Une protection européenne en trompe l’œil du droit à l’avortement Retour sur l’arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l’homme, dans l’affaire M. L. contre Pologne le 14 décembre 2023
Si le communiqué de presse publié par la Cour européenne de l’homme présente l’arrêt M.L. contre Pologne du 14 décembre 2023 comme sanctionnant cet État pour avoir refusé à la requérante d’interrompre sa grossesse, ce n’est en réalité pas le refus d’avortement qui est per se considéré par le juge comme contraire à la Convention. En effet, si la Pologne est sanctionnée, c’est parce que ce refus d’interruption de grossesse est fondé sur une décision du tribunal constitutionnel polonais le 22 octobre 2022 que la Cour estime invalide en raison de la composition irrégulière dudit tribunal. Loin de se prononcer sur la question substantielle en cause ici – à savoir la restriction drastique de l’accès à l’avortement par le droit polonais –, la Cour refuse, une fois de plus, non seulement de faire découler de l’article 8 un droit à l’avortement, mais semble même aller en deçà des garanties (déjà minces) esquissées en la matière par sa jurisprudence antérieure.
Par Laurie Marguet, Maîtresse de conférences en droit public, Université Paris Est Créteil, MIL, laurie.marguet@u-pec.fr
En revenant, en juin 2022, sur la protection constitutionnelle de l’interruption de grossesse, l’arrêt Dobbs contre Jackson Women’s Health[1] de la Cour suprême des États-Unis a créé une véritable « onde de choc mondiale »[2]. Il a conduit à une prise de conscience généralisée de la fragilité de ce « droit » à travers le monde. C’est précisément ce contexte mondial et européen qui a d’ailleurs conduit les parlementaires français à constitutionnaliser la liberté d’interrompre sa grossesse, le 8 mars 2024[3], afin de le protéger contre la montée en puissance des partis politiques anti-avortement, comme le montre non seulement l’exemple des États-Unis, mais aussi de la Hongrie, de la Pologne ou de l’Italie[4].
En effet, en Europe, si en théorie, tous les États membres de l’Union européenne autorisent l’interruption de grossesse, les encadrements divergent fortement. Ainsi, il faut rappeler que tous n’autorisent pas l’interruption volontaire de grossesse. Certains se cantonnent à autoriser, à de strictes conditions, l’interruption médicale de grossesse. C’est ici un point terminologique important, tant l’usage du terme « avortement » tend à englober des réalités juridiques, sociales et factuelles extrêmement diverses, invisibilisant par-là des différences pourtant fondamentales entre les différents régimes juridiques applicables à l’interruption d’une grossesse.
Il importe, de ce fait, de bien distinguer l’interruption médicale de grossesse (IMG) de l’interruption volontaire de grossesse (IVG).
Dans le premier cas, l’interruption n’est possible que pour protéger la santé (et/ou la vie) de la femme enceinte (en cas d’indication dite « maternelle ») ou pour éviter la naissance d’un enfant atteint d’une affection particulièrement grave (en cas d’indication dite « fœtale »). L’IMG – à la différence de l’interruption volontaire de grossesse (IVG) – suppose dès lors qu’un (ou plusieurs) médecin(s) atteste(nt) l’existence d’un tel risque. Certes, la notion de « santé » peut être comprise de manière plus ou moins stricte par les différents ordres juridiques : certains se limitent à admettre l’interruption de grossesse dans le seul cas où la poursuite de la grossesse met réellement en danger la vie de la femme enceinte (et/ou si le fœtus est atteint d’une affection grave) ; d’autres l’acceptent également dans des situations où la poursuite de la grossesse engendre des difficultés économiques, sociales ou émotionnelles, susceptibles de nuire au bien-être psychologique de la femme enceinte. Cependant, pour variées que soient ces différentes situations, il n’en demeure pas moins qu’en cas d’IMG, le corps médical doit toujours autoriser l’interruption. Dans le second cas, la femme enceinte est seule juge des motifs de l’interruption. Même si l’interruption volontaire de grossesse peut certes être enserrée, en fonction des pays, par des conditions plus ou moins strictes (délai, consultation préalable, délai de réflexion, etc.), elle ne requiert aucune autorisation médicale.
Or, non seulement certains États n’autorisent l’IVG que depuis peu (en 2019 en Irlande[5]; en 2023 en Finlande[6]), mais plus encore – au-delà des pays dans lesquels l’accès à l’IVG demeure de facto difficile (comme en Italie ou en Hongrie) -, tous les États n’autorisent pas l’IVG. Il en va ainsi de Malte, où seule l’interruption médicale de la grossesse est autorisée, depuis 2023, et ce, uniquement à la triple condition que la poursuite de la grossesse soit susceptible d’entraîner le décès de la femme enceinte, que le fœtus ne soit pas viable et qu’une équipe de trois médecins autorise l’interruption de grossesse, réalisée dans un hôpital agréé. Il en va de même en Pologne où l’IMG n’est désormais autorisée, depuis 2020, qu’en cas de viol ou de danger pour la vie de la mère. Seule l’interruption médicale de grossesse y est donc là encore permise, et ce, à de très strictes conditions[7].
De telles restrictions s’expliquent par l’absence de compétence de l’Union européenne en matière d’avortement. Si le Parlement européen s’est prononcé, par le biais de résolutions, contre l’interdiction de facto du droit à l’avortement en Pologne[8], ou, en faveur d’une inscription du droit à bénéficier d’un avortement sûr et légal dans un article 7bis de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne[9], l’IVG demeure, à l’heure actuelle, en dehors de son champ de compétence. Ainsi, bien qu’elle ait explicitement désapprouvé les restrictions polonaises en matière d’avortement, l’Union européenne n’a pas pu aller au-delà d’une simple « désapprobation » politique des choix faits en la matière par les autorités polonaises.
Quid alors des éventuelles protections accordées à l’avortement par la Cour européenne des droits de l’homme ? Alors qu’elle était, de nouveau, amenée à se prononcer sur la conventionnalité de la législation polonaise, dans une affaire M.L. contre Pologne, la Cour s’est, une fois de plus, refusée, dans l’arrêt du 14 décembre 2023, à faire de l’avortement un droit protégé par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme[10].
