dans l’affaire Xero Flor, elle juge ainsi que la Cour constitutionnelle polonaise n’est pas un « tribunal établi par la loi » au regard de l’élection d’un juge par la Diète qui avait été proposé le président de la République en violation même de la Constitution, laquelle avait été d’ailleurs dénoncée par l’ancienne Cour constitutionnelle elle-même[37]. Dans l’affaire Reczkowicz la Cour européenne juge que la chambre disciplinaire de la Cour suprême polonaise n’est pas un « tribunal établi par la loi » au regard des conditions de nomination des juges violant les principes constitutionnels et européens[38]. Dans les affaires Dolińska-Ficek et Ozimek c’est la Chambre du contrôle extraordinaire et des affaires publiques de la Cour suprême polonaise qui est définie comme n’étant (ajout) pas un pseudo tribunal au sens de l’art 6§1, eu égard à la nomination des juges qui la composent par le président de la République en dépit de leur suspension par une ordonnance de cette même Cour[39]. C’est exactement les mêmes questions et les mêmes réponses qui sont apportées dans l’affaire Advance Pharma, cette fois-ci à propos de la chambre civile de la Cour suprême polonaise[40]. Aux termes de ces deux dernières décisions, sans encore prononcer formellement d’arrêt pilote, la Cour européenne invite la Pologne à prendre des mesures correctives, reconnaissant ainsi ouvertement le problème systématique de la réorganisation du pouvoir juridictionnel par les autorités.
Enfin de manière tout à fait spectaculaire, la Cour a fait droit a une demande d’indication de mesures provisoires dans une décision Stepka[41] à l’occasion d’une procédure disciplinaire engagée une nouvelle fois devant la décidément fameuse Chambre disciplinaire de la Cour suprême polonaise. On peut très bien voir une forme d’assouplissement de la Cour dans sa doctrine des mesures provisoires, jusque là réservées aux situations d’une particulière exceptionnelle[42] ; il serait peut-être plus exact de lire davantage une promotion des situations de violation du droit d’être entendu par un tribunal « établi par la loi » au rang des situations d’une gravité exceptionnelle.
2- L’arrêt Z.[43]: l’extension du domaine couvert par l’Union
Les faits donnant lieu à ce contentieux sont relativement complexes. Le requérant, le juge W. Zurek – l’une des figures de la résistance d’un certain milieu judiciaire polonais face aux réformes engagées par le pouvoir – cherchait à contester la légalité d’une mutation professionnelle prononcée contre son gré par le président d’un tribunal régional. Le recours devant le Conseil de la magistrature de Pologne qui statuait en formation de juge unique aboutit à un non-lieu. Le requérant forma un recours contre cette dernière décision devant la Cour suprême de Pologne en l’ayant assortie d’une demande tendant à obtenir la récusation des membres de la Chambre de contrôle extraordinaire des affaires publiques – eu égard à leur condition de nomination – à laquelle incombait l’examen du recours. Statuant en juge unique la formation visée déclara le recours irrecevable. C’est au terme de ce tortueux parcours procédural que la formation élargie de la Cour suprême de Pologne saisit la Cour de justice de l’Union d’une question tendant à identifier si les articles 19§1 al 2 TUE et 47 de la Charte des droits fondamentaux l’obligeait à examiner la demande de récusation présentée par le requérant en dépit de l’ordonnance de rejet déjà rendue par le juge, lui-même visé par la demande.
