Des maux dans l’air. Quand la pollution atmosphérique du Bangladesh est un motif d’annulation d’une obligation de quitter le territoire adressée à un ressortissant bangladais.
Par Dorian Guinard, Maître de conférences de droit public à Sciences Po Grenoble, Membre du CESICE, Université Grenoble-Alpes
La pollution de l’air est responsable selon les sources de 400 000[1] à 800 000[2] morts prématurés par an en Europe et 48 000 à 100 000 décès prématurés en France[3] selon les estimations. Il est donc logique qu’elle revienne avec insistance ces derniers temps dans le contentieux administratif environnemental. Alors que la Commission européenne a décidé de saisir pour la deuxième fois la Cour de justice de l’Union européenne d’un recours contre la France relatif à la mauvaise qualité de l’air[4], due à des niveaux trop élevés de particules fines (PM)[5], les juges administratifs français ont également pris ces deux dernières années des décisions historiques en la matière. D’une part en retenant à plusieurs reprises la responsabilité de l’État pour faute en raison de l’insuffisance des plans relatifs à la qualité de l’air, notamment pour les régions parisienne et lyonnaise[6]. En infligeant d’autre part à l’État une astreinte trimestrielle de 10 millions d’euros tant qu’il n’aura pas pris des mesures appropriées et suffisantes pour respecter les prescriptions d’une décision du Conseil d’État de 2017[7] lui imposant d’élaborer des plans relatifs à la qualité de l’air permettant de réduire substantiellement les périodes de dépassement des valeurs limites pour le dioxyde d’azote et les PM10[8].
Un arrêt récent de la Cour administrative d’appel de Bordeaux[9] est venu enrichir cette actualité dense du droit de la pollution atmosphérique, en « dépaysant » toutefois le contentieux. En effet, pour la première fois à notre connaissance, un juge administratif d’appel s’est fondé spécifiquement sur la qualité (l’absence de qualité faudrait-il dire …) de l’air au Bangladesh pour annuler une obligation de quitter le territoire français et ordonner au préfet de Haute-Garonne de délivrer un titre de séjour à un ressortissant bangladais.
Les faits d’espèce sont les suivants : Monsieur A, de nationalité bangladaise, a déposé une demande d’asile rejetée en dernier lieu par une décision de la Cour nationale du droit d’asile du 29 mai 2013. Après un premier refus de séjour par arrêté du 30 janvier 2014, il s’est vu délivrer une carte de séjour temporaire en raison de son état de santé à compter du 22 septembre 2015, renouvelée une fois, jusqu’au 21 septembre 2017. Le requérant souffre en effet d’une pathologie respiratoire chronique associant un asthme allergique sévère, traité quotidiennement par antiasthmatiques, antihistaminique et bronchodilatateur, et d’un syndrome d’apnée du sommeil sévère imposant l’utilisation chaque nuit d’un appareil de ventilation électrique.
Par un arrêté du 18 juin 2019, le préfet de la Haute-Garonne lui a refusé le second renouvellement de ce titre de séjour, lui a fait obligation de quitter le territoire français (OQTF) dans un délai de trente jours et a fixé le pays de renvoi, fort logiquement le Bangladesh. Par un jugement du 15 juin 2020, le tribunal administratif de Toulouse a annulé l’arrêté du 18 juin 2019 et enjoint au préfet de délivrer au requérant un titre de séjour sur le fondement des dispositions du 11° de l’article L. 313-11 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile. Le préfet de la Haute-Garonne a fait appel de ce jugement.
La CAA de Bordeaux confirme la position du TA de Toulouse en tenant toutefois un raisonnement qui, mobilisant de façon novatrice et détaillée des données relatives à la qualité de l’air au Bangladesh, pourrait à la fois constituer un solide bouclier contre le refoulement d’un étranger visé par une OQTF (I) et inspirer les juges administratifs lorsque ceux-ci doivent se prononcer sur les conditions de détermination de la causalité de pathologies respiratoires, notamment l’asthme sévère (II).