En l’espèce, la requérante est enceinte de 15 semaines lorsqu’elle reçoit la confirmation, le 20 janvier 2021, que le fœtus est atteint de trisomie 21. Après avoir été examinée par trois spécialistes d’un hôpital de Varsovie, qui considèrent qu’elle se trouve bien dans une situation permettant une interruption de grossesse, elle obtient un rendez-vous pour une IMG, dans ce même hôpital, pour le 28 janvier 2021. Cependant, le 27 janvier 2021, la décision du tribunal constitutionnel polonais déclarant inconstitutionnelle la possibilité d’interrompre sa grossesse en cas de malformation fœtale est publiée au journal officiel et commence, partant, à produire des effets[11]. Dans la nuit du 27 au 28 janvier, la requérante écrit alors au médecin en charge de son IMG pour savoir si son rendez-vous du lendemain est maintenu. Il refuse : compte tenu de la décision rendue par le tribunal constitutionnel, elle ne pourra pas avorter dans un établissement en Pologne. Immédiatement après, la requérante part aux Pays-Bas pour y interrompre sa grossesse, ce qu’elle réussit à faire le 29 janvier 2021. La requérante saisit ensuite la Cour européenne des droits de l’homme. Elle fait valoir que ces différents évènements (et notamment son voyage aux Pays-Bas) ont eu pour elle des conséquences financières, psychiques et physiques dommageables. Elle considère que l’encadrement polonais de l’avortement a violé son droit à la protection de son intégrité physique contre des traitements inhumains ou dégradants (article 3), son droit à la vie privée (article 8) et son droit à un procès équitable (article 6).
Dans cette affaire, la Cour européenne condamne la Pologne pour violation de l’article 8. Elle considère que la décision rendue par le tribunal constitutionnel (qui a pour conséquence le refus fait à la requérante d’interrompre sa grossesse en Pologne) viole les standards de « l’État de droit » (I). Cependant, cette décision ne saurait être lue comme consacrant un droit à l’avortement pour les femmes polonaises. Si la Cour rend bien un constat de violation, c’est avant tout pour des raisons qu’on pourrait qualifier ici de « procédurales ». L’impulsion européenne en faveur d’une légalisation de l’avortement en Europe ne viendra donc pas de l’arrêt du 14 décembre 2023 (II).
I. La protection des standards de l’État de droit par la Cour européenne
Le communiqué de presse publié par la Cour à propos de l’arrêt M.L. contre Pologne indique que l’arrêt constate une « violation de la Convention en raison de la situation d’une femme contrainte de se faire avorter à l’étranger à la suite d’une réforme de la législation polonaise »[12]. Et effectivement, la Pologne est condamnée pour avoir refusé à une femme d’accéder à une IMG pour indication fœtale sous l’angle de l’article 8 – seul moyen examiné par la Cour. En l’espèce, la Cour considère que l’ingérence dans le droit à la vie privée de la requérante n’était pas prévue par la loi (A). Elle sanctionne la Pologne pour avoir fondé le refus d’IMG sur une décision non conforme aux standards de l’État de droit, un raisonnement qui fait écho aux critiques déjà formulées par l’Union européenne à l’égard du système judiciaire polonais (B). Et c’est un raisonnement qui lui permet, au demeurant, de sanctionner la Pologne sans avoir à trancher la question, hautement sensible sur le plan politique, de la proportionnalité de l’ingérence. Elle n’a ainsi pas à déterminer si le refus d’interrompre la grossesse de la requérante était « nécessaire dans une société démocratique pour protéger la santé, la morale ou les droits et libertés d’autrui » (C).
A. La condamnation de la Pologne pour défaut de base légale du refus de l’IMG
La Cour admet rapidement, conformément à sa ligne jurisprudentielle, qu’il y a bien eu ingérence dans le droit à la vie privée de la requérante[13].
Elle s’attarde ensuite sur la question de savoir si cette ingérence est « pleinement prévue par la loi » ou « in accordance with the law », c’est-à-dire si elle repose sur une base légale. En l’espèce, la Cour note que l’interruption de grossesse est prévue par une loi de 1993 qui a été partiellement abrogée par une décision du tribunal constitutionnel polonais du 22 octobre 2020, laquelle supprime la possibilité d’obtenir une IMG pour indication fœtale. C’est cette décision qui constitue le fondement de l’ingérence dans le droit à la vie privée de la requérante puisque c’est à la suite de la publication au journal officiel de ladite décision que le rendez-vous pour l’IMG a été annulé. Si la Cour européenne rappelle qu’il ne fait aucun doute que cet arrêt a été rendu par un « tribunal » au sens de l’article 6§ 1, de la Convention, et que ce tribunal a été saisi conformément aux procédures prévues par la Constitution polonaise[14], elle considère en revanche que la composition du tribunal constitutionnel ne respecte pas les standards de l’État de droit.
Avant d’en expliquer les raisons, la Cour européenne s’attache, dans de longs développements, à rappeler la prééminence du principe de l’État de droit. Elle rappelle que, par le passé, la Cour n’a certes pas attaché beaucoup d’importance au type de procédure conduisant à l’adoption de la base légale en cause (dès lors que cette base légale n’était pas arbitraire). Mais elle ajoute, que « dans les circonstances particulières de la présente affaire, la Cour estime nécessaire de rappeler que, la Convention étant un instrument constitutionnel de l’ordre public européen, les États parties sont tenus, dans ce contexte, d’assurer un niveau de contrôle du respect de la Convention qui, à tout le moins, préserve les fondements de cet ordre public. L’une des composantes fondamentales de l’ordre public européen est le principe de l’État de droit, et l’arbitraire constitue la négation de ce principe »[15]. La Cour rappelle que le principe de la prééminence du droit et du respect de l’État de droit irrigue tous les articles de la Convention. L’article 8 doit donc être interprété à l’aune de ces principes. Toute ingérence dans les droits découlant de l’article 8 doit dès lors émaner d’une autorité établie conformément aux standards de l’État de droit sans quoi cette ingérence n’aurait pas la légitimité requise dans une société démocratique[16]. Or, la Cour considère précisément que la composition du tribunal constitutionnel n’est pas conforme aux standards de l’État de droit. En effet, comme elle l’avait déjà énoncé dans l’arrêt Xero Flor du 7 mai 2021[17], la procédure de nomination des juges n’a pas été respectée par le Parlement. En effet, le 2 décembre 2015, le Parlement avait nommé trois juges[18] alors que ces sièges étaient déjà occupés[19]. La Cour estime que les manquements dans la procédure de nomination de ces trois juges étaient d’une gravité telle qu’ils portaient atteinte à la légitimité du processus de nomination et à l’essence même du droit à un « tribunal établi par la loi ». En l’espèce, fait que la décision du 22 octobre 2020 ait été rendue par un tribunal illégalement constitué est en soi de nature à vicier la force juridique de ce jugement. De ce fait, l’ingérence en cause ici est dépourvue de base légale. De plus, les circonstances montrent l’absence de prévisibilité (exigée par l’article 8) de la décision de refus de l’IMG pour la requérante, puisque le rendez-vous d’IMG avait été annulé quelques heures avant sa réalisation[20]. La requérante a donc été privée des garanties adéquates contre l’arbitraire. Partant, la Pologne a violé l’article 8 de la Convention.
