La CEDH et le monstre en spaghettis volant : une nécessité de bonne foi des fois protégées par la convention ? (CEDH, De Wilde c. Pays-Bas, n° 9476/19, 9 novembre 2021)
Dans sa décision d’irrecevabilité 9476/19 du 9 novembre 2021, la quatrième section de la Cour européenne des droits de l’homme a rendu une décision relative à l’application de la liberté de religion au mouvement du « Pastafarisme ». Pour la Cour, ce mouvement, qui se qualifie de religieux, ne peut être protégé par la Convention, par manque de force, de sérieux, de cohérence et d’importance. La décision, sans changer l’interprétation de l’article 9 par la Cour, offre un cas d’espèce intéressant mais non traduit.
Par Sacha Sydoryk, Docteur en Droit Public, Enseignant-chercheur contractuel à l’Università di Corsica Pasquale Paoli et membre de l’Équipe méditerranéenne de recherche juridique UR 7311
« Alors le Monstre en spaghettis volant dit : ‘‘Que la lumière soit’’, et la lumière fut[1] ». C’est ainsi que s’ouvre la partie du pastiche de l’Ancien Testament de L’Évangile du Monstre en Spaghettis volant[2]. Le Pastafarisme, ou Pastafarianism en anglais[3], est un mouvement religieux parodique né aux États-Unis en 2005. Son but initial était de critiquer l’introduction du créationnisme et du « dessein intelligent[4] » dans les programmes scolaires de biologie. L’instigateur du mouvement souhaitait ainsi soulever que si cette hypothèse devait être enseignée sans pour autant être supportée par les écrits scientifiques, alors devait également être présentée aux élèves l’hypothèse tout aussi illogique qu’un Monstre en Spaghettis volant invisible et omniscient avait créé l’univers en une seule journée et ajouté en plus toutes les preuves induisant les scientifiques à penser que ce n’est pas le cas[5].
D’une blague potache, un mouvement s’est créé et a grandi à la suite de la publication sur internet d’une lettre ouverte contenant ces éléments. L’initiateur du mouvement a finalement écrit un livre, L’Évangile du Monstre en Spaghettis volant[6], et l’organisation s’est étendue, avec des branches non seulement en Amérique mais également en Europe.
Il est important de noter – et c’est un aspect essentiel du cas d’espèce de la décision commentée – que le but premier du Pastafarisme est de critiquer les droits spécifiques accordés aux pratiquants de certaines religions. Rapidement, les membres ont alors tout mis en œuvre pour présenter le mouvement non pas comme une parodie ou un pastiche mais comme une véritable croyance. La reconnaissance légale a alors pu être demandée dans divers États et sous divers aspects, au même titre que les autres mouvements religieux.
C’est ainsi qu’a pu naître le cas qui a été porté devant la Cour européenne des droits de l’homme, et l’absence de traduction en français mérite que l’on s’y attarde. La requérante[7], néerlandaise, souhaitait pouvoir utiliser une photo d’identité sur laquelle elle portait une passoire pour le renouvellement de son permis de conduire et de sa carte d’identité. Ce couvre-chef inhabituel, repris en référence à son usage pour égoutter les pâtes alimentaires, est utilisé comme l’un des symboles de ralliement des tenants du Pastafarisme. Lorsque les croyants d’autres religions ont le droit de porter un signe religieux sur une photo par dérogation au principe de faire ces photos sans couvre-chef, les tenants du Pastafarisme tentent fréquemment d’en faire autant. Ainsi, lorsqu’un État autorise le turban sikh ou le foulard islamique, il est courant que des pastafariens demandent le droit de porter la passoire. C’est le cas aux Pays-Bas, et c’est de cette exception que la requérante souhaite bénéficier, arguant que le port de la passoire en extérieur est requis par sa religion.
