Dissolution d’associations et de collectifs : les limites des pouvoirs gouvernementaux… et du contrôle du juge
Note sous CE Sect. 9 nov. 2023, Les Soulèvements de la terre et autres, req. n° 476384 et a. ; Groupement Antifasciste Lyon et Environ et autres, req. n° 464412 ; M. B. A., req. n° 460457 ; Coordination contre le racisme et l’islamophobie et autres, req. n° 459704 et a. (4 espèces)
Dans quatre décisions rendues le 9 novembre 2023, le Conseil d’État annule la dissolution des Soulèvements de la terre, tout en validant celle de trois autres groupements. Le Conseil d’État fixe une ligne directrice sur l’interprétation du motif de dissolution issu de la loi confortant le respect des principes de la République du 24 août 2021. Mais en posant des limites à l’utilisation tous azimuts de la procédure de dissolution par le gouvernement, il révèle celles inhérentes à son contrôle.
Par Clément ROUILLIER Maître de conférences en droit public – Laboratoire interdisciplinaire de recherche en innovations sociétales (LiRIS, EA 7481) Université Rennes 2
« La politique que je mènerai dans les cinq ans à venir sera écologique ou ne sera pas ».
Emmanuel Macron, 16 avril 2022
On pourrait voir dans la dissolution du collectif écologiste les Soulèvements de la terre un début de réponse à cette alternative esquissée par le Président de la République. L’annonce de la dissolution des Soulèvements de la terre (prononcée par décret du 21 juin 2023, JORF du 22 juin 2023, texte n° 15) avait suscité de nombreuses protestations, témoignant du soutien populaire (manifestations, tribunes de personnalités) et politique (plusieurs partis politiques, dont LFI et EELV, s’étaient associés au recours) dont bénéficie le collectif dans la société française. La suspension du décret de dissolution par le Conseil d’État le 11 août 20231 () laissait néanmoins le fin mot juridique de l’histoire en suspens. Dans quatre décisions rendues le 9 novembre 2023, la section du contentieux du Conseil d’État a définitivement annulé la dissolution des Soulèvements de la terre, tout en validant celle de trois autres structures : le collectif Groupement Antifasciste Lyon et Environs (dit la GALE), un collectif d’extrême droite, l’Alvarium, et une association, la Coordination contre le racisme et l’islamophobie2.
La section du contentieux du Conseil d’État a adopté une position de principe dont la portée dépasse assez largement le sort de ces quatre structures puisqu’elle précise pour la première fois l’interprétation à donner de la nouvelle écriture du 1° de l’article L. 212‑1 du code de la sécurité intérieure. Cet article avait été révisé par la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République3 en permettant la dissolution des groupements qui provoquent « à des agissements violents à l’encontre des personnes ou des biens ». Si le Conseil d’État avait eu l’occasion de se prononcer sur ce nouveau motif de dissolution dans trois ordonnances de référé4, le sens exact de la « provocation à des agissements violents contre les personnes ou les biens » restait incertaine. Or la question de la signification des motifs justifiant une dissolution administrative est aujourd’hui devenue centrale. En effet, signe de la tentation liberticide du gouvernement actuel, sur quelques 150 dissolutions prononcées depuis 1936, une petite quarantaine l’ont été depuis 2017. De plus, l’ambition affichée et revendiquée par le gouvernement de pouvoir lutter contre des groupements d’extrême gauche grâce à la réforme de la procédure de dissolution par la loi du 24 août 20215, posait frontalement la question des limites de la liberté d’association et de l’encadrement juridique du militantisme politique contestataire. Si la décision de la section du contentieux rendue le 9 novembre 2023 clarifie les éléments du nouveau motif de dissolution, ce n’est que partiellement et de manière insatisfaisante pour les groupements menacés de dissolution. Elle fixe la définition de la notion de « provocation » à des agissements violents en faisant peser une obligation assez lourde sur les collectifs et associations (I). Par ailleurs, la décision du Conseil d’État demeure ambiguë quant au contrôle exercé sur les décrets de dissolution (II). De manière liminaire, la décision concernant l’Alvarium sera laissée de côté dans cette étude : la dissolution de ce groupuscule identitaire fasciste a été validée par le Conseil d’État sur le fondement exclusif du 6° de l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure, c’est-à-dire en raison de ses actes et communications racistes et xénophobes encourageant et justifiant la discrimination, la haine et la violence à l’encontre de personnes non-européennes et celles de confession musulmane.