1- Les caractéristiques d’un bouclier sanitaire contre le refoulement des étrangers
Précisons tout d’abord que le requérant a levé le secret relatif aux informations médicales qui le concernent en faisant état de la pathologie (asthme sévère associé à un syndrome d’apnée du sommeil tout aussi sévère) dont il souffre, ce qui a permis au juge administratif de se prononcer sur l’ensemble des éléments produits dans le cadre du débat contradictoire. Si l’annulation de l’OQTF repose tout d’abord sur une analyse précise des données géopolitiques en intégrant de façon originale des épisodes de pollution atmosphérique (A), c’est bien l’interprétation produite par le juge de la notion de traitement approprié qui retient l’attention car elle met en oeuvre ce que l’on peut appeler un bouclier sanitaire B).
A) L’annulation de l’OQTF fondée sur une fine appréhension des données géopolitiques
L’analyse du juge d’appel, très précise, se déroule en deux temps. La CAA de Bordeaux relève tout d’abord que les médecins de l’Office français de l’immigration et de l’intégration ont estimé que le requérant peut bénéficier dans son pays d’origine d’un traitement approprié à ses multiples pathologies, soit en l’espèce un cocktail médicamenteux associant antiasthmatique, antiasthmatique, antihistaminique et bronchodilatateur. Le requérant souffrant également d’une apnée du sommeil sévère, celui-ci a de plus recours, toutes les nuits, à un appareil de ventilation électrique qui nécessite une maintenance bisannuelle et un remplacement mensuel du masque, des filtres et des tuyaux. Le préfet de Haute-Garonne a produit au cours de la procédure, des éléments attestant de la disponibilité des médicaments précédemment évoqués et a justifié de la disponibilité de l’appareil de ventilation électrique. Ces éléments sont toutefois écartés par le juge d’appel au terme d’un raisonnement particulièrement circonstancié.
Pour ne pas faire droit aux prétentions préfectorales, la Cour estime en effet que l’accès aux soins « et la qualité des services de soins ne sont pas comparables aux standards européens au Bangladesh, où les professionnels de santé déplorent un manque de matériel et des pénuries de médicaments. Ainsi, M. A. se trouverait confronté dans son pays d’origine à la fois à une aggravation de sa pathologie respiratoire en raison de la pollution atmosphérique, à des risques d’interruption d’un traitement moins bien adapté à son état de santé, et à des dysfonctionnements de l’appareil respiratoire dont il a un besoin vital en raison, d’une part, de difficultés de remplacements de pièces, en particulier des tuyaux devant être changés régulièrement, et d’autre part, de coupures d’électricité durant la nuit. Dans ces circonstances particulières, il ne peut être regardé comme pouvant bénéficier effectivement d’un traitement approprié au Bangladesh ».
Cette argumentation est tout à fait originale : le juge se fonde sur des épisodes de pollution atmosphérique ainsi que des risques de coupures d’électricité dans un pays étranger pour fonder en partie l’annulation de l’OQTF. Ce faisant, le juge d’appel développe ici un raisonnement procédant pour partie de données géopolitiques et se rapproche des argumentations utilisées par la Cour nationale du droit d’asile quand cette dernière doit accorder un statut de réfugié ou celui relevant de la protection subsidiaire. Cette prise en compte d’éléments propres au pays d’origine d’un requérant n’est évidemment pas une nouveauté. Le juge administratif, dans le contentieux des étrangers malades, y est accoutumé, notamment quand il est confronté aux états de stress post-traumatique d’un requérant et donc aux sources de cette pathologie psychiatrique (violences, tortures et traitements inhumains et dégradants), car cela implique nécessairement de la part du juge une analyse de la situation géopolitique du pays du requérant, pour évaluer les conséquences d’un éventuel retour dans le pays d’origine[10]. Mais c’est ici la détermination par le juge d’appel de l’absence de traitement approprié qui interpelle.
B) Un raisonnement mettant en oeuvre un « bouclier sanitaire »
L’argumentation de la Cour de Bordeaux est en effet originale car elle repose sur une interprétation pour le moins extensive de la notion de « traitement approprié ». Un rappel des textes pertinents est nécessaire pour préciser le cadre juridique de cette notion. Aux termes de l’article L. 425-9 du CESEDA (ancien L. 313-11°11), « l’étranger, résidant habituellement en France, dont l’état de santé nécessite une prise en charge médicale dont le défaut pourrait avoir pour lui des conséquences d’une exceptionnelle gravité et qui, eu égard à l’offre de soins et aux caractéristiques du système de santé dans le pays dont il est originaire, ne pourrait pas y bénéficier effectivement d’un traitement approprié, se voit délivrer une carte de séjour temporaire portant la mention » vie privée et familiale » d’une durée d’un an ».