B. Une condamnation au soutien de l’État de droit
Le raisonnement de la Cour européenne est, à plusieurs égards, similaire à celui suivi dans l’affaire Tysiac de 2007 dans laquelle la Cour condamnait déjà la Pologne pour des raisons procédurales. En 2007 comme en 2023, la Cour insiste sur la nécessité d’encadrer l’accès à l’avortement de garanties procédurales (soit en permettant, comme en 2007 à la femme enceinte de contester rapidement la décision de refus d’IMG, soit en protégeant, comme en 2023, la femme enceinte contre une décision de refus arbitraire et non prévisible). Il est possible de considérer que, dans ces deux arrêts, la Cour tisse, de manière indirecte et implicite, un lien entre protection de l’avortement et protection de l’État de droit. En effet, en 2007, elle soulignait déjà que « les notions de légalité et de prééminence du droit dans une société démocratique exigent que les mesures touchant les droits fondamentaux soient dans certains cas soumises à une forme de procédure devant un organe indépendant, compétent pour contrôler les motifs de ces mesures et les éléments de preuve pertinents. Dans des circonstances telles que celles de l’espèce, pareille procédure devrait au moins garantir à une femme enceinte la possibilité d’être entendue en personne et de voir son avis pris en compte. L’organe compétent devrait aussi mettre par écrit les motifs de sa décision »[21].
Plus encore, la Cour tire ici les conséquences de la précédente condamnation de la Pologne dans l’affaire Xero Flor : la composition du tribunal constitutionnel n’étant pas conforme aux standards de l’État de droit, les décisions rendues par ce tribunal ne sauraient être considérées comme susceptibles de servir de « base légale » à une ingérence dans les droits conventionnellement garantis des individus. Sans le dire explicitement, la Cour européenne sanctionne donc la Pologne pour ne pas avoir tiré les conséquences de sa précédente condamnation (en ne corrigeant pas les irrégularités entourant la nomination de ses membres).
Par ailleurs, en se référant à la nécessité de protéger un « ordre public européen » au sein duquel le principe de la prééminence du droit est central, et en accordant de longs développements à la prédominance des standards de l’État de droit au sein de cet ordre public européen, la décision M.L. contre Pologne de la Cour européenne s’inscrit dans la lignée des mesures prises par l’Union européenne pour sanctionner les manquements à l’État de droit de la Pologne. Il faut en effet lire l’arrêt du 14 décembre 2023 comme faisant écho aux procédures, enclenchées sur le fondement de l’article 7 TUE depuis 2017 (et suspendues depuis[22]), contre la Pologne pour violation des valeurs de l’Union européenne. La décision M.L. contre Pologne peut ainsi être lue comme une forme de soutien apporté par la Cour européenne à l’Union européenne dans le conflit qui l’opposait, au moment où l’arrêt a été rendu, à la Pologne sur la question de l’indépendance de son système judiciaire[23].
C. Une condamnation évitant la question de la proportionnalité de l’ingérence
Indéniablement, le choix ici fait par la Cour de cantonner l’analyse du droit polonais à la seule question de l’absence de base légale du refus d’IMG présente des avantages. La stratégie de la Cour, qui consiste à sanctionner l’État polonais pour défaut de base légale lui permet, précisément, de ne pas avoir à examiner la proportionnalité de la mesure.
Certes, dès lors que la Cour constate l’absence de base légale, elle n’a pas à vérifier si la mesure est proportionnée. Cependant, non seulement des choix sont toujours à l’œuvre lorsqu’un juge est chargé d’interpréter un texte mais, plus encore, on sait les libertés que la Cour peut prendre lorsqu’elle entend désapprouver une législation. Les obiter dictum qu’elle énonce régulièrement n’en sont qu’un exemple. Or, ici, aucune désapprobation de l’interdiction de l’IMG en Pologne en tant que telle ne peut être observée. Tout en condamnant la Pologne pour l’absence de base légale de la décision de refus de l’IMG, et sans même vérifier de manière approfondie si cette décision de refus était « nécessaire dans une société démocratique », la Cour aurait pu faire découler de l’article 8 un droit à l’avortement. Or, elle s’y refuse. Ce refus, combiné aux décisions antérieures de la Cour en matière d’avortement (sur lesquelles nous reviendrons), permet de considérer que la Cour fait bien ici un choix : celui de cantonner son analyse à l’examen de la seule base de légale susceptible de fonder l’ingérence.
Ce choix a deux conséquences principales.
Tout d’abord, la Cour sanctionne la Pologne pour la composition irrégulière de son tribunal constitutionnel, tout en faisant comme si elle attachait, au demeurant, de l’importance à la question de la protection de l’avortement. Trois éléments entretiennent cette illusion.
En premier lieu, le raisonnement suivi par la Cour lui permet de rappeler que l’encadrement de l’avortement tombe dans le champ d’application de l’article 8 et qu’un refus d’accès à une interruption de grossesse constitue donc une ingérence dans le droit à la vie privée des femmes enceintes.
En deuxième lieu, sanctionner la Pologne pour « défaut de base légale » lui évite d’avoir à déterminer si l’ingérence est proportionnée à l’objectif poursuivi, et partant, d’avoir à déterminer l’ampleur de la marge de manœuvre à accorder, sur cette question, à la Pologne. Cela lui évite donc d’avoir à réitérer le raisonnement suivi dans l’arrêt A,B,C contre Irlande[24] raisonnement qui souffrait d’incohérences. En effet, dans cette affaire, la Cour européenne avait considéré qu’il y avait certes un consensus européen relatif à la légalisation de l’interruption de grossesse (et a minima de l’IMG) – ce qui aurait dû la conduire à restreindre la marge d’appréciation de l’Irlande sur cette question – mais elle avait estimé qu’il n’existait aucun consensus sur la détermination du « début de la vie » – ce qui la conduisit à accorder à l’Irlande une grande marge d’appréciation dans la manière dont elle encadrait (ou limitait) l’accès à l’interruption de grossesse. Condamner la Pologne pour défaut de base légale lui évite ainsi d’avoir, de nouveau, à procéder à une « pirouette » argumentative aussi critiquée[25].
En dernier lieu, l’illusion d’un attachement de la Cour à la protection de l’avortement est entretenue par le contenu, les formulations retenues et la structure du communiqué de presse publié par la Cour. En effet, il indique dans un premier temps que « la Cour estime que la réforme législative en cause, qui a contraint la requérante à se rendre à l’étranger pour y avorter, à l’exposer à des frais considérables et à s’éloigner de son réseau de soutien familial, a dû avoir sur elle d’importantes conséquences psychologiques. Une telle ingérence dans l’exercice des droits de la requérante, et plus particulièrement dans une intervention médicale pour laquelle l’intéressée remplissait les conditions requises et dont la mise en œuvre était déjà enclenchée, a créé une situation qui l’a privée de garanties adéquates contre l’arbitraire ». Il ajoute dans un second temps que « de plus, la formation de la Cour constitutionnelle qui a rendu l’arrêt ayant pesé sur les droits de la requérante comportait des juges qui avaient été nommés dans le cadre d’une procédure entachée de graves irrégularités ». Les termes « de plus » suggèrent que l’irrégularité de la composition du tribunal constitutionnel n’est qu’un élément parmi d’autres justifiant la condamnation de la Pologne. Plus encore, le fait que cet élément ne soit mentionné que dans un second temps suggère que la condamnation de la Pologne repose directement sur le refus d’interrompre la grossesse de la requérante. Certes, le communiqué de la presse n’est pas rédigé par la Cour elle-même, et n’a pas de portée juridique. Il participe cependant à la construction d’un discours sur la manière dont la Cour appréhende la question de l’avortement. Il montre a fortiori que les institutions du Conseil de l’Europe considèrent (ou veulent montrer) que la Cour a sanctionné la Pologne pour son interdiction de l’IMG ; ce qui tend à renforcer l’illusion selon laquelle le droit du Conseil de l’Europe protègerait, per se, l’accès à l’avortement.