I – Une définition de principe de la provocation à des agissements violents contre les personnes et les biens
Le Conseil d’État définit tout d’abord ce qu’il convient d’entendre par la « provocation » en systématisant la jurisprudence antérieure et en recourant à un faisceau d’indices permettant de caractériser la propagande violente du groupement (A). En rattachant à cette provocation l’absence de modération sur les réseaux sociaux des réactions suscitées par publications du groupement, la haute juridiction administrative fait néanmoins peser une obligation de moyens assez lourde sur les groupements dissous (B).
A. La « provocation » : une propagande caractérisée à l’aide d’un faisceau d’indices
La notion de « provocation » est centrale dans la procédure de dissolution puisqu’elle intervient dans trois motifs de dissolution sur les sept que compte l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure. Dorénavant, pour que la provocation à des agissements violents contre les personnes ou les biens soit regardée comme constituée, il faut que le groupement, à travers ses dirigeants ou ses membres agissant en cette qualité, « incite des personnes, par propos ou par actes, explicitement ou implicitement, à se livrer à des manifestations armées ou à des agissements violents (…) de nature à troubler gravement l’ordre public ». Et d’ajouter que le fait de légitimer publiquement des agissements violents d’une particulière gravité entre dans le champ de la provocation. Il faut toutefois une prise de position collective du groupement, le Conseil d’État prenant soin de distinguer les agissements isolés de ses membres : des violences commises par ces derniers ne justifient pas à eux-seuls une dissolution si le groupement ne les a pas légitimé ou soutenu publiquement.
Cette position de principe du Conseil d’État représente en réalité une systématisation de la jurisprudence antérieure sur la notion de provocation. En effet, avant le 9 novembre 2023, le Conseil d’État s’était prononcé à plusieurs reprises sur la notion en faisant reposer la qualification de la « provocation » sur un faisceau d’indices finalistes, qui devaient être « précis et concordants »6. Le juge considérait ainsi un ensemble d’éléments matériels très divers qui permettait de regarder si le groupe incitait ou légitimait effectivement des agissements visés par l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure. Le juge se reposait ainsi sur l’ensemble du matériel de propagande utilisé par le groupement pour caractériser la « provocation » : diffusion d’articles de presse, d’affiches, de tracts, des consignes données aux militants, des attentats revendiqués afin d’encourager les militants à agir de même, des déclarations, communiqués, discours publics, messages relayés sur les réseaux sociaux, le fait d’entretenir des liens avec des personnes connues pour leur incitation à la violence ou à la haine, ou encore le fait de ne pas se désolidariser de militants condamnés pour incitation à la violence ou à la haine7.
Il y a tout lieu de penser que le Conseil d’État transposera cette analyse à la qualification de « provocation » à des agissements violents contre les personnes et les biens en recourant à un faisceau d’indices matériels concordants témoignant de l’incitation ou de la légitimation d’agissements violents. C’est ce à quoi procède le Conseil d’État dans les décisions rendues le 9 novembre 2023. Dans le cas de la GALE, il a estimé que le groupement avait publié de nombreux messages sur les réseaux sociaux appelant explicitement à commettre des violences, ou y incitant implicitement par des dessins ou des photographies de violences (des voitures de police brûlées par exemple), par des textes haineux ou injurieux contre la police ou encore par des communiqués se réjouissant ou félicitant des agissements violents contre la police ou des militants d’extrême droite8. Les Soulèvements de la terre sont traités de la même manière, le Conseil d’État relevant de nombreux appels ou prises de position publiques en faveur d’actions de désobéissance civile et de sabotage à l’encontre d’infrastructures portant atteinte à l’environnement, ou de communiqués légitimant publiquement de telles dégradations9.