L’article R. 313-22 (abrogé par décret du 16 décembre 2020 et devenu R.425-11) du même code précise que « le préfet délivre la carte de séjour temporaire portant la mention » vie privée et familiale » au vu d’un avis émis par un collège de médecins à compétence nationale de l’Office français de l’immigration et de l’intégration. L’avis est émis dans les conditions fixées par arrêté du ministre chargé de l’immigration et du ministre chargé de la santé au vu, d’une part, d’un rapport médical établi par un médecin de l’office et, d’autre part, des informations disponibles sur les possibilités de bénéficier effectivement d’un traitement approprié dans le pays d’origine de l’intéressé. Les orientations générales mentionnées au troisième alinéa de l’article L. 425-9 sont fixées par arrêté du ministre chargé de la santé ». L’arrêté 3 de l’arrêté du 5 janvier 2017, en son article 3, dispose ainsi que « les possibilités de prise en charge dans ce pays des pathologies graves sont évaluées, comme pour toute maladie, individuellement, en s’appuyant sur une combinaison de sources d’informations sanitaires. L’offre de soins s’apprécie notamment au regard de l’existence de structures, d’équipements, de médicaments et de dispositifs médicaux, ainsi que de personnels compétents nécessaires pour assurer une prise en charge appropriée de l’affection en cause. L’appréciation des caractéristiques du système de santé doit permettre de déterminer la possibilité ou non d’accéder effectivement à l’offre de soins et donc au traitement approprié ».
La Cour d’appel interprète donc en l’espèce de façon particulièrement large l’arrêté qui ne se borne qu’à relever la réalité d’infrastructures médicales (bâtiments, services de soins et médicaments) : les textes ne prescrivent en aucun cas, concernant l’appréhension des offres de soins, une prise en compte de l’environnement – au sens strict – du pays d’origine. Si l’on peut estimer que les difficultés de remplacement des tuyaux du respirateur peuvent rentrer dans l’appréhension du système de santé car c’est un équipement déterminant dans la prise en charge des pathologies du requérant, ce sont bien des éléments extérieurs au système qui permettent de déterminer le défaut de traitement approprié. Car si le défaut de l’offre de soins pouvant entrainer des conséquences d’une particulière gravité pour le patient permet habituellement de caractériser l’absence de traitement approprié, la grille de lecture fournie ici par la Cour d’appel s’éloigne fortement de ce standard en centrant l’analyse sur le défaut de continuité électrique et la qualité de l’air concernant les particules fines.
Cette novation, consacrant davantage un bouclier juridique sanitaire qu’un véritable statut de protégé environnemental comme on a pu parfois le dire, est le produit d’un contrôle d’une grande intensité sur la validité de l’acte préfectoral. Il est en effet trop tôt pour évoquer ici la consécration d’un statut d’un protégé (ou d’un déplacé) environnemental, pour plusieurs raisons. La première s’appréhende en terme purement quantitatif : l’arrêt commenté est pour le moment isolé, et une telle approche pourrait certainement être adoptée si une décision du Conseil d’Etat viendrait confirmer la position du juge d’appel. La deuxième raison tient dans la situation personnelle du requérant. L’annulation de l’OQTF ne constitue en rien un modèle extensible à l’ensemble des bangladais. Ces derniers, tout aussi concernés par la pollution de l’air, ne sauront invoqués tant devant la Cour du droit d’asile (difficile de voir dans les particules fines un agent persécuteur …) que devant le juge administratif de droit commun les taux de concentration des polluants comme fondement d’un titre de séjour ou d’une protection, car ce sont bien les pathologies combinées à la pollution qui constituent l’origine de l’annulation. Il convient alors d’appréhender cette décision davantage comme un renforcement de la protection des droits des requérants malades – un bouclier sanitaire en quelque sorte – que comme un embryon de la notion de protégé environnemental.