Ensuite, le raisonnement de la Cour dans l’arrêt M.L contre Pologne lui permet de faire « œuvre de diplomatie juridique »[26] en ne s’immisçant pas dans la question, on ne peut plus sensible sur le plan politique, de l’avortement en Pologne. C’est qu’en effet, la question suscite des débats d’une telle ampleur en Pologne, qu’il n’est pas exclu que la Cour ait préféré condamner l’État polonais pour un « manquement à l’État de droit » – manquement au demeurant déjà condamné dans l’affaire Xero et déjà critiqué par l’Union européenne – plutôt que pour une « atteinte au droit à l’avortement » (ce qui aurait supposé qu’elle admette de consacrer un droit à l’interruption de grossesse, a minima médicale).
Sans contester ici l’objectif poursuivi par la Cour européenne, il n’en demeure pas moins que ce n’est pas le droit à l’avortement que la décision M.L contre Pologne protège. En effet, si le problème réside dans l’irrégularité de la base légale fondant l’ingérence, il suffit alors aux autorités polonaises de « corriger » cette irrégularité pour se trouver en conformité avec le droit européen. Et précisément, il semble que le parlement polonais ait récemment adopté, en avril 2024, en première lecture, une loi entérinant la décision du tribunal polonais[27]. Cette loi entend donc créer une base légale (conforme aux standards de l’État de droit) pour la suppression de l’interruption de grossesse pour indication fœtale. Si la loi venait à entrer en vigueur, le droit polonais – et son interdiction de l’IMG pour indication fœtale – seraient alors conformes à l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme (telle qu’interprétée par l’arrêt M.L contre Pologne). On observe donc aisément la portée limitée de cet arrêt pour réellement garantir l’accès à une interruption de grossesse. Plus encore, celui-ci semble même marquer un recul par rapport à la jurisprudence antérieure de la Cour européenne, pourtant déjà bien timide, sur l’avortement.
II. L’absence de protection du droit à l’avortement par la Cour européenne
Le refus de la Cour de faire découler un droit à l’avortement de l’article 8 ne date pas des premières décisions relatives à l’interruption de grossesse. Ainsi, dans un premier temps, le doute pouvait être permis quant à l’insertion du droit à l’avortement dans le périmètre de protection de la Convention. En effet, dans les premières années d’exercice de « l’ancêtre » de la Cour européenne (à savoir la Commission), celle-ci n’avait été confrontée qu’à des législations autorisant l’avortement[28]. En octroyant un « brevet de conventionnalité »[29] à des législations qui n’interdisaient pas l’interruption de grossesse, il n’était dès lors pas exclu que la Cour cherche à protéger le droit à l’avortement. Le doute avait cependant faibli dans un second temps. D’une part, en 2006, confrontée à la question de la conventionnalité de l’interdiction de l’avortement en Irlande, la Cour avait jugé irrecevable la requête dans l’affaire D. contre Irlande[30]. D’autre part, en 2007, elle avait, considéré dans l’arrêt Tysiac contre Pologne qu’« elle n’avait pas à rechercher si la Convention garantit un droit à l’avortement ». Le doute avait ensuite été levé, dans un troisième temps, par l’arrêt A,B,C contre Irlande de 2010[31] dans lequel la Cour affirmait explicitement que « l’article 8 ne saurait en conséquence s’interpréter comme consacrant un droit à l’avortement ». Le refus de protection du droit à l’avortement est confirmé par l’arrêt 2023 M.L. contre Pologne. Considérer que la Cour fait ici preuve de « self-restraint »[32] en ce qui concerne la protection des droits des femmes à l’avortement serait euphémique. En effet, dans la lignée de ses arrêts précédents sur la question, la Cour n’attache, en matière d’avortement, qu’une attention limitée à la protection de l’intégrité physique des femmes (A) en plaçant, notamment, les intérêts du fœtus en position « concurrente » par rapport aux intérêts de celles-ci (B). Cette décision ne saurait, au demeurant, être analysée sans établir de parallèle avec l’arrêt rendu le 16 mai 2013 par la Cour, dans lequel elle refuse de considérer que toutes les femmes enceintes ou en âge de procréer peuvent être concernées par l’interdiction de l’IMG pour indication fœtale en Pologne (C).
A. L’absence de protection de l’intégrité physique des femmes
La Cour n’attache qu’une importance toute relative à la protection de l’intégrité physique des femmes. En effet, il apparaît difficile de ne pas voir d’incohérence entre, d’une part, le refus de la Cour de faire découler de l’article 8 de la Convention un droit à l’avortement, et d’autre part, l’admission, en l’espèce, d’une ingérence du droit polonais dans le droit à la vie privée garanti par l’article 8. En ce sens, le gouvernement polonais contestait l’applicabilité même de l’article 8, estimant que « puisque la Convention ne reconnaît aucun droit à l’avortement, la restriction de l’accès à l’avortement ne saurait être considérée comme une ingérence dans ce droit »[33]. De la même manière, l’opinion dissidente des juges polonais et hongrois soulignait, quant à elle, qu’« affirmer l’absence de droit à l’avortement découlant de l’article 8 a pour conséquence logique qu’une restriction de l’avortement n’est pas une limitation du droit consacré par l’article 8 et ne peut, de ce fait, être considérée comme une ingérence dans ce droit »[34]. Sans plaider ici pour la non-applicabilité de l’article 8, force est d’observer que le raisonnement de la Cour n’est pas très conséquent. Elle semble d’ailleurs peiner à justifier clairement l’applicabilité de l’article 8. Dans l’affaire Tysiac contre Pologne, la Cour avait explicitement considéré que le droit violé par le droit polonais était le droit au respect de l’intégrité physique et morale (qui découlait de l’article 8)[35]. Elle y affirmait : « Si la Convention ne garantit pas en tant que tel le droit à un niveau particulier de soins médicaux, l’État a également l’obligation positive de reconnaître à ses ressortissants le droit au respect effectif de cette intégrité ». Si elle refusait de se prononcer sur l’existence d’un droit à l’avortement découlant de l’article 8, elle rattachait ici (à l’instar d’autres ordres juridiques tels que celui de la France) la question de l’accès à l’IMG au droit à la santé. Pour critiquable que soit la mobilisation de l’article 8 à ces fins[36], la décision avait, a minima, le mérite de rendre compréhensible l’applicabilité de l’article 8. Cette décision, et plus encore celle rendue dans l’affaire A,B,C contre Irlande[37], sous-entendait au demeurant que si l’IVG n’était pas protégée par la Convention, l’IMG, elle, pouvait l’être[38] (fût-ce de manière indirecte, a minima via l’obligation faite aux États de protéger l’intégrité physique des femmes et les garanties procédurales pesant sur les États). Ici, la Cour fait le choix d’examiner la question sous l’angle des obligations négatives de l’État et non, comme elle l’avait fait dans l’affaire Tysiac sous l’angle des obligations positives. Elle ne (ré)affirme pas dans l’arrêt M.L contre Pologne, comme elle l’avait pourtant fait dans l’arrêt Tysiac, que les États ont l’obligation de garantir le droit au respect effectif de l’intégrité physique des individus.