La requérante demande ainsi un renouvellement de permis de conduire et de carte d’identité aux services municipaux de sa commune en octobre 2016, en soumettant une photo d’identité sur laquelle elle porte une passoire. Ses demandes ne sont pas examinées dans la mesure où les photos d’identité soumises ne sont pas compatibles avec les normes pour ces documents. Devant ce refus, la requérante soulève un premier recours devant le maire en novembre 2016. En effet, d’après les règles en vigueur concernant les photos d’identité sur les documents officiels, la tête ne doit pas être couverte sauf en cas de justifications philosophiques ou religieuses[8]. Le maire rejette à nouveau la demande en février 2017, d’autant qu’une note des autorités centrales invite spécifiquement à rejeter les demandes de port de passoire en ce que le Pastafarisme ne peut se prévaloir des exceptions religieuses et philosophiques. Entre-temps la requérante demande à une Cour Régionale des mesures provisoires lui accordant un permis de conduire provisoire, ce qui lui est refusé.
La requérante fait appel de la décision du maire devant la même Cour, en mars 2017. Elle demande toujours la possibilité de porter une passoire sur ses photos d’identité, en considérant qu’elle ne s’en défait jamais pour une raison religieuse et que, partant, elle doit avoir le droit de la porter sur ses photos d’identité. La Cour transfère la requête à une autre Cour Régionale, cette deuxième Cour rejetant la requête en juillet 2017 au motif que le port de la passoire n’est en tout état de cause pas prescrit par le Pastafarisme, dont se revendique la requérante.
La requérante soulève alors un dernier recours en appel devant la Division de Juridiction Administrative du Conseil d’État néerlandais en septembre 2017. Elle critique l’absence d’analyse par la Cour Régionale de la qualité de religion du Pastafarisme, ainsi que l’absence par ladite Cour de l’analyse de la raison derrière le port de la passoire, dérivée de sa propre interprétation des écritures pastafariennes. Enfin, la requérante considère que la Cour Régionale n’aurait pas dû simplement analyser l’obligation du port de la passoire au sein des écritures pastafariennes, ni la pratique des autres personnes se revendiquant de cette croyance, puisque ce n’est pas ce qui est fait concernant le port du foulard islamique, dont les sources textuelles imposant le port sont discutables. Ce dernier point, combiné au deuxième, forme d’ailleurs l’essentiel de l’argumentation des pastafariens lorsqu’ils demandent à bénéficier des dispositions applicables aux croyants d’autres religions. Pour eux, si l’on admet qu’une femme musulmane peut porter un foulard islamique sur une photo d’identité alors que le Coran n’impose pas explicitement ce port et que la pratique n’est pas générale, alors le fait même que L’Évangile du Monstre en Spaghetti volant ne mentionne pas le port de la passoire comme signe religieux ne peut être un argument permettant de s’opposer à son port sur des documents officiels.
Pour autant, le Conseil d’État des Pays-Bas ne suit pas ce raisonnement, et rejette la requête dans une décision d’août 2018. Pour le Conseil, la réglementation nationale doit notamment être lue à la lumière de l’article 9 de la Convention EDH tel qu’interprété par la Cour EDH. De ce fait, il n’est pas nécessaire que les écritures imposent spécifiquement le port de la passoire pour que ce port ne soit pas considéré comme l’expression d’une religion. L’existence d’une connexion entre la religion et l’acte souhaitant l’exprimer suffit à le protéger au titre de l’article 9. Partant, le Conseil doit déterminer si le Pastafarisme est une religion au sens de la Convention. Au terme d’une analyse poussée du mouvement pastafarien, le Conseil considère qu’en l’état actuel des choses, il est impossible de considérer le Pastafarisme comme une religion, puisque le mouvement a intrinsèquement une visée satirique de critique de certaines dérives religieuses. Partant, le Pastafarisme ne peut pas être considéré comme une religion ou une croyance protégée par l’article 9 de la Convention EDH et la requête ne peut qu’être rejetée.
Devant ce nouveau rejet de ses demandes, la requérante dépose une requête devant la Cour EDH en février 2019. Elle fonde sa requête sur l’article 9 de la Convention EDH, séparément, et combiné à l’article 14. Les fondements de la demande restent identiques. En effet, pour la requérante, le Pastafarisme doit être considéré comme une religion. Les pratiques dérivant de cette religion doivent être protégées au titre de l’article 9 de la Convention EDH, et puisque les Pays-Bas permettent une exception aux photos montrant la tête découverte pour des motifs religieux, les personnes se revendiquant du Pastafarisme doivent bénéficier de cette exception. L’absence d’impératif spécifique du port de la passoire dans les textes pastafariens n’est pas un motif de rejet de la demande tant que la requérante elle-même considère que le port de la passoire en tout lieu hors de son domicile est une expression de sa foi. De même, le caractère in abstracto satirique du Pastafarisme ne peut pas lui être opposé si dans son for intérieur elle adopte une lecture rigoriste et littérale des croyances pastafariennes.