Ce bouclier sanitaire est le résultat d’une signification extensive apportée le juge d’appel à l’expression « appréciation des caractéristiques du système de santé » : ces dernières sont en l’espèce perçues de façon holistique, c’est-à-dire en incluant des données environnementales et non plus réduites au seul secteur médical. L’interprétation du juge est alors fonction des données scientifiques – les relevés des concentrations en microgramme par mètre cube des particules fines (il n’est pas précisé le type de PM au demeurant) et les statistiques de mortalité liée à l’asthme au Bangladesh[11] – et de la situation personnelle (familiale même[12]) du requérant comme évoqué précédemment.
Les perspectives ouvertes par l’arrêt de la Cour de Bordeaux sont intéressantes également pour le contentieux interne de la pollution atmosphérique car il établit des liens entre cette dernière et la décompensation asthmatique. Cette analyse peut potentiellement influer sur les orientations jurisprudentielles relatives aux pathologies respiratoires.
2- Les perspectives contentieuses ouvertes par l’arrêt
Avant d’évoquer une quelconque influence de cet arrêt sur les futures jurisprudences administratives dans le contentieux de la pollution atmosphérique – hypothèse hasardeuse nous en convenons parfaitement (B) -, il faut revenir rapidement sur les relevés atmosphériques tant au Bangladesh que dans les grandes agglomérations françaises, afin de préciser le cadre juridique et scientifique de réflexion (A).
A) Les relevés atmosphériques, éléments centraux du raisonnement prétorien
Un des points soulevés par le Préfet de Haute-Garonne pour contester le jugement de première instance était que le requérant pouvait tout à fait s’installer non pas à Dakha ou dans une zone hautement polluée du pays. Il faut donc préciser que les relevés relatifs à la pollution atmosphérique au Bangladesh font état, en 2018, d’un taux de PM2,5 de 73 µg/m3 en moyenne annuelle (c’est un record mondial) – Dakha connaît tout l’hiver des pics supérieurs à 250 µg/m3 ! -, là où la France affiche une concentration moyenne de 10 à 11 µg/m3[13]. Le taux de PM2,5 au Bangladesh est ainsi quatorze fois supérieur à celui considéré comme acceptable par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) selon les nouvelles lignes directrices de l’agence mises à jour le 22 septembre 2021[14]. Le moyen préfectoral n’a donc logiquement pas été jugé fondé par la Cour.
A titre de comparaison, le taux annuel moyen est de 12 µg/m3 pour Paris et la petite couronne. Il est cependant de 16 µg/m3 pour St Denis près de l’autoroute A1 et le boulevard périphérique d’Auteuil, et on constate 70 jours de dépassement du seuil de 50 µg/m3 pour les PM10[15]. Dans la vallée de l’Arve, la valeur limite de 35 jours par an à 50 µg/m3 de particules fines PM10 est systématiquement atteinte sur les sites de Passy et de Sallanches. La métropole de Lyon affiche une moyenne annuelle en PM10 de 25 µg/m3[16], ce qui constitue un dépassement du nouveau seuil recommandé par l’OMS (seuil abaissé à 15 µg/m3 en septembre 2021[17]), et de 13 µg/m3 pour les PM2,5, la valeur sanitaire recommandée par l’OMS étant désormais de 5 μg/m3 (et non plus 10 μg/m3 depuis le 22 septembre 2021) pour ces particules. L’agglomération grenobloise est également au-dessus de ces normes en affichant pour 2020 respectivement 17 et 10 µg/m3 pour les PM 10 et 2,5. Le problème de santé publique est ainsi clairement posé et s’est donc renforcé – par le jeu des seuils – depuis le mois de septembre 2021 et l’abaissement des taux par l’OMS.
