L’incidence de la Charte des droits fondamentaux à travers l’étude de la législation et de la jurisprudence de l’Union européenne
Jeudi 21 janvier 2021 (Webinaire Zoom)
PRESENTATION Générale
Christophe Maubernard, maître de conférences HDR, université de Montpellier, IDEDH
Romain Tinière, professeur, université Grenoble-Alpes, CRJ, Chaire Jean Monnet
1- L’objet de la recherche
Cette recherche, entreprise d’abord et avant tout par les docteurs et doctorants des deux laboratoires de recherches à son initiative (Centre de Recherches Juridiques, Grenoble-Alpes et Institut de Droit Européen des Droits de l’Homme, Montpellier), avait pour objet de s’interroger sur les traductions concrètes des droits et devoirs contenus/induits dans/par la Charte au sein de la législation et de la jurisprudence européennes, et cela dans l’ensemble (ou presque) des domaines relevant des compétences de l’Union.
En effet, si les recherches sur la protection des droits fondamentaux conférés par l’Union sont désormais bien établies, il s’agissait d’aller au-delà pour mesurer l’incidence de la Charte des droits fondamentaux sur la prise en compte par les institutions de ces droits.
Cette hypothèse soulevait deux problèmes méthodologiques préalables. En premier lieu, fallait-il se limiter à quelques textes et décisions des institutions ou fallait-il procéder, au contraire, à une recension la plus exhaustive possible des références contenues dans l’ensemble de la législation et de la jurisprudence de la Cour de justice ? C’est la seconde solution qui a été retenue et qui a permis de montrer que si les références à ce texte n’ont cessé de se multiplier au cours des dernières années, c’est avec des conséquences très variables. L’apport est ainsi incontestable du côté de la jurisprudence (notamment dans certains domaines, comme celui de la protection des données à caractère personnel), alors que les références dans les actes de droit dérivé ont le plus souvent une portée formelle. En second lieu, et au vu de la richesse et de la grande variété des matériaux récoltés, fallait-il ou non s’astreindre à en faire une présentation thématique ? La réponse cette fois-ci a incliné du côté de la sélectivité, avec la mise en lumière de domaines où l’apport de la Charte est réel et concret, au regard d’autres domaines où son incidence est limitée pour ne pas dire, dans certains cas, nulle.
2- Quelques enseignements tirés des résultats de la recherche
Les présentations sous forme de vidéo permettent de répondre à plusieurs interrogations, même si elles ne portent, il faut le préciser à nouveau, que sur une partie du programme de recherche.
Il est possible de retenir, à ce titre, quelques formules de leurs auteurs :
- La Charte chercherait à « harmoniser voire homogénéiser » les droits fondamentaux et notamment le droit à la protection des données à caractère personnel, mais elle ne constituerait malgré tout qu’un « lifting de l’UE en matière de droits fondamentaux » (Thomas CORNELUS)
- La Charte s’inscrirait résolument dans un programme axiologique visant à légitimer l’action de l’Union et serait d’abord et avant tout le fruit d’un compromis entre les Etats membres (Cassandra PAULET) ;
- La Charte n’aurait pas d’incidence ou très indirecte dans le cadre de l’action extérieure, l’exemple pris d’un accord d’association conclu entre l’UE et les pays d’Amérique centrale en 2012 montrant que ce sont plutôt les standards internationaux qui sont mis en avant (Ludovica ROBUSTELLI) ;
- Enfin certains domaines échappent, presque par nature, à l’influence de la Charte : tel est le cas de la politique économique et monétaire ou d’autres politiques comme l’environnement et les transports. Mais la raison est sans doute différente dans l’un ou l’autre cas : l’UEM répond à des objectifs éminemment « politiques » (Raphaël BONNEAU), que l’on pourrait aussi qualifier de structurels et stratégiques, alors que dans le domaine des transports ou de l’environnement les traités et le droit dérivé sont venus progressivement combler les déficits initiaux (Clyde MBADINGA). L’arrêt de la Cour du 17 décembre 2020 Consistoire Central Israélite de Belgique et autres (aff. C-336/19) en fournit une illustration intéressante et singulière tout à la fois. Dans le cadre d’une conciliation entre le bien-être animal (valeur de l’UE) et la liberté de religion (droit fondamental), la Cour retient une interprétation plus dynamique du premier que de la seconde. Les valeurs recoupent mais ne s’épuisent donc pas dans les seuls droits fondamentaux. Comme l’a noté très justement Mme PAULET, en rappelant les propos d’Antoine BAILLEUX, l’Union constitue un espace politique fondé sur des valeurs hétérogènes dont les droits fondamentaux sont une composante essentielle mais non exclusive.