Certes, dans l’arrêt M.L contre Pologne, la Cour mentionne à plusieurs reprises la question de l’intégrité physique. Elle s’y réfère d’abord au stade de l’examen de la recevabilité de la requête, où elle énonce (conformément à sa jurisprudence antérieure) que l’article 8 est applicable, dès lors qu’un aspect de l’autonomie ou du développement personnel est en cause[39] et que cela vaut pour les questions relatives à l’identité de genre, à l’orientation sexuelle, à la vie sexuelle, à l’intégrité physique ou psychique autant que pour celles relatives à la décision d’avoir ou de ne pas avoir d’enfant. Elle admet ensuite l’ingérence du droit polonais dans l’article 8 en considérant que le concept de « vie privée au sens de l’article 8 inclut le droit à l’autonomie personnelle et à l’intégrité physique » et que « l’interdiction faite à la requérante d’interrompre sa grossesse en raison de l’anomalie fœtale détectée, alors même qu’elle était sollicitée pour des raisons médicales, a constitué une ingérence dans son droit à la vie privée »[40].
Mais lorsque la Cour examine s’il y a eu une ingérence du droit polonais dans les droits de la requérante, elle ne justifie pas cette affirmation par référence à l’intégrité physique de la requérante, mais se réfère au contraire au droit à l’autonomie personnelle. L’accès à l’avortement peut assurément être compris comme une concrétisation de ce droit ; c’est d’ailleurs en son nom que la plupart des ordres juridiques justifient la légalisation de l’avortement[41]. Mais, en l’espèce, la mention du droit à l’autonomie personnelle obscurcit plus qu’autre chose le raisonnement suivi par la Cour, dès lors qu’elle n’en tire aucune conséquence – notamment, dès lors qu’elle refuse de lire l’article 8 comme emportant la reconnaissance d’un droit à l’avortement). Cette référence révèle surtout les balbutiements de la Cour : elle peine à justifier les raisons de l’applicabilité de l’article 8 mobilisé ici comme une sorte « d’attrape tout »[42] qui ne permet pas d’identifier clairement la composante (ou les composantes) du « droit à la vie privée » réellement en cause ici. Tout en niant l’existence d’un droit à l’interruption volontaire de grossesse, la Cour aurait pu, a minima, poursuivre le raisonnement suivi dans l’affaire Tysiac pour affirmer clairement que le refus d’accès à une interruption médicale de grossesse est une ingérence dans le droit à la protection de l’intégrité physique et mentale des femmes (dans le droit à la santé de ces dernières). La Cour ne va pas aussi loin. Elle semble même demeurer en deçà des garanties (déjà minces[43]) esquissées par l’arrêt Tysiac. Elle continue à nier l’existence d’un lien intrinsèque, pourtant largement établi par la théorie politique[44] ou la philosophie morale féministes[45], entre « interdiction de l’avortement » et « atteinte à l’intégrité physique ».
La concision avec laquelle la Cour rejette le moyen tiré de l’article 3 de la Convention le montre. Sur ce point, elle rappelle qu’il est de jurisprudence constante que l’applicabilité de l’article 3 suppose un « seuil minimum de gravité ». Or, si la Cour européenne reconnaît que se rendre à l’étranger est une épreuve intense psychologiquement pour les femmes, et, avec elle, la souffrance psychique et émotionnelle qui en découle, elle considère – comme elle l’a fait dans ses décisions précédentes sur l’interruption de grossesse[46] – que le seuil minimum de gravité n’est pas atteint « dans les circonstances particulières de l’espèce »[47] pour examiner l’affaire sous l’angle de l’article 3. Le peu d’efforts déployés par la Cour pour justifier son refus d’appliquer cet article tend à suggérer que ce dernier n’est évidemment pas applicable, comme s’il était évident que ni a maxima la poursuite d’une grossesse, ni a minima un déplacement à l’étranger pour avorter, ne pouvaient être assimilés à des traitements inhumains.
Cependant, tant les réflexions du Comité onusien des droits de l’homme (auxquelles la Cour se réfère d’ailleurs) que l’opinion concordante du juge suédois remettent en cause l’évidence avec laquelle la Cour rejette cette assimilation. D’une part, le Comité des droits de l’homme a considéré que le refus d’accéder à un avortement en cas de malformation fœtale peut être considéré comme violant l’article 7 du Pacte international sur les droits civils et politiques (relatif à l’interdiction de la torture)[48]. Le comité reconnaît le « fardeau » financier, social et médical qui découle de ce refus pour les femmes, contraintes de choisir entre, d’une part, la poursuite d’une grossesse alors même que le fœtus n’est pas viable, et d’autre, un voyage à l’étranger pour y obtenir une interruption de grossesse[49].
D’autre part, le juge suédois, dans son opinion concordante, regrette le rejet par la Cour de cet angle d’analyse. Il estime que la situation de la requérante a été pour elle une source immense d’anxiété et de tensions, et ce, alors même qu’elle se trouvait dans une situation de particulière vulnérabilité. Pour lui, les circonstances de l’espèce montrent que la requérante a non seulement été victime d’une considérable souffrance émotionnelle et mentale mais qu’elle a, par ailleurs, au-delà de la peur et de l’angoisse ressenties, vécu une situation humiliante. Sur ce point, il se réfère d’ailleurs à la décision du Comité des droits de l’homme de 2019 qui insiste sur la nécessité de ne pas stigmatiser les femmes qui recourent à une interruption de grossesse. Par ailleurs, selon le juge suédois, l’État polonais n’a (notamment) pas assuré la sécurité de la requérante en n’anticipant pas la prise d’effet de la décision du tribunal constitutionnel. Il estime que la lumière n’a pas été faite sur les raisons pour lesquelles l’équipe médicale n’a pas informé la requérante de la décision constitutionnelle à venir ; pour lesquelles un rendez-vous a été fixé le lendemain de la prise d’effet de cette décision ; et pour lesquelles le rendez-vous a été fixé au 28 janvier alors même que le 26 janvier tous les éléments étaient réunis pour permettre, le jour même, l’interruption de grossesse. Pour toutes ces raisons, le juge suédois estime que le degré de souffrance psychique ressentie par la requérante va bien au-delà d’une violation de l’article 8.