Les contentieux interne et européen[18] se font naturellement le reflet de ces dépassements et les jurisprudences citées en introduction condamnent désormais l’État français en retenant sa responsabilité. Cette dernière est retenue précisément en raison des seuils, bien souvent dépassés. Ces taux sont donc centraux dans les raisonnements des juges et leurs dépassements parfois sanctionnés. Précisons que le Conseil d’État, notamment dans son arrêt du 4 août 2021 qui prononce l’exécution du versement de 10 millions d’euros[19], raisonne logiquement avec les seuils prescrits par le code l’environnement concernant les particules fines[20] et constate que dans certaines zones, (notamment la ZAG de Paris), la valeur limite de concentration de 40 μg/m3 en moyenne annuelle pour les PM 10 a été dépassée dans une station de mesure « de même que la valeur limite de 50 µg/m3 en moyenne journalière a été dépassée plus de 35 fois dans la même station« . Ces données, même si elles ont vocation à baisser compte tenu de l’instauration des zones à faible émission dans les principales agglomérations, doivent cependant être appréhendées dorénavant à l’aune des nouvelles lignes directrices de l’OMS : les valeurs limites actuelles à ne pas dépasser sont ainsi toutes largement au-dessus des nouvelles prescriptions de l’agence onusienne, et les sanctions sont fort logiquement amenées à être plus nombreuses.
B) Pour une nouvelle appréhension de la causalité dans le droit de la responsabilité administrative de la pollution atmosphérique
Une des pistes ouvertes par l’arrêt commenté, qui retient la pollution aux particules fines comme facteur aggravant des pathologies respiratoires, et même si les taux moyens de concentration sont certes différents entre la France et le Bangladesh, consiste ainsi à reconnaître la responsabilité de l’État dans l’apparition et l’aggravation des pathologies respiratoires – spécifiquement les bronchites asthmatiques – en raison des dépassements récurrents des valeurs limites, et singulièrement celles prescrites récemment par l’OMS qui vont guider le renouvellement des taux dans la réglementation européenne. La Commission européenne a en effet adopté le 12 mai 2021 un plan d’action intitulé « Vers une pollution Zéro dans l’air, l’eau et les sol »[21], qui induira une révision, probablement au troisième trimestre 2022, de la directive 2008/50/CE du 21 mai 2008 sur la qualité de l’air. Cette révision devrait intégrer les nouvelles recommandations de l’OMS et donc abaisser les seuils actuels d’alerte, comme le soulève l’ANSES dans son avis relatif à « la modification des seuils de déclenchement des procédures préfectorales en cas d’épisodes de pollution de l’air ambiant » du 30 septembre 2021[22]. Le cadre de réflexion juridique (textuel ici) – alimenté par une littérature scientifique de plus en plus substantielle – va donc prochainement se modifier pour protéger davantage la santé humaine. A cet égard, le renouvellement des seuils d’information et d’alerte envisagés par les autorités publiques[23] pour les PM10 (respectivement des concentrations moyennes journalières de 50 µg/m3 et 100 µg/m3[24]) apparaît, sinon déjà anachronique, du moins contradictoire avec les futures orientations de la Commission européenne.
En l’état du droit positif, si la condamnation de l’État pour carence fautive dans la mise en œuvre de ses pouvoirs qu’il détient au titre de la qualité de l’air existe depuis 2019 et le jugement du Tribunal administratif de Montreuil[25], elle n’est pas pour autant systématique, même en cas de dépassement significatif des seuils, en intensité et en durée. Une analyse casuistique et minutieuse est en effet menée par le juge administratif, qui interprète les données transmises par les associations agréées de surveillance de qualité de l’air, la pertinence de la circulation alternée pour les poids lourds, le choix des itinéraires, la limitation de vitesse et les dates retenues pour ces limitations. Un jugement du Tribunal administratif de Grenoble relatif à la vallée de l’Arve en Haute-Savoie du 24 novembre 2020[26], une des zones les plus polluées de France concernant la pollution atmosphérique aux particules fines, illustre bien cette façon d’opérer. Le tribunal administratif de Grenoble estime en effet que, malgré la production de comptes rendus de consultations médicales attestant de pathologies – écartées car ne correspondant pas aux pics en polluant – « le requérant n’établit pas de corrélation directe entre les dépassements des seuils de particules fines PM10 et de Benzo(a)Pyrène, seuls liés à la faute, et le déclenchement ou l’aggravation des pathologies qu’il subit […] . Que si l’exposition à une pollution atmosphérique augmente les risques de développement de cancers et de dégradation des fonctions pulmonaires et cardiaques, il n’est toutefois établi ni que cela soit le cas pour les pathologies oculaires ni que le dépassement ponctuel et modéré des seuils de concentration de polluants fixés par l’article R. 221-1 du code de l’environnement est de nature à favoriser la contraction ou l’aggravation de pathologies ».