B. L’absence de modération des commentaires : une obligation de moyens lourde à supporter
Dans sa position de principe, la haute juridiction administrative ajoute que l’absence de modération des commentaires suscités sur les réseaux sociaux par ses publications peut caractériser une « provocation » aux agissements violents si les internautes incitent explicitement à commettre des actes de violence. Là encore, il ne s’agit pas d’une nouveauté : l’utilisation massive des réseaux sociaux pour médiatiser l’action et les prises de position d’un groupement avait ainsi déjà été contrôlée en filigrane par le Conseil d’État qui avait sanctionné cette absence de modération. C’était un élément qui justifiait, aux yeux du juge administratif suprême, la dissolution du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) et de l’association Barakacity en 2021 dont les messages suscitaient régulièrement des commentaires antisémites de la part des internautes10. C’est cette absence de modération que l’on retrouve dans la décision statuant sur la dissolution de la GALE, le Conseil d’État relevant que plusieurs messages du collectif avaient suscité des appels à la violence voire au meurtre contre des militants d’extrême droite sans que la GALE ne procède à une quelconque modération et alors qu’elle « n’était pas dépourvue de moyens pour y procéder »11.
Si le Conseil d’État tempère cette obligation en précisant que la modération ne doit être effectuée qu’à la hauteur « des moyens dont [le groupement] dispose », il fait peser sur les groupements menacés de dissolution une obligation de moyens qui peut être lourde à supporter. La diffusion de vidéos ou d’images virales peut générer des commentaires extrêmement nombreux et si même les géants du secteur des réseaux sociaux peinent parfois à modérer les publications sur leurs plateformes, que dire d’un collectif de quelques dizaines de membres dont l’activité première n’est pas d’être un média ou un forum en ligne. De plus, certaines images ou vidéos peuvent parfois susciter à juste titre des réactions scandalisées ou de colère12. En faisant peser sur les groupements une obligation de modération sous peine de dissolution, le juge fait endosser par le groupement les propos et idées de personnes qui n’en sont pas nécessairement membres et qui conduit à cacher, sans les faire disparaitre, des réactions de protestations à l’égard du fonctionnement d’une institution ou d’une politique publique.
II – Une évolution ambiguë du contrôle du juge
Le Conseil d’État semble faire évoluer son contrôle sur les décrets de dissolution en affirmant et en opérant explicitement pour la première fois un contrôle de proportionnalité des décrets de dissolution. Toutefois, ce contrôle de proportionnalité reste étroitement limité par des raisons structurelles propres à la procédure de dissolution (A). La haute juridiction administrative dresse par ailleurs quatre limites plus ou moins explicites à la dissolution d’un groupement provoquant à des agissements violents contre les personnes et les biens (B).
A. Le contrôle de proportionnalité de la mesure de dissolution : une révolution de papier
Dans ses considérants de principe, le Conseil d’État affirme explicitement qu’une mesure de dissolution ne peut être prononcée « que si elle présente un caractère adapté, nécessaire et proportionnée à la gravité des troubles susceptibles d’être portés à l’ordre public ». Cette phrase paraît énoncer une évidence puisque les mesures de police administrative sont soumises à un contrôle de proportionnalité de la part du juge administratif13. En réalité, cette affirmation présente le caractère d’une petite révolution : jusqu’à la décision du 9 novembre 2023, le Conseil d’État ne contrôlait pas véritablement la proportionnalité de la dissolution administrative mais se limitait à un examen de qualification juridique en étudiant si les faits reprochés au groupement justifiaient ou non la mesure de dissolution14. L’affirmation solennelle d’un véritable contrôle de proportionnalité de la mesure de dissolution est particulièrement visible dans la décision concernant les Soulèvements de la terre, le juge procédant en deux temps. Dans un premier temps (cons. 9, 10 et 11), il précise que les faits reprochés au collectif tombent sous le coup du 1° de l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure. Mais dans un second temps (cons. 12), il opère ce qui semble se rapprocher d’un contrôle de proportionnalité pour conclure que les provocations auxquelles se livrent les Soulèvements de la terre ne sont pas suffisamment importantes pour justifier une mesure de dissolution.