Partant, pour la requérante, la décision du Conseil d’État néerlandais viole également l’article 14 de la Convention EDH prohibant la discrimination dans l’exercice des droits reconnus par la Convention. D’après elle, puisque le Pastafarisme est traité différemment des autres religions lorsque des dérogations existent dans la réglementation nationale pour accommoder les pratiques, cette différence de traitement est une discrimination.
La Cour EDH va alors devoir se pencher en premier lieu sur l’applicabilité de l’article 9 de la Convention au Pastafarisme en tant que mouvement. C’est de sa qualification que dépend sa décision.
La Cour rejette la requête, en considérant que le Pastafarisme n’est pas une religion et n’est donc pas protégé par l’article 9 de la Convention. Partant, cette absence de protection entraîne de facto une absence de violation de cet article combiné avec l’article 14. Cette décision n’étend pas le champ d’application de l’article 9 de la Convention. L’absence de traduction en français illustre d’ailleurs son absence de caractère fondamental aux yeux de la Cour. Il n’en demeure pas moins qu’elle présente un intérêt certain concernant le champ d’application de l’article 9 de la Convention à des mouvements proto ou para religieux.
Si la Cour refuse de faire tomber le Pastafarisme dans le giron de l’article 9 de la Convention (II), ce n’est qu’après une analyse fine et détaillée du mouvement pastafarien lui-même, auquel se rattache la requérante (I). Il en découle en filigrane une nécessité de « bonne foi religieuse » pour que la croyance soit protégée au titre de l’article 9 (III).
I- L’analyse stricte et détaillée du Pastafarisme au prisme de la liberté de religion
La Cour EDH considère que pour savoir si le la Convention s’applique à la situation de la requérante, il est nécessaire de savoir si le Pastafarisme entre dans le champ de protection de l’article 9, et donc si ce mouvement relève de la protection de la liberté de pensée, de conscience ou de religion et, surtout, de la manifestation de ces convictions.
La Cour, n’ayant jamais analysé ce mouvement, passe alors, dans sa décision, de longs développements à l’étudier, directement ou indirectement par la reprise des éléments issus des juridictions internes néerlandaises. Le détail des éléments factuels est évidemment fréquent dans les décisions de la Cour ; les lecteurs de KA et AD c. Belgique l’ont parfois appris à leurs dépens. La lecture est ici plus légère et la Cour retrace les origines du Pastafarisme, déjà évoquées en introduction, mais également le contenu de la doctrine et des écritures, en allant dans les détails expliquant l’origine de la demande de la requérante du port de la passoire. La répétition dans ce commentaire du mot « passoire » n’est ainsi rien par rapport à l’incongruité de lire la Cour détailler des points 20 à 33 « l’‘’Église du Monstre en Spaghetti volant’’ », en expliquant notamment qu’il existe deux textes principaux que sont L’Évangile du Monstre en Spaghetti volant, déjà mentionné, et le Loose Canon. Ce dernier texte est un recueil accessible en ligne, qui n’a pas été traduit en français par ailleurs. Le titre est d’ailleurs difficile à traduire en français, puisque comme l’explique la Cour dans ses points 28 et suivants, il résulte d’un jeu de mots sur l’expression « canon », qui désigne les textes religieux officiels notamment chez les chrétiens, et l’expression anglophone « loose canon », qui désigne quelqu’un hors de contrôle[9]. La Cour mobilise également les ressources disponibles en ligne, incluant des liens directement dans sa décision vers les différentes pages mobilisées.
C’est cet ensemble assez inhabituel même pour la Cour EDH qui permet de retracer l’origine du port de la passoire dans le Pastafarisme. Si la Cour creuse autant la question avant de se prononcer sur le Pastafarisme en lui-même, c’est parce que l’élément du détail permet une meilleure compréhension du tout. Pour le dire autrement, la question dogmatique autour de la passoire permet à la Cour d’évaluer le degré « de force, de sérieux, de cohérence et d’importance » des croyances pastafariennes.