Cette argumentation peut éventuellement se comprendre à la date du rendu du jugement, comme celle du Tribunal administratif de Lyon qui n’établit pas de lien entre l’hyperactivité bronchique et les pics de pollution dépassant les taux officiels en septembre 2019[27] ou celle du Tribunal administratif de Paris à la même période qui ne retient pas la relation causale entre l’aggravation d’une bronchite aiguë et le dépassement des seuils[28].
Pour autant, les juges administratifs, sur le modèle de l’arrêt commenté, peuvent désormais tout à fait « abaisser » le niveau d’exigence tant sur l’appréhension des valeurs limites que sur les liens de causalité entre la pollution atmosphérique et une pathologie respiratoire. A cet égard, la revue de littérature effectuée par l’ANSES en septembre 2021 sur les liens entre pathologies respiratoires et les concentrations en PM – incluant donc les dépassements des seuils d’alerte sur des périodes de temps courtes (8h et 24 notamment) – est assez significative, et peut être élargie au demeurant aux dioxydes d’azote et de soufre et à l’ozone[29]. Une appréhension des données scientifiques nouvelles par le juge administratif – l’avis de l’ANSES de septembre 2021, donc, mais aussi la méta-analyse de Pablo Orellano de septembre 2020[30] et le rapport de l’agence de protection des Etats-Unis de décembre 2019[31] – est possible et pourrait conduire à une signification nouvelle du terme modéré, encore une fois à travers le prisme des nouveaux taux prescrits par l’OMS. En effet, l’avis de l’ANSES est particulièrement tranché quant aux particules fines. A propos des PM 2,5, l’agence écrit que « l’exposition à court terme aux PM 2.5 est associée à différents effets respiratoires avec une relation classée comme causale probable selon le rapport ISA (EPA 2019). Des études épidémiologiques ont montré que l’exposition à court terme aux PM2,5 était associée à une augmentation des admissions à l’hôpital ou des visites aux urgences pour des exacerbations d’asthme, des exacerbations de la bronchopneumopathie chronique obstructive (BPCO), ou toutes maladies respiratoires ainsi qu’une augmentation de la mortalité pour cause respiratoire. Les concentrations journalières en PM2,5 associées à ces effets allaient de 4,7 à 69,9 µg/m3 »[32]. Concernant les PM 10, l’avis énonce que « de même que pour les PM2,5, une relation linéaire est généralement observée entre la concentration en PM10 et le risque de décès toutes causes non accidentelles et de causes spécifiques (respiratoires ou cardiovasculaires), en cohérence avec les observations d’effets néfastes sur la santé même à de faibles concentrations ambiantes »[33].
Comme le fait le juge de Bordeaux dans l’arrêt commenté, adopter une appréhension plus souple du lien entre la survenance et/ou l’aggravation de pathologies respiratoires – singulièrement celles liées à l’asthme – et les taux de concentrations de polluants peut ainsi tout à fait s’inscrire dans le cadre proposé par les données les plus récentes de la science, sans même être en présence des taux records du Bangladesh. Les « affres de la causalité » évoquées en 2018 par Maryse Deguergue[34] à propos des origines multifactorielles des pathologies respiratoires pourraient dès lors commencer à s’estomper, en allant ainsi vers une harmonisation entre le droit de la responsabilité administrative et celui du droit de l’environnement.
[1] Selon l’agence européenne pour l’environnement pour l’année 2019 : https://www.eea.europa.eu/publications/air-quality-in-europe-2019 .
[2] Voir l’étude de T. Münzel, Professeur à l’Université de Mayence en Allemagne, publiée dans la revue European Heart Journal le 12 mars 2019 (résumé consultable ici : https://www.escardio.org/The-ESC/Press-Office/Press- releases/Air-pollution-causes-800-000-extra-deaths-a-year-in-Europe-and-8-8-million-worldwide).