3- Quelques perspectives
- Un lien étroit voire ontologique unit l’apport progressif de la Charte et le rappel de plus en plus systématique des valeurs de l’UE 1, tant du point de vue des politiques internes que de l’action extérieure. Les droits fondamentaux constituent le noyau central de ces valeurs ou, pour le dire autrement, substantialisent en partie les valeurs. Il est possible de constater à cet égard un cheminement parallèle quant à l’émergence et le renforcement des valeurs de l’Union, d’un côté, et la protection des droits fondamentaux, de l’autre. C’est ici la concrétisation de ce que l’on avait appelé en 1973 « l’identité européenne », même si à cette époque cette identité s’énonçait d’abord sur la scène internationale.
- Comme l’a rappelé Romain TINIERE 2 l’office du juge de l’UE ne peut se confondre avec celui de la Cour de Strasbourg car il doit concilier les droits fondamentaux avec d’autres objectifs qui revêtent une importance tout aussi essentielle pour l’ordre juridique de l’Union. De surcroît, même si les juges (CJUE et juges nationaux) sont en première ligne quant à la garantie effective des droits contenus dans la Charte, ils ne sauraient prétendre être les seuls acteurs de cette garantie ; les autres institutions et les Etats membres sont tout autant concernés – voire davantage encore – que le juge 3.
- La Charte des droits fondamentaux agit comme instrument de légitimation de l’action des institutions et des Etats membres au sein de cet espace politique que représente l’Union. Elle contribue, au-delà de l’autonomisation de l’ordre juridique européen 4, à la consolidation de cet espace politique malgré sa fragilité structurelle (« déficit démocratique », transparence relative, manque d’adhésion des peuples européens, remise en cause de certaines valeurs par certains Etats membres, etc.). L’Etat de droit se concrétise au sein de l’UE bien davantage par la protection des droits que par la représentation des sujets.
- Les limites des droits et libertés contenus dans la Charte, qui peuvent être tout autant endogènes (portée et justiciabilité distinctes des droits et principe) qu’exogènes (lorsque ces droits sont confrontés à d’autres objectifs) sont le fruit de compromis politiques initiaux. En ce sens, la Charte n’échappe pas au pragmatisme consubstantiel à la construction européenne : elle n’a pas qu’une ambition téléologique, elle est un instrument vivant qui doit se concilier au quotidien avec la réalité d’un processus répondant à des exigences variées.
- La jurisprudence récente de la Cour constitutionnelle fédérale allemande porte en germe des enseignements sur la portée future de la Charte. L’on signalera en particulier l’arrêt du 5 mai 2020 à propos d’un programme monétaire (PSPP – Quantitative easing) de la Banque centrale européenne. La Cour allemande refuse à cette occasion de tenir compte d’un arrêt antérieur de la Cour de justice jugeant conforme aux traités l’exercice de ses compétences par la BCE 5. Lorsque la Cour constitutionnelle allemande est saisie d’un recours contre un acte de l’Union elle peut procéder à 2 types de contrôle : soit au nom de l’identité constitutionnelle allemande (« Identitätskontrolle ») soit au nom des compétences transférées par le législateur allemand à l’Union (« ultra-vires-Kontrolle »). Or c’est sur le fondement de ce dernier contrôle (ultra-vires) que la Cour de Karlsruhe émet des doutes à la fois sur la légalité de l’action de la Banque centrale européenne mais aussi sur l’étendue et la conformité du contrôle de proportionnalité opéré par la Cour de justice dans son arrêt Weiss.