Il ressort ainsi que nulle mention n’est faite de la passoire comme signe pastafarien dans L’Évangile du Monstre en Spaghettis volant. Une simple mention, unique, en est faite dans le Loose Canon, où elle est portée par la prophétesse Penelope. Le port de cette « sainte passoire[10] » n’est nullement présenté comme obligatoire, ni même conseillé. Il n’est pas non plus présenté comme un accessoire généralisé chez les croyants. Il s’agit, au plus, d’une plaisanterie absurde de plus dans ces écrits qui pastichent le style des livres saints.
Pour autant, la passoire s’est développée comme un signe pastafarien par excellence, pour son utilité évidente dans la préparation des pâtes alimentaires, de même que les déguisements de pirate[11]. Comme le souligne la Cour EDH au point 33 de sa décision, Bobby Henderson, créateur et « prophète » de la « religion » Pastafarienne a précisé dans un communiqué de 2018 que le port de la passoire est une « tradition dans la foi pastafarienne »[12]. Dans l’affaire De Wilde, la requérante considérait même que le port de la passoire était imposé par sa foi en tout lieu hors de son domicile, et c’est précisément ce sentiment d’obligation qui justifie la demande du port de la passoire sur les photos des documents officiels[13].
Cette analyse de la question triviale de la place de la passoire dans la foi pastafarienne illustre ainsi le détail d’analyse dans lequel entre la Cour. Le lecteur français ne peut qu’imaginer ce qu’auraient fait, dans la même situation, le Conseil d’État ou le Conseil constitutionnel. Il est certain que l’analyse aurait été bien plus abstraite, la lecture de la décision n’en étant que moins engageante et plaisante.
De plus, dans son analyse, la Cour EDH ne manque pas de souligner le caractère satirique des écrits pastafariens. Elle reprend, certes, les éléments de procédure interne néerlandais qui soulignaient déjà ces éléments. Cela apparaît d’abord dans son analyse du Pastafarisme, factuelle mais soulignant les diverses fautes d’orthographe dans les citations par des « [sic] » et expliquant les différents jeux de mots. Elle considère également que toute l’histoire du Pastafarisme révèle sa qualité de parodie pour critiquer certains aspects de la religion, ce caractère parodique justifiant l’exclusion de l’application de l’article 9 de la Convention.
II- Le rejet de la protection par la Convention d’une religion parodique
Le constat du caractère hautement parodique du Pastafarisme est l’argument que la Cour EDH mobilise pour rejeter la protection des croyances pastafarienne au titre de l’article 9 de la Convention EDH. Pour reprendre une terminologie désormais classique, la Cour considère que le pastafarisme n’atteint pas un degré suffisant « de force, de sérieux, de cohérence et d’importance ». La formule est ancienne et date de la décision Campbell et Cosans c. Royaume-Uni de 1982, dans le point 36. La Cour, pour la première fois, explique que selon elle la protection de l’article 9 « s’applique à des vues atteignant un certain degré de force, de sérieux, de cohérence et d’importance ». Ces vues ne sont d’ailleurs pas spécifiquement religieuses, puisque dès 1982 la Cour applique l’article 9 à une vision philosophique s’opposant aux châtiments corporels, ce qui n’est en rien religieux, mais recouvre plutôt la liberté de pensée ou de conscience.
Cette décision De Wilde permet alors de mettre en lumière les limites à cette expression de la Cour, et ainsi d’apprécier ce qui peut être considéré comme ayant assez de force, de sérieux, de cohérence ou d’importance. La Cour cite au point 51 son arrêt Pretty de 2002, mais la situation était en réalité différente, puisque la question portait sur l’expression d’une croyance, et l’on peut difficilement considérer la volonté de voir son suicide étant assisté comme la manifestation d’une « croyance » au sens de l’article 9 de la Convention. Dans Pretty, la Cour botte en touche et, si elle précise que toutes les croyances n’entrent pas dans le champ de l’article 9, elle rejette l’argument en considérant qu’en tout état de cause et quelle que soit la croyance, le suicide assisté en est une manifestation trop distante. Ici en revanche, le lien entre la croyance et la volonté de ne pas ôter sa passoire même pour une photo d’identité n’est pas à démontrer. Si la Cour ne précise pas spécifiquement ce qui fait défaut au Pastafarisme, sa motivation permet de déduire quelques éléments.