[3] Évaluation de 48 000 décès prématurés par Santé publique France : https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/esp2017.pdf. ; évaluation de 100 000 morts prématurées dues à la pollution de l’air extérieur liée aux énergies fossiles par une étude de l’Université Harvard, publiée dans la revue Environmental Research en février 2021 : voir K. Vohra, A. Vodonos & al, Mortalité mondiale due à la pollution extérieure aux particules fines générée par la combustion de combustibles fossiles : résultats de GEOS-Chem, Environmental Researchn vol. 195, April 2021, 110754 : https://doi.org/10.1016/j.envres.2021.110754. .
[4] La France a été condamnée par la CJUE le 24 octobre 2019 (CJUE, 24/10/2019, Com. c/ France, aff. C-636/18) pour manquement pour non respect des obligations de l’article 13 de la directive du 21 mai 2008 (2008/50/CE) concernant la qualité de l’air ambiant, pour dépassement systématique depuis 2010 (!) des valeurs limites annuelles pour le dioxyde d’azote (NO2) dans 12 agglomérations dont Paris, Lyon, Marseille et Grenoble. La Commission a au demeurant envoyé au gouvernement français une lettre de mise en demeure le 3 décembre 2020 aux fins d’exécution de cet arrêt de la Cour, dans laquelle deux mois sont laissés à la France pour se conformer aux prescriptions de la décision européenne, sous peine de (très lourdes) sanctions pécuniaires (de l’ordre de 100 millions d’euros la première année puis 90 millions d’euros annuels les années suivantes).
[5] Saisine de la CJUE par la Commission du 30 octobre 2020.
[6] TA de Montreuil, 25 juin 2019, aff. n° 1802202, AJDA 2019. 1315; ibid. 1885, concl. R. Felsenheld; 2019. 1488, entretien O. Le Bot ; TA de Paris, 4 juill. 2019, 3e ch., aff. N° 1709333 ; TA de Lyon, 26 sept. 2019, 2e ch., aff n°1800362.
[7] CE, 12 juill. 2017, Ass. Les Amis de la Terre France, décision n° 394254.
[8] CE, 10 juill. 2020, Ass. Les Amis de la Terre France et autres, décision n°428409. Le Conseil d’État, dans une décision du 4 août 2021 (n°428409), a estimé que l’État ne peut être regardé comme ayant pris des mesures suffisantes propres à assurer l’exécution complète des décisions du Conseil d’État des 12 juillet 2017 et 10 juillet 2020 a donc condamné celui-ci au versement de 10 millions d’euros, répartis entre l’ADEME, le CEREMA, l’ANSES, l’INERIS, Air Parif, ATMO AURA, Occitanie et Sud, et l’association Les amis de la terre.
[9] CAA de Bordeaux, 18 déc. 2020, Préfet de la Haute-Garonne contre M. A., N° 20BX02193.
[10] Voir ainsi, parmi de multiples jurisprudences, CE, 9 octobre 2019, Mme B., n° 422974, mentionné aux tables, qui rappelle les implications de l’article L. 313-11 du CESEDA (ancienne numérotation). Voir également les conclusions éclairantes de la rapporteure publique Sophie Roussel sur cette affaire (https://www.conseil-etat.fr/fr/arianeweb/CRP/conclusion/2019-10-09/422974?download_pdf ).
[11] La décision souligne en effet « qu’au Bangladesh, où le taux de particules fines de polluants est l’un des plus élevés au monde, la mortalité liée à l’asthme est de 12,92 pour 100 000 habitants contre 0,82 en France ».
[12] La Cour évoque le fait que le père du requérant est décédé à 54 ans d’une décompensation asthmatique pour illustrer le fait qu’il soit exposé à un risque d’aggravation de son état de santé et à une mort prématurée.
[13] M. Greenstone & C. Fan, Air Quality Life Index (AQLI), Energy Policy Institute at the University of Chicago (EPIC), July 2020, (pp. 17-18) : https://aqli.epic.uchicago.edu/wp-content/uploads/2020/07/AQLI_2020_Report_FinalGlobal-1.pdf .
[14] Les nouvelles lignes directrices de l’OMS en matière de pollution atmosphérique, mises à jour le 22 septembre 2021, abaissent les seuils recommandés pour les PM 10 et 2,5 : https://www.who.int/fr/news/item/22-09-2021-new-who-global-air-quality-guidelines-aim-to-save-millions-of-lives-from-air-pollution .
[15] https://www.airparif.asso.fr/_pdf/publications/bilan-2019.pdf .