Si cette évolution du contrôle du juge administratif sur les mesures de dissolution paraît marquer un progrès indéniable dans la défense des libertés publiques, il ne s’agit pourtant que d’une révolution de papier. En effet, le contrôle de proportionnalité présente une grande limite dans le cas d’une mesure de dissolution : en l’absence de mesures alternatives moins contraignantes que la dissolution pure et simple, il paraît impossible de vérifier la proportionnalité de la mesure aux faits reprochés. En somme, soit les faits reprochés au groupement relèvent de l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure et la dissolution est justifiée, soit ils n’en relèvent pas et la dissolution est illégale. Ainsi, le caractère binaire de la procédure de dissolution ne laisse pas de place à un réel contrôle de proportionnalité15. De ce point de vue, la situation est très différente de celle qui prévaut pour la dissolution d’associations de supporters : dans ce cas de figure, l’existence de mesures alternatives moins contraignantes que la dissolution pure et simple (la suspension temporaire de l’association de supporters) permet un véritable contrôle de proportionnalité de la part du juge16, ce qui est d’ailleurs relevé par la Cour européenne des droits de l’Homme afin d’avaliser le dispositif juridique français17. En somme, il est difficile de percevoir en quoi le contrôle du juge serait affecté par l’affirmation de ce contrôle de proportionnalité : annuler une mesure de dissolution parce qu’un groupement, bien qu’étant regardé comme provoquant à des violences, ne le ferait qu’occasionnellement ou de manière limitée, reviendrait tout simplement à considérer que les critères posés par l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure ne sont pas remplis. Et si l’on considère qu’il s’agit d’un véritable contrôle de proportionnalité, comment pourrait bien être mesurée l’adéquation de la dissolution aux faits reprochés ?
Sur le fond, le juge effectue une distinction dans l’intensité de son contrôle entre les agissements violents contre les personnes et contre les biens. S’agissant de la GALE, le contrôle de proportionnalité est traité de manière lapidaire, le Conseil d’État se contentant d’un bref considérant dans lequel il relève la teneur, la gravité et la récurrence (plusieurs années) des actes de provocation explicite et implicite (cons. 11). En revanche, la dissolution des Soulèvements de la terre est annulée car « la portée » des provocations aux agissements violents contre les biens, « mesurée notamment par les effets réels qu’elles ont pu avoir », ne justifie pas la mesure de dissolution (cons. 12). Le juge étudie ainsi les conséquences matérielles concrètes de la dissolution pour examiner la proportionnalité de la mesure de dissolution. En somme, si l’on suit le constat dressé par le juge des référés au mois d’août 202318 les dégradations matérielles liées aux actions des Soulèvements de la terre sont restées en nombre limité et symboliques. Cette nuance introduit donc une distinction dans le contrôle du juge selon qu’il statue sur le sort d’un groupement auquel on reproche une provocation à des violences contre les personnes (le juge se contente alors d’une évaluation générale des provocations sans recherche si elles sont suivies d’effet ou pas) ou sur le sort d’un groupement auquel on reproche une provocation à des violences contre les biens (le juge examine alors plus finement si ces provocations ont été suivies d’effet ou pas).
Si au terme de ce contrôle, le décret de dissolution des Soulèvements de la terre est annulé, il s’agit à la fois d’une victoire et d’une épée de Damoclès car le succès de leurs méthodes justifiera leur dissolution. En effet, fatalement, le Conseil d’État contraint les Soulèvements de la terre à rester dans l’action symbolique puisque si ce collectif parvient à massifier son mouvement et ses actions, sa dissolution redeviendrait envisageable.
B. Les limites posées par le Conseil d’État à la procédure de dissolution : la protection d’un militantisme légaliste
Enfin, le Conseil d’État pose quatre limites dans la possibilité de dissoudre un groupement auquel le gouvernement reprocherait une provocation à des agissements violents contre les personnes ou les biens. Certaines de ces limites sont explicitement affirmées dans les considérants de principe. D’autres résultent implicitement du raisonnement du juge, sans que l’on sache s’il s’agit de garde-fous pérennes ou de simples restrictions de circonstances qui pourraient être amenées à disparaître dans la jurisprudence ultérieure du Conseil d’État. Premièrement, dans ses considérants de principe le Conseil d’État exclut de la provocation les agissements isolés des membres du groupement. « “Provoquer” à des actes répréhensibles, ce n’est pas les commettre soi-même »19 : la seule commission d’actes violents ne suffit pas à justifier la dissolution si leurs auteurs, bien qu’appartenant au groupement, n’ont pas reçu de soutien public de la part de ce dernier.