La notion de « force » de la croyance, si elle peut être ambivalente dans son expression française, se comprend mieux au regard de l’expression anglaise utilisée à sa place : « cogency ». La force de la croyance, c’est alors sa clarté et sa capacité à convaincre. L’on pourrait ici considérer que le Pastafarisme manque de ces deux aspects, mais il faut reconnaître que ses différents textes officiels ou apocryphes sont relativement clairs. De plus, le développement du mouvement atteste de sa capacité à convaincre. En tout état de cause, la force de la conviction de la requérante peut difficilement être mise en cause. Elle est restée sans permis de conduire et sans carte d’identité au moins entre octobre 2016 et août 2018, voire plus puisque rien n’indique qu’au moment où la Cour EDH a rendu sa décision elle s’était pliée à la demande des autorités néerlandaises de fournir une photo d’identité sans passoire.
De même, l’importance dans la vie de la plaignante peut difficilement être remise en cause. Cette dernière semble attacher une réelle importance au fait de toujours porter une passoire sur la tête en guise de chapeau.
La cohérence et le sérieux, qui visent à ce stade la croyance elle-même et non le sérieux de la conviction de la requérante, semblent en revanche être les deux éléments faisant défaut, éléments à vrai dire difficiles ici à départager. Nous l’avons dit, la Cour a relevé à plusieurs reprises le caractère parodique du Pastafarisme. Parodie et humour excluent alors le sérieux nécessaire à une croyance ou une vision du monde pour être protégées au titre de l’article 9. Il est plus délicat de se prononcer sur la question de la cohérence, tant certaines croyances semblent évidentes à certains et absurdes et incohérentes à d’autres. Les polythéismes nordique et égyptien, ou l’animisme, semblent absurdes à la majorité des Européens contemporains croyant à l’une des religions du Livre[14]. À l’époque, pourtant, il s’agissait des religions dominantes dans leur aire culturelle. De même, en Europe, les visions créationnistes radicales qui considèrent que la Bible donne un acompte absolument exact de la création et que, notamment, la Terre est âgée de 6000 ans. Pour autant, un athée radical tel que le biologiste Richard Dawkins considérera que toutes les religions manquent de cohérence par rapport aux données scientifiques disponibles.
Il semble pour autant possible d’apporter un élément supplémentaire sur cette idée de cohérence, en envisageant la cohérence interne du système de croyances, par rapport à sa cohérence externe. Si l’on admet cet élément, alors le Pastafarisme manque évidemment de cohérence interne[15] dans la manière dont ses textes fondateurs sont pensés, notamment sur son récit relatif à la création et aux origines des êtres humains, partagées entre les nains et les pirates. La Cour n’est toutefois pas allée aussi loin dans ses éléments de présentation et il n’est pas possible de trancher ou d’envisager ce qui a servi à motiver son choix.
En revanche, il se dégage un élément intéressant à ce stade de l’analyse. La motivation révèle en effet que pour la Cour, une « religion » qui est née de la parodie des autres religions monothéistes dans un but critique ne peut pas être regardée comme une croyance protégée au titre de l’article 9 de la Convention EDH. Partant, puisque la croyance n’entre pas dans le champ de l’article 9, son expression ne peut pas être protégée, et les autorités néerlandaises n’ont pas violé la Convention EDH en refusant le droit à la requérante de porter une passoire sur ses photos de permis de conduire et de carte d’identité. Cette décision de la Cour doit évidemment se lire en plus dans un contexte de subsidiarité, puisqu’il s’agit ici pour elle de reprendre et de valider le raisonnement du Conseil d’État néerlandais pour exclure le Pastafarisme du champ d’application de l’article 9 de la Convention.
III- Vers une exigence de bonne foi des croyances protégées ?