En ce sens, Diane Roman souligne également « qu’en matière de droits génésiques, la frontière entre l’article 3 et l’article 8 est ténue »[50] tant une grossesse non consentie est susceptible d’être ressentie comme une « invasion »[51] dans l’intégrité physique de la femme enceinte. Pourtant, une fois de plus, cette « dimension atteinte à / invasion de l’intégrité physique en cas de grossesse reste tue pour l’essentiel »[52] par la Cour européenne. Certes, elle précise que le seuil minimum de gravité n’est pas atteint « dans les circonstances particulières de l’espèce »[53], suggérant que la Cour pourrait, dans d’autres circonstances (notamment, peut-on supposer, lorsque le refus a eu des conséquences très graves sur la santé de la femme enceinte, voire lorsqu’il conduit à son décès) admettre l’applicabilité de l’article 3. Cependant, un tel raisonnement in concreto pose lui aussi problème puisqu’il n’accepte de penser la « nature massivement invasive [de la grossesse dans] le droit à l’intégrité physique de la femme que lorsque sont évoquées des situations extrêmes [telles que le viol] menant à l’interruption de la grossesse mais non pour penser l’avortement en général »[54].
B. L’absence de prise en compte du fœtus comme une partie de l’organisme de la femme
Bien loin d’admettre la dimension « invasive » de la grossesse, la Cour tend au contraire à appréhender le fœtus comme un être autonome. En effet, dans l’affaire M.L. contre Pologne, la Cour rappelle que « le droit de la femme enceinte au respect de sa vie privée devrait se mesurer à l’aune d’autres droits et libertés concurrents, y compris ceux de l’enfant à naître ». Certes, sur cette question, la Cour reprend ici la formule utilisée dans l’arrêt Tysiac contre Pologne – au regard de laquelle « la législation régissant l’interruption de grossesse touche au domaine de la vie privée étant donné que lorsqu’une femme est enceinte, sa vie privée devient étroitement associée au fœtus qui se développe »[55] – et non pas celle de l’arrêt A,B,C contre Irlande plus restrictive – au regard de laquelle « l’article 8 ne [peut] s’interpréter comme signifiant que la grossesse et son interruption relèvent exclusivement de la vie privée de la future mère, la vie privée d’une femme enceinte devenant étroitement associée au fœtus qui se développe ». Si elle ne réaffirme donc pas l’idée selon laquelle la question de l’interruption de grossesse ne relève pas exclusivement de la vie privée de la future mère, il n’en demeure pas moins qu’elle continue à traiter « la femme et le fœtus [ …] comme les titulaires distincts d’intérêts antagonistes, ce qui lui permet non seulement [de sous-entendre] qu’il existe des devoirs de la femme envers le fœtus mais aussi de sous-estimer les intérêts propres à la première dans la question de la grossesse, et le cas échéant, de son interruption »[56]. Pourtant, le développement de l’embryon est inconcevable en dehors du corps de la femme. Il apparaît donc difficile d’appréhender l’embryon comme un être autonome et non comme un être se développant dans le corps de la femme. En suggérant l’inverse, la Cour européenne reprend ici, comme dans l’arrêt A,B,C contre Irlande, « une construction juridique du monde que seules les cours constitutionnelles les plus conservatrices ont voulu dépeindre »[57], en oubliant qu’appréhender « l’embryon comme un sujet en devenir est impensable sans le corps de la femme »[58].
Si elle sanctionne effectivement la Pologne, la Cour ne tente pas pour autant de protéger l’accès des femmes à l’avortement. A considérer qu’à ce stade de l’analyse il était encore possible d’en douter, il faudrait alors rappeler que la Cour a rendu quelques mois avant l’arrêt M.L contre Pologne une décision là encore très peu protectrice du droit des femmes à l’interruption de grossesse.
C. L’absence de protection générale des femmes polonaises contre l’interdiction de l’IMG
Dans la décision du 16 mai 2023, A.M. contre Pologne, plusieurs requérantes (certaines enceintes ; d’autres en âge de procréer et désirant avoir des enfants) se plaignaient, devant la Cour européenne, des effets délétères pour leur santé physique et psychique de la décision du tribunal constitutionnel du 22 octobre 2020. La perspective d’être enceintes d’un fœtus atteint d’une anomalie génétique sans être autorisées à interrompre leur grossesse en Pologne engendrait chez elles un sentiment fort de peur et d’anxiété[59]. Cependant, la Cour déclara, à l’unanimité, la requête irrecevable. Les sept juges de la première section déclarèrent en effet que « les requérantes n’ont pas apporté de preuves convaincantes qu’elles couraient un risque réel d’être directement affectées par les modifications introduites par l’arrêt du tribunal constitutionnel. Il apparaît ainsi que les restrictions résultant de ces amendements ne pourraient avoir que des conséquences hypothétiques sur la situation personnelle des requérantes, trop lointaines et abstraites pour que les requérantes puissent prétendre être des « victimes » au sens de l’article 34 de la convention »[60]. Pourtant, « il paraît difficile de soutenir qu’une restriction aussi drastique du droit à l’avortement n’affecte pas de manière continue et directe la vie privée des femmes polonaises, à partir du moment où elles ont la capacité de procréer »[61]. C’était d’ailleurs là, la position défendue non seulement par les requérantes mais aussi par plusieurs tierces interventions qui invitaient la Cour à « prendre au sérieux la catégorie en tant que telle des femmes en âge de procréer »[62] ; catégorie qui « risquait d’être directement et gravement lésée par les interdictions légales de l’avortement, qu’elles soient ou non enceintes »[63]. La Cour, arguant de ce qu’elle se refuse à examiner in abstracto la conventionnalité d’une mesure nationale, refuse toutefois cet angle d’approche. Il serait pourtant bien inexact de croire que la Cour n’exerce jamais de contrôle abstrait : « plus personne n’est dupe. Ce dictum répété à l’envi n’est plus qu’un artifice stylistique (…) quand elle le veut, la Cour sait parfaitement effectuer des contrôles in abstracto »[64]. C’est qu’en réalité, « les solutions judiciaires étant le fruit d’une politique jurisprudentielle portée par des juges à un moment donné, d’autres solutions étaient parfaitement envisageables, mais n’ont simplement pas voulu être embrassées par la Cour »[65] qui préfère, une fois de plus, totalement esquiver la question de la conventionnalité de l’avortement. Si ce n’est plus surprenant, tant le refus de la Cour de se prononce sur cette question est clair, une interrogation persiste : celle de quand cette dernière acceptera de se sortir du « splendide isolement » jurisprudentiel dans lequel elle se terre (et s’enfonce) depuis maintenant presque 20 ans.
[1] Dobbs v. Jackson Women’s Health, 597 U.S. 215 (2022).