Deuxièmement, il semble réfuter l’idée qu’organiser une manifestation à l’occasion de laquelle des violences sont commises puisse justifier la dissolution si ces violences n’ont pas été appelées ou cautionnées par le groupement20. Sur ce point, on note une inflexion puisque le Conseil d’État avait considéré dans les années 1970 que le fait d’organiser une manifestation armée ou de la contrôler étroitement suffisait pour entraîner sa dissolution (CE, 2 fév. 1977, Siméoni, req. n° 01064, Rec. p. 59 : manifestation dans laquelle les participants étaient venus armés de leurs fusils de chasse, avaient tiré sur les forces de l’ordre avant de s’enfuir).
Troisièmement, il distingue le fait de rendre compte de violences et celui de les inciter ou de les légitimer : le fait de relayer, même « avec complaisance », des images de violences ne caractérise pas la « provocation » si cette communication ne s’accompagne pas de messages y incitant ou les justifiant (CE Sect. 9 nov. 2023, Les Soulèvements de la terre, précitée, cons. 9). Énoncée à propos de la médiatisation de la manifestation de Sainte-Soline de mars 2023, cette distinction est assez bienvenue dans la mesure où elle préserve le droit à l’information du public sur les événements. Sans cette limite, un grand nombre de médias d’information nationaux pourrait tomber sous le coup d’une procédure de dissolution pour les mêmes faits.
Enfin, quatrièmement, le juge trace une limite entre la critique et l’incitation : la critique même virulente d’une institution, d’une politique publique ou d’une personne publique ne suffit pas à qualifier une « provocation » au sens du 1° de l’article L. 212-121. Il faut donc que cette critique ou ces messages soient accompagnés d’appels à la violence ou qu’ils légitiment des violences commises à leur encontre. Finalement, le Conseil d’État adopte une posture très légaliste à l’égard du militantisme politique : si les discours et l’analyse politique peuvent être très véhéments, les actes doivent demeurer dans un cadre légal strict. Si cette jurisprudence est assez logique émanant d’une institution centrale dans l’État, elle témoigne également de la difficulté du Conseil d’État pour appréhender les formes de militantisme défendues par les Soulèvements de la terre et la GALE, tout comme les raisons de leur succès auprès d’une partie de l’opinion publique. La distance qui est d’ailleurs prise par le Conseil d’État quant à l’idéologie politique de ces groupements en témoigne : alors qu’en référé le Conseil d’État avait sous-entendu que, dans certains cas, des actions de désobéissance civile ne justifiaient pas de dissolution22 et qu’un positionnement antifasciste et anticapitaliste radical était légitime, tout comme les termes parfois violents utilisés pour le médiatiser23, ces mentions disparaissent des décisions rendues le 9 novembre 2023. Pourtant, la critique des faiblesses et des limites de l’approche légaliste fait partie intégrante des mots d’ordre et de l’idéologie des Soulèvements de la terre et de la GALE. Si le Conseil d’État se défend de criminaliser leur idéologie politique24, il la sanctionne indirectement. À cet égard, si l’on peut regretter, critiquer et dénoncer les moyens d’actions mis en œuvre par des groupements antifascistes tel que la GALE, la dissolution de la GALE repose sur une vision dangereuse de la menace que représente l’extrême droite. Elle sous-entend que la mobilisation institutionnelle contre l’extrême droite (par exemple celle dont se revendique le gouvernement ou certains partis politiques) serait seule acceptable, ce qui témoigne d’une méconnaissance historique de la manière dont l’extrême droite et le fascisme parviennent au pouvoir : souvent à la suite de procédures légales, grâce à des élections régulières et à une banalisation de leur idéologie dans l’espace public, médiatique et politique (ce que l’adoption de la loi asile et immigration illustre de manière criante). Que le gouvernement actuel souscrive à cette vision, voilà qui n’a malheureusement rien d’étonnant. Que le Conseil d’État valide cette analyse est beaucoup plus inquiétant.
1 CE ord., 11 août 2023, Collectif Les Soulèvements de la Terre et autres, req. n° 476385 et a.
2 CE Sect. 9 nov. 2023, Les Soulèvements de la terre et autres, req. n° 476384 et a. ; Groupement Antifasciste Lyon et Environ et autres, req. n° 464412 ; M. B. A., req. n° 460457 ; Coordination contre le racisme et l’islamophobie et autres, req. n° 459704 et a. (4 espèces), conclusions Laurent Domingo accessibles depuis le site du Conseil d’État ; note L. Cadin, A. Goin, « Pour la bonne cause ? », AJDA 2023, p. 2331.