Par cette décision, la Cour EDH pose implicitement une exigence de bonne foi des croyances protégées au titre de l’article 9 de la Convention. Il ne s’agit pas de dire que le requérant doit être de bonne foi dans sa foi ; c’est évidemment déjà le cas, comme la Cour a pu le préciser dans ses décisions Skugar and others v. Russia de 2009 ou encore Kosteski v. the former Yugoslav Republic of Macedonia de 2006. En l’espèce, d’ailleurs, la bonne foi de la requérante était discutée, notamment en ce que le port de la passoire en continu en dehors du domicile n’est pas une obligation qui ressort explicitement des textes pastafariens, mais la Cour n’a pas souhaité trancher la question sous cet angle, considérant implicitement que, comme l’avançait la requérante devant les juridictions néerlandaises, une pratique peut émerger sans prescription par les textes sacrés mais sans pour autant être détachée de la foi prise dans son ensemble.
Ici, en revanche, c’est la foi pastafarienne dans son ensemble qui est, implicitement mais directement, considérée comme manquant de bonne foi. En effet, puisqu’elle a été créée comme parodie des religions et, notamment, pour dénoncer les dérives de certains courants demandant une reconnaissance ou des droits spécifiques, sur un ton humoristique, la Cour estime que cette parodie n’est pas une véritable religion . Pour autant, le courant pastafarien et ses tenants ont toujours maintenu l’ambivalence quant à la réalité de leur croyance. En effet, et justement afin de pouvoir demander à bénéficier des mêmes droits spécifiques que les cultes, l’idée générale était d’avancer des prémisses et une cosmogonie absurdes mais tout en refusant explicitement d’admettre cette absurdité. Les pastafariens présentent alors leur foi comme sincère, chose invérifiable puisque relevant du for intérieur. C’est précisément ce que faisait ici la requérante.
Indéniablement, le but du Pastafarisme est de dénoncer les dérogations accordées aux croyants de certains cultes et, plus que le port des signes religieux sur des photos d’identité, l’influence sur les programmes éducatifs par rapport aux connaissances scientifiques. Il était alors nécessaire de présenter les croyances sous un jour le plus réel possible.
Pour autant, il est impossible de dire si la requérante était réellement sincère dans sa foi. En effet, et bien que le Pastafarisme soit ab initio pensé comme une parodie de religion, ce mouvement a su fédérer autour de lui, et certaines personnes s’en revendiquant présentent une foi qu’il est impossible de discerner d’une foi chrétienne, judaïque ou islamique, pour ne citer que les religions du Livre. La Pastafarisme a même ses textes d’exégèse, et notamment en langue française[16]. Dans de tels cas, et sans considération des origines du mouvement, il apparaît critiquable que la Cour refuse la protection de l’article 9 de la Convention, en lui ajoutant des limites qu’il ne pose pas. Ainsi, la Cour ne s’intéresse pas tant à la croyance de la requérante qu’au mouvement religieux plus général qui, lui, doit être sincère et de bonne foi. Une telle jurisprudence pourrait alors s’appliquer à d’autres mouvements que l’on peut qualifier de para religieux, tels que le Jediisme[17] ou le Dudeisme[18], mouvements déjà par ailleurs évoqués par le gouvernement lituanien devant la Cour pour justifier une mesure interne de restriction d’avantages fiscaux à certains mouvements et pas à d’autres[19]. Il est de plus nécessaire de noter qu’en l’espèce, la requérante ne demandait pas une dérogation spécifique mais souhaitait bénéficier d’une dérogation ouverte, et déjà accordée aux croyants de certaines religions. C’est d’ailleurs en cela que cette décision n’intéresse que marginalement la France : l’absence de tout accommodement raisonnable rend la décision que peu intéressante dans les problématiques françaises. Pour autant, la décision de la Cour semble poser une précision de sa conception des croyances protégées au titre de l’article 9, et qui pourrait être amenée à être réutilisée tant le pastafarisme se développe. Ainsi « si vous rencontrez un jour sur votre passage, un particulier coiffé d’un fromage mou, tenant dans ses doigts, un poisson dans une cage : C’est un zazou ![20] » Et si vous rencontrez un jour sur votre passage, un particulier coiffé d’une passoire… c’est un pastafarien !
[1] Bobby Henderson, L’Évengile du Monstre en spaghettis volant (traduit de l’anglais par Diniz Galhos), Le cherche midi, 2008, p. 86.
[2] Dans le même ton de pastiche, l’incise de l’ouvrage est : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était ‘‘Souquez, Moussaillons !’’ PIRATIQUE, 13:7 » : idem, p. 7.