[2] Julie Suk, « L’avortement comme question constitutionnelle » [en ligne], Intersections. Revue semestrielle Genre & Droit, juin 2024.
[3] Loi constitutionnelle n° 2024-200 du 8 mars 2024 relative à la liberté de recourir à l’interruption volontaire de grossesse : après le dix-septième alinéa de l’article 34 de la Constitution, il est inséré un alinéa ainsi rédigé :
« La loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté garantie à la femme d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse ».
[4] Voir les propos de Laurent Panigou à l’Assemblée nationale lors de la séance du 24 novembre 2022.
[5] Health (Regulation of Termination of Pregnancy) Act 2018, entré en vigueur le 1er janvier 2019.
[6] Lag om avbrytande av havandeskap (loi sur l’interruption de grossesse), 28 décembre 2022, entrée en vigueur le 1er janvier 2023.
[7] La Pologne fait ainsi partie des pays dans lesquels les tentatives pour restreindre l’accès à l’avortement ont réussi. Des tentatives ont échoué en Espagne[7] ou en Slovaquie (où depuis 2020 plus d’une dizaine de propositions de loi ont été déposées pour limiter l’accès à l’avortement (voir, notamment la fiche d’information « Le droit à l’avortement dans l’Union européenne » de mars 2024, disponible sur touteleurope.eu)). Elles ont réussi, par exemple, au Portugal (où l’IVG est certes autorisée mais où, depuis 2015 l’avortement n’est plus remboursé par la sécurité sociale et où la consultation psychosociale a été rétablie), en Hongrie (où la Constitution « encourage la décision d’avoir des enfants » (Loi fondamentale [Alaptörvénye] du 25 avril 2011, Section sur les « dispositions fondamentales », Article L) et protège « la vie de l’embryon et du fœtus dès la conception » (Loi fondamentale [Alaptörvénye] du 25 avril 2011, Section sur les « libertés et les responsabilités », Article II) et où, depuis 2022, un décret oblige désormais les femmes avortantes à écouter les battements du cœur du fœtus avant d’interrompre leur grossesse), et de manière encore plus drastique, en Pologne.
[8] Le recours contre la résolution du Parlement sur l’interdiction de fait du droit à l’avortement en Pologne a été jugé irrecevable par le tribunal de l’Union européenne dans une décision du 13 octobre 2023 : tribunal de l’Union européenne, 13 octobre 2023, T-42/21.
[9] Résolution du Parlement européen du 7 juillet 2022 sur la décision de la Cour suprême des États-Unis de remettre en cause le droit à l’avortement aux États-Unis et la nécessité de protéger ce droit ainsi que la santé des femmes dans l’Union européenne, 2022/2742.
[10] CEDH, arrêt M.L. contre Pologne, 14 décembre 2023.
[11] Sur cette décision, voir, notamment Audrey Boisgontier, « ‘Il suffira d’une crise…’ : la restriction du droit à l’avortement en Pologne, symptôme du déclin de l’État de droit », La Revue des droits de l’homme, Actualités Droits-Libertés, décembre 2020.
[12] « Arrêt M.L. c. Pologne – Violation de la Convention en raison de la situation d’une femme contrainte de se faire avorter à l’étranger à la suite d’une réforme de la législation », Communiqué de presse du 14 décembre 2023.
[13] CEDH, arrêt M.L. contre Pologne, 14 décembre 2023, §§153-154 : elle rappelle que le concept de « vie privée au sens de l’article 8 inclut le droit à l’autonomie personnelle et à l’intégrité physique » et que « l’interdiction faite à la requérante d’interrompre sa grossesse en raison de l’anomalie fœtale détectée, alors même qu’elle était sollicitée pour des raisons médicales, a constitué une ingérence dans son droit à la vie privée ».
[14] CEDH, arrêt M.L contre Pologne, 14 décembre 2023, §§163-164 : cette procédure permet à un groupe de parlementaire de saisir le juge constitutionnel de la constitutionnalité d’une disposition législative ; en l’occurrence la section 4a (1) et (2) de la loi de 1993 qui autorisait l’IMG pour indication fœtale.
[15] CEDH, arrêt M.L. contre Pologne, 14 décembre 2023, §166.
[16] Ibid., §167.
[17] CEDH, arrêt XERO FLOR w POLSCE sp. z o.o contre Pologne, 5 mai 2021.
[18] Les juges Muszynkski, Piskorsji et Wyrembak.
[19] CEDH, arrêt M.L. contre Pologne, 14 décembre 2023, §171 : Cette irrégularité avait toutefois pu être réalisée avec la « complicité » du Président de la République, qui avait refusé d’assermenter les trois juges élus par le parlement précédent, mais avait assermenté d’office les trois juges élus le 2 décembre 2015
[20] CEDH, arrêt M.L. contre Pologne, 14 décembre 2023, §175.
[21] CEDH., arrêt Tysiac contre Pologne, 20 mars 2007, §117.
[22] La procédure en manquement a été suspendue en mai 2024, après la défaite, en octobre 2023, aux législatives du parti nationaliste et eurosceptique (Droit et Justice) et le retour au pouvoir du parti centriste pro-européen dont l’Union européenne salue les « mesures prises pour restaurer l’indépendance du système judiciaire ». Voy., notamment, l’article d’actualité du 29 mai 2024 de la « Représentation en France » de l’Union européenne, « État de droit en Pologne : la commission décide de clore la procédure prévue à l’article 7 du traité sur l’Union européenne ».
[23] Notamment, Résolution du Parlement européen du 15 novembre 2017 sur la situation de l’État de droit et de la démocratie en Pologne (2017/2931(RSP)).
[24] CEDH., A.B.C contre Irlande, 12 décembre 2010.
[25] Voy. notamment, Diane Roman, « L’avortement devant la Cour européenne des droits de l’Homme : l’Europe contre les femmes et au mépris de son histoire », Revue de droit sanitaire et social, Dalloz, 2011, pp. 293 ; Stéphanie Hennette-Vauchez, « Vademecum à l’usage de la Cour européenne des droits de l’homme – La théorie féministe du droit au secours d’une juridiction menacée de « splendide isolement » », Recueil Dalloz, 2011, pp.1360.
[26] Mikael Rask Madsen, « La diplomatie juridique : Retour sur le ressort principal de l’institutionnalisation de la CESDH et sa permanence », in Stéphanie Hennette-Vauchez et Jean-Marc Sorel (dir.), Les droits de l’homme ont-ils constitutionnalisé le monde ?, Bruyant, 2011, pp. 15 et s.
[27]Amnesty International France, « Droit à l’avortement en Pologne : où en est-on aujourd’hui ? », 15 avril 2024.
[28] Voy. notamment, Comm. eur. dr. h., Brüggemann et Scheuten c/ Allemagne, 19 mai 1976 ; Comm. eur. dr. h., 13 mai 1980.