Par ailleurs, dans un arrêt antérieur du 6 novembre 2019 la Cour constitutionnelle allemande décidait pour la première fois de contrôler les droits fondamentaux sur le fondement de la Charte. Le litige portait sur le droit au déréférencement, le requérant invoquant la législation interne transposant le RGPD. Or le juge allemand ayant relevé qu’il s’agissait d’un domaine entièrement harmonisé par le droit de l’Union, il considère que le contrôle des droits fondamentaux ne doit pas s’opérer à l’aune de la Loi fondamentale (Constitution) mais de la Charte elle-même. Les droits fondamentaux nationaux n’ont alors qu’une « fonction de réserve » dans l’hypothèse où la protection européenne serait inférieure ou dans un domaine où il serait nécessaire de préserver l’identité constitutionnelle de l’État 6.
On ne peut s’empêcher de voir dans cette dernière décision un paradoxe voire une certaine ambiguïté. D’un côté le juge allemand reconnaît une forme de primauté du droit de l’Union, et donc de la Charte, sur le droit national mais, d’un autre côté, il s’érige en interprète/garant unique ou centralisateur des droits fondamentaux – soit au titre du droit interne soit sur le fondement de la Charte – y compris à travers une forme de contrôle indirect mais réel de la validité du droit de l’Union, puisqu’il s’agit ici d’un domaine entièrement harmonisé.
Ainsi la Charte sera de plus en plus dépendante dans son application du travail du juge national, dans un mouvement d’européanisation des droits nationaux 7.
Vidéos et textes des présentations
(Les textes seront publiés au fur et à mesure et mis en lien ici)
Thématiques générales :
–
– Charte et structuration du droit de l’UE, l’exemple de la protection des données personnelles, Thomas CORNELUS.
– Cassandra Paulet, «La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et la notion de droit fondamental», RDLF 2021 chron. n°14 (www.revuedlf.com)
Thématiques spécifiques :
– Les politiques européennes en matière économique et monétaire et la Charte : une indifférence éternelle ? Raphaël BONNEAU
Échanges durant le Webinaire
Le Webinaire qui s’est tenu à partir des différentes communications présentées ci-dessus a réuni, outre les auteurs et les deux coordinateurs, les professeurs Florence Benoit-Rohmer, Elise Muir, Laure Milano et Claire Vial ainsi que des doctorants de Grenoble, Montpellier, Strasbourg et de la KU Leuven.
Travail réalisé avec le soutien du programme Erasmus+ dans le cadre de la Chaire Jean Monnet sur la diffusion d’une culture de la Charte des droits fondamentaux
« The European Commission support for the production of this publication does not constitute endorsement of the contents which reflects the views only of the authors, and the Commission cannot be held responsible for any use which may be made of the information contained therein ».
Notes:
- L. S. ROSSI, « La valeur juridique des valeurs. L’article 2 TUE : relations avec d’autres dispositions de droit primaire de l’UE et remèdes juridictionnels », RUE, 2020, n° 3, pp. 639-659. ↩
- R. TINIERE et C. VIAL (dir.), Les 10 ans de la Charte des droits fondamentaux de l’UE. Bilan et perspectives, Bruylant, 2020. ↩
- CJUE gde ch. 24 juin 2019 Commission c/ Pologne aff. C-619/18. ↩
- CJUE, gde ch., 3 septembre 2008, Y. A. Kadi et autres, aff. jtes C-402 et 415/05 P ; CJUE, Ass. pl., 18 décembre 2014, Avis sur le projet d’adhésion de l’Union à la CEDH ; CJUE, Ass. pl., 30 avril 2019, Avis sur le projet d’Accord économique et commercial global entre l’Union et le Canada. ↩
- CJUE, gde ch., 11 décembre 2018, H. Weiss et autres, aff. C-493/17 ; voy. également CJUE, gde ch., 16 juin 2015, P. Gauweiler, aff. C-62/14. ↩
- CJUE, gde ch., 26 février 2013, aff. C-399/11. ↩
- L. Burgorgue-Larsen, « La mobilisation de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne par les juridictions constitutionnelles », Les cahiers du Conseil constitutionnel, 2019, n° 2. ↩
Chroniques de ce dossier :
Les politiques européennes en matière économique et monétaire et la Charte : une indifférence structurelle
L’apport de la Charte des droits fondamentaux dans les politiques des transports, de l’environnement et de l’énergie à travers l’étude de la législation et la jurisprudence de l’UE – Mythe ou réalité ?
L’accord d’association avec l’Amérique centrale : le choix d’une politique extérieure de moindre ambition confirmé par la moindre portée de la Charte
La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et la notion de droit fondamental
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