[16] https://www.atmo-auvergnerhonealpes.fr/sites/ra/files/atoms/files/bilanqa2018_01-zoom69-rhone_0.pdf, p.16.
[17] Voir ainsi les nouvelles lignes directrices de l’OMS mises à jour le 22 septembre 2021 précitées.
[18] Rappelons que les arrêts de la CJUE (notamment CJUE, 24/10/2019, Com. c/ France, précité) portent pour le moment sur les dépassements des seuils de dioxyde d’azote : une procédure concernant les particules fines (PM 10), lancée à l’initiative de la Commission le 30 octobre 2020, est pendante devant la Cour et devrait aboutir logiquement à une condamnation française. La Commission s’appuie sur les données fournies par la France qui mettent en lumière le non-respect systématique des règles de l’Union relatives aux valeurs limites pour les PM10 dans les zones de Paris et de la Martinique sur une durée de, respectivement, douze et quatorze ans.
[19] CE, 4 août 2021, n° 428409, précité.
[20] Article R. 221-1 du code de l’environnement. Cet article fixe les valeurs limites à ne pas dépasser pour les polluants atmosphériques. L’article R. 221-1-II-2.1, relatif aux particules fines, dispose ainsi que l’objectif de qualité est de 30 µg/ m ³ en moyenne annuelle civile pour les PM 10 et que la limite de 40 µg/ m ³ en année civile ne doit pas être dépassée (25 µg/ m ³ pour les PM 2,5).
[21] https://ec.europa.eu/environment/pdf/zero-pollution-action-plan/communication_en.pdf .
[22] ANSES, avis relatif à « la modification des seuils de déclenchement des procédures préfectorales en cas d’épisodes de pollution de l’air ambiant » du 30 septembre 2021, consultable ici : https://www.anses.fr/fr/system/files/AIR2020SA0110.pdf .
[23] L’ANSES a été saisie par 12 août 2020 par la Direction générale de la santé et la Direction générale de l’énergie et du climat.
[24] Voir l’avis de l’ANSES du 30 septembre 2021, précité, p. 19, et les effets qu’un tel rehaussement aurait en terme d’excès de risque de mortalité totale non accidentelle avec ces nouveaux seuils.
[25]TA de Montreuil, 25 juin 2019, n°1802202°.
[26] TA Grenoble 24 novembre 2020, M. M., n° 1905169.
[27] TA de Lyon, 26 septembre 2019, N° 1800362.
[28] TA de Paris, 4 juillet 2019, n°1709333/4-3. Le même raisonnement est tenu, à propos de de bronchites et de de crises d’asthme, par le tribunal administratif de Montreuil dans le jugement du 25 juin 2019 précité (n°1802202°).
[29] Ibidem, p. 18 et. La méta-analyse conduite par Pablo Orellano (P. Orellano & al., « Short-term exposure to particulate matter (PM10 and PM2.5), nitrogen dioxide (NO2), and ozone (O3) and all-cause and cause-specific mortality: Systematic review and meta-analysis. » Environment International 142:105876. doi: https://doi.org/10.1016/j.envint.2020.105876) et le rapport de l’EPA (agence de protection des Etats-Unis) de décembre 2019 concluent aux mêmes résultats (voir https://cfpub.epa.gov/ncea/isa/recordisplay.cfm?deid=347534).
[30] Pablo Orellano (P. Orellano & al., « Short-term exposure to particulate matter (PM10 and PM2.5), nitrogen dioxide (NO2), and ozone (O3) and all-cause and cause-specific mortality: Systematic review and meta-analysis. » Environment International 142:105876. doi: https://doi.org/10.1016/j.envint.2020.105876) .
[31] Rapport de l’EPA (agence de protection des Etats-Unis) de décembre 2019 : https://cfpub.epa.gov/ncea/isa/recordisplay.cfm?deid=347534).
[32] ANSES, avis relatif à « la modification des seuils de déclenchement des procédures préfectorales en cas d’épisodes de pollution de l’air ambiant » du 30 septembre 2021, précité, p. 15.
[33] Ibidem, p. 20.
[34] M. Deguergue, Les imperfections de la responsabilité administrative environnementale, AJDA 2018. 2077.