3 Loi n° 2021-1109 du 24 août 2021, JORF du 25 août 2021, texte n° 1.
4 CE ord., 16 mai 2022, Groupe Antifasciste Lyon et Environs et a., req. n° 462954 ; CE ord., 20 déc. 2022, Association « Le Bloc lorrain » et a., req. n° 469368 ; CE ord., 11 août 2023, Collectif Les Soulèvements de la Terre et autres, req. n° 476385 et a.
5 Clément Rouillier, « L’antifascisme au Conseil d’État », note sous CE ord. 16 mai 2022, Groupe Antifasciste Lyon et Environs, AJDA 2022, p. 2350.
6 CE, 30 déc. 2014, Œuvre française, req. n° 372322, pour un groupe provoquant à la discrimination, à la haine ou à la violence raciale et religieuse.
7 v. CE Ass., 21 juill. 1970, Sieurs Krivine et Franck, req. n° 76179 et a., Rec. p. 499 ; CE Ass. 21 juill. 1970, Sieur Jurquet, req. n° 76233, Rec. p. 233 ; CE Ass., 21 juillet 1970, Sieur Schroedt, req. n° 76234, Rec. p. 501 ; CE, 17 nov. 2006, Capo Chichi, req. n° 296214 ; CE, 30 déc. 2014, Œuvre française, req. n° 372322 ; CE 30 déc. 2014, Jeunesses nationalistes, req. n° 372320 ; CE, 2 juil. 2021, Génération identitaire, req. n° 451741 ; CE, 24 sept. 2021, Association de défense des droits de l’homme – Collectif contre l’islamophobie en France, req. n° 449215 ; CE, 24 sept. 2021, Association Barakacity, req. N° 445979.
8 CE Sect. 9 nov. 2023, Groupement Antifasciste Lyon et Environ, précitée, cons. 8 et 9.
9 CE Sect. 9 nov. 2023, Les Soulèvements de la terre, précitée, cons. 10.
10 CE, 24 sept. 2021, Association de défense des droits de l’homme – Collectif contre l’islamophobie en France, req. n° 449215 ; Association Barakacity, req. n° 445979 (2 espèces).
11 CE Sect. 9 nov. 2023, Groupement Antifasciste Lyon et Environ, précitée, cons. 9.
12 On peut songer à la vidéo montrant un policier tirant sur Nahel ou à celle montrant des membres des forces de l’ordre insultant et frappant le producteur de musique Michel Zeclerc à son domicile.
13 Un décret de dissolution est une mesure de police administrative : CE Ass., 21 juil. 1970, Krivine et Franck, précitée.
14 R. Rambaud, « La loi du 10 janvier 1936 sur les groupes de combat et milices privées (art. L. 212-1 du code de la sécurité intérieure) : l’arme de dissolution massive », RDLF 2015, chron. n° 20.
15 R. Rambaud, « La loi du 10 janvier 1936 sur les groupes de combat et milices privées… », op. cit. ; Z. Mestari, « Légalité de la dissolution de l’association Barakacity », note sous CE, 24 sept. 2021, Association Barakacity, AJDA 2021, p. 1035
16 CE 9 nov. 2011, Association Butte Paillade 91, req. n° 347359, Lebon.
17 CEDH, 22 févr. 2011, Association nouvelle des Boulogne Boys c/ France, n° 6468/09 ; CEDH, 27 oct. 2016, Les Authentiks et Supras Auteuil 91 c/ France, aff. n° 4696/11 et 4703/11.
18 CE ord., 11 août 2023, Collectif Les Soulèvements de la Terre, précitée.
19 Louise Cadin, Alexis Goin, « Pour la bonne cause ? », note précitée.
20 CE Sect. 9 nov. 2023, Les Soulèvements de la terre, précitée, cons. 9.
21 CE Sect. 9 nov. 2023, Coordination contre le racisme et l’islamophobie, précitée, cons. 8.
22 CE ord., 11 août 2023, Collectif Les Soulèvements de la Terre, précitée, cons. 6.
23 CE ord., 16 mai 2022, Groupe Antifasciste Lyon et Environs, précitée, cons. 6 et 7.
24 V. notamment les conclusions de L. Domingo ou la note de L. Cadin et d’A. Goin, précitées.