La mobilisation de l’art 19§1 TUE dans cette affaire résultait d’une jurisprudence qui ne concernait pas non plus une situation d’illibéralisme régulièrement entendu, mais un litige portant sur la réduction de salaires de certains juges au Portugal. Dans sa décision ASJP[44] – alors même que l’article 47 de la Charte était mobilisé – la Cour déploie également son argumentation au titre de l’article 19§1. Or cette disposition évoque les domaines « couverts par l’Union », notion plus large que le « champ d’application de l’Union » au sens de la Charte. L’applicabilité de l’article 19§1 TUE se justifiait tout de même dans la mesure où la Cour des comptes portugaise, dont les requérants magistrats étaient issus, pouvait passer pour une juridiction susceptible de statuer sur des questions de droit de l’Union. Toutefois l’affaire portugaise – dont le raisonnement sera appliqué dans l’arrêt Commission c/ Pologne de 2019 concernant l’indépendance de la Cour suprême[45] – portait classiquement sur l’indépendance des juges et non sur l’« établissement par la loi » de la juridiction. Le lien entre l’article 19§1 TUE et le droit spécifique à être entendu par un tribunal « établi par la loi » est finalement affirmé par les arrêts Commission c/ Pologne de 2021[46] et surtout W.Z. Dans la première décision, la Cour de Luxembourg considéra explicitement que l’article 19§1 TUE contient effectivement la notion de « tribunal établi par la loi » mais sans pour autant à se référer au précédent strasbourgeois Astradsson. La cause en était qu’il n’était pas question de nomination de magistrats mais plus classiquement de compétence d’un tribunal. Aussi la CJUE jugea que la loi polonaise, qui confiait au président de la chambre disciplinaire le soin de déterminer de manière discrétionnaire le tribunal compétent en cette matière, interdisait de qualifier celui-ci de « tribunal légal ». C’est d’ailleurs le refus par les autorités polonaises d’exécuter cet arrêt – et donc d’établir légalement la chambre disciplinaire – qui est à l’origine de la décision en indication de mesures provisoires Stepka[47].
Mais c’est bien l’affaire W.Z. qui constitue le point d’orgue de la sophistication de cette jurisprudence. Après avoir considéré que l’article 19 TUE était applicable dès lors que le tribunal régional où exerçait le requérant était bien une juridiction « susceptible d’être amenée à statuer sur des questions liées à l’application ou à l’interprétation du droit de l’Union »[48], la Cour constate une violation du droit à être entendu par un « tribunal établi par la loi » en combinant deux critères au fond difficilement distinguables : celui de la gravité de l’irrégularité et celui du risque de doute légitime provoqué quant à l’indépendance et l’impartialité des juges concernés. La Cour ne pouvait que conclure à un tel constat dès lors que la nomination du juge de la chambre qui avait rendu la décision d’irrecevabilité par le président de la République avait été suspendue par une décision de justice.
B- Une alliance juridictionnelle contre la logique illibérale
1- La légitimation réciproque
La technique par laquelle les deux cours européennes ont construit le droit d’être entendu par un tribunal « établi par la loi » est finalement devenue assez classique : chacune feint de découvrir dans la jurisprudence de l’autre une vérité juridique à laquelle chacune a pourtant précédemment participé. Le droit se construit ainsi par une sorte de sédimentation croisée, offrant à ceux qui le mobilisent un formidable outil de légitimation. Ainsi dans l’affaire Astradsson, la Cour européenne des droits de l’Homme se réfère à l’arrêt Simpson, en notant que sa consœur luxembourgeoise s’était elle-même référé au premier arrêt de chambre Astradsson, pour conclure que la notion de « tribunal établi par la loi » s’appliquait au processus de nomination des juges[49]. Ces juges de Strasbourg, dans leurs jurisprudences polonaises ultérieures, se réfèrent ensuite à l’arrêt W.Z. lequel s’était lui-même largement appuyé sur l’affaire islandaise pour construire le droit d’être entendu par un « tribunal établi par la loi » sur le fondement de l’article 19§1 TUE.
Ces références croisées masquent pourtant quelquefois des raisonnements relativement différents. Cela n’a d’ailleurs pas échappé à une minorité de juges dans l’affaire Astradsson, lesquels avaient souligné l’attention de la Cour de justice de l’Union moins pour une autonomisation théorique du droit à être entendu par un « tribunal établi par la loi » que pour une analyse in concreto des conséquences des irrégularités en termes d’impartialité et d’indépendance[50]. Ici comme ailleurs les exigences de la Cour de Luxembourg demeurent strictement ordonnées à la logique de l’ordre intégré.
Par ailleurs dans les affaires jugées par la Cour européenne de Strasbourg à partir de l’affaire Reczkowicz, cette dernière prend pour habitude de copier-coller de longs développements de la jurisprudence de la Cour de justice, notamment l’arrêt AK[51]. Or ce dernier ne portait pas sur l’exigence d’un « tribunal légal » mais sur l’indépendance et l’impartialité – ou plutôt la non indépendance – de la chambre disciplinaire de la Cour suprême polonaise. Le plus curieux est que cet arrêt luxembourgeois n’est pas tant pris en compte pour lui-même mais dans la seule mesure où il a été intégré par la jurisprudence ultérieure de la Cour suprême polonaise comme preuve de la violation par les autorités polonaises non seulement du droit constitutionnel polonais mais également du droit de l’Union, ici considéré par la Cour de Strasbourg comme un élément du droit domestique polonais – c’est également le cas dans l’affaire Stepka -, lui-même se trouvant en dernier lieu conventionnalisé. La ressource est à l’évidence particulièrement intéressante pour les juges européens lorsqu’ils ont la délicate tâche d’identifier une violation du droit interne ; a fortiori quand cette violation du droit interne ne se matérialise pas vraiment par une irrégularité procédurale et technique aisément identifiable mais par une violation des principes aussi généraux que celui « d’Etat de droit ».
2- Vers un droit subjectif du juge interne
Ce développement du droit au « juge légal » vise à servir assurément le justiciable mais il tend de plus en plus à se transformer en un droit pour le juge interne à être lui-même « établi » par la loi. Dans les affaires polonaises dont cette communication a fait état, plusieurs ont été initiées par des juges ou des professionnels de la justice : M. W. Zurek est un magistrat ; c’est le cas également de Mme Dolinska-Ficek, de M. Ozimek et de M. Stepka ; quant à Mme Reckowicz, elle est une avocate dont le statut relevait de la chambre disciplinaire de la Cour suprême. Manifestement, le développement du droit à être entendu par un tribunal « établi par la loi » dans ses exigences relatives à la régularité des nominations des juges n’aurait jamais pu se concevoir et se fortifier sans la mobilisation des juges nationaux, requérants ou interprètes de la violation du droit interne. Les juridictions européennes ont véritablement conçu leur rôle et leur alliance comme des soutiens aux combats de certains juges polonais contre les autorités en charge de la réorganisation du système judiciaire.
La construction d’un droit à être entendu par un tribunal « établi par la loi » participe-t-elle de la formation d’un véritable droit subjectif du juge ? Le président Sicilianos dans son opinion séparée à l’affaire Baka évoquait déjà le développement au côté d’un droit au juge indépendant, d’un « droit du juge à l’indépendance »[52]. Celui-ci s’appuyait notamment sur la Magna Carta des juges, adoptée par la Conseil consultatif de juges européens en novembre 2010, ajoutant que « [l]’indépendance du juge doit être statutaire, fonctionnelle et financière. Par rapport aux autres pouvoirs de l’État, elle doit être garantie aux justiciables, aux autres juges et à la société en général par des règles internes au niveau le plus élevé ». La Cour européenne de Strasbourg fait d’ailleurs référence à ce texte dans ses arrêts Reczkowicz et Dolinska-Ficek, même si la mention ne figure certes pas dans ses motifs. C’est également sur le fondement de ce texte que le juge Pinto de Albuquerque dans son opinion séparée à l’arrêt Astradsson propose une interprétation rigoureusement contra legem de l’article 6§1, estimant que la nomination d’une juge « doit résulter de la décision prise par un organe composé d’au moins une majorité de juges »[53].
Cette émergence d’un droit subjectif du juge à se voir « établi par un tribunal » – qui demeure qu’un aspect de ce droit subjectif du juge[54] – se trouve particulièrement accusée dans les affaires W.Z. et Dolinska-Fincek puisque s’agissant d’une part de la contestation d’une mutation d’office et d’autre part d’un refus de nomination, il n’était pas même question de contentieux disciplinaire, là où en effet il eut été logique d’attendre une défense énergique des cours européennes contre d’éventuelles manifestations de détournement de pouvoir.
Le droit du juge à être un bon juge et un juge légal se prolonge donc dans la reconnaissance de la revendication pour lui-même d’être un vrai juge nommé par ses pairs. Voilà qui aurait de quoi alimenter les critiques sur le gouvernement dicastique : l’Etat de droit comme Etat des juges. N’est-ce pas là le stade suprême de l’Etat de droit ?
[1] F. Zakaria, « De la démocratie illibérale », Le Débat, 1998/2, p. 17.
[2] Notamment parce qu’il sous-entend que la démocratie libérale serait une vraie démocratie alors qu’elle n’est qu’un régime représentatif. Il n’est pas ici question par ailleurs d’affirmer que le régime représentatif est meilleur ou pire que la démocratie, mais simplement de rappeler qu’il ne s’agit pas de la même chose.
[3] Sur ce point je me permets de renvoyer à X. Souvignet, La prééminence du droit dans le droit de la Convention européenne des droits de l’Homme, Bruxelles, Bruylant, 2012.
[4] En ce qui concerne le droit de la Convention européenne des droits de l’Homme, la notion de « prééminence du droit » devient opportunément quelquefois « Etat de droit » par les jeux de la traduction à partir de la notion de « rule of law »
[5] Art 2 TUE : « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes ». L’art 7 TUE, quant à lui, prévoit une procédure destinée à faire face à un « risque clair de violation grave par un État membre des valeurs visées à l’article 2 ».
[6] La littérature sur le sujet est devenue pléthorique en langue française bien que l’objet demeure au fond mystérieux. Je ne me risquerais ici qu’à renvoyer à la thèse de L. Heuschling, Etat de droit, Rechtsstaat, Rule of Law, Dalloz, 2002 ; ainsi qu’à la synthèse désormais classique de J. Chevallier, L’Etat de droit, 6e ed, Paris, LGDJ, 2017.
[7] Il semblerait que la sanction ne soit pas toujours crainte, comme en a témoigné la volonté de la Fédération de Russie de se retirer du Conseil de l’Europe, avant que le Comité des ministres ne prenne formellement la décision de l’exclure le 16 mars 2022.
[8] Les principes généraux du droit de l’Union européenne reposent au fond sur une même logique dès lors qu’ils sont censés avoir pour sources les traditions constitutionnelles communes et les instruments internationaux de protection des droits de l’Homme.
[9] M. Levinet, Théorie générale des droits et libertés, 4e ed., Bruxelles, Bruylant, 2012, p. 20.
[10] C’est d’ailleurs là la force et la faiblesse des « valeurs » qui se présentent sur le mode radical de la foi ; puisque tout le monde ne saurait être forcément touché par cette grâce.
[11] C’est d’ailleurs la seule hypothèse où la notion de « loi » dans le texte de la Convention (traduction impropre de « law ») fait référence à un acte formel du parlement et non à une règle de droit caractérisée non par sa forme mais par sa compatibilité avec la « prééminence du droit », et ce afin de soustraire l’organisation de la justice tant au pouvoir exécutif qu’au pouvoir judiciaire lui-même (cf. infra).
[12] CEDH, 20 octobre 2009, Gorguiladzé c/ Géorgie, req. 4313/04.
[13] CEDH (GC), 1er décembre 2020, Astradsson c/ Islande, req. 26374/18.
[14] CJUE (GC), 26 mars 2020, Simpson et AG, C-542/18 RX-II.
[15] Cf. notamment l’analyse de W. Zagorsky, « Quand la Cour constitutionnelle polonaise réfute la jurisprudence de la CJUE », JP Blog, 21 octobre 2021.
[16] Commission EDH, 12 octobre 1978, Zand c. Autriche, requête n° 7360/76, Décisions et rapports (DR) 15, pp. 70, 97).
[17] CEDH, 22 juin 2000, Coëme et al. c. Belgique, req. 32492/96 et al.
[18] CEDH, 26 avril 1979, Sunday Times, req 6538/74.
[19] CEDH, 28 novembre 2002, Lavents c/ Lettonie, req. 58442/00.
[20] Sur cette distinction, cf. en particulier C. Schmitt, Théorie de la constitution, trad. française, PUF.
[21] CEDH, Sunday Times, op. cit. On pourrait tout aussi considérer que la loi est l’expression de la volonté générale, par exemple.
[22] Cette préoccupation est d’ailleurs a rapproché de l’exigence issue de la prééminence du droit selon laquelle les tribunaux doivent inspirer la « confiance du public » : CEDH, Sunday Times, ibid, §55.
[23] CJUE, 30 juin 2016, C-205/15.
[24] CEDH, 6 septembre 1978, Klass c Allemagne, req. 5029/71.
[25] CEDH, 29 octobre 1992, Open Door et Dublin Well Woman c/ Irlande, req. 14235/88.
[26] CEDH, 24 mars 1988, Olsson c/ Suède (n°1), req. 10465/83.
[27] CEDH (GC), 23 juin 2016, Baka c. Hongrie, n°20261/12, §165.
[28] CEDH, 30 janvier 1998, PCU de Turquie et al. c Turquie, req. 133/196/752/951.
[29] CEDH, Coëme c/ Belgique, op. cit., §115.
[30] Ibid.
[31] CEDH, Gorguiladzé c/ Géorgie, op. cit.
[32] CJUE (GC), 26 février 2013, Akerberg Fransson, C-617/10 : La Cour décide de l’application de la Charte dès lors qu’une mesure nationale « entre dans le champ d’application » du droit de l’UE – et pas seulement lorsqu’une telle mesure « met en œuvre » le droit de l’UE.
[33] CJUE, 10 décembre 2018, Wightman, C-621/18.
[34] CJUE, Simpson, op. cit. Le litige prend sa source dans la nomination par le Conseil au Tribunal de trois juges, à partir d’une liste établie par la Cour de justice, laquelle n’avait été préalablement dressée que pour deux postes à pourvoir.
[35] CEDH, Astradsson c/ Islande, op. cit.
[36] CEDH, 19 octobre 2021, Miroslava Todorova c/ Bulgarie, req. 40072/13, §114.
[37] CEDH, 7 mai 2021, Xero Flor c. Pologne, req. 4907/18.
[38] CEDH, 22 juillet 2021, Reczkowicz c/ Pologne, req. 43447/19.
[39] CEDH, 2021, Dolinska-Ficek et Ozimek, req. 49868/19 et al.
[40] CEDH, 3 février 2022, Advance Pharma c/ Pologne, req. 1469/20.
[41] CEDH, mesures provisoires, 14 avril 2022, Stepka c/ Pologne, req. 18001/22.
[42] Les mesures provisoires ne bénéficient en principe – bien qu’il n’existe aucune irréfragabilité – au droits protégés par les articles 2 à 4 de la Convention.
[43] CJUE (GC), 6 octobre 2021, W. Z., C-487/19.
[44] CJUE (GC), 27 juillet 2018, ASJP, C-6416. Cf. notamment l’analyse de S. Platon, « La justice européenne au secours de l’Etat de droit ? La Cour de justice de l’Union européenne gardienne de l’indépendance des juges nationaux », JADE, 24 mai 2018.
[45] CJUE (GC), 24 juin 2019, Commission c/ Pologne, C-619/18.
[46] CJUE (GC), 15 juillet 2021, Commission c/ Pologne, C-791/19.
[47] CEDH, Stepka c/ Pologne, op. cit.
[48] CJUE (GC), W.Z., op. cit., §106.
[49] CEDH (GC), Astradsson c/ Islande, op. cit., §228.
[50] Opinion partiellement concordante, partiellement dissidente commune aux juges O’Leary, Ravarani, Kucko-Stadlmayer et Ilievski, Ibid.
[51] CJUE (GC), 19 octobre 2019, AK., C-585/18.
[52] Opinion concordante du juge Sicilianos, CEDH, Baka c/ Hongrie, op. cit.
[53] Opinion partiellement concordante et partiellement dissidente du juge Pinto de Albuquerque, CEDH, Astradsson c/ Islande, op. cit.
[54] Cf. également l’arrêt CEDH, Todorova c/ Bulgarie, op. cit., concernant des procédures disciplinaires dirigées contre une magistrate ayant publiquement dénoncé des certaines décisions affectant l’organisation judiciaire en Bulgarie.