[29] Diane Roman, « L’avortement devant la Cour européenne – À propos de l’arrêt CEDH, 20 mars 2007, Tysiac c/ Pologne », Revue de droit sanitaire et social, 2007 pp. 643 et s.
[30] CEDH h, D. c. Irlande, 27 juin 2006, n°26499/02 (décision de recevabilité).
[31] CEDH., A.B.C contre Irlande, 12 décembre 2010.
[32] Diane Roman, « L’avortement devant la Cour européenne des droits de l’Homme : l’Europe contre les femmes et au mépris de son histoire », Revue de droit sanitaire et social, Dalloz, 2011, pp. 293 et s.
[33] CEDH, M.L. contre Pologne, 14 décembre 2023, §3, Opinion dissidente des juges Wojtyczek et Paczolay, §3.
[34] CEDH, M.L. contre Pologne, 14 décembre 2023, §3, Opinion dissidente des juges Wojtyczek et Paczolay, §3.
[35] CEDH., Tysiac contre Pologne, 20 mars 2007, §107 : « Si la Convention ne garantit pas en tant que tel le droit à un niveau particulier de soins médicaux, la Cour a dit précédemment que la vie privée recouvre l’intégrité physique et morale de la personne et que l’État a également l’obligation positive de reconnaître à ses ressortissants le droit au respect effectif de cette intégrité ».
[36] Diane Roman, « L’avortement devant la Cour européenne – À propos de l’arrêt CEDH, 20 mars 2007, Tysiac c/ Pologne », op. cit.
[37] CEDH, arrêt A.B.C contre Irlande, 12 décembre 2010.
[38] Diane Roman, « L’avortement devant la Cour européenne des droits de l’Homme : l’Europe contre les femmes et au mépris de son histoire », op. cit.
[39] CEDH, arrêt M.L. contre Pologne, 14 décembre 2023, §91.
[40] Nous soulignons.
[41] On se permet de renvoyer à Laurie Marguet, Le droit de la procréation en France et en Allemagne – Étude sur la normalisation de la vie, L’Harmattan, 2021.
[42] Diane Roman, « L’avortement devant la Cour européenne – A propos de l’arrêt CEDH, 20 mars 2007, Tysiac c/ Pologne », op. cit.
[43] Ibid.
[44] Par exemple, Catriona MacKenzie et Natalie Stoljar, Relational Autonomy. Feminist Perspectives on Autonomy, Agency and the Social Self, Oxford University Press, 2000.
[45] Notamment, Judith Jarvis Thompson, « Une défense de l’avortement », Raisons politiques, 2003/4, n° 12, pp. 3 et s.
[46] CEDH, arrêt Tysiac contre Pologne, 20 mars 2007 §§62-66 ; CEDH., A.B.C contre Irlande, 12 décembre 2010.
[47] CEDH, M.L. contre Pologne, 14 décembre 2023, §80.
[48] Article 7 PIDCP : « Nul ne sera soumis à la torture ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. En particulier, il est interdit de soumettre une personne sans son libre consentement à une expérience médicale ou scientifique ».
[49] Comité des droits de l’homme, Observation générale n° 36 sur le droit à la vie, 3 septembre 2019.
[50] Diane Roman, « L’avortement devant la Cour européenne – A propos de l’arrêt CEDH, 20 mars 2007, Tysiac c/ Pologne », op. cit.
[51] Stéphanie Hennette-Vauchez, « Vademecum à l’usage de la Cour européenne des droits de l’homme – La théorie féministe du droit au secours d’une juridiction menacée de « splendide isolement » », op. cit.
[52] Stéphanie Hennette-Vauchez, « Vademecum à l’usage de la Cour européenne des droits de l’homme – La théorie féministe du droit au secours d’une juridiction menacée de « splendide isolement » », op. cit.
[53] CEDH, M.L contre Pologne, 14 décembre 2023, §80.
[54] Stéphanie Hennette-Vauchez, « Vademecum à l’usage de la Cour européenne des droits de l’homme – La théorie féministe du droit au secours d’une juridiction menacée de « splendide isolement » », op. cit.
[55] CEDH., arrêt Tysiac contre Pologne, 20 mars 2007, §§106.
[56] Stéphanie Hennette-Vauchez, « Vademecum à l’usage de la Cour européenne des droits de l’homme – La théorie féministe du droit au secours d’une juridiction menacée de « splendide isolement » », op. cit..
[57] Ibid.
[58] Claudia Wiesemann., « Wie kann über den Embryo in einer Lebensweltlich angemessenen Weise gesprochen werden? Eine Kritik der Debatte um den moralischen Status des Embryos », in Sigrid Graumann. et Ingrid Schneider (dir.), Verkörperte Technik – Entkörperte, Biopolitik und Geschlecht, Campus, 2003, p. 143.
[59] Laurence Burgorgue-Larsen, « Actualité de la Convention européenne des droits de l’homme (Janvier 2023-Août 2023) CEDH, déc., 16 mai 2023, A. M. et sept autres c/ Pologne, n° 4188/21 », Actualité juridique de droit administratif, 2023, pp. 1708 et s.
[60] CEDH, déc. AM. et sept autres contre Pologne, 16 mai 2023, n° 4188/21, §6 (Traduction de Laurence Burgorgue-Larsen, « Actualité de la Convention européenne des droits de l’homme (Janvier 2023-Août 2023), CEDH, déc., 16 mai 2023, A. M. et sept autres c/ Pologne, n° 4188/21 », op. cit.).
[61] Audrey Boisgontier, « Les femmes polonaises « victimes potentielles » de l’inaction du juge européen face à la restriction du droit à l’avortement en Pologne », op. cit.
[62] Laurence Burgorgue-Larsen, « Actualité de la Convention européenne des droits de l’homme (Janvier 2023-Août 2023) CEDH, déc., 16 mai 2023, A. M. et sept autres c/ Pologne, n° 4188/21 », Actualité juridique de droit administratif, 2023, pp. 1708 et s.
[63] CEDH,, déc. AM. et sept autres contre Pologne, 16 mai 2023, n° 4188/21, §58 (Traduction de Laurence Burgorgue-Larsen, « Actualité de la Convention européenne des droits de l’homme (Janvier 2023-Août 2023), CEDH, déc., 16 mai 2023, A. M. et sept autres c/ Pologne, n° 4188/21 », op. cit.).
[64] Laurence Burgorgue-Larsen, « Actualité de la Convention européenne des droits de l’homme (Janvier 2023-Août 2023) CEDH, déc., 16 mai 2023, A. M. et sept autres c/ Pologne, n° 4188/21 », Actualité juridique de droit administratif, 2023, pp. 1708 et s.
[65] Laurence Burgorgue-Larsen, « Actualité de la Convention européenne des droits de l’homme (Janvier 2023-Août 2023) CEDH, déc., 16 mai 2023, A. M. et sept autres c/ Pologne, n° 4188/21 », Actualité juridique de droit administratif, 2023, pp. 1708 et s.