[3] Il s’agit d’un mot-valise regroupant pasta et rastafaranism, la traduction française ayant aisément pu garder cette même origine.
[4] Sur ces questions, D. Lecourt, L’Amérique entre la Bible et Darwin, suivi de Intelligent design : science, morale et politique, 2e éd., PUF, 2007, 256 pages. Pour une réfutation de la théorie du point de vue biologique, R. Dawkins, Pour en finir avec Dieu, Tempus, 2009, not. pp. 145-206.
[5] Tous ces éléments sont indiqués dans la décision de la Cour, directement ou en reprenant les décisions internes ayant mené à sa saisine. Lorsque des précisions sont tirées d’autres sources, nous les indiquerons.
[6] B. Henderson, L’Évengile du Monstre en spaghettis volant, op. cit.
[7] Pour un portrait de la requérante au moment du rejet de sa requête devant le Conseil d’État néerlandais, S. O’Grady, « Sorry, Dutch Pastafarians, but you still can’t wear a colander on your government ID… yet », The Washington Post [en ligne], mis en ligne le 7 août 2008, disponible sur <https://www.washingtonpost.com/world/2018/08/17/sorry-dutch-pastafarians-you-still-cant-wear-colander-your-government-id-yet/>, consulté le 8/12/2021.
[8] C’est ce qui ressort du règlement néerlandais tel que cité par la Cour, §35 et §36. Il faut noter que la décision, en anglais, traduit une réglementation en néerlandais. Bien que nous proposions ici une traduction en français des éléments pertinents, nous ne pouvons qu’attirer l’attention du lecteur sur cette double traduction et sur les imprécisions qu’elle peut entraîner.
[9] La Cour explique le jeu de mots dans son point 28.
[10] Holy Colander dans le texte. The Book of Penelope, 2:7. Disponible sur <http://www.loose-canon.info/page9.htm>, consulté le 11 décembre 2021.
[11] Dans le Pastafarisme, les pirates sont considérés comme les premiers humains dont les hommes ont évolué. Voir B. Henderson, L’Évengile du Monstre en spaghettis volant, op. cit., p. 37 et s. La Cour mentionne cet élément au point 23.
[12] <https://www.spaghettimonster.org/wp-content/uploads/2018/10/headgear-statement.pdf>.
[13] Voir sur ce point les points 3 et 14 de la décision.
[14] F. Laffaille souligne ainsi en s’interrogeant : « Comment diantre mettre sur le même plan le corpus idéologique des trois monothéismes livresques et celui de farfelus parlant avec les extraterrestres (sans doute cherchaient-ils un raccourci que jamais ils ne trouvèrent), de mouvements millénaristes annonçant la disparition imminente (mais à ce jour reportée sine die) de l’humanité ? » (F. Laffaille, « Droit, sectes, religions et pastafarisme », D., 2020, p. 1033. Malgré le titre, cet édito au Recueil Dalloz n’évoque pas les aspects juridiques du pastafarisme.) L’incroyant répondra toutefois sans frémir qu’il ne voit justement pas de véritable différence de nature entre ces différentes croyances.
[15] La cohérence interne qui est ainsi en général présentée comme nécessaire, sans pour autant que la doctrine n’en fasse de longs développements. V. par exemple L. Gonin, O. Bigler, Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), LexisNexis, 2018, p. 544.
[16] Par ex. Victor Bonjean, Le petit Catéchisme du Monstre en Spaghetti Volant. Pour une compréhension en profondeur de la doctrine et du mystère du Pastafarisme, Amazon, 2017, 80 pages, Gilles Le Pape, Liturgie pastafarienne. Proposition pour une structure des rituels, GloP éditions, 2021, 79 pages ou Michel Noirret, Le Vert Missel. Le Pastafarisme dévoilé, Telelivre, 2016, 104 pages.
[17] Issu de la saga Star Wars.
[18] Issu du film des frères Cohen The Big Lebowski et de son personnage principal, le Dude, interprété par Jeff Bridges.
[19] Ancient Baltic religious association Romuva v. Lithuania, 8 septembre 2021, point 106.
[20] Raymond Vincy, « Y’a des zazous